Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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lundi, juin 11 2012

Portrait de Groupe Avec Dame - Heinrich Böll (Allemagne)

Gruppenbild mit Dame Traduction : S. & G. de Lalème

Extrait Personnages

Voici un livre dont nous attendions beaucoup et qui nous a, malheureusement, déçu. Pendant plus de quatre cents-pages environ - et le livre en comporte un peu plus de cinq cents dans cette édition - tout se passe pourtant bien. Mais à compter de l'intermède romain, c'est-à-dire de la visite rendue par le narrateur à Soeur Clémentine, afin d'essayer de faire le point sur les rapports de l'héroïne avec la soeur Rachel Maria Guinzburg, on plonge. Et vertigineusement. C'est un peu comme si, à la toute fin d'un film sur l'Allemagne et son peuple pendant les années hitlériennes, le metteur en scène avait l'idée incongrue d'amener des couplets de comédie musicale et l'intrigue qui va avec. En tous cas, c'est ce que nous sommes au regret d'avoir ressenti.

C'est d'autant plus regrettable que tout le reste du roman empoigne le lecteur même si les tics d'écriture imposés au narrateur sont susceptibles d'indisposer quelques impatients. L'héroïne, Leni, qui ne s'exprimera jamais directement, avait vingt ans durant la Seconde guerre mondiale. Fille d'un homme d'affaires brillant mais volontiers escroc et d'une jeune femme au tempérament anticonformiste, Leni paraît avoir traversé cette période ô combien épineuse sans s'y être véritablement impliquée. Non parce qu'elle détourne la tête ou ne veut pas voir ce qui se trame autour d'elle : simplement parce que sa réalité n'est pas la même que celle de ses contemporains. Qu'on le veuille ou non, Leni reste en effet une femme "décalée", peu en phase avec son environnement. Le lecteur peut même penser à un trouble de la personnalité mais cela n'est jamais dit de manière explicite.

Leni, qui a bon coeur et n'aime pas l'injustice, apportera pourtant de la nourriture et des cigarettes à Soeur Rachel lorsque les origines juives de cette dernière contraindront sa communauté à la dissimuler dans leur couvent. Elle restera marquée - le contraire eût été invraisemblable pour une nature aussi sensible - par l'exécution de son frère, lequel s'était enrôlé dans la Wehrmacht pour le seul plaisir, semble-t-il, de s'opposer aux autorités militaires. Et bien sûr, au beau milieu de la guerre, la jeune femme, veuve d'un homme qu'elle a épousé comme par ennui, trouvera le moyen non seulement de tomber amoureuse d'un prisonnier soviétique mais encore de se retrouver enceinte de ses oeuvres. Pour finir, soutenue par à peu près toutes ses connaissances, à commencer par son employeur, le fleuriste en tous genres Pelzer, elle accouchera d'un fils dans un caveau funéraire, alors que les bombes américaines n'arrêtent pas de pilonner Berlin.

Pour quelqu'un qui n'a jamais l'air d'y toucher, c'est là un beau parcours.

Böll nous le raconte avec une finesse malicieuse, dans un ordre qui n'est pas toujours chronologique (il nous immerge dès le début dans l'Allemagne des années soixante-dix), avec des digressions, des retours en arrière, des réflexions très sérieuses sur le destin commun d'un peuple et, cela va de soi, toute une foule de témoignages émanant de ceux qui ont connu, aimé ou détesté Leni - et dont le temps écoulé n'a pas modifié les sentiments. Toutes figures hautes en couleur avec une mention spéciale pour Pelzer, pour lequel, nous l'avouons, nous avons un faible très accentué.__

... Et c'est alors que, abandonné par les Muses ou induit en erreur par le terrible démon de la Banalité, l'auteur nous assène l'intermède romain et le personnage de Soeur Clémentine. Vous étonnerez-vous si l'on vous dit que le narrateur tombe immédiatement amoureux de cette nonne improbable ? Non ? Alors vous devez avoir compris que, dans la pure tradition des pires navets télévisés, Soeur Clémentine revient très vite sur ses voeux et, rendue à la vie profane, se précipite dans les bras et le lit de notre rédacteur anonyme aux anges. Toute la puissance du livre, tout ce qu'il contenait de tragique sous le couvert d'un humour toujours présent, est balayé, éradiqué. Ces cent pages démoniaques ne tendent plus qu'à un but : maintenir Leni et son fils dans l'appartement de l'ancienne maison familiale que cette tête de linotte a jadis vendu pour une bouchée de pain au père de sa meilleure amie. Cerise sur le gâteau : Leni, qui partageait son appartement avec d'autres personnes, est à nouveau enceinte (à quarante-huit ans) mais cette fois-ci d'un travailleur turc immigré plus jeune qu'elle. Enfin, si la loi s'oppose à ce qu'elle reste dans les lieux, peu importe : le narrateur et Clémentine, sans oublier les amis plus ou moins communistes de Leni sont prêts à tout pour vaincre, du sit-in à l'immolation par le feu - après tout, l'époque s'y prête, n'est-ce pas ?

Ca part dans tous les sens comme des feux d'artifices en folie, on ne comprend plus ni le pourquoi, ni le comment de toute l'affaire, et ce roman touffu mais à la construction originale, dont les personnages dits secondaires étaient presque tous parvenus à retenir la sympathie ou, à défaut, l'attention du lecteur, s'achève en un "flop" lamentable. "Tout ce travail pour ça ?" finit-on par se dire.

Dommage. Vraiment.

Chronique de La Ville de Pierre - Ismaïl Kadare (Albanie)

Kronikë në gur Traduction : Edmond Tupja

Extraits Personnages

Après la raideur compassée du "Général de l'Armée Morte", après l'errance blafarde, parmi les brumes du petit jour et celles, plus malignes, du crépuscule, de ces deux protagonistes principaux pour ainsi dire anonymes, après la boue froide du sol albanais, transformé par les pluies en une gangue qui rechigne à restituer les os des soldats étrangers morts depuis plus de vingt ans - après les tâtonnements d'un auteur à ses débuts, conscient de la valeur du sujet choisi mais aussi du traitement délicat qu'il lui impose, après ces phrases courtes, qui piétinent et hésitent, aussi désorientées semble-t-il que les deux héros, après ce texte prometteur mais qui réclame du lecteur constance et même entêtement ...

... cette "Chronique de la Ville de Pierre" constitue une surprise des plus agréables. Optant cette fois pour la fraîcheur de l'enfance, Kadare réveille, pour nous conter cette vision de la Seconde guerre mondiale s'invitant dans l'Albanie profonde, le petit garçon qu'il était à l'époque. Du coup, s'il ne peut éviter les scènes d'horreur dont il fut le témoin, il lui est par contre loisible d'adoucir un peu les angles en faisant preuve de cette gaieté, de cet humour que l'on recherche en vain dans son "Général de l'Armée Morte."

Une ville bâtie à flanc de montagne, où l'ivrogne qui glisse dans une rue peut fort bien se retrouver le lendemain à cheval sur un toit, un peu plus bas ; un monôme de femmes tout de noir vêtues et commérant de porte en porte en s'arrêtant à chaque perron pour déguster le café traditionnel ; des hommes qui répondent à leurs lamentions en pérorant de leur côté, de manière considérée comme plus "virile", au café du coin ; des jeunes gens qui traînent en ayant l'air d'attendre quelque chose (mais quoi ?) ; des occupants qui changent souvent de nationalité, Italiens le matin avec le commandant Arcivocale à leur tête et Grecs l'après-midi, sous la houlette du commandant Katantzakis en attendant les Allemands qui entreront, à la nuit tombée ou au petit jour, avec leur chef Kurt Vollersee ; des collaborateurs et des maquisards qui rongent leur frein en épiant et en dénonçant ; quelques sorcières ou qui se prennent pour telles ; les Grandes Vieilles qui, parce qu'elles ont dépassé le siècle d'existence, énoncent, lorsqu'elles se risquent au soleil, des oracles dignes de l'Antiquité ; des éxécutions qui ressemblent à des règlements de compte et des règlements de compte qui ressemblent à des exécutions, et la vie quotidienne qui continue à mener parmi tout cela son petit train d'indifférence, voilà tout ce que voit, se rappelle, vit et commente le jeune narrateur.

Il le fait avec la naïveté de ses onze ans préservés qui, en même temps, découvrent le monde des adultes, un monde perturbé par une guerre que personne, dans la ville de pierre, pas même les lâches, ne considère comme une guerre pour l'Albanie. Tous patientent, tous courbent la tête, attendant la fin de celle-ci et le départ des étrangers pour passer enfin à la seule guerre qu'ils accepteront : celle qui rendra l'Albanie libre et indépendante.

Ayant posé sa main dans celle de l'enfant-narrateur, le lecteur le suit avec confiance et une sorte de fascination, tant dans ses vagabondages personnels (son béguin contrarié pour Maguerite et ses rêves avec Suzanne) que dans ceux qui intègrent les siens et ses concitoyens. A son tour, le lecteur redevient enfant et jette, sur cette mini-société remuante et conformiste, où les filles n'ont d'autre espoir que le mariage, un regard étonné, amusé ou réprobateur mais curieusement dénué des a priori de l'âge adulte. C'est que, sous la plume de Kadare, il découvre en fait une Albanie plus complexe qu'il ne l'imaginait, avec des personnages hauts en couleur et très bien campés - peut-être aussi un peu idéalisés mais sans excès - des personnages incroyablement vivants avec lesquels il ne détesterait pas faire connaissance. Pour autant, l'auteur ne fait pas l'impasse sur les défauts de son peuple comme ce désir de vendettaqui tourne ici à la maladie pure et simple ou encore cette éternelle minorité qui est le lot de la femme albanaise.

"Chronique de la Ville de Pierre" remporte donc une double victoire : avant tout, il incite à découvrir d'autres ouvrages de Kadare mais il pousse également son lecteur à s'interroger sur l'Albanie et à tenter de voir au-delà de l'image sociétale, à la fois réactionnaire, figée et machiste, qu'elle a malheureusement tendance à donner d'elle.

dimanche, juin 10 2012

La Guerre des Jours Lointains - Yoshimura Akira (Japon)

Toi hi no senso Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

Extraits Personnages

Hou ! là, c'est du lourd ! Ami lecteur, il te faudra t'accrocher fort, très, très fort même, si tu ne veux pas renoncer dès le deuxième ou troisième chapitre. Là, peut-être auras-tu l'impression d'avoir réussi un improbable marathon mais au moins auras-tu fait connaissance avec l'univers, sans complaisance et sans humour, de Yoshimura Akira. Cela ne signifie pas pour autant que tu seras tenté de le relire mais sait-on jamais ? ...

Quand il parut, à la fin des années soixante-dix, "La Guerre des Jours Lointains" fit un certain bruit dans le monde littéraire japonais parce que, pour la première fois, un auteur reconnu évoquait les crimes de guerre commis par l'armée nippone. Le discours de Yoshimura vise à se montrer aussi précis que possible : à quel moment l'exécution de prisonniers devient-elle un crime ? si aucun officier ne donne d'ordre formel ? s'il en donne après un bombardement ennemi ? si l'exécuteur obéit à un sentiment personnel comme la colère ou le sadisme ? mais, s'il reste neutre en se contentant d'obéir à l'ordre donné, cela change-t-il quelque chose ? doit-il se sentir coupable ? doit-il se sentir fier ? doit-il ...

Pour illustrer ce propos aussi vaste que délicat et qu'il maintient tout de même dans la sphère des prisonniers exclusivement militaires, l'auteur nous fait partager la longue fuite de l'ex-officier Takuya Kiyohara. Certes, celui-ci fait preuve d'introspection - retourner tout ça dans sa tête, on parierait volontiers qu'il le fait même en rêve - mais d'où vient alors que le lecteur a tant de mal à s'attacher à son errance ? Ce n'est pas parce qu'on le trouve répugnant ou indigne, non. A réfléchir honnêtement, Takuya a agi en soldat et non en sadique. Evidemment, en tant que soldat japonais, il a usé du sabre traditionnel pou décapiter le soldat américain mais il n'a cherché en rien à ajouter à la souffrance de celui-ci en le torturant de quelque manière que ce soit. Qu'on le veuille ou non, l'ancien officier est un homme droit, et même rigide. Et c'est pour finir parce qu'on ne parvient pas, en dépit de tout, à percer la carapace qui est la sienne, cette tentation de s'absorber dans le silence, de se mettre en marge d'un univers qui, après tout, l'a laissé tomber après la défaite, qu'on considère ses états d'âme avec une relative indifférence.__

Pour couronner le tout, le style de Yoshimura, à une précision quasi chirurgicale, ajoute une obsession du détail qui frise la grande névrose. Avant lui, j'ignorais comment, à la fin des années quarante, on fabriquait les allumettes ; mais maintenant, après avoir lu je ne sais plus combien de pages sur la question, je vous assure que je sais ! Et que vient faire la fabrication des allumettes dans cette histoire ? vous demanderez-vous sans doute. Eh ! bien, quand on vient l'arrêter, Takuya travaille depuis déjà quelques années dans une petite fabrique, voilà, voilà.

Que dire en conclusion ? Qu'il y a peu de dialogues et beaucoup de silences, que la note sentimentale est inexistante et que les personnages semblent souvent agir comme des marionnettes trop raides. A part cela, c'est vrai que les questions posées et les réponses éventuelles - que l'auteur ne présente jamais comme des vérités indiscutables, d'ailleurs - sont des plus intéressantes. Donc, à vous de voir. Je vous avouerai que, malgré tout le mal que j'ai eu à aller ici jusqu'au bout, je relirai certainement Yoshimura. Et comme je ne crois pas être plus maso que la moyenne, je pense que "La Guerre des Jours Lointains" signifie par conséquent quelque chose pour mon inconscient de lectrice boulimique. Mais quoi ? Pour l'instant, je ne l'ai peut-être pas encore compris ...

L'Etrange Cas de Mademoiselle P. - Brian O'Doherty (République d'Irlande)

The Strange Case of Mademoiselle P. Traduction : Julien Deleuze

Extraits Personnages

Il s'agit d'un roman basé sur une histoire tout à fait véridique, celle de la compositrice et cantatrice Maria-Theresia von Paradis dont le magnétiseur Franz-Anton Mesmer parvint un temps à stabiliser la maladie qui la rendait aveugle, voire à inverser le phénomène. Maria-Theresia /bétait devenue aveugle à l'âge deb deux ans. Elle était la fille de Josef Anton von Paradis, Secrétaire impérial au Commerce et Conseiller à la Cour de l'Impératrice Marie-Thérèse d'Autriche - mère du future empereur Josef II et de Marie-Antoinette, reine de France. L'impératrice s'intéressait beaucoup à la santé de l'enfant mais, contrairement à la rumeur, elle ne fut pas sa marraine. Elle lui faisait payer cependant très régulièrement une sorte de pension d'invalidité qui, bien sûr, aurait disparu si la jeune fille avait recouvré la vue. Son père fit donc des pieds et des mains pour faire cesser le traitement qu'il avait lui-même sollicité de la part de Mesmer et sans le soutien du magnétiseur, les progrès accomplis par la jeune fille ne tinrent pas.

C'est cette crise et son dénouement que Brian O'Doherty nous retrace ici, dans un récit à trois voix au style soutenu et élégant. La première voix est celle de Mesmer, la seconde celle de Mademoiselle P. et la dernière, celle de son père, le Secrétaire impérial.

Le livre achevé, vous avez deux possibilités : ou bien vous jugez l'ensemble boîteux et vous vous demandez où diable l'auteur voulait en venir ; ou bien vous penchez pour un roman "ouvert" : l'auteur veut faire participer son lecteur et le laisser trouver ses propres réponses aux questions soulevées. Le flou est laissé sur les sentiments éventuels - charnels et autres - que Mesmer et Mademoiselle P. auraient été susceptibles d'éprouver, à croire que ce ne sont là que fausses rumeurs. Mais comme O'Doherty nous envoie des signaux souvent contradictoires, on peut s'étonner en parallèle de la façon dont Mme Mesmer - personnage que l'on distingue çà et là mais qui ne dit pas un seul mot - dévisage son époux.

De même, l'effet de basculement brutal entre l'enthousiasme premier du père, désireux de voir guérir son enfant, et son violent rejet de Mesmer à partir du moment où celui-ci parvient à ses fins,ne peut s'expliquer complètement, en tous cas dans le contexte que nous donne O'Doherty, par la seule peur de l'intrigant qui redoute de voir se tarir la bourse impériale. Peut-être suis-je obsédée mais il y a une pointe de père incestueux là-dedans, si ce n'est physiquement, en tous cas intellectuellement et affectivement - tandis que la mère, de son côté, est dépeinte comme ce que l'on nommerait de nos jours une mère castratrice, dévoreuse, abonnée au chantage affectif et capable de maltraiter physiquement sa fille si celle-ci s'oppose à elle.

La voix de l'héroïne est la plus claire, la plus émerveillée, la plus douce et aussi la plus triste. Peu à peu, elle se résigne à son destin, qui lui permettra tout de même de composer et de chanter mais qui ne lui rendra pas la vue perdue. On notera que c'est vraisemblablement pour elle que Mozart, entrevu ici en silhouette - une silhouette d'ailleurs honnie par le Conseiller impérial qui, en cela, obéit au diktat de la Cour autrichienne - composa son dix-huitième concerto pour piano, K456 en si bémol majeur. Pour l'anecdote, ajoutons que Salieri compta parmi les professeurs de chant de Mademoiselle P.

En résumé, "L'Etrange Cas de Mademoiselle P." laisse perplexe, avec une impression d'inachevé. Le lecteur qui aime les lignes bien tranchées et les conclusions nettes ne s'y retrouvera pas, sans compter qu'il risque de s'ennuyer. Les autres ... Ils peuvent essayer mais ce n'est pas un livre qui, à mon sens, donne envie d'en lire d'autres du même auteur. Et ça, c'est tout de même un peu malheureux.

mercredi, avril 18 2012

Le Pays Où L'On Ne Meurt Jamais - Ornela Vorpsi (Albanie)

Il Paese Dove Non Si Muore Mai Traduction : Marguerite Pozzoli en collaboration avec l'auteur

Extraits Personnages

Plus qu'un roman véritable, ce petit livre de cent-cinquante pages est une suite de scènes et de portraits ayant pour toile de fond l'Albanie communiste dans laquelle naquit l'auteur. Celui-ci appartenant au sexe féminin, le point de vue diffère sensiblement et met l'accent sur l'extraordinaire machisme qui caractérise la population mâle du pays, si policés que s'attachent à paraître ses membres les plus cultivés.

Ce machisme, certes, on le voyait déjà poindre son nez écoeurant ici et là, tant dans "Le Général de l'Armée Morte" de Kadare, dont l'essentiel de l'intrigue se déroule, il est vrai, dans l'Albanie rurale, que dans les romans de Fatos Kongoli, romans plus urbains certes mais dans lesquels le statut de la femme est loin d'être toujours facile. ''++Vorpsi, elle, évoque le phénomène avec une franchise totale : son héroïne, Elona-Ornela-Eva, se voit tout de suite suspectée de "putinerie" dès lors qu'elle passe de l'enfance à l'adolescence.

Ce qui exaspère encore plus la lectrice, c'est que, comme d'habitude dans ce genre de sociétés, les femmes sont les premières à vouer la féminité au Diable et au péché. La mère de l'héroïne la menace de faire vérifier sa virginité par le médecin alors que la pauvre petite vient à peine d'atteindre ses treize ans et est par ailleurs si surveillée, tant à droite qu'à gauche, qu'elle aurait bien du mal à s'en aller courir une précoce prétentaine. En outre, comme le dit le proverbe albanais : "Un homme se lave avec un bout de savon et redevient comme neuf mais une fille, même la mer ne la lave pas."

Raisonnement pour le moins absurde, en particulier à mes yeux de Bretonne qui a tous les jours sous les yeux les millions de litres d'eau, bien froide et bien verte, de l'Atlantique. Raisonnement d'homme, ajouterai-je, et d'homme injuste et sournois, raisonnement sans doute repris et ressassé par la bonne vieille église chrétienne - Vorpsi est orthodoxe - et, de manière générale, par toutes les religions patriarcales dont nul n'ignore la haine profonde qu'elles vouent à la Femme.

Alors, bien sûr, on ne parle pas toujours sexe et virginité des filles dans "Le Pays Où L'On Ne Meurt Jamais". Certaines scènes sont plus légères et font sourire ou alors, comme tout ce qui touche à l'indifférence du père de l'héroïne, indignent et/ou attendrissent. Mais, en dépit de tous mes efforts, c'est avec un malaise certain et la volonté bien arrêtée de ne jamais visiter l'Albanie que j'ai refermé ce livre qu'il faut lire car si déjà les écrivains albanais mâles sont peu traduits chez nous, la situation est encore plus grave pour leurs homologues féminines. Ce qu'on ne p

Chez Mrs Lippincote - Elizabeth Taylor (Grande-Bretagne)

At Mrs Lippincote's Traduction : Jacqueline Odin

Extraits Personnage

Un premier roman a toujours des maladresses d'enfant accomplissant ses premiers pas, surtout si son auteur maîtrise la nouvelle. Le premier roman publié - mais "Chez Mrs Lippincote" est en fait le second roman qu'elle ait rédigé - par Elizabeth Taylor n'échappe pas à la règle. On sent bien que l'Anglaise cherche ses marques et tâtonne un peu entre les multiples fils qu'elle tend sur sa toile pour entreprendre l'un de ces savants tissages dont elle a le secret. Mais, au bout du compte, l'ensemble finit par s'agencer et remporte l'adhésion du lecteur.

Le thème central : toujours les relations entre les êtres, bien sûr, pris dans un petit groupe contraints par la famille, le travail, les vacances ..., à se supporter les uns les autres. Pour habiller tout cela, l'histoire intérieure - mais jamais expressément avouée - d'une jeune femme d'officier qui, pendant le Blitz, rejoint son mari dans la petite ville de province où il a été muté. Le couple a un fils, Oliver, de santé apparemment fragile et très attaché à sa mère, femme aimable, cultivée et virevoltante, dont on saisit d'emblée l'anticonformisme inné. En outre, la guerre a eu pour conséquence de leur dépêcher comme voisine à demeure Eleonor, cousine éternellement célibataire du mari - Rodney.

La petite famille recomposée s'est installée dans la petite villa de Mrs Lippincote, une veuve aisée du coin, qui se fait ainsi un peu d'argent. Par deux fois d'ailleurs, on entreverra l'ombre de Mrs Lippincote et celle de son chapeau (qui impressionne beaucoup Oliver, seul témoin de la visite que l'hôtesse vient faire par politesse à une Julia malheureusement absente.) Plus présente, plus inquiétante aussi car elle semble souffrir de troubles de la personnalité, a silhouette de la fille de Miss Lippincote, qui s'introduit la nuit dans la propriété et court droit à la chambre dans la tour, seule pièce toujours fermée à clef sur les instances de la propriétaire, mais qui n'est en fait qu'une sorte de lingerie remplie de toilettes plus ou moins excentriques.

Et puis, il y a le supérieur hiérarchique de Rodney, un colonel bien plus âgé que Julia mais dont on devine qu'il se met peu à peu à ressentir pour elle quelque chose qui ressemble bien à de l'amour. Pour des raisons qu'on mettra tout le roman à comprendre, c'est lui qui se trouve à l'origine de la venue de la jeune femme auprès de son mari.

Tout à la fin du roman, alors que le couple Julia/Rodney semble sur le point d'éclater, un coup de théâtre, plus ou moins créé par une Eleonor en pleine crise de mesquinerie, produit l'effet inverse. Mais non parce que Julia est follement amoureuse de son mari ou en raison de quelque chose du même genre : simplement parce que, plus intelligente et bien plus fine que son époux et sa cousine par alliance, elle était, depuis le début, au courant de la teneur d'un certain billet retrouvé avant le lavage dans les poches de l'une des vestes maritales ... et qu'elle en avait pris son parti.

Toute la subtilité d'Elizabeth Taylor est dans cette fin qui met aussi un terme au séjour du jeune couple et de leur fils chez Mrs Lippincote. Avec le soin unique, minutieux et quasi pointilleux que Taylor apporte à camper cette atmosphère de campagne anglaise submergée par les préoccupations guerrières du temps, ainsi que les personnages qui s'y meuvent, cachant tous ou presque au fond d'eux-mêmes une douleur muette ou une bizarrerie du caractère - comme le pseudo-amoureux gauchiste et éternellement moribond d'Eleonor - cette fin fait oublier les petites maladresses d'exposition et les quelques moments de flottement que l'on perçoit çà et là.

dimanche, avril 15 2012

La Piscine / Les Abeilles / La Grossesse - Ogawa Yôko

Daivingu puru / Domitorï / Ninshin karendä Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

Extraits Personnages

Trois courts romans ou trois longues nouvelles : c'est au choix du lecteur. Sur tous en tous cas plane l'ombre glauque de la corruption et de la perversion qui marquait ainsi, dès ses débuts littéraires, l'intérêt qu'éveille en l'auteur ce qui pervertit la norme et entraîne sa décomposition.

Le premier récit, "La Piscine", nous est conté par la fille du directeur d'un orphelinat. Parmi tous les enfants et adolescents abrités par cette institution perdue dans la campagne japonaise, elle est la seule à vivre encore, et depuis sa naissance, avec ses parents. Dans ce climat particulier, la chose en elle-même a fini par devenir anormale. L'adolescente est lasse, on le sent, de la mission dont se croient investis ses parents, elle étouffe, elle voudrait retrouver la norme - ou ce qu'elle croit l'être. Seule éclaircie dans son ciel morne et routinier : le sentiment amoureux qu'elle a développé, sans qu'il s'en doute, pour Jun, orphelin que ses parents ont plus ou moins adopté. Tous les jours ou presque, elle va l'admirer à l'entraînement, dans la piscine de la petite ville voisine, se perdant dans la contemplation fascinée des muscles de son corps, immobile sur le plongeoir avant le grand saut. Autre plaisir également, mais encore plus secret parce que nettement malsain : sentir s'éveiller en elle certain mauvais instinct qui la pousse à faire du mal aux plus jeunes des orphelins ...

Le troisième texte, "La Grossesse" détaille, toujours à la première personne mais sous la forme d'un journal, les événements qui ponctuent la grossesse de la soeur de la narratrice. De tempérament assez fragile sur le plan nerveux et d'abord heureuse d'attendre un bébé, la jeune femme connaît l'enfer quand apparaissent les premières nausées qui vont la suivre pendant près de cinq mois. Au sixième, par un brutal retournement de situation, elle est prise d'une boulimie dévorante qui se concentre peu à peu sur une délicieuse compote de pamplemousses que lui concocte journellement sa soeur aux petits soins. Mais le lecteur sait, pratiquement depuis le début, que les pamplemousses en question, bien que vendus légalement, ont subi l'atteinte de pesticides capables de faire beaucoup de mal à un bébé en gestation. Le pire est que la narratrice le sait aussi et qu'elle agit sciemment pour des raisons qu'Ogawa nous laisse imaginer ...

"La Piscine" et "La Grossesse" sont les plus explicites du lot, adjectif qui, appliqué à l'écrivain japonais, ne signifie pas, loin s'en faut, clarté et rectitude. Le lecteur est amené à s'interroger, à se creuser la cervelle, à supputer, à revenir sur ce qu'il croit avoir découvert, à remettre en question les réponses qu'il tente de trouver aux actions des protagonistes. Le désir de faire le mal est ici vécu comme un abandon consenti à une sorte de virus d'origine inconnue : la notion de culpabilité en général associée à ce désir n'intervient jamais. Le mal est là, tapi dans une cellule de notre âme comme une maladie le serait dans un de nos gènes : il faut faire avec, voire - et c'est cela sans doute le plus dérangeant - l'exploiter du mieux que l'on peut.

"Les Abeilles" représente le texte le plus long et aussi - à notre sens - le plus subtil. On y voit une jeune femme, dont le mari est parti travailler en Suède, aider son cousin à trouver une chambre dans la résidence d'étudiants qui fut jadis la sienne. Elle le présente au directeur de l'institution, un homme cultivé et extrêmement courtois à qui il manque les deux bras et une jambe mais que cela n'empêche en rien de servir le thé à ses visiteurs. L'affaire se conclut et par la suite, la jeune femme se présente par trois fois à la résidence pour prendre des nouvelles de son cousin. Par trois fois, sous un prétexte ou sous un autre, le cousin est absent et elle finit par goûter avec le directeur, ce qui lui donne entre autres l'occasion de constater que, dans l'angle de sa chambre, au plafond, se dessine une tache sombre qui n'arrête pas de prendre de l'importance. A chaque visite également, elle constate, d'abord distraitement il est vrai, que les couleurs des parterres de tulipes sortent assez de l'ordinaire pour aboutir, au jour final, à un bleu soutenu. Enfin, dans leurs conversations, le directeur finit par lui révéler que l'incroyable baisse de fréquentation d'une résidence qu'elle-même avait connue si agitée provient de la disparition inexpliquée, quelques années plus tôt, d'un étudiant en mathématiques dont on n'a jamais retrouvé le corps.

Dans ce récit, Ogawa sort de l'ombre et entraîne presque sans détour son lecteur à soupçonner le directeur d'avoir tout d'abord tué l'étudiant en mathématiques avant de s'en prendre au cousin de la narratrice. L'homme connaît en effet sur les corps des deux jeunes gens des détails qu'il ne peut avoir remarqués que s'il les a vus tous deux dans le plus simple appareil, connaissance qu'il justifie tout naturellement en expliquant que, lui-même étant gravement handicapé, il porte une attention particulière au physique de tous ceux qu'il rencontre.

Finalement, dans les dernières pages, le directeur, malade, s'endort sur son lit et la tache au plafond se met à couler. Affolée par le liquide poisseux qui glisse sur ses doigts, la narratrice part finalement à l'aveuglette dans la résidence pour en chercher la source et découvre, dans un conduit d'aération, un essaim d'abeilles qui y a fait son nid. Mais la manière dont l'auteur amène la conclusion abrupte de son histoire nous fait voir non pas un nid banal mais la carcasse d'un corps où les abeilles auraient trouvé refuge, se contaminant elles-mêmes au contact de la décomposition, ce qui expliquerait les couleurs étranges prises par les fleurs du jardin ...

Oh ! ce n'est pas dit ainsi, rassurez-vous. Ce n'est pas écrit, non. N'empêche que cette carcasse, le lecteur finit par la voir.

Bref, vous l'avez compris, il faut avoir l'esprit aux aguets et l'estomac assez bien accroché pour lire ces trois récits d'Ogawa. Ils n'en restent pas moins fascinants, sachez-le. Toutefois, nous prendrons sur nous de déconseiller la lecture de "La Grossesse" aux femmes enceintes : en ce domaine, croyez-en notre expérience, on n'est jamais trop prudent.

Mémoires - Tome V - Saint-Simon

Extraits Personnages

Le moins que l'on puisse dire, et ceci qu'on ait ou pas apprécié l'homme et le monarque, c'est que la disparition de Louis XIV laisse un vide ou plutôt un gouffre dans le XVIIIème siècle commençant. Le terme était encore inconnu à l'époque mais il y a indubitablement quelque chose de stressant dans cette béance pourtant prévue de longue date. Bien qu'il salue avec espoir la venue au pouvoir du duc d'Orléans, on sent Saint-Simon lui-même ébranlé par cette vacance : après tout, on sait toujours plus ou moins ce que l'on perd mais on ignore le plus souvent ce qui va le remplacer ...

Le tome V de ces "Mémoires", toujours passionnant mais peut-être un peu trop hermétique pour ceux qui n'ont de l'Histoire qu'une vision superficielle, se partage entre deux phénomènes qui vont marquer la France et l'Europe :

1) l'arrivée au pouvoir de Philippe d'Orléans, neveu du défunt monarque, plus communément désigné par l'Histoire sous le nom du Régent,

2) et les complexes intrigues tissées par le cardinal Alberoni, premier ministre du roi d'Espagne, pour obtenir le chapeau de cardinal.

Le premier phénomène passe par la nécessité de "casser" le testament laissé par Louis XIV. Dans ce testament, rappelons-le, sous la pression pour l'essentiel de l'aîné de ses fils bâtards et sous celle de Mme de Maintenon, le monarque disparu léguait pour ainsi dire tous les pouvoirs au duc du Maine. La chose, connue sous le manteau, avait inspiré scandale et effroi à la noblesse fidèle et légitimiste pour laquelle - et avec raison - l'exercice du pouvoir durant la minorité du jeune roi Louis XV (âgé seulement de cinq ans à la mort de son arrière-arrière-grand-père) ne pouvait être confié qu'au premier des princes du sang, à savoir le duc d'Orléans, neveu de Louis XIV. De l'autre côté, la coterie de Sceaux, résidence attitrée du duc du Maine et de son épouse, laquelle appartenait à la maison des Bourbon-Condé, bien décidée à voir si, d'aventure, on ne pouvait pas récupérer peu à peu la couronne au bénéfice du bâtard favori de Louis XIV. Après tout, les Guise-Lorraine avaient déjà tenté l'aventure au temps des guerres de religion ...

Le second nous est exposé en long et en large par Saint-Simon, grandement aidé, il ne nous le cache pas, par les divers dossiers et papiers que Torcy, ancien ministre de Louis XIV chargé notamment des Affaires étrangères et de la surintendance des Postes, lui avait confiés Le flot est énorme, fourmille de détails et d'anecdotes et nous brosse surtout un extraordinaire portrait de la situation politique européenne de l'époque. Si Giulio Alberoni, humble fils d'un jardinier toscan devenu maître incontesté de l'Espagne de Philippe V, et le pape qui se résolut, à l'usure, à le faire cardinal, Benoît XIII, tiennent la vedette dans cette vaste tragi-comédie politique, l'Electeur de Hanovre et roi d'Angleterre Georges Ier, acharné à concocter une alliance avec la France tout en se conciliant les bonnes grâces de l'Empereur - Charles VI de Habsbourg - lequel, en refusant le testament de Charles II d'Espagne, qui léguait la couronne au duc d'Anjou, petit-fils de Louis XIV, avait justement déclenché face à cette puissance la fameuse guerre dite "de Succession d'Espagne", y joue avec brio et une sournoiserie sans égale le rôle du troisième larron. A l'arrière-plan, rôde et tempête la silhouette de Pierre le Grand, si désireux lui aussi de s'allier avec la France mais dont l'abbé Dubois, lui aussi dans l'espoir d'accéder au cardinalat, et un Régent trop influençable mépriseront les appels du pied.

En résumé, pour tous ceux que passionnent l'Histoire et tout particulièrement cette période transitoire mais essentielle pour l'équilibre des forces en Europe à la naissance du XVIIIème siècle, ce tome V des "Mémoires" du duc de Saint-Simon est un régal. Clair et précis ou fiévreux et emporté, le style incomparable du mémorialiste emporte son lecteur dans un tourbillon bouillonnant où se confondent grandeurs des uns et mesquineries des autres. On est surpris, charmé, amusé, révolté, on prend parti, on vibre, on piétine de rage aux faussetés de certains, on applaudit à l'habileté des autres - et on a parfois l'impression d'être au coeur d'une prestigieuse production cinématographique pour une fois en prise directe sur l'Histoire plutôt que dans un livre. J'ignore si Saint-Simon aurait apprécié cette conclusion mais, à mes yeux, c'est un compliment. ;o)

samedi, avril 14 2012

Mémoires - Tome IV - Saint-Simon

Extraits Personnages

Avec la duchesse de Bourgogne, cette jeune princesse de Savoie élevée à la cour de France depuis son adolescence, s'en est allée toute la joie de vivre de Louis XIV. Selon Saint-Simon, la duchesse de Bourgogne, devenue Dauphine par la mort de son beau-père, Monseigneur, fut la seule personne que le Roi aimât jamais vraiment. On devine donc aisément que ce tome quatre des "Mémoires" de Louis de Rouvroy a tout - ou presque - d'une symphonie funèbre.

Deux morts marquent ce récit. La première, bien qu'elle soit celle d'un petit-fils de France, le duc de Berry, frère cadet du défunt duc de Bourgogne et oncle du futur Louis XV, est modeste, humble, à la ressemblance du sentiment d'infériorité que ce prince, comme ses frères et comme tant d'autres, membres ou non de la famille royale, ressentait envers Louis XIV. Victime d'une sorte d'hémorragie interne à la suite d'un accident de chasse non signalé - il avait violemment heurté le pommeau de sa selle mais n'en avait rien dit - le jeune duc de Berry s'efface doucement, ne regrettant rien, pas même cette épouse si chérie, puis si haïe, à laquelle il refusera de pardonner à ses derniers instants, Marie-Louise Elisabeth d'Orléans,sa cousine et fille du futur Régent.

Les rumeurs d'empoisonnement rodent encore. Pour le plus grand bénéfice du duc du Maine et Mme de Maintenon, qui voient décliner le Roi et cherchent par tous les moyens à préserver leur avenir.

La chose est connue - même si Gonzague Truc, partisan acharné de la seconde épouse de Louis XIV, cherche dans ses notes à y "noyer le poisson" en soulignant la partialité de Saint-Simon - Mme de Maintenon usa de tout son crédit auprès du Roi pour que fût rédigé le fameux testament (et son codicille) qui donnait, à la mort du vieux monarque, tous les pouvoirs au duc du Maine et à sa coterie. Ce testament, Louis XIV, visiblement lassé par les pressions exercées, se résolut à l'écrire mais le fit sans plaisir comme sans illusions. Lui qui avait vu "casser" le testament de son propre père savait bien que ses prétendues dernières volontés ne seraient pas mieux respectées.

La question est de savoir s'il a souhaité qu'elles le fussent ou si, malgré tout, dans un sursaut d'amour pour la monarchie qu'il incarnait, il espérait bien au fond de lui qu'il n'en serait rien.

Sur ce point, Saint-Simon hésite à se prononcer. Il nous présente le monarque proche de la Mort alternant entre ces deux volontés contradictoires et demeurant, jusqu'au bout, une énigme. Le portrait final qu'il dresse de Louis XIV sur son lit de mort est d'ailleurs l'un des plus beaux et des plus impressionnants qu'il ait jamais écrits. Mieux que jamais, on perçoit ici combien Louis XIV l'a fasciné, combien il a admiré sa grandeur et détesté ses petitesses.

Autre caractéristique de ce quatrième tome : le développement de la pensée politique du mémorialiste ainsi que l'aveu des illusions qu'il entretenait sur le Régent, personnage somme toute aussi secret dans son genre que l'avait été son oncle.

Mémoires - Tome III - Saint-Simon

Extraits Personnages

Voici l'un des volumes les plus intéressants, l'un de ceux aussi qui se lisent véritablement comme un roman. Dans la foule de détails et d'anecdotes rapportés par le mémorialiste, on distingue ici deux thèmes essentiels :

1) le rapprochement de Saint-Simon avec la duchesse d'Orléans, pourtant bâtarde de Louis XIV, par l'intérêt qu'il porte à son mari et au "destin" de celui-ci. Partant, la part prise par lui au mariage de la fille du couple avec le duc de Berry - mariage que tous ceux qui y auront prêté la main finiront par regretter ;

2) et enfin la cascade de décès familiaux qui assombrit les dernières années du règne : Monseigneur, le Grand Dauphin, tout d'abord, fils aîné de Louis XIV, puis le nouveau Dauphin et sa femme, anciens duc et duchesse de Bourgogne, et enfin le fils aîné de ceux-ci, le duc de Bretagne.

La vision politique à long terme de Saint-Simon prend son essor dans ce troisième tome. Au début cependant, c'est semble-t-il par pur amitié et aussi, une fois de plus, par sens de ce qui est dû au premier prince du sang qu'il se rapproche de lui. La vie que menait le futur Régent, vie de scandales et de petites danseuses à Paris et au Palais-Royal, ne convenait pas à Saint-Simon, lequel, de son propre aveu, n'allait jamais le voir lorsqu'il se trouvait à la capitale. Mais, peu à peu, devant les cabales montées contre le duc d'Orléans - brimé dans son commandement d'Espagne par exemple - et aussi contre son cousin, le jeune duc de Bourgogne, bref, contre "le sang légitime", le mémorialiste se sent animé du désir de tout remettre en ordre.

Bien qu'elle n'ignorât pas les sentiments voués par le petit duc aux bâtards, fussent-ils royaux, et à la bâtardise en général, la duchesse d'Orléans paraît avoir éprouvé envers lui beaucoup d'estime et de considération. Il faut dire que Saint-Simon se bat pour détourner le Régent de sa maîtresse de l'époque, Mme d'Argenton, et pour le rapprocher de son épouse. Il va se battre aussi pour favoriser le mariage de la fille aînée des Orléans avec le duc de Berry, frère cadet du Dauphin présomptif. Mme de Saint-Simon y gagnera, bien malgré elle, une place de dame d'honneur de la nouvelle princesse dont elle se serait bien passée ...

Mais le morceau de bravoure de ce volume s'ouvre au dernier tiers, lorsque débute la véritable hécatombe au sein de la famille royale. On rappellera que Louis XIV connut l'un des règnes les plus longs - cinquante-six ans - et que son excellente santé lui permit donc de voir à ses côtés non seulement son fils, dit le Grand Dauphin ou Monseigneur, mais aussi le fils aîné de ce dernier, le duc de Bourgogne, et enfin les fils du duc de Bourgogne, le duc de Bretagne et le duc d'Anjou. En quelques mois, et même en quelques semaines pour les derniers cités, cette belle et si prometteuse ordonnance va se dissoudre en fumée et il ne restera au monarque le plus orgueilleux d'Europe et peut-être du siècle qu'un seul arrière-petit-fils - le duc d'Anjou, futur Louis XV - sauvé des médecins autant que de la rougeole par sa gouvernante, la duchesse de Ventadour.

Saint-Simon écrit avec flamme, avec émotion, dressant quelques uns des plus beaux portraits de son oeuvre avec, notamment, celui du duc de Bourgogne, enlevé trop tôt aux espoirs que fondaient sur lui ceux qui, comme Saint-Simon et ses amis et mentors, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, attendaient avec impatience le renouveau de la monarchie. Il est aussi le seul - à ma connaissance - à évoquer l'hypothèse de l'empoisonnement de la duchesse de Bourgogne. (Entendons-nous, les contemporains, menés par le duc du Maine et ses proches, accusèrent Philippe d'Orléans d'avoir fait assassiner ceux qui "gênaient" son accession au trône. Mais le comportement ultérieur du Régent prouve qu'il ne tenait guère à régner et ces racontars haineux tombent d'eux-mêmes : il semble que Louis XIV lui-même n'y crut guère bien qu'il fût sous le choc légitime de cette suite de morts qui le touchait de si près.) Dans ses notes, Gonzague Truc parle, quant à lui, de la culpabilité éventuelle de la duchesse de Berry - mais il n'y a pas là plus de preuves que dans le cas de la culpabilité supposée du Régent.

Le lecteur se fera donc son idée personnelle. Une chose demeure certaine : le décès de la duchesse de Bourgogne demeure marqué au coin de l'étrange. Le duc de Noailles - que Saint-Simon eut plus tard de bonnes raisons de haïr - y trempa-t-il ? Le saura-t-on jamais ? En tous cas, ce tome 3 des "Mémoires" de Saint-Simon est merveilleusement passionnant et ne saurait que charmer les amateurs d'Histoire et de mémoires.

mercredi, avril 4 2012

Mémoires - Tome II - Saint-Simon

Extraits Personnages

Nul n'ignore la haine prodigieuse que le duc de Saint-Simon vouait à la bâtardise. D'une naissance dénuée de toute tache, cet aristocrate était bien trop intelligent pour ne pas avoir compris que les mésalliances, légitimées par le mariage ou non, entre la bourgeoisie et la noblesse ne pouvaient que saper une société élitiste telle que l'avait voulue la féodalité.

Hélas ! à l'époque de Saint-Simon, la féodalité est remisée dans les oubliettes de la mémoire collective de son milieu. Les nobles servent encore à l'armée mais s'ils peuvent jouir d'une charge ou deux qui ne nécessitent aucun effort de leur part, ils ne font pas d'embarras et l'acceptent des mains de ce Roi qui les veut tous serrés autour de lui, telles des fourmis dociles réunies autour de leur reine. A moins qu'ils ne l'achètent après en avoir revendu une autre, qui ne leur convient plus. Le plus souvent d'ailleurs, il faut bien le dire, la puissance financière est aux mains de la bourgeoisie et celle-ci achète des titres à ses enfants en les mariant à tel héritier désargenté mais avide de pouvoir mener grande vie. Quant à la bâtardise pure, elle ne s'est jamais aussi bien portée, pas même sous Henri IV.

Des enfants qu'il a eus de Melle de La Vallière, Louis XIV a conservé une fille et, de ceux que lui a donnés Mme de Montespan, il lui reste deux garçons et trois filles. Tous et toutes, sans exception, ont épousé des princes et princesses du sang. Tout ceci par la volonté royale : quel père, quelle mère oserait se rebeller contre le désir du Roi de devenir le beau-père de sa fille ou de son fils ? Madame, Elisabeth-Charlotte d'Orléans, princesse Palatine peut-être. Mais Monsieur, lui, n'aura pas ce courage et le duc de Chartres, leur fils, finira par devenir, pour son malheur, le gendre ultime de Sa Majesté qui est aussi, rappelons-le au passage, son oncle.

Les "bâtardeaux" royaux, comme il les appelait, Saint-Simon les a haïs même si, comme tout le monde en ce pays-ci, il a bien été obligé de s'incliner devant eux, ne fût-ce que par politesse. Il est vrai qu'ils étaient si près du trône qu'il eût été suicidaire de se comporter autrement. Par un effet de contre-poids, le mémorialiste semble, dans ce deuxième tome, passer toute sa rage et sa frustration sur un autre bâtard de sang royal, Louis-Joseph, duc de Vendôme, parfois appelé, en raison de ses réelles qualités militaires, "le Grand Vendôme", et qui, par son père, est le petit-fils de César, premier duc de Vendôme, bâtard légitimé du roi Henri IV et de Gabrielle d'Estrées. César de Vendôme ayant été officiellement reconnu par son père en 1595, son petit-fils représente, aux yeux de Saint-Simon, la continuation d'une coutume que, à vrai dire, peu de rois de France ont suivie avec autant d'éclat et de constance que Henri IV et Louis XIV, à savoir la légitimation de leurs enfants bâtards.

Si le procédé est issu d'une louable intention d'équité, les excès auxquels vont le porter, en une sorte de sombre et délirante apothéose, la volonté d'acier d'un Louis XIV et son faible avoué - encouragé notamment par Mme de Maintenon - envers le duc du Maine ne tarderont pas à révéler le gouffre qu'il peut ouvrir en cas, entre autres, de minorité de l'héritier légitime du trône. Fin politique et même politique d'une étonnante acuité - certaines des pages qu'il consacre aux analyses sur ce thème auraient pu être écrites par un moderne - Saint-Simon est obsédé par ce danger qu'il estime aussi périlleux pour l'Etat et la monarchie que l'abus de complaisance envers la bourgeoisie.

Par ricochet, le duc de Vendôme, en dépit, répétons-le, de qualités qu'on ne peut lui contester même si Saint-Simon, de son côté, goûte une véritable jouissance à les lui dénier, prend ici une superbe volée de bois-vert qui, au-delà de l'individu, vise la Bâtardise et sa légitimation dans leur ensemble. Ce tome, qui reprend l'une des périodes les plus noires du règne de Louis XIV, celle durant laquelle l'Empereur et les pays d'Europe s'unissaient contre lui après l'acceptation de la couronne d'Espagne au bénéfice de son petit-fils, le duc d'Anjou, devenu Philippe V d'Espagne par la volonté du testament de Charles II, est, on peut le dire, littéralement hanté par la silhouette énorme, hautaine, mal embouchée du duc de Vendôme, à qui l'auteur, par la magie de son écriture, confère des allures d'Ogre prêt à déchirer à belles dents, au milieu, faut-il le préciser, des autres bâtards, ses frères et cousins, une monarchie française considérablement affaiblie à l'extérieur et sclérosée, proche de la putréfaction, à l'intérieur.

Et l'Histoire continue à avancer, à petits ou à grands pas, vers ce mois de septembre 1715 qui verra Louis XIV faire ses adieux à son public de Versailles - et au monde. Mais cela n'aura lieu qu'à la fin du quatrième tome des "Mémoires" et, comme on dit , "cela est une autre histoire ..."

A bientôt pour la suite et n'oubliez pas : LISEZ Saint-Simon !

Mémoires - Tome I - Saint-Simon

Texte établi et annoté par Gonzague Truc

Extraits Personnages

L'édition de La Pléiade sur laquelle nous nous sommes appuyés comporte sept tomes d'épaisseur inégale et couvrant a période historique allant de la dernière décennie du XVIIème siècle jusqu'en 1723, date à laquelle, avec la mort de Philippe d'Orléans, le Régent, Saint-Simon décide de se retirer en ses terres.

Le premier tome évoque une décennie toute entière, de 1691, année où Saint-Simon prend son premier commandement dans l'armée, sous le maréchal d'Humières, jusqu'en 1701 qui vit, selon le mémorialiste, finir "tout le bonheur du Roy." L'ensemble comporte pas mal de scènes militaires mais c'est la vie à Versailles, avec les intermèdes de Marly et de Fontainebleau, qui tient la vedette. En un cortège incroyable de vie, Saint-Simon ressuscite ce qu'il connaît du Grand Siècle, à savoir les années Maintenon, dont Louis XIV demeure toujours le centre. Mais ce n'est plus le Louis XIV fringant des grandes amours avec Melle de La Vallière, puis avec Mme de Montespan : le monarque n'a pas seulement mûri, l'homme aussi a vieilli - et pas en bien.

Très vite, le lecteur prend conscience des sentiments ambivalents que porte à ce roi si absolument royal un Saint-Simon qui l'admire pour son faste, son panache, son amour du grand et du beau mais ne peut en même temps lui pardonner d'avoir introduit la bourgeoisie aux conseils en "faisant" un Colbert et un Louvois et encore moins d'avoir tout fait pour placer ses enfants bâtards au-dessus, ou à tout le moins au même niveau, que les Princes du sang. Ce premier volume s'ouvre d'ailleurs pratiquement sur le mariage de Melle de Nantes, la dernière des filles que Louis XIV avait eues de Mme de Montespan, avec le duc de Chartres, fils de Monsieur, le duc d'Orléans, frère du roi, et d'Elizabeth-Charlotte, princesse palatine.

A partir de cet épisode, Saint-Simon prend son envol - et son style avec lui. Car ce premier tome, c'est aussi une prise de contact avec une manière d'écrire qui fait voisiner, avec une superbe indifférence, un langage archaïque, encore fixé au milieu du siècle, et un art proprement extraordinaire et des plus modernes de restituer des scènes d'un point de vue non pas historique (Saint-Simon me pardonne ! ) mais indéniablement subjectif et littéraire.

Avec une humilité qui lui était plus habituelle qu'on ne le croit, Saint-Simon avouait lui-même "ne pas savoir écrire." Il est vrai que, si l'orthographe chez lui est relativement respectée, tout ce qui est accord, des verbes, des adjectifs, des pronoms, etc ..., se présente dans une débandade aussi somptueuse que fantaisiste. Pour résumer le style de son illustre prédécesseur, Chateaubriand dira : "Il écrivait à la diable pour la postérité." Et le lecteur ne peut qu'acquiescer tant l'image rend bien cette impression que l'on a très tôt d'être emporté en croupe par un Saint-Simon lancé au grand galop parmi les phrases qui n'en finissent plus de tourbillonner et les images saisissantes que l'on prend en pleine figure comme on prendrait des rafales de grand vent frais.

Saint-Simon ne savait peut-être pas écrire mais une chose est certaine : il aimait écrire et cet amour lui donne du génie. Il est d'ailleurs l'un des rares mémorialistes au monde qu'on lit aussi pour son style.

Comment rappeler tous les moments forts, tous les portraits incroyables que contient ce premier tome ? Vous en trouverez l'essentiel dans notre rubrique : "Ce Pays-Ci ou A La Découverte de Saint-Simon." Signalons cependant quelques passages qui peuvent interloquer, voire ennuyer le lecteur moderne : tous concernent soit les complexités de la généalogie, soit les distinctions du protocole, comme par exemple, presque à la fin du volume, l'explication en long et en large des différents degrés de grandesse en Espagne. A part cela, Saint-Simon reste un auteur incontournable, à lire absolument, au même titre qu'un Balzac ou un Proust, pour ne citer que ces deux grands noms de notre littérature.

lundi, avril 2 2012

Au Coeur de la Cité Interdite - Reginald F. Johnston

Twilight in the Forbidden City Traduction : Christian Thymonier

Extraits

Pour les amateurs de mémoires et de journaux, ce livre, rédigé par celui qui fut le précepteur britannique du dernier empereur de Chine appartenant à la dynastie mandchoue, Hsüan T'ung, mieux connu sous son nom de naissance, P'u Yi, constitue une aubaine.

Non que le lecteur soit tout-à-fait dupe de l'enthousiasme avec lequel Johnston évoque son impérial élève. On sait la ferveur que l'idée royaliste inspire en général à nos cousins d'outre-Manche : et bien que se voulant un loyal sujet de Sa Très Gracieuse Majesté le Roi George V, il est normal qu'un gentleman tel que Johnston ait reporté un peu de sa vénération monarchique sur l'occupant du trône du Dragon.

A cet élève prestigieux, il prête beaucoup de qualités. Mais il arrive que son intégrité foncière - on ne peut en effet mettre en doute l'honnêteté du personnage - rattrape notre précepteur occidental qui, dans un éclair de lucidité, note avec beaucoup de finesse que les qualités de son pupille lui venaient certainement de sa mère alors que nombre de ses zones d'ombre - et de lâcheté - lui avaient été léguées par sa famille paternelle.

Reginald Johnston a voué au dernier monarque Ch'ing une affection que celui-ci lui a bien rendue. On se prend même à rêver sur l'influence, assurément bénéfique, que le précepteur aurait pu exercer sur son élève s'il n'avait été contraint par les règles diplomatiques de l'abandonner à son destin après son départ pour le Japon. Certes, dans ces pages, Johnston affirme que la fuite de l'Empereur à la légation japonaise de Pékin constituait, sur l'instant, la seule bonne solution. Mais on peut douter que, après l'entrée en guerre de la Grande-Bretagne contre le Japon, il aurait maintenu cette position. Seulement, il était mort depuis un an lorsque éclata la Seconde guerre mondiale.

En un style élégant et précis, il nous détaille dans le menu non seulement la fin d'une dynastie séculaire mais aussi le paysage politique de la Chine de l'époque, partagée entre monarchistes, pseudo-républicains, nationalistes et seigneurs de la guerre opportunistes. Les communistes quant à eux sont encore loin de posséder la notoriété qu'ils connaîtront par la suite mais cela ne les empêche pas de tenir leur rôle dans ce jeu trouble et effrayant, qui se joue à l'échelle d'un continent et dans un climat de gotterdammerung asiatique. (Le titre original est d'ailleurs infiniment plus juste que sa traduction française - et plus poétique.)

Tous ceux qui s'intéressent à l'Histoire et tout particulièrement à l'Histoire de la Chine moderne ne pourront que dévorer ces "Mémoires" d'un homme que l'on devine assez vaniteux, très tâtillon, amoureux de la pompe, mais aussi intelligent, intègre et loyal - à sa patrie, à ceux qu'il servait et à ses convictions. ;o)

Palimpseste - Gore Vidal

Palimpsest, a memoir Traduction : Lydia Lakel

Autant les "Mémoires" de Tennessee Williams m'avaient déçue, autant le "Palimpseste" de Gore Vidal m'a agréablement surprise en me révélant un personnage beaucoup moins narcissique et obsédé par le sexe qu'on pouvait s'y attendre et aussi un homme d'une grande culture.

Comme rien n'est parfait en ce monde, ces mémoires présentent également quelques côtés agaçants : le ton parfois un peu trop hautain du personnage, grand bourgeois né dans une famille fortunée et qui n'a, par conséquent, jamais connu beaucoup de problèmes majeurs, et bien sûr la superficialité qui réapparaît en lui quand il évoque certaines de ses relations mondaines.

Mais ce qui sauve Gore Vidal, c'est d'abord son intelligence qui lui fait percevoir tout le ridicule de l'affaire au moment même où il sombre dans l'orgueil mal placé, et ensuite son sens de l'humour, un humour cruel et noir qui permet à son lecteur de relativiser certains de ses propos.

L'homme est aussi fascinant quand il analyse l'Histoire des Etats-Unis, critiquant sans complaisance leur impérialisme et arrivant non sans tristesse à la conclusion que, depuis l'arrivée au pouvoir de Lyndon B. Johnson, le divorce est complet entre l'élite politicienne et le peuple américain.

Contrairement à ce que l'on pourrait croire - la réputation de Vidal ayant beaucoup pâti dans notre pays de l'admiration que l'on porte à Mailer et à Capote - "Palimpseste" n'est pas un règlement de comptes mondain ou littéraire. C'est un livre passionnant, un peu brouillon aux entournures, avec de beaux portraits pleins d'affection (notamment celui de Tennessee Williams, que Vidal surnomme "L'Oiseau Magnifique"), de petites caricatures finement méchantes (celle de Truman Capote vient en première ligne) et surtout un amour et un respect de la culture universelle qui suffiraient, à eux seuls, à pardonner à son auteur quelques morceaux çà et là moins réussis. ;o)

samedi, mars 31 2012

Mémoires d'un Eunuque - Dan Shi

Yige Quinggong taijian de caoyu Traduction : Nadine Perront

Longtemps, les dynasties impériales chinoises se contentèrent de castrer les serviteurs les plus proches des épouses impériales. Et, jusqu'à l'arrivée des Han orientaux au pouvoir, vers l'an 25 de notre ère, il était hors de question que les eunuques accédassent à des postes non-serviles.

Mais les choses allaient changer sous l'Empereur Guangwu. Ce fut lui qui, le premier, institua la castration pour tous les serviteurs évoluant dans la Cité Interdite. Et ce fut lui encore qui, le premier, en éleva certains aux plus hautes dignités, provoquant ainsi la colère des lettrés qui, non sans raison, prédirent que pareil état de fait ne ferait que multiplier les intrigues.

Intermédiaires obligés entre l'Empereur et ses courtisans, les eunuques devinrent vite indispensable. Un haut fonctionnaire souhaitait-il voir sa requête présentée au meilleur moment ? Il versait alors un pot-de-vin à tel ou tel eunuque et, pot-de-vin après pot-de-vin, finissait par obtenir satisfaction. Ce qui permit aux plus habiles des castrats impériaux de se préparer de très confortables retraites hors de la Cité interdite.

En règle générale, c'était d'ailleurs la misère qui les avait poussés à renoncer à leur virilité. Mais si certains le faisaient en pleine connaissance de cause, il existait en parallèle un véritable marché de jeunes garçons que des pourvoyeurs avisés achetaient à leurs parents avant de les vendre aux castrateurs impériaux.

A l'époque où Yu Chunhe, le héros de ce récit, devint eunuque, il existait à Pékin deux castrateurs officiels : Bi le Cinquième et Liu-la-Fine-Lame. L'avantage de ces castrateurs était que, en véritables professionnels, ils évitaient la mort à leurs patients. La mort mais pas la douleur, ainsi que le constatera Yu, alors âgé de 17 ans. Pour le reste, Bi et Liu usaient de procédés qui n'auraient pas dépaysé un proxénète occidental : ils acceptaient souvent de loger chez eux les enfants ou les adolescents que leur amenait un parent "bien attentionné" - l'oncle Qian dans le cas de Yu - le nourrissaient, l'encourageaient à reprendre des forces et à se détendre jusqu'au jour où ils lui mettaient le marché en main : "J'ai dépensé tant de taëls pour toi. Rembourse-les moi ou alors, laisse-moi te castrer et te faire entrer au Palais afin que tu puisses me rembourser."

C'est de cette manière que le piège se referma sur le malheureux Yu Chunhe. Fort heureusement pour lui, il ne fut pas commis au service de l'Impératrice douairière Tseu-Hi, réputée extrêmement difficile et cruelle avec ses dames de compagnie comme avec ses serviteurs.

Yu Chunhe, personnage ayant authentiquement existé et dont le récit forme la base de cet ouvrage, sera l'un des derniers eunuques de la dynastique mandchoue des Qing. Après l'abdication du petit-neveu de Tseu-Hi, Pu Yi, et la prise de pouvoir par Sun Yat-sen en 1912, il se verra contraint de quitter la Cité interdite et de retourner à la vie ordinaire, largement diminué bien sûr. Dan Shi rapporte une fin heureuse, un amour de jeunesse enfin retrouvé et qui accepte d'épouser Yu mais, si cela est vrai, tous, parmi les 1900 eunuques que comptait la cour des Qing sur sa fin, n'eurent pas cette chance.

D'aucuns s'étonneront de voir le mot "mariage" accolé à celui d'"eunuque." C'est ignorer que, en se privant de leur virilité, les eunuques n'en perdaient pas pour autant tout désir sexuel. Même dans la Cité interdite, les eunuques trouvaient chaussures à leur pied et consommaient leur union au moyen de substituts bien connus des sex-shops. La frustration n'en demeurait pas moins présente et, chose encore plus grave dans la société chinoise, le castrat ne pouvait prétendre à aucune descendance : dans ces conditions, qui ferait brûler l'encens pour sa mémoire sur les tablettes des ancêtres ?

La légende veut que certains grands eunuques et favoris soient parvenus à conserver intact leur potentiel sexuel. Pour la période qui nous intéresse, on citera An Te-Haï, que l'Impératrice Tseu-Hi sacrifiera cependant à la raison d'Etat et surtout son autre grand favori, Li Lianying, que nous dépeint ici Yu Chunhe.

Pour en savoir un peu plus sur la grandeur et la misère des eunuques impériaux, à la fois hommes de pouvoir et de servitude, lisez "La Vallée des Roses", ce roman que Lucien Bodart reconnaissait avoir écrit sous alcool et sous emphétamines et qui est d'une flamboyance quasi sadienne et visionnez - si vous le pouvez - "L'Eunuque impérial" de Tan Zhuangzhuang, que le cinéaste réalisa en 1991 sur la vie justement de Li Lianying :

http://www.filmclubcannes.com/l_eunuque_imperial.htm

Un Tueur Peut En Cacher Un Autre - Corinne Hermann & Philippe Jeanne ( II )

Hermann et Jeanne démontrent donc qu'il est parfaitement irresponsable de vouloir raisonner "à l'américaine" quand on se trouve face à un tueur européen. Au mieux, cela bloquera l'enquête, au pire, cela la détournera de sa véritable voie. Ils plaident également pour une meilleure coordination entre les juges ayant en charge des dossiers de disparitions et d'assassinats, et qui, en unissant leurs efforts, auraient mis beaucoup plus rapidement hors de nuire un Francis Heaulme ou un Michel Fourniret. (L'une des rares ressemblances entre tueurs en série américains et européens - mais elle est de taille - c'est la capacité des uns comme des autres à tirer avantage d'un système judiciaire qui, ici comme à New-York mais pour des raisons différentes, enferme policiers et magistrats dans leur juridiction, les rendant sourds et aveugles à ce qui se passe dans celle d'à-côté, là où pourtant l'assassin qu'ils recherchent s'est prudemment enfui afin de poursuivre en paix son oeuvre de mort.)

Nos deux auteurs insistent aussi sur la nécessité faite à la société dans son ensemble d'étudier les tueurs en série mis sous les verrous et, ainsi, de tenter de prévenir les actes de ceux restés à l'extérieur. Technique déjà pratiquée aux Etats-Unis et qu'il faudrait bien entendu adapter à notre propre système pénitentiaire - même si les inévitables Droitdel'hommistes hurleront une fois de plus au scandale en cherchant à transformer d'immondes bourreaux en malheureuses victimes. Enfin, ils mettent en garde contre le redoutable jeu des remises de peine qui libère sans complexe des violeurs et des pédophiles récidivistes alors que, inexorablement, tôt ou tard, ceux-ci seront amenés à passer au degré supérieur du crime.

La thèse est étayée par l'étude de cas bien connus en France : l'adjudant Chenal et les Disparus de Mourmelon, Francis Heaulme qui poussait systématiquement au viol des complices choisis au hasard pourvu qu'ils eussent un mode de locomotion (le "Routard du Crime" n'avait pas permis de conduire), Thierry Paulin et son amant, Maturin, les "tueurs de Vieilles Dames" de l'Est parisien, etc, etc ... A l'exception du premier chapitre, on ne tombe jamais dans le pathos. Il n'y a pas non plus de complaisance malsaine. Rien que du solide, du grave, du sérieux - et du passionné, par deux passionnés.

A lire. Absolument.;o)

lundi, mars 19 2012

Un Tueur Peut En Cacher Un Autre - Corinne Hermann & Philippe Jeanne ( I )

Extraits

De Corinne Hermann et Philippe Jeanne, j'avais déjà lu le remarquable "Les Disparues d'Auxerre", sans doute l'ouvrage le plus complet et le plus juste sur ce que l'on appelle habituellement "l'Affaire Emile Louis" mais qui s'attarde également sur d'autres cas de jeunes filles et jeunes femmes s'étant évanouies dans la nature au coeur de l'Yonne - région qui, entre parenthèses, semble cumuler les dossiers mis au placard alors qu'ils devraient être encore sur la place publique.

"Un Tueur Peut En Cacher Un Autre" ne traite pas d'une affaire en particulier mais s'attaque à l'inquiétant problème causé par les tueurs en série maintenant que, avec les progrès de la technique et la libération des frontières, ils commencent à faire tache dans notre paysage européen. Il fut en effet une époque, guère si lointaine que cela, où les Européens - et nous autres, Français, en particulier - assurions avec superbe que le phénomène était typique de la société américaine, de sa culture de l'arme à feu et de son goût quasi inné pour la violence. Désormais, le discours a un peu changé et les tueurs en série sont admis - si l'on ose dire - à revendiquer leur place, en France comme dans le reste de l'Europe.

Ce virage à cent-quatre-vingt degrés de nos instance dirigeantes, toutes tendances politiques confondues, les a malheureusement amenées à s'emparer - une fois de plus - du modèle américain afin de le faire concorder avec les tueurs européens. Elles découvrent aussi avec enthousiasme les merveilles d'un profilage dont les méthodes font du surplace depuis maintenant plus de quarante ans mais que continuent à glorifier, pour des raisons d'audimat et de gros sous, les séries venues d'Outre-Atlantique. Ce faisant, on oublie que les bons profileurs sont rares et que, étant humains, ils restent faillibles. Et aussi, et surtout, que les méthodes qui fonctionnent aux USA ont beaucoup de mal à faire leurs preuves en Europe.

Même s'il met en danger la société dans laquelle il est né, le tueur en série, tout monstre qu'il est, n'en reste pas moins tributaire de ladite société. En lui, malgré tout, sont gravées des références (ou des contre-références) qui lui viennent de ses racines, et ce sont à elles qu'il revient, y compris quand il tue.

Michel Fourniret, Monique Olivier : Les Diaboliques Devant Leurs Juges - Alain Hamon, Fabienne Ausserre & Hervé Rourira

Michel Fourniret, Monique Olivier : Les Diaboliques Devant Leurs Juges Alain Hamon, Fabienne Ausserre & Hervé Rouvira

Extraits

L'affaire citée étant particulièrement abominable, nous ne reviendrons pas sur les faits reprochés à leurs auteurs. D'autres sites - et d'autres ouvrages - sont là pour ça. Nous précisons également que l'ouvrage évoqué ici n'est pas celui, également écrit par Hamon et Ausserre, et qui fut retiré de la vente à la demande des familles des victimes.

Le présent volume vise avant tout à restituer, autant que faire se peut, les personnalités des assassins, Michel Fourniret d'une part et Monique Olivier-Fourniret, de l'autre. Pour ce faire, les auteurs ont abondamment puisé dans une correspondance que l'un d'eux avait entamée avec Fourniret lui-même, en lui dissimulant bien entendu sa profession de journaliste. Le résultat, en dépit de certaines précisions apportées sur le déroulement des crimes, reste assez sobre : il a en outre le mérite de poser la question de la responsabilité réelle de Monique Olivier-Fourniret.

En dépit des apparences comme en dépit de la logique, la personnalité de cette dernière, qui tient ici le rôle ô combien trouble de ce que Corinne Hermann et Philippe Jeanne, dans l'excellent "Un Tueur Peut En Cacher Un Autre", définissent comme "la Femme de l'Ogre", est encore plus complexe que celle de Fourniret. (Son QI est d'ailleurs plus important que celui du tueur - et pourtant, Fourniret en possède un particulièrement élevé.)

Se présentant, au début de l'affaire, comme la malheureuse compagne d'un fou - nul ne l'oubliera, dissimulant son visage derrière une veste devant les caméras affamées, ne donnant en pâture à la meute des journalistes que deux pauvres mains toutes tremblantes - Monique Olivier est tout de même la première, après l'arrestation de son mari, à révéler les crimes de celui-ci. Mieux encore, alors que Fourniret tentera presque jusqu'au bout de la protéger et d'amoindrir sa part de responsabilité, elle n'hésite pas à le charger au maximum. Tout cela en jouant à l'épouse soumise et pas très fine, qui subit par peur des représailles plus que par amour véritable, fût-il gangrené.

Mais tout cela ne colle pas avec les lettres adressées par elle à Fourniret avant la sortie de prison du tueur, en 1987, et dans lesquelles ceux qui ne sont pas encore amants concluent un véritable pacte de sang : lui se charge de liquider l'ex-mari de Monique, elle lui fournira des proies. Et ça ne colle pas non plus avec la participation active de cette femme aux "chasses" de Fourniret, mettant les jeunes filles en confiance puis les "préparant" pour le viol. Et puis, un argument s'impose d'office, écrasant : puisque Fourniret n'a pas respecté sa part du marché - l'ex-mari de Monique Olivier est toujours en vie - pourquoi a-t-elle continué ?

... Parce qu'elle y trouvait du plaisir. Evidemment.

"Mais comment ?" dira-t-on. "N'était-elle pas mère, elle aussi ?" Si peu ... Sans doute à la manière égocentrique et dénuée de réel amour de ces femmes qui tolèrent l'inceste sur leurs enfants et même le favorisent pourvu que cela fasse le bonheur de leur cher époux ...

Et l'on referme le livre avec la certitude angoissante qu'il existe des ténèbres pires que celles qui inspirent les tueurs en série - les ténèbres de celles qui, en pleine connaissance de cause, les acceptent pour compagnons. ;o)

samedi, mars 17 2012

Ceux Qui Aiment Tuer ( IV ) - Thierry Simon & Daniel Pujol

Pour John Wayne Gacy, il semble bien que, pour nos deux auteurs, son crime le plus horrible soit d'avoir été à la tête d'une petite entreprise, rejoignant du coup, fût-ce à une modeste échelle, le patronat américain. Mais c'est quand ils en arrivent à Jeffrey Dahmer que Simon & Pujol atteignent au summum. La préférence sexuelle de ce dernier le portait vers les hommes noirs ou asiatiques. Ici, cette caractéristique est retournée comme un gant, de manière à prouver que Dahmer tuait par racisme et non, comme cela a été établi et comme il l'a toujours revendiqué, pour conserver auprès de lui "des amis à qui parler". Et le tandem de glisser incidemment dans son texte que Dahmer avait "un nom allemand." (!!!!)

Comment, avec de telles extrapolations qui ne reposent sur rien et qui vont même à l'encontre des faits établis, comment accorder un crédit valable au travail de Simon & Pujol, même quand ils pointent du doigt les conditions très souvent difficiles dans lesquelles se déroula l'enfance d'un Ricardo Ramirez ou d'un Henry Lee Lucas ? Les vérités contenues dans leur livre - car il y en a - se diluent dans leur démonstration qui veut que la société américaine, dans ce qu'elle a de plus triomphant et aussi de plus opposé aux régimes d'obédience marxiste, soit la Grande et Seule Vraie Responsable de l'existence des tueurs en série aux USA. A trop vouloir faire l'ange, c'est la bête que l'on fait : ils auraient dû y réfléchir.

Bien qu'il ait pour prétexte le phénomène des tueurs en série, ce livre parle surtout politique et idéologie. On peut donc passer son chemin sans regrets. Pour une étude des serial killers américains, prenez plutôt Bourgouin qui, lui, traite le sujet à fond et sans aucun parti pris. ;o)

Ceux Qui Aiment Tuer ( III ) - Thierry Simon & Daniel Pujol

Outre William George Heirens, l'ouvrage retrace l'essentiel des parcours d'Ed Gein (dont les meurtres inspirèrent le "Psychose" de Robert Bloch et, plus tard, le film éponyme d'Hitchcock), d'Alberto de Salvo (le violeur en série connu sous les noms de "Le Mesureur", puis "L'Homme en Vert" avant d'être reconnu coupable des meurtres de l'Etrangleur de Boston), de Charles Manson (le "gourou" qui téléguida l'assassinat de Sharon Tate et de ses visiteurs, dans la résidence hollywoodienne de l'actrice, sur Cielo Drive), d'Edmund Kemper (dit "L'Ogre de Santa-Cruz", l'un des très rares tueurs en série qui aient choisi de se rendre à la police) de John Wayne Gacy (l'entrepreneur à la vie bien établie qui montait des spectacles d'anniversaires pour les enfants de ses amis et, dans l'ombre, tuait de jeunes homosexuels), du très charismatique Ted Bundy, de Henry Lee Lucas (complice d'Otis Toole et anthropophage), de Ricardo Ramirez (parfois surnommé "Le Fils du Diable") et enfin de Jeffrey Dahmer (le "Cannibale de Milwaukee," mort en prison des suites du SIDA).

Une chose frappe dans l'attitude des auteurs : certes, ils considèrent les tueurs choisis comme des monstres - y compris Ed Gein, le seul qui fut officiellement reconnu comme atteint de folie - mais cela ne les empêche pas d'en accabler certains plus que d'autres. Or, curieusement, ce sont les plus intelligents ou ceux qui réussirent le mieux leur intégration sociale qui restent dans le collimateur de Simon & Pujol. Alors, on pourrait penser que les deux auteurs déplorent le gâchis qu'ont ainsi fait de leur existence - et de celles de tant de victimes - des hommes qui, au départ, possédaient de réelles qualités pour réussir. Mais à la lecture, on perd vite ses illusions ...

Par exemple devant l'acharnement - il n'y a pas d'autre mot - avec lequel Simon & Pujol s'entêtent à dénier à Ted Bundy le QI élevé qui fut le sien, raillant presque sa faculté à faire des études et à émerger de la classe moyenne pour atteindre le niveau supérieur. (Au passage, Ann Rule, coupable d'avoir tenté de décrire son ancien collègue de travail de manière aussi impartiale que possible dans son livre "Un Tueur Si Proche", est accusée d'avoir contribué à forger le "mythe" Bundy.) Edmund Kemper, au QI lui aussi largement supérieur à la moyenne, paraît pour sa part avoir basculé dans le crime non à cause de sa relation plus que chaotique avec sa mère mais à cause de la participation de son père aux Forces spéciales durant la Seconde guerre mondiale. Circonstance aggravante, Kemper Sr admirait John Wayne.

Qu'ils rappellent avec raison l'éclatant manque de lucidité des institutions psychiatriques où séjourna Kemper après le meurtre, commis dans son adolescence, de ses grands-parents, carence qui aboutit à son renvoi à la vie de tous les jours parce que, selon les psys, il était "guéri", ne dédouane pas pour autant nos auteurs. En effet, ils présentent alors les dysfonctionnements de ce genre d'organismes et les erreurs des psychiatres comme typiquement américains, ce qui est loin d'être le cas.

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