Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Littérature japonaise.

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vendredi, novembre 30 2012

Naufrages - Yoshimura Akira

Hasen Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

ISBN : 9782742746514

Extraits Personnages

Considérablement plus court que "La Guerre des Jours Lointains", "Naufrage" confirme à nos yeux le grand talent de Yoshimura Akira. Style simple et poétique, sans les lourdeurs chirurgicales du roman sur la Défaite japonaise, personnages simples eux aussi mais confrontés à des problèmes hélas ! qu'ils ne sauraient maîtriser, intrigue en apparence très simple mais qui soulève avec habileté l'éternelle question du destin des hommes, de la fatalité et même du libre-arbitre. Simplicité, comme on le voit, est ici le mot-clef.

Dans un minuscule village côtier, les habitants, tous pêcheurs, se battent au quotidien pour assurer la survie de leur famille. Quand les temps deviennent trop durs, certains, hommes et femmes, adolescents et jeunes filles, vont au village voisin se "vendre" pour un certain nombre d'années à un employeur, lequel leur accorde en contrepartie une somme d'argent qui, dans bien des cas, sauve leur famille de la famine. C'est ainsi que s'en va, pour trois ans, loin des siens, le père de notre jeune héros, Isaku.

Yoshimura nous conte ce qui se déroule durant ces trois années : la solitude qui accable la Mère, toujours amoureuse de son mari ; les mille et une tâches au-dessus de son âge que doit prendre à sa charge Isaku, neuf ans, l'aîné de la fratrie ; la hantise de la Faim qui plane sur tous ; les naufrages provoqués par les villageois ainsi que le faisaient déjà leurs ancêtres ; le pillage des épaves, organisé avec la plus stricte rigueur ; la distribution égale des vivres ainsi obtenues ; la ronde des saisons, scandée par les marées ; et la dérive, un jour, d'un bateau abandonné, n'ayant à son bord que des cadavres vêtus de somptueux kimonos de soie rouge ... Le texte est à la troisième personne mais le point de vue adopté est toujours celui d'Isaku.

Avec un minimum de moyens et sans jamais chercher à se poser en juge ou en moraliste, l'auteur fait revivre l'existence abrupte, difficile et parfois quasi animale qui était celle des humbles - ce sont ici de simples pêcheurs mais cela aurait pu être des agriculteurs - dans un Japon féodal que le lecteur perçoit plus proche du XVème ou du XVIème siècle que de l'Ere Meiji. Ses personnages sont durs ou plutôt se forcent à l'être parce qu'ils ont compris, et leurs pères avant eux, qu'il vaut mieux être parmi ceux qui mangent qu'au nombre de ceux qui sont mangés. S'il existe sans doute parmi eux un ou deux psychopathes en puissance, fort satisfaits de massacrer des marins survivants au lieu de leur venir en aide, Yoshimura ne le souligne pas. Les grands feux que les pêcheurs allument l'hiver sur le sable de la plage, afin, dans le langage officiel, de "récolter le sel", ces grands feux susceptibles de faire croire aux marins naufragés qu'ils trouveront là de l'aide alors que c'est la Mort seule qui les attend, ne sont pas l'oeuvre de démons sans âme mais celle de pauvres malheureux à qui le Destin ne laisse pas d'autre choix : c'est tuer ou être tué.

Jusqu'au bout d'ailleurs, le Destin s'acharne sur les pêcheurs, comme s'il voulait les punir de ce qu'il les contraint à accomplir. Soulagés pour une fois de n'avoir eu à achever aucun marin en détresse, voilà nos villageois tout heureux à l'idée que, faute de mieux, on va leur distribuer les fameux kimonos en soie écarlate. Retaillés, ils constitueront de splendides vêtements de fête, pour leurs femmes comme pour leurs enfants qui n'auraient jamais songé en posséder un jour d'aussi beaux.

Mais la soie si belle est infectée par la petite vérole et l'épidémie se déclare très vite, éradiquant les plus faibles, défigurant ceux qu'elle accepte de laisser vivre après les avoir ravagés et aussi, avec une étrange magnanimité, en épargnant tout simplement certains, dont Isaku. Les morts enterrés selon les rites, les survivants désormais porteurs de la maladie sont bannis dans les forêts voisines, où il ne survivront que très peu de temps. Quant à ceux que la maladie n'a pas touchés, ils se retrouvent seuls, tel Isaku qui, après avoir perdu sa petite soeur, a vu sa mère et son frère s'éloigner dans le cortège des bannis. Les trois ans fatidiques se sont écoulés, son père est de retour mais leur monde ne s'est-il pas écroulé ? ...

Un roman d'une grande puissance dramatique, qu'on peut qualifier, dans sa simplicité et son impartialité absolue, de sublime, ce sublime dont certains grands auteurs japonais ont le secret et qui n'est pas sans évoquer la pureté des tragédies grecques : sobre et vibrant, universel et serein. Un livre à ne pas manquer.

jeudi, novembre 29 2012

Le Maître de Thé - Inoue Yasuchi

Honkakubô Ibun Traduction : Oku Tadahiro & Anna Guérineau

ISBN : 9782253933243

Extraits Personnages

Longue nouvelle de près de cent-soixante pages, "Le Maître de Thé" est un texte éminemment japonais. Ceux qui ne s'intéressent guère ou pas du tout à la civilisation nippone la trouveront morne, sinistre, pédante, ennuyeuse. Les autres la liront avec plus ou moins de plaisir, selon leur niveau d'investissement dans tout ce qui concerne cette culture raffinée et souvent aussi insaisissable que le papillon se posant sur les pétales d'une fleur de cerisier.

Nos connaissances personnelles en cette matière ne sont pas, hélas ! suffisamment approfondies pour nous avoir permis de goûter ce texte dans toute sa plénitude. Elles ont cependant suffi à nous guider sans trop de soucis dans ses méandres et ses sous-entendus, ici nombreux pour un Occidental.

Nul ne l'ignore, la cérémonie du thé est un rituel important au Japon et ce pour ainsi dire depuis l'apparition du thé dans ce pays, vers le IXème siècle de notre Ere. Bien entendu, il ne s'agit pas d'une simple dégustation et nombreux sont les facteurs qui entrent en jeu, depuis le choix des ustensiles utilisés - auxquels on donne un nom choisi lentement après mûre réflexion - jusqu'au rouleau de calligraphie accroché dans le tokonoma - une petite alcôve prévue à cet effet - le kimono porté par l'officiant et par ses hôtes, les dimensions et l'ambiance de la pièce réservée à la cérémonie et jusqu'aux gestes accomplis. Encore ne sont-ce là que quelques détails parmi d'autres.

La cérémonie du thé est d'inspiration bouddhiste zen. La simplicité est donc au coeur de sa conception mais une simplicité qui débouche sur une méditation intellectuelle très complexe. La pratiquent les "amateurs éclairés" qui ne seront jamais rien d'autre - mais c'est déjà beaucoup - et les "Maîtres." Tous néanmoins ont emprunté "la Voie du Thé" et il arrivait, pour les guerriers, que celle-ci finît par entrer en conflit avec "la Voie du Samouraï." "La Voie du Thé" n'est réservée à personne en particulier : les représentants de toutes les catégories sociales, de la plus riche à la plus pauvre, ont loisir de l'emprunter - les étrangers aussi d'ailleurs à la seule condition qu'ils aiment le thé et le respectent. (Inoue ne parle pas des femmes dans sa nouvelle, dont l'action se situe entre le XVIème et le XVIIème siècles. De nos jours, une seule femme, Mme Yu Hui Tseng, est reconnue comme "maître de thé" - et non "maîtresse". Comme son nom l'indique, elle est chinoise.)

La "Voie du Thé" permet non seulement de se trouver soi-même mais encore d'aller bien au-delà. Malheureusement, et c'est là le thème de la nouvelle d'Inoue, elle s'est trop souvent confondue, dans le Japon féodal, avec celle du Pouvoir. C'est ainsi que son héros, Maître Rikyû, et les deux maîtres qui lui succèdent auprès du Taiko Hideyoshi, ancien ministre du Shôgun, doivent se plier à la volonté de leur suzerain et, pour utiliser une expression un peu triviale mais très évocatrice, brosser celui-ci dans le sens du poil. Exercice difficile et même périlleux, ainsi que le prouvent la fin de ces trois hommes : un seppuku ordonné par le Taiko pour des raisons qui, en tous cas en ce qui concerne Maître Rikyû, demeurent encore inconnues.

Le suicide inexpliqué de Maître Rikyû est l'axe sur lequel s'articule la nouvelle. Son ancien assistant, Honkakubô, qui s'est retiré du monde à son décès, ne cesse de s'interroger sur l'affaire. Et il n'est pas le seul. Moines, marchands ou seigneurs, voire grands seigneurs comme Uraku Oda, tout le monde se demande pourquoi Maître Rikyû, préféra l'atroce seppuku aux excuses que le Taiko avait pourtant accepté de recevoir. Peu à peu, sans en avoir l'air, dans le style simple et même plat qui lui est propre, Inoue ramène au grand jour les liens existant entre "la Voie du Thé" et le Pouvoir en place, ces liens qui, à la longue et s'il n'y prend garde, finissent par engluer l'homme de Thé, surtout quand il est maître, dans une toile susceptible de les corrompre, lui et sa démarche intellectuelle et métaphysique.

Une nouvelle austère et introvertie, qui incite le lecteur à voir plus loin que les apparences, sur un fond historique - nombre de personnages, dont Rikyû, ont réellement existé - reconstitué avec un soin minutieux. A ne réserver qu'aux inconditionnels de ce maître de la nouvelle japonaise que fut Inoue Yasushi.

dimanche, novembre 25 2012

L'Annulaire - Ogawa Yôkô

Kusuriyubi no byobon Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

ISBN : 9782742756285

Extraits Personnages

Un texte court, qui s'arrête six pages avant la centaine mais qui dépeint avec acuité et une sorte de satisfaction sadique les excès auxquels peut conduire le fétichisme. Le plaisir que prend Ogawa à écrire est perceptible de bout en bout et donne à cette nouvelle une alacrité que, jusque là, je l'avoue, je n'avais encore jamais rencontrée chez elle. Ce plaisir, elle le communique à son lecteur, et peut-être plus encore à sa lectrice, ce qui semble au début relever du paradoxe puisque, dans cette histoire, les femmes sont traitées en objets par un fétichiste véritablement obsessionnel, à la limite du dérapage incontrôlé.

Mais au début seulement. Il y a en effet, dans l'attitude du fétichiste mâle, une espèce de respect ou plutôt de vénération quasi religieuse envers l'objet de son désir, vénération qui s'en vient compliquer la donne de cette histoire où le lecteur occidental retrouve çà et là quelques relents du conte de Barbe-Bleue, la notion de mariage, la révolte de l'épousée et la Soeur Anne en moins.

Ouvrière dans une fabrique de limonade, la narratrice - on ne connaîtra jamais son nom - a un accident qui lui fait perdre un tout petit morceau, "en forme de bivalve" comme elle le définit elle-même, de son annulaire gauche. Désormais incapable de continuer à travailler dans cette usine, elle tombe par hasard, au cours de ses promenades, sur une annonce apposée sur un pilier, devant un laboratoire. Elle sonne et, à l'issue de l'entretien avec le maître des lieux, elle obtient le poste proposé, celui de secrétaire et d'hôtesse d'accueil. Sa fonction essentielle : écouter les clients et les rassurer, les réconforter, lorsqu'ils viennent demander à ce qu'on leur conserve un "spécimen."

La nature des spécimens tient du bric-à-brac absolu. Ainsi, le premier que découvre la narratrice est constitué par trois champignons ayant poussé sur les ruines d'une maison incendiée. Tous les habitants de la maison sont morts, à l'exception de la fille et c'est elle, justement, qui a tenu à faire conserver ces champignons, peut-être (en tous cas, on peut le supposer) parce qu'elle y voyait un rapport avec son père, sa mère et son frère morts dans l'incendie.

Mais il y a aussi les os d'un moineau de Java, le son (si ! si ! ) d'une partition, des bulbes de jacinthes, des fixe-chaussettes, etc, etc ... M. Deshimaru, le directeur, est capable de conserver tant de choses ...

Un jour de pluie, la jeune fille aux champignons réapparaît et demande si l'on peut faire un spécimen de la trace de brûlure qu'elle porte au visage. Et M. Deshimaru dit oui. Et tous deux, l'un soutenant l'autre, s'enfoncent vers le sous-sol, vers la sacro-sainte porte du Laboratoire où seul n'est habilité à pénétrer que M. Deshimaru - rien que lui.

La narratrice aura beau guetter et surveiller : elle quittera son poste sans avoir vu ressortir la jeune fille.__

Evidemment, l'histoire ne s'arrête pas là et il faut préciser encore, avant de vous laisser vous demander si, oui ou non, vous allez vous intéresser à ce petit texte étrange, que M. Deshimaru est devenu l'amant de la narratrice et, en bon fétichiste, lui a offert une très belle paire de chaussures - de couleur noire - qu'il lui a intimé plus que demandé de porter tout le temps, même quand elle ne venait pas au laboratoire. (Cette paire de chaussures et l'histoire que raconte à son sujet le cireur venu faire conserver les os d'un moineau de Java donnent la touche finale à l'atmosphère mâtinée de fantastique qui émane de "L'Annulaire. ) Fascinée par la personnalité de cet homme, la narratrice a obéi. Elle obéira d'ailleurs jusqu'au bout.

Un dernier point : en général, les textes de la romancière japonaise sont plutôt sibyllins, avec des non-dits et des silences que le lecteur doit traduire. En ce sens, "L'Annulaire" est une exception : tout y est clair. C'est un petit bijou dont la beauté ne sera peut-être pas goûtée de tous : Ogawa Yoko demeure tout de même un auteur bien particulier et qui demande beaucoup à celui qui se plonge dans son univers.

Nota Bene : un film éponyme a été tiré de ce livre par Diane Bertrand, en 2004.

dimanche, juin 10 2012

La Guerre des Jours Lointains - Yoshimura Akira (Japon)

Toi hi no senso Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

Extraits Personnages

Hou ! là, c'est du lourd ! Ami lecteur, il te faudra t'accrocher fort, très, très fort même, si tu ne veux pas renoncer dès le deuxième ou troisième chapitre. Là, peut-être auras-tu l'impression d'avoir réussi un improbable marathon mais au moins auras-tu fait connaissance avec l'univers, sans complaisance et sans humour, de Yoshimura Akira. Cela ne signifie pas pour autant que tu seras tenté de le relire mais sait-on jamais ? ...

Quand il parut, à la fin des années soixante-dix, "La Guerre des Jours Lointains" fit un certain bruit dans le monde littéraire japonais parce que, pour la première fois, un auteur reconnu évoquait les crimes de guerre commis par l'armée nippone. Le discours de Yoshimura vise à se montrer aussi précis que possible : à quel moment l'exécution de prisonniers devient-elle un crime ? si aucun officier ne donne d'ordre formel ? s'il en donne après un bombardement ennemi ? si l'exécuteur obéit à un sentiment personnel comme la colère ou le sadisme ? mais, s'il reste neutre en se contentant d'obéir à l'ordre donné, cela change-t-il quelque chose ? doit-il se sentir coupable ? doit-il se sentir fier ? doit-il ...

Pour illustrer ce propos aussi vaste que délicat et qu'il maintient tout de même dans la sphère des prisonniers exclusivement militaires, l'auteur nous fait partager la longue fuite de l'ex-officier Takuya Kiyohara. Certes, celui-ci fait preuve d'introspection - retourner tout ça dans sa tête, on parierait volontiers qu'il le fait même en rêve - mais d'où vient alors que le lecteur a tant de mal à s'attacher à son errance ? Ce n'est pas parce qu'on le trouve répugnant ou indigne, non. A réfléchir honnêtement, Takuya a agi en soldat et non en sadique. Evidemment, en tant que soldat japonais, il a usé du sabre traditionnel pou décapiter le soldat américain mais il n'a cherché en rien à ajouter à la souffrance de celui-ci en le torturant de quelque manière que ce soit. Qu'on le veuille ou non, l'ancien officier est un homme droit, et même rigide. Et c'est pour finir parce qu'on ne parvient pas, en dépit de tout, à percer la carapace qui est la sienne, cette tentation de s'absorber dans le silence, de se mettre en marge d'un univers qui, après tout, l'a laissé tomber après la défaite, qu'on considère ses états d'âme avec une relative indifférence.__

Pour couronner le tout, le style de Yoshimura, à une précision quasi chirurgicale, ajoute une obsession du détail qui frise la grande névrose. Avant lui, j'ignorais comment, à la fin des années quarante, on fabriquait les allumettes ; mais maintenant, après avoir lu je ne sais plus combien de pages sur la question, je vous assure que je sais ! Et que vient faire la fabrication des allumettes dans cette histoire ? vous demanderez-vous sans doute. Eh ! bien, quand on vient l'arrêter, Takuya travaille depuis déjà quelques années dans une petite fabrique, voilà, voilà.

Que dire en conclusion ? Qu'il y a peu de dialogues et beaucoup de silences, que la note sentimentale est inexistante et que les personnages semblent souvent agir comme des marionnettes trop raides. A part cela, c'est vrai que les questions posées et les réponses éventuelles - que l'auteur ne présente jamais comme des vérités indiscutables, d'ailleurs - sont des plus intéressantes. Donc, à vous de voir. Je vous avouerai que, malgré tout le mal que j'ai eu à aller ici jusqu'au bout, je relirai certainement Yoshimura. Et comme je ne crois pas être plus maso que la moyenne, je pense que "La Guerre des Jours Lointains" signifie par conséquent quelque chose pour mon inconscient de lectrice boulimique. Mais quoi ? Pour l'instant, je ne l'ai peut-être pas encore compris ...

dimanche, avril 15 2012

La Piscine / Les Abeilles / La Grossesse - Ogawa Yôko

Daivingu puru / Domitorï / Ninshin karendä Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

Extraits Personnages

Trois courts romans ou trois longues nouvelles : c'est au choix du lecteur. Sur tous en tous cas plane l'ombre glauque de la corruption et de la perversion qui marquait ainsi, dès ses débuts littéraires, l'intérêt qu'éveille en l'auteur ce qui pervertit la norme et entraîne sa décomposition.

Le premier récit, "La Piscine", nous est conté par la fille du directeur d'un orphelinat. Parmi tous les enfants et adolescents abrités par cette institution perdue dans la campagne japonaise, elle est la seule à vivre encore, et depuis sa naissance, avec ses parents. Dans ce climat particulier, la chose en elle-même a fini par devenir anormale. L'adolescente est lasse, on le sent, de la mission dont se croient investis ses parents, elle étouffe, elle voudrait retrouver la norme - ou ce qu'elle croit l'être. Seule éclaircie dans son ciel morne et routinier : le sentiment amoureux qu'elle a développé, sans qu'il s'en doute, pour Jun, orphelin que ses parents ont plus ou moins adopté. Tous les jours ou presque, elle va l'admirer à l'entraînement, dans la piscine de la petite ville voisine, se perdant dans la contemplation fascinée des muscles de son corps, immobile sur le plongeoir avant le grand saut. Autre plaisir également, mais encore plus secret parce que nettement malsain : sentir s'éveiller en elle certain mauvais instinct qui la pousse à faire du mal aux plus jeunes des orphelins ...

Le troisième texte, "La Grossesse" détaille, toujours à la première personne mais sous la forme d'un journal, les événements qui ponctuent la grossesse de la soeur de la narratrice. De tempérament assez fragile sur le plan nerveux et d'abord heureuse d'attendre un bébé, la jeune femme connaît l'enfer quand apparaissent les premières nausées qui vont la suivre pendant près de cinq mois. Au sixième, par un brutal retournement de situation, elle est prise d'une boulimie dévorante qui se concentre peu à peu sur une délicieuse compote de pamplemousses que lui concocte journellement sa soeur aux petits soins. Mais le lecteur sait, pratiquement depuis le début, que les pamplemousses en question, bien que vendus légalement, ont subi l'atteinte de pesticides capables de faire beaucoup de mal à un bébé en gestation. Le pire est que la narratrice le sait aussi et qu'elle agit sciemment pour des raisons qu'Ogawa nous laisse imaginer ...

"La Piscine" et "La Grossesse" sont les plus explicites du lot, adjectif qui, appliqué à l'écrivain japonais, ne signifie pas, loin s'en faut, clarté et rectitude. Le lecteur est amené à s'interroger, à se creuser la cervelle, à supputer, à revenir sur ce qu'il croit avoir découvert, à remettre en question les réponses qu'il tente de trouver aux actions des protagonistes. Le désir de faire le mal est ici vécu comme un abandon consenti à une sorte de virus d'origine inconnue : la notion de culpabilité en général associée à ce désir n'intervient jamais. Le mal est là, tapi dans une cellule de notre âme comme une maladie le serait dans un de nos gènes : il faut faire avec, voire - et c'est cela sans doute le plus dérangeant - l'exploiter du mieux que l'on peut.

"Les Abeilles" représente le texte le plus long et aussi - à notre sens - le plus subtil. On y voit une jeune femme, dont le mari est parti travailler en Suède, aider son cousin à trouver une chambre dans la résidence d'étudiants qui fut jadis la sienne. Elle le présente au directeur de l'institution, un homme cultivé et extrêmement courtois à qui il manque les deux bras et une jambe mais que cela n'empêche en rien de servir le thé à ses visiteurs. L'affaire se conclut et par la suite, la jeune femme se présente par trois fois à la résidence pour prendre des nouvelles de son cousin. Par trois fois, sous un prétexte ou sous un autre, le cousin est absent et elle finit par goûter avec le directeur, ce qui lui donne entre autres l'occasion de constater que, dans l'angle de sa chambre, au plafond, se dessine une tache sombre qui n'arrête pas de prendre de l'importance. A chaque visite également, elle constate, d'abord distraitement il est vrai, que les couleurs des parterres de tulipes sortent assez de l'ordinaire pour aboutir, au jour final, à un bleu soutenu. Enfin, dans leurs conversations, le directeur finit par lui révéler que l'incroyable baisse de fréquentation d'une résidence qu'elle-même avait connue si agitée provient de la disparition inexpliquée, quelques années plus tôt, d'un étudiant en mathématiques dont on n'a jamais retrouvé le corps.

Dans ce récit, Ogawa sort de l'ombre et entraîne presque sans détour son lecteur à soupçonner le directeur d'avoir tout d'abord tué l'étudiant en mathématiques avant de s'en prendre au cousin de la narratrice. L'homme connaît en effet sur les corps des deux jeunes gens des détails qu'il ne peut avoir remarqués que s'il les a vus tous deux dans le plus simple appareil, connaissance qu'il justifie tout naturellement en expliquant que, lui-même étant gravement handicapé, il porte une attention particulière au physique de tous ceux qu'il rencontre.

Finalement, dans les dernières pages, le directeur, malade, s'endort sur son lit et la tache au plafond se met à couler. Affolée par le liquide poisseux qui glisse sur ses doigts, la narratrice part finalement à l'aveuglette dans la résidence pour en chercher la source et découvre, dans un conduit d'aération, un essaim d'abeilles qui y a fait son nid. Mais la manière dont l'auteur amène la conclusion abrupte de son histoire nous fait voir non pas un nid banal mais la carcasse d'un corps où les abeilles auraient trouvé refuge, se contaminant elles-mêmes au contact de la décomposition, ce qui expliquerait les couleurs étranges prises par les fleurs du jardin ...

Oh ! ce n'est pas dit ainsi, rassurez-vous. Ce n'est pas écrit, non. N'empêche que cette carcasse, le lecteur finit par la voir.

Bref, vous l'avez compris, il faut avoir l'esprit aux aguets et l'estomac assez bien accroché pour lire ces trois récits d'Ogawa. Ils n'en restent pas moins fascinants, sachez-le. Toutefois, nous prendrons sur nous de déconseiller la lecture de "La Grossesse" aux femmes enceintes : en ce domaine, croyez-en notre expérience, on n'est jamais trop prudent.

dimanche, janvier 29 2012

Le Vrai Monde - Kirino Natsuo

Riaru Warudo Titre américain : "Real World" Traduction de l'anglo-américain : Vincent Delezoide

Extraits Personnages

Une fois de plus, un texte qui nous parvient par le biais de la traduction d'une traduction ! Franchement, quand les éditeurs français comprendront-ils que, même s'ils y trouvent certainement leur profit personnel, cela lèse le lecteur ? Déjà, si habile qu'elle soit, une traduction laisse toujours passer quelque chose mais alors la traduction d'une traduction ! Surtout quand on a une certaine notion de la langue japonaise, si nuancée, si pointilleuse, et qu'on connaît assez bien l'honnête pragmatisme de l'anglais moderne ! De telles pratiques sont, répétons-le, condamnables.

Beaucoup plus court que "Out" et "Monstrueux", "Le Vrai Monde" reprend lui aussi le prétexte d'un assassinat atroce - le meurtre d'une mère par son fils adolescent - pour dénoncer les excès d'un système. Kirino nous permet d'entendre les critiques sur le système scolaire japonais à la base la plus concernée par ces critiques, à savoir les adolescents. Des adolescents qui, à l'issue de la crise provoquée par le crime, passeront à jamais à l'âge adulte.

Si, comme nous, on a lu "Monstrueux" juste avant "Le Vrai Monde", le discours semblera assez désagréablement répétitif. On pourra même avoir l'impression que l'auteur écrit à dessein sur un thème qui, dans son pays, doit cartonner. Ce qui est peut-être exact mais, en l'absence d'une traduction directement issue du japonais, nous ne le saurons jamais.

Au compte des points forts de ce roman, on mettra des héros - les quatre adolescentes et le jeune tueur - assez finement analysés. Leur malaise, cet étouffement progressif qu'ils ressentent au coeur de la société, ce gouffre qui se creuse entre eux-mêmes et le monde des adultes, à commencer par celui de leurs parents, tout cela est pour ainsi dire palpable. D'une manière différente de la jeunesse occidentale mais de façon tout aussi grave, la jeunesse nippone donne l'impression d'une petite planète qui, brusquement, s'est vue arrachée à son orbite naturel et protecteur (l'axe parental et familial, très important dans la culture japonaise) pour se retrouver propulsée dans une solitude aux proportions intersidérales.

Pour y échapper, certains choisissent la violence et la Mort, tant pour les autres que pour eux-mêmes.

Néanmoins, ici encore, nous ne recommanderons la lecture de ce livre qu'aux inconditionnels de Kirino Natsuo. ;o)

samedi, janvier 28 2012

Monstrueux - Kirino Natsuo

Titre original : Gurotesuku Traduit de l'édition anglaise "Grotesque" par Vincent Delezoide

Extraits Personnages

En lisant les critiques du livre sur Amazon, on constate qu'un reproche revient souvent sur ce livre : on ne croirait pas qu'il a été écrit par l'auteur de "Out." Pourtant, apparemment, il a été édité après ce dernier. Le problème vient peut-être de ce que, contrairement à ce qu'il s'est passé pour le premier grand succès de Kirino Natsuo, la traduction française vient du texte anglais et non du texte japonais. Et puis, si l'auteur avait choisi pour héroïnes de "Out" des femmes faites et matures (à l'exception de Jônuchi, peut-être), elle s'intéresse ici à des personnages qui, tous ou à peu près, en sont restés à une mentalité adolescente qu'on retrouvera d'ailleurs, en plus tranché encore si possible, dans "Le Monde Réel." En outre, à la troisième personne, qui permet un maximum de recul et à l'écrivain, et à son lecteur, se substitue dans "Monstrueux" un "Je" souverain mais fortement égomaniaque.

A l'origine de l'intrigue, une union mixte entre un Suisse dur au travail mais à la personnalité mesquine et une Japonaise pas très jolie. Le Suisse en question n'étant pas lui-même un Apollon, le couple est donc très étonné de donner un jour naissance à la petite Yuriko, à la beauté exceptionnelle. Cette enfant va dès lors devenir la préférée de ses parents, aux dépens de son aînée, assurément beaucoup moins jolie (pour ne pas dire laide) mais aussi bien plus douée sur le plan intellectuel.

Par sa beauté et par la certitude, ancrée dans son enfance, que cette beauté lui permettra de réussir sans se donner beaucoup de mal, Yuriko va donner à son existence un cours qui la conduira à finir assassinée par un émigré chinois sans papiers pour le moins aussi égocentrique qu'elle. Mais le plus terrible, c'est que la perception de cette beauté influera également de manière tragique sur le destin de ses proches, parmi lesquels sa soeur aînée mais aussi sa mère et une ancienne condisciple, Satô Kazue, laquelle finira par se prostituer pour l'imiter.

Une fois de plus, mais avec une violence beaucoup plus brute que celle rencontrée dans "Out", Kirino Natsuo tire à bouts portants, et pour ainsi dire au bazooka, sur la société japonaise. Elle s'acharne tout particulièrement sur le système éducatif, axé dès les petites classes sur un élitisme qui ne laisse pratiquement aucune chance aux élèves dont les parents n'ont ni moyens financiers, ni relations. Il y a de quoi en perdre le souffle.

Moins affinés que dans "Out", les personnages sont bruts de décoffrage et raisonnent tous plus ou moins comme les adolescents frustrés qu'ils sont, quelque part, restés dans leur coeur. Cela pourrait amuser s'ils n'étaient tous aussi cyniques, aussi persuadés que seule compte la réussite sociale. Les relations avec leurs parents sont quasi inexistantes ou perverties justement par cette course au succès. Quand on sait l'importance que revêtent la famille et le clan dans la tradition japonaise, il y a là de quoi avoir des sueurs froides.

Quant à l'assassinat de Yuriko et celui de Kazue, amateurs de polars, passez votre chemin : tous deux ne sont qu' une conséquence accessoire de l'existence complètement déviée et déviante qu'elles ont menée, chacune à sa façon./b A tel point qu'on se demande avec raison pourquoi les éditeurs s'entêtent à publier ce roman sous le bandeau "policier."

Un roman à ne réserver, à mon sens, qu'aux inconditionnels de l'auteur. En attendant une traduction directe du japonais. ;o)

Out -Kirnio Natsuo

Auto Traduction : Nakamura Ryôji & René de Ceccatty

Extraits Personnages

Si nous ouvrons ce fil non dans la section "Polars" mais dans celle dédiée à la littérature asiatique, c'est que, un peu comme la Barbara Vine qui se dissimule sous les traits de Ruth Rendell, Kirino Natsuo utilise un argument policier pour dépeindre et critiquer, de façon pertinente et souvent violente, la société japonaise moderne. Elle le fait, notons-le, avec une agressivité plus radicale que l'auteur anglais contemplant sa propre culture. Question - peut-être - de génération, plus sûrement de contexte : contrairement à la Grande-Bretagne, le Japon a connu tout d'abord une modernisation en quelque sorte à marche forcée et, après les horreurs d'Hiroshima et de Nagasaki, une américanisation outrancière qui, certes, a permis de relever le pays mais à quel prix ...

Dans une usine qui prépare des plateaux de sushis, quatre femmes venues d'horizons bien différents ont choisi, pour des raisons purement salariales, de travailler de nuit, c'est-à-dire de minuit à cinq heures du matin, en non-stop ou presque.

Katori Masao, la quarantaine bien affirmée, souffre du repli sur soi-même marqué depuis des années par son époux, souffrance aggravée par le silence dans lequel s'enferme désormais leur fils lorsqu'il vient à les croiser dans l'une ou l'autre pièce de leur petite maison. Jônuchi Kuniko vit pour sa part en concubinage avec un compagnon qui ne tardera pas à la quitter, et sans trop se soucier des dettes de plus en plus élevées qu'elle contracte pour se montrer sans cesse "dans le vent", à la manière occidentale. Azuma Yoshie, la plus âgée du groupe, réputée pour sa cadence au travail, est veuve et doit s'occuper d'une fille impatiente de voler de ses propres ailes mais bien contente de puiser dans la maigre bourse maternelle, et de sa belle-mère grabataire - à la fin du livre, elle se retrouve en outre en charge de son petit-fils, que sa fille aînée, enfuie depuis longtemps, revient sans cérémonie lui déposer chez elle. Enfin, Yamamoto Yayoi, pourtant la plus jolie du lot, connaît de gros problèmes de couple (scènes diverses, violences) auprès d'un époux qui sort de plus en plus et a commencé, sans bien sûr lui en rien dire, à fréquenter les salons de jeux et les bars à hôtesses les plus luxueux de la ville.

Un soir, vers les onze heures, alors qu'elle s'apprête à partir pour son travail, Yayoi, devant son aveu cynique qu'il vient d'épuiser toutes leurs économies, étrangle par surprise son mari. Reprenant ses esprits, elle décide de se confier à Masao, en qui elle voit probablement un substitut maternel, et celle-ci lui promet de l'aider à se débarrasser du cadavre ...

A partir de là commence, pour chacune de ces femmes - puisque, une à une, toutes finiront par être impliquées dans l'affaire - une descente non pas en Enfer mais au plus profond de ce que leur personnalité est capable d'accomplir pour se sortir sans trop de mal de ce que leur impose une société gouvernée par la volonté de ne jamais perdre la face, le désir insatiable de réussite et la tolérance la plus totale envers ce que peuvent s'autoriser les membres du sexe mâle.

Car "Out" est aussi une étude soignée - on pourrait presque écrire "au petit point" - de la condition féminine dans le Japon contemporain. Si l'on veut bien garder à l'esprit que la culture japonaise est, depuis toujours, à vocation patriarcale, on constate ici que la modernisation du pays n'a pas changé grand chose à cet état de fait : pis, elle semble même l'avoir aggravée. L'Homme domine toujours, tout lui est permis mais la femme, elle, doit encore, sous peine d'être cataloguée comme mauvaise épouse, mauvaise mère, etc, etc, ..., endosser toutes les corvées quotidiennes, et ceci sans protester une seule fois. Faute de quoi, elle risque gros, telle Jônuchi, personnage à vrai dire assez peu sympathique qui, à trop vouloir faire la maligne, finit prise à son propre piège.

Un livre épais mais qu'on ne veut lâcher pour rien au monde avant d'en voir la fin, à la traduction soignée, à l'intrigue alerte et épicée d'une sacrée dose d'humour noir, aux personnages riches et complexes. A ce jour, c'est pour nous le meilleur livre de son auteur. Lisez-le : vous nous en direz des nouvelles. ;o)

vendredi, janvier 27 2012

Le Lierre de Yoshino - Tanizaki Jun'ichirô

Yoshino Kuzu Traduction : René de Ceccatty & Ryôji Nakamura

Extraits Personnages

Publié dans cette édition avec "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi", ce second récit tient plus de la nouvelle que du roman. On regrettera que l'auteur n'ait pas jugé bon d'expliquer un tant soit peu son projet dans une préface - contrairement à ce qu'il a fait pour "La Vie Secrète ..." - car "Le Lierre de Yoshino" laissera à plus d'un lecteur occidental l'impression d'un texte inachevé et encombré de longueurs.

Déjà, il faut savoir qu'il est d'usage, dans la littérature japonaise, d'accumuler, dans le plus pur style chinois, les allusions littéraires propres à ravir le lettré. Nous l'avons vu dans "Le Coupeur de Roseaux"comme dans "Le Pont Flottant des Songes", c'est, pour Tanizaki, une véritable habitude et presque un rituel.

Amoureux de son pays et de ses paysages, Tanizaki s'est complu à visiter le Japon en long et en large, s'imprégnant de ses atmosphères, de ses coutumes, de ses accents différents, et s'attachant à rendre tout cela dans ses écrits. La traduction ne permet pas bien entendu de restituer l'accent d'Ôsaka, qui s'oppose à celui de Tôkyô et nous y perdons sans doute beaucoup mais tout vaut mieux que ces approximations curieuses - et qui vieillissent souvent si mal - qu'il nous arrive de rencontrer dans d'autres textes traduits de langues pourtant plus proches de la nôtre que le japonais. Cette autre façon de faire de Tanizaki explique pourquoi ses lecteurs occidentaux se plaignent si souvent de longueurs qui ne visent, en apparence, qu'à dépeindre des paysages et des coutumes.

Sur ces deux points, "Le Lierre de Yoshino" est un exemple parfait de l'art de Tanizaki.

A l'origine du "Lierre de Yoshino", se place l'idée d'un autre roman historique, ayant pour cadre la région de Yoshino, dans la province de Yamato, et, pour thème, les tensions entre la Cour du Nord, sur laquelle régnait l'empereur Go-Kamatsu, et la Cour du Sud, dominée par Go-Kameyama. Ce dernier tenait sa cour dans la région de Yoshino et le pays regorge de souvenirs de cette époque - le XIVème siècle, pour être précis. Tanizaki évoque également, dès le premier chapitre, la figure du Roi Jiten, qui reprit en quelque sorte le flambeau de la Cour du Sud, au XVème siècle. Quoi qu'il en soit, le projet ne fut jamais mené à son terme.

Dans "Le Lierre de Yoshino" en effet, c'est un destin personnel, celui de la famille de Tsumura, ancien condisciple du narrateur à l'Université de Tôkyô, qui va prendre le pas sur l'argument historique. Tsumura, ayant eu vent des recherches effectuées par le narrateur pour son futur ouvrage, l'invite à l'accompagner lors d'une visite qu'il doit faire chez de lointains parents, dans la région de Yoshino. Peu à peu, on apprend que Tsumura a perdu sa mère alors qu'il était très jeune et qu'il a appris, depuis quelques années, qu'elle avait travaillé comme apprentie dans une maison de geisha avant d'être adoptée par une famille honorable. Hanté par le destin de sa mère, Tsumura a décidé de retrouver sa famille et il vient de la découvrir, à Yoshino ...

Comme souvent chez Tanizaki, on retrouve le thème du petit garçon, puis de l'homme, à qui la mort trop précoce d'une mère vite idéalisée n'a pas permis de résoudre le complexe oedipien. Ce n'est pas un hasard si Tsumura finira par épouser une cousine germaine dont les traits rappellent ceux de sa mère. Qu'elle ait été élevée dans un milieu très rural et que lui soit un citadin et un lettré n'y changent rien : le fantasme prime. Tanizaki entremêle son histoire avec celle, bien connue au Japon, d'une mère-renarde dont la mère de Tsumura aimait à chanter les exploits lorsqu'elle jouait du koto - l'un des souvenirs les plus émouvants que son fils a conservé d'elle.

L'ensemble donne l'impression d'un bloc encore mal dégrossi, où l'on distingue les grandes lignes directrices mais qui, inexplicablement, demeure inachevé. Cà et là, quelques traits particulièrement soignés voisinent avec une masse de détails et de notations certes cohérents mais qui brouillent en fait la vision du lecteur. A ne réserver par conséquent qu'aux inconditionnels de Tanizaki. ;o)

La Vie Secrète du Seigneur de Musashi - Tanizaki Jun'ichirô

--Bushûkô Iwa__ Traduction : René de Ceccatty & Ryôji Nakamura

Extraits Personnages

Une bonne part de l'oeuvre de Tanizaki pourrait se lire comme un livre des perversions sexuelles qui viserait parfois à l'encyclopédie. Rien à voir cependant avec Les Cent-Vingt Jours de Sodome" de notre DAF national : c'est que, à la différence deSadeSade|fr], Tanizaki n'a jamais été emprisonné - et pendant des années - seul à seul avec ses fantasmes les plus excessifs, il n'a jamais été contraint de se colleter avec la folie et la frustration auxquelles sa condition d'éternel prisonnier, d'une geôle ou d'un asile, accula l'auteur français. Et puis, bien sûr, les deux hommes venaient d'une culture différente : la chape de plomb de l'idéologie judéo-chrétienne et son contrepied, l'athéisme enragé et blasphématoire, n'ont pesé ni dans un sens, ni dans l'autre, sur la vie et l'oeuvre de l'écrivain japonais.

D'une complexité sinueuse qu'alourdira encore, aux yeux du lecteur occidental, surtout s'il est peu au fait de l'Histoire du Japon, le contexte historique du roman, "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi" met en scène un aristocrate (non pas imaginaire, contrairement à ce qu'affirme la quatrième de couverture de l'édition Gallimard, mais qui, selon la courte préface de Tanizaki, aurait bel et bien existé) du XVIème siècle, contemporain vraisemblable - nulle date n'est indiquée avec précision - de l'époque Shengoku, ou "Ere des Provinces en guerre", qui s'étend du milieu du XVème siècle à la fin du XVIème.

Fils aîné d'un chef de guerre vaincu par le seigneur d'Ojika, le jeune Terukatsu est emmené en otage et mène, dans la château du vainqueur de son père, une vie plutôt confortable. Otage ou non, il reste le fils d'un haut personnage, qui plus est d'un guerrier, et doit être traité en conséquence. Le seigneur Ikkansaï lui donne d'ailleurs la même éducation qu'à son propre fils, Norishige. Et quand le château d'Ojika devient la cible d'une guerre menée par un autre seigneur en révolte, il n'est pas question que l'adolescent soit exposé à la fureur des assaillants. Il reste donc au coeur du palais, dans le dernier bastion, avec les autres otages d'Ojika, essentiellement des femmes et jeunes filles de bonne famille.

C'est à ces femmes que revient la tâche, chaque soir, de laver, peigner et étiqueter les têtes coupées des guerriers ennemis abattus. Ce qui apparaît au premier abord comme une corvée sanguinolente et répugnante s'accomplit en fait avec toute la majesté d'un rituel. Pas question pour ces femmes de maltraiter les têtes qu'on leur confie : maintenant qu'ils sont morts au combat, avant d'être des vaincus ou des trophées, ces objets sans corps sont avant tout des morts, qu'il faut traiter avec tout le respect nécessaire.

Pour distraire le jeune Terukatsu et surtout pour lui donner cet avant-goût du combat qu'on lui interdit si sévèrement, ce qui le frustre beaucoup, l'une des femmes emmène un soir l'enfant avec elle, dans le donjon. Spectacle et atmosphère ont de quoi frapper l'imagination d'un enfant comme celle d'un adulte : la lueur tremblotante des bougies, l'odeur du sang caillé montant dans les vapeurs de l'eau nécessaire à la toilette mortuaire, les effluves de l'huile parfumée et de l'encens utilisés pour oindre les chevelures repeignées et ces femmes, dont certaines sont si jeunes et si belles, en train de manipuler, avec précaution et comme avec tendresse, de leurs doigts blancs et fins, les têtes sans défense des guerriers morts au combat ...

Parmi celles-ci, de temps à autre, émerge ce que l'on nomme une "tête-de-femme", caractérisée par l'ablation du nez  : le guerrier victorieux a coupé le nez du cadavre et l'a conservé par devers lui, un peu comme il l'aurait fait d'un scalp ou d'une paire d'oreilles, pour prouver le nombre d'ennemis abattus.

Tanizaki ne l'énonce pas ainsi mais c'est en voyant la plus jolie des jeunes filles présentes "s'occuper" de l'une de ces têtes au nez coupé que le jeune Terukatsu connaît sa première jouissance physique d'adolescent. A partir de cet instant, il lui deviendra impossible de dissocier la Mort, la passivité et la mutilation de l'excitation physique menant à l'épanouissement sexuel. Cette perversion inquiétante conditionnera sa vie d'adulte, que Tanizaki nous expose dans les deux autres tiers du roman, sur un fond de déchirements historiques absolument passionnant.

Même si "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi" est tenue par certains pour une oeuvre mineure de son auteur, le lecteur y trouve l'une des réflexions les plus fines menées par Tanizaki sur la part d'ombre de la sexualité et sur la déchéance qu'elle est susceptible d'engendrer chez celui qui en souffre. Guerrier courageux, vassal intègre, homme sensible, Terukatsu se transforme en un monstre d'égoïsme et de ruse lorsque le tenaille le besoin de satisfaire son obsession. Ses pulsions font de lui l'initiateur diabolique du drame que vont vivre dans l'ordre chronologique, le seigneur Yakushiji, la fille de celui-ci, dame Kyôki, devenue l'épouse d'Ojika Norishige, c'est-à-dire du fils de celui qu'elle croit être celui qui a profané le cadavre de son père, et enfin Shôsetsu, la toute jeune épouse de Terukatsu.

Quand on parle de la transformation du Seigneur de Musashi en monstre, il n'est évidemment pas question d'une double personnalité dans le style Dr Jekyll et Mr Hyde. Jamais, au grand jamais, Terukatsu ne sera soupçonné - si ce n'est par sa femme, peut-être - d'être autre chose et d'avoir vécu autrement qu'un guerrier et un aristocrate. Cet homme est passé maître dans l'art de l'hypocrisie et de la manipulation, ce qui s'avèrerait tolérable et même bienvenu sur le seul plan politique ou s'il voulait préserver la vie des siens, mais qui devient inacceptable et indigne de son rang et de ses ancêtres dès lors qu'il les emploie à des fins strictement individuelles. Au-delà de l'obsession sado-masochiste de son héros, c'est la trahison d'un certain idéal de fidélité et de rigueur que nous dépeint Tanizaki. Trahison impardonnable mais dont, jusqu'au bout, on ne saura pas ce qu'en pensait le Seigneur de Musashi, ni même s'il en avait conscience.

jeudi, janvier 26 2012

Le Pont Flottant des Songes - Tanizaki Jun'ichirô

Yume no Ukihashi Traduction : Jean-Jacques Tschudin

Extraits Personnages

Ce très court roman de Tanizaki est de ces textes qui donnent envie, après les avoir lus et relus, de se lancer dans des déclarations du style : "Après avoir lu cela, on peut fermer les yeux et mourir." Exagéré certes, outrancier - surtout pour des lecteurs qui escomptent bien, jusque dans l'Au-delà, continuer à s'adonner à leur passion - et pourtant ...

C'est que, avec ce "Pont Flottant des Songes", titre emprunté au cinquante-quatrième et dernier livre du fameux "Dit du Genji", classique japonais composé au XIème siècle par Shikibu Murasaki et tenu, par beaucoup, pour le premier roman psychologique jamais écrit, Tanizaki atteint à la perfection absolue. Perfection des fils de l'intrigue qui se croisent et s'entrecroisent avec une telle habileté que le lecteur en prend conscience bien trop tard, lorsqu'il n'a plus ni le pouvoir, ni la volonté de se dégager de la toile ainsi tissée, perfection de l'ambiguïté qui, à l'exception du médecin et de la parentèle des protagonistes, caractérise les personnages mis en scène, perfection en fin du réalisme de l'histoire qui nous remet en mémoire l'infinie variété de distorsions et de perversions dont est capable la nature humaine.

Sade aurait dégusté, vénéré, applaudi Tanizaki et cependant, les deux écrivains sont à l'opposé l'un de l'autre, en tous cas quant à la forme. Car, pour l'imagination ...

Dans "Le Pont Flottant des Songes", le narrateur, Otokuni Tadasu, qui a perdu sa mère alors qu'il atteignait ses cinq ans, se voit proposer par son père, quelques années plus tard, de retrouver une nouvelle maman. Jusque là, rien que de très ordinaire jusqu'à ce que le père dise à son fils qu'il doit considérer cette nouvelle mère tout à fait comme la première. D'ailleurs, la jeune femme portera le même prénom que la disparue, Chinu. Elle jouera sur le koto ayant appartenu à la morte. Elle prendra même l'enfant avec elle certains soirs, dans son lit, pour qu'il s'endorme en la têtant, ainsi qu'il en avait plus ou moins l'habitude avec sa mère.

Ainsi s'écoulent les années. Tadasu grandit, son père et sa belle-mère avancent en âge mais leur harmonie est parfaite. Le jeune homme n'a jamais oublié celle qui l'avait mis au monde, ce n'était d'ailleurs pas le but recherché, bien au contraire - son père l'en avait prévenu. En fait, on dirait que les deux femmes, la morte et la vivante, ont fusionné. Tout simplement et tout comme le souhaitait le maître de maison, de très loin le personnage le plus ambigu et le plus énigmatique du livre.

Bien entendu, les choses ne vont pas s'en tenir là. Inexorable, de détail infime en petite phrase délicate, de retour sur un paragraphe qui fait hésiter la compréhension en explication claire volontairement donnée, le texte progresse vers une fin que le lecteur, fasciné, hypnotisé comme toujours par la puissance et la complexité du génie de Tanizaki, ne cesse d'entrevoir depuis à peu près le premier tiers du livre et qu'il accepte avec reconnaissance, comblé par cette nouvelle et lumineuse démonstration de la subtilité d'un esprit qui a bien peu d'égaux dans la littérature occidentale.

En conclusion, je vous recommande vivement "Le Pont Flottant des Songes." Lisez-le une première fois, laissez reposer une semaine ou deux, lisez-le une seconde fois. __Vous saurez alors pleinement ce que ressent le narrateur de cet étrange récit qui mêle si habilement les thèmes de l'inceste, du double et de l'ambiguïté sexuelle lorsqu'il confie : " ... plus je réfléchissais au sens caché de tout cela, et moins je comprenais ce qui s'était passé. ..."

Oui : vous saurez.__

Le Coupeur de Roseaux - Tanizaki Jon'ichirô

]Ashakari Traduction : Daniel Struve

Extraits Personnages

Grand maître du récit court, Tanizaki nous donne, avec "Le Coupeur de Roseaux", celui qui pourrait passer sans difficultés comme le modèle de la nouvelle japonaise. Subtilité, art de la suggestion, érotisme, nostalgie de temps qui ne sont plus et enfin fantastique, les thèmes et caractéristiques majeurs de l'art japonais se mêlent ici avec un tel bonheur qu'ils atteignent la perfection.

Attention pourtant : une première lecture en décevra plus d'un, surtout s'ils lisent par hasard et ne sont pas habitués à la littérature nippone. En ce cas, abandonnez le livre, laissez-le en repos et revenez-y au bout d'un ou deux mois ; déchiffrez à nouveau ces phrases qui expriment avec tant d'innocence et suggèrent avec tant de hardiesse et vous verrez alors se déployer devant vous tout l'art de Tanizaki Jun'ichirô.

J'ai lu, ici et là, que certains se plaignaient d'une introduction selon eux trop longue et dans laquelle ils n'avaient discerné qu'une digression sur la géographie du Japon et une suite de remarques terre à terre sur quelques sites, dont celui consacré à la mémoire de l'Empereur Gotoba, mort en exil aux îles Oki, le 28 mars 1239. Quel aveuglement ! Les quarante-cinq premières pages de la nouvelle n'adoptent ce style que pour mieux amener le lecteur à osciller entre la réalité du Japon moderne et les multiples charmes de son passé révolu. Chant des couleurs, bribes de poèmes et de chroniques, vagabondage du narrateur et de la pensée par-delà les siècles et les personnages, tout est là pour nous amener à accepter la chute du récit, à la fois brutale et douce comme l'écho d'un galet tombant dans la Minase.

L'intrigue ressemble à un fil de soie : le narrateur, parti visiter le sanctuaire dédié à l'Empereur Gotoba et à deux de ses successeurs, rencontre, à la nuit tombée, sur le banc de sable où il attend de reprendre le bac pour rentrer chez lui, un homme qu'il prend pour un coupeur de roseaux. Une discussion s'engage et l'inconnu fait le récit des étranges amours de son père avec la belle O-Yû, amours toutes platoniques mais favorisées par O-Shizu, qui était aussi la soeur d'O-Yû...

Tanizaki médite une fois de plus sur un thème qui lui est cher (et qu'il semble avoir lui-même abordé dans sa vie privée), le triangle amoureux à l'érotisme insinuant et malsain, avec des protagonistes tour à tour consentants et révoltés. Beaucoup d'interrogations sont posées en filigrane mais on n'obtient que quelques réponses. L'auteur laisse à l'imagination de son lecteur le soin de découvrir ses propres explications à une situation aussi ambiguë que désespérée - l'éventualité du double-suicide traditionnel entre amants est un temps évoquée.

Tout comme, à la fin de la nouvelle, il nous laisse décider si la chute, digne d'une histoire de fantômes, qu'il nous suggère, nous frustre ou nous comble. Pour moi, je fus comblée et j'espère qu'il en sera de même pour vous.

mercredi, janvier 25 2012

Récit d'Un Fugitif ou La Muraille de Chine - Kaiko Takeshi

Rubôki Traduction : Jacques Lalloz

Extraits

"Rubôki" appartient au genre du roman court - en tous cas, il fut publié comme tel - mais il n'a rien du roman. Ou, en tous les cas, pas grand chose. L'auteur imagine simplement une histoire de la construction de la Grande Muraille de Chine racontée à la première personne par l'un de ceux qui y participèrent. Le narrateur ne se nomme jamais, les villageois, les soldats, puis ses compagnons de misère restent à l'état de silhouettes et le Premier Empereur lui-même, bien que se déplaçant au milieu de multiples courtisans, ce prince Zhao Zheng qui deviendra Qín Shǐ Huángdì et laissera son nom à la Chine, n'apparaît que comme une marionnette fantôme.

Le texte comporte quatre chapitres, les paragraphes y forment des blocs bien serrés et l'Histoire n'est évoquée que pour légitimer la thèse de l'auteur, à savoir que mieux vaut rejoindre les tribus nomades des Xiongnus qui cherchaient à envahir le territoire chinois depuis le troisième siècle avant J. C. , que demeurer chinois. Le narrateur ayant été enlevé à son village par les troupes impériales pour participer, contre son gré, à l'édification de la fameuse muraille, on comprend que le projet se défende. Mais il baigne dans un tel climat de nihilisme que la démonstration y perd finalement plus qu'elle n'y gagne.

Que Qín Shǐ Huángdì, gagné par l'âpre folie du pouvoir, ait été un politique particulièrement implacable et, par voie de conséquence, peu enclin à la pitié, nul ne le contestera. Que tous ses efforts - unification des "Royaumes Combattants", unification de la langue et des caractères de l'écriture, unification des poids et mesures, détermination à protéger le tout nouvel empire de ses ennemis extérieurs - pour créer, à partir du chaos, un pays fort et stable, ne soient imputés qu'à sa seule soif de pouvoir, c'est par contre trafiquer l'Histoire. Bien que le phénomène soit fort à la mode, actuellement et dans certaines coteries, dans notre propre petit hexagone, ce procédé, outre son absence totale d'élégance, est et reste marqué, où qu'on le mette en place, au coin de l'une des formes les plus sournoises du totalitarisme : le totalitarisme intellectuel.

En l'espèce, cela empêche d'apprécier pleinement ce court récit, pourtant riche en détails sur l'époque étudiée. En s'obstinant à privilégier le vide et l'inutilité comme caractéristiques suprêmes de la politique menée par le Premier Empereur, Kaikô Takeshi se rend-il compte que leur ombre recouvre également les souffrances endurées par son héros et ceux qui l'entourent ? Au point, il faut l'admettre, de les faire à leur tour résonner comme des outres creuses. Mais, du coup, il n'y a plus lieu à démonstration et la fuite du narrateur vers les Barbares transformés en sauveurs parce que, semble-t-il, seuls gardiens d'une liberté qui tient en fait beaucoup plus de l'anarchie pure et simple, cette démonstration ne se justifie plus.

Pour tout dire, on sort de cette histoire avec une impression de malaise et sans avoir tout à fait compris, j'en ai peur, non seulement ce que voulait dire l'auteur mais aussi s'il avait conscience du côté assez fumeux de la thèse qu'il cherche ici à défendre.

lundi, juin 7 2010

Rashômon & Autres Contes - Akutagawa Ryûnosuke

Sakuhin-shu Traduction & introduction : Arimasa Mori

La présente édition est une intégrale, contrairement au petit volume Folio qui lui, ne comporte que quatre nouvelles sur les quinze qui composent le manuscrit originel.

Comme toujours dans un recueil de ce type, certains récits parlent au lecteur de façon plus directe que d'autres. En ce qui me concerne, voici mon palmarès par ordre de préférence décroissant : "Le Nez - Le Mouchoir - Chasteté d'Otomi - Les Kappa - Villa Genkaku - Dans le Fourré - Figures Infernales."

Au fil de ses contes, Akutagawa mêle les récits remontant au Japon féodal et les histoires contemporaines. La nouvelle "Les Kappa" est à part car on peut la voir comme une réflexion à la Jonathan Swift émise par l'auteur sur le monde dans lequel il évolue : le narrateur, à la suite d'une chute dans un trou, tombe dans un monde parallèle, celui des Kappa, peuple mi-batracien, mi-humain, chez qui il va résider quelque temps. S'en suit toute une série de digressions des plus intéressantes, mettant en parallèle les valeurs humaines (et spécialement japonaises) et les valeurs kappa. Lorsque notre narrateur retourne dans son monde, on le prend pour un fou et il finit dans un asile d'où il ne désespère pas de s'enfuir pour rejoindre le monde des Kappa qui, désormais, lui manque ...

Finesse et ironie sont les armes favorites d'Akutagawa. Avec elles, il parvient à faire sourire mainte et mainte fois son lecteur alors que, pour peu qu'on analyse la trame des histoires, on s'aperçoit qu'il n'y en a pas une seule qui ne soit tissée de tristesse.

Dans "Figures Infernales", fondée sur le terrible sacrifice consenti par un peintre pour atteindre à la perfection de son art, ou dans "Le Fil d'Araignée", qui met en scène un damné auquel le Bouddha offre une chance qu'il gâche par égoïsme, sans oublier "Ogin", où une famille de Japonais christianisés renonce à "Deus" devant les flammes du bûcher, nous plongeons dans le drame le plus noir, mais avec un élément fantastique que, en dépit du discours de l'Ombre, ne joue pas un rôle si important "Dans le Fourré."

"Chasteté d'Otomi" - en temps de guerre, une jeune femme risque de se faire violer pour préserver la vie d'un chat - "Villa Genkaku" - récit des conséquences de l'adultère d'un mari désormais mourant sur toute une famille - et le superbe "Mouchoir", où l'auteur oppose avec subtilité les coutumes japonaises et les coutumes occidentales, ne seraient pas déplacés dans une anthologie où trôneraient également Tchékhov et Mansfield. Petite touches à peine visibles, demi-teintes, silences qui disent tout, temps suspendu l'espace de quelques secondes primordiales ... : ce sont de vraies merveilles.

Quant au "Nez", où un moine affligé d'un appendice nasal encombrant parvient à se le faire réduire pour regretter ensuite le temps où ce nez le rendait "anormal", c'est, à mon avis, le joyau le plus étincelant de cet écrin serti de nouvelles qu'est "Rashômon." Et même si je ne vous ai pas parlé de celle qui a donné son titre au recueil ni encore de quelques autres, vous auriez bien tort de supposer qu'elles ne valent pas qu'on s'y arrête. Lisez Akutagawa : c'était un conteur de génie. ;o)

dimanche, juin 6 2010

Quatre Soeurs (Bruine de Neige) - Tanizaki Jun'ichirô

Sasame Yuki Traduction : G. Renondeau

Connu également sous le titre "Bruine de Neige" - plus proche du titre original - "Quatre Soeurs", le roman le plus long de Tanizaki, fut interdit dès sa parution en feuilleton par la censure japonaise. Les temps étaient à l'effort de guerre et, plus encore, à la propagande ; toute oeuvre digne de ce nom devait en conséquence rentrer dans le rang et glorifier le sacrifice des patriotes, l'infâmie de l'ennemi, etc, etc ... Questions qui laissaient Tanizaki suprêmement indifférent.

Seuls l'intéressaient les rapports humains, tout particulièrement dans le jeu de l'amour, qu'il s'agît d'un binôme ou d'un triangle, que tout cela fût platonique ou pervers, que cela tournât au drame ou se confinât à la routine maritale. Fidèle à toutes ses autres productions, "Quatre Soeurs" traite donc de l'attitude de l'être humain face à l'amour mais aussi des relations amoureuses revues et corrigées par la société japonaise, surtout lorsque le mariage rentre en jeu.

Les femmes, ici, sont à l'honneur. Sur les quatre soeurs dont fait état le titre, l'auteur s'attache surtout à trois d'entre elles, l'aînée, Tsuruko, demeurant un peu en retrait, d'autant que, au milieu du livre à peu près, elle déménage d'Osaka pour suivre son mari à Tôkyô. Mariée la première, ainsi que le veut l'usage, Tsuruko a cinq enfants et se décharge à peu près de toutes ses responsabilités de soeur aînée sur sa cadette, Satchiko. En effet, ce sont Satchiko et son mari, le patient et aimable Teinosuke, qui se retrouvent à traiter les demandes en mariage concernant Yukiko, la troisième des soeurs Makioka, même si la maison aînée n'a pas pour autant renoncé au rôle décisionnel final qui, en théorie et aux yeux du monde, reste son apanage.

Or, le rituel des demandes en mariage, dans le Japon de l'entre-deux-guerres, n'a rien d'une partie de plaisir. Au vrai, on pourrait parler sans exagération de parcours du combattant, et ceci tant pour les personnes extérieures à la famille qui s'entremettent dans l'affaire, que pour les parents accompagnant la jeune fille aux entrevues avec le prétendant éventuel et qui, par la suite, s'occupent de l'enquête de moralité (indispensable) et, le cas échéant, ont la désagréable tâche de transmettre le refus de la jeune fille ou de ses tuteurs. Le pire se produit bien sûr quand le refus vient du candidat au mariage et de sa famille.

Chez les Makioka, la situation s'avère très délicate : la quatrième soeur, Taeko (également appelée "Koi-san"), aurait pu se marier depuis longtemps, n'était son rang dans la fratrie. Le prétendant, elle l'a depuis ses seize ans mais, bien que les deux jeunes gens aient jadis fugué ensemble, il n'a pas été possible de procéder à leur union puisque Yukiko n'avait pas trouvé chaussure à son pied. Dans la bonne société japonaise, marier la quatrième soeur avant la troisième ne se fait pas. En outre, cela pourrait porter malheur.

Taeko est donc condamnée à ronger son frein tandis que Yukiko, timide, introvertie, ne fait que repousser prétendant après prétendant ...

Le style fluide de Tanizaki, la façon qui est la sienne d'exposer les défauts de ses personnages ainsi que leurs mauvaises actions sans jamais les juger, la tendresse dont il s'est manifestement pris envers ses héroïnes, sa critique subtile de conventions qu'il juge archaïques mais auxquelles il n'est pas sans reconnaître un certain bien-fondé, tout cela fait entrer de plain-pied le lecteur dans une intrigue qui lui fait découvrir un peu mieux les subtilités du caractère et de la culture japonais. Découvrir mais non pas saisir dans toutes leurs nuances. Pour atteindre à ce résultat, la route est encore longue. Mais, avec sa fin "ouverte" - et très nippone - "Quatre Soeurs" constitue l'une des meilleures introductions à ce cheminement. ;o)

mercredi, octobre 22 2008

Le Musée du Silence - Ogawa Yoko

Chinmoku Hakubutsikan Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

C'est probablement le roman le plus long de Yoko Ogawa - et c'est aussi pour cela que je l'ai lu. ;o) Le style en est simple, concis et je suis tentée d'écrire intemporel.Contrairement à ce qu'il se passe d'habitude en effet chez les écrivains japonais, l'intrigue pourrait, à première vue, se situer à peu près n'importe où dans le monde. Seuls, de temps à autre, quelques menus - très menus - détails rappellent que nous nous trouvons au Japon. La communauté monastique des Moines du Silence elle-même ne paraît pas précisément japonaise : aucune référence au taoisme, au bouddhisme ou au zen.

L'histoire, elle aussi, est très simple : une vieille dame obsédée par l'idée de créer un Musée du Silence, contenant des objets dont chacun aura la charge d'évoquer une seule vie, fait venir un muséologue afin qu'il donne corps à son rêve. La Mort la presse, elle le sent à défaut de le dire expressément. L'entourent une jeune fille qu'elle a adoptée et qui la considère comme sa mère, le jardinier et sa femme qui s'occupent du domaine. Au loin, le village d'où est originaire la vieille dame et où elle a dérobé - il n'y a pas d'autre mot - à chaque mort en partance pour le cimetière un objet particulier destiné à l'immortaliser dans le fameux musée.

L'ambiance est recueillie, lourde, glauque, parfois malsaine (tout ce qui a trait aux meurtres de jeunes femmes et à leur assassin sans visage), étouffante, avec des touches de cauchemar ou de fantastique. Avec les personnages et en particulier le muséologue qui, finalement, restera de son plein gré pour diriger le musée à la mort de la vieille dame, le lecteur descend en lui-même, se pose des questions sur le sens de la vie - de sa vie - et, bien sûr, sur notre place de ciron dans ce phénomène inexplicable qui commence ( ? ) à notre naissance et se finit par notre mort ( ? ).

Un auteur intéressant, très subtil mais à déconseiller à toutes celles et tous ceux qui souffrent de dépression ou qui, par nature, voient la vie en noir. Un auteur qu'on peut lire de temps à autre, au compte-goutte.;o)

lundi, mai 12 2008

Du Côté des Saules & des Fleurs - Nogai Kafû

Udekurabe Traduction : Catherine Cadou

Deux-cent-vingt-trois pages de plaisir pur, telle est la définition que je donnerai de ce roman qui, par petites touches précises, relate quelques événements décisifs dans la vie de la geisha Komayo.

Je l'ai pris hier au soir, assez tard, car j'avais des insomnies ... et je ne l'ai plus lâché, enthousiasmée par la tendresse, par l'authenticité et aussi par le talent ébouriffant dont faisait preuve son auteur.

"Du côté des saules & des fleurs" dépeint en effet l'univers du quartier chaud de Tokyô, vu cette fois-ci, non pas exclusivement par l'oeil d'une héroïne geisha (comme nous pouvons le rencontrer dans "Geisha" de l'Occidental Arthur Golden, ou encore dans "Le Miroir des Courtisanes" d'Ariyoshi Sawako) mais aussi par celui des patrons de la maison où elle exerce et par celui de ses clients, bien sûr. Bien mieux, le caractère de ces derniers et leurs motivations sont scrupuleusement analysés par un représentant de leur propre sexe, qui les juge sans les charger mais en toute impartialité.

Autre qualité de ce livre : il rappelle, magnifiquement, à toutes celles et à tous ceux qui, à un moment ou à un autre de leur existence, ont vécu et travaillé dans l'univers des plaisirs, cette excitation qu'il y a par exemple à commencer à travailler quand les autres se claquemurent chez eux pour dormir. Le bruit, les lumières, la gaieté, celle que l'on feint comme celle que l'on ressent réellement, la fatigue, le dégoût, la conscience de sa marginalité, le désir parfois de la troquer contre une vie bien tranquille, et puis à nouveau cette excitation qui monte, qui monte et vous emporte dans un tourbillon qui vous épuise et qui, pourtant, vous place au-dessus de tout, y compris de vous-même, voilà tout ce que Kafû a placé dans son roman.

Certes, l'intrigue se déroule à Tokyô, dans les années vingt (probablement). Mais le génie de l'artiste et son amour pour ce petit monde qu'il connaissait si bien sont tels que, au delà du décor aux portes coulissantes, sous les kimonos de cérémonie et dans les nuages du vin chaud, c'est le demi-monde dans sa réalité universelle qui prend corps sous les yeux du lecteur.

Ajoutez à cela ces descriptions poétiques que seuls savent faire les Japonais - mais Nogai Kafû était vraiment doué pour ça - et une entière franchise sur les "prestations" réclamées aux geishas (et qui incluaient bel et bien la relation sexuelle). Lorsque Komayo doit quitter son amant de coeur pour se rendre aux rendez-vous fixés par un client, puis par un autre, Kafû exprime sa lassitude et son dégoût avec une sensibilité et une justesse toutes féminines. Faut-il qu'il ait été à l'écoute de ses amies geishas et prostituées pour parvenir, lui, un homme, à un tel degré d'empathie ! Et quel talent !

Fabuleux. Nogai Kafû : un auteur à lire. Absolument. ;o)

mercredi, janvier 9 2008

Le Miroir des Courtisanes - Ariyoshi Sawako

Koge Traduction : Corinne Atlan

Bien plus que le milieu des geishas, c'est la relation mère-fille qui est au centre de ce"Miroir des Courtisanes."

Tout d'abord celle qu'entretient Tsuna avec sa fille, Ikuyo puis celle qui lie Ikuyo à sa fille aînée, Tomoko. Ni la grand-mère, ni la petite-fille ne parviendront jamais à saisir la nature réelle d'Ikuyo, qu'elles aiment et haïssent avec autant d'intensité l'une que l'autre mais qui ne semble éprouver envers elles qu'une parfaite indifférence.

Quand s'ouvre le roman, Ikuyo s'apprête à se remarier avec le fils du chef du village. Le scandale couve car, lors des obsèques de son premier mari, le père de la petite Tomoko, elle avait affiché le grand deuil blanc traditionnel, ce qui revenait à proclamer que, en dépit de son jeune âge, jamais elle ne convolerait. Pour les villageois, elle se renie donc mais il est clair qu'elle s'en soucie fort peu.

Ikuyo ne s'intéresse qu'à deux choses : la préservation de sa beauté et les kimonos qui lui permettent de mettre celle-ci en valeur. Elle aime le luxe et le clinquant, prend très vite l'habitude de se faire des bains de peau au saké afin de conserver la fraîcheur de son teint et ne met des enfants au monde que pour mieux les abandonner.

En principe, Tomoko, qui admire sa mère et guette toujours le moindre geste affectif venant d'elle, aurait dû être élevée par sa grand-mère, Tsuna. Mais lorsque, sans en prévenir qui que ce soit, Ikuyo et son nouveau mari quittent le village pour Tôkyô, Tsuna ne résiste pas à la honte : elle tombe malade, perd un peu la tête et décède.

Tomoko se retrouve donc à la charge de son beau-père, Keisuke, homme bon mais faible, qui, pour complaire à Ikuyo, a accepté de prendre un appartement dans le quartier des plaisirs de Tôkyô. Tomoko étant une jolie enfant, on propose vite à sa mère d'en faire une apprentie geisha.

Tout aurait pu se terminer là entre la mère et la fille puisque, dès lors qu'elles intégraient une maison de geishas, les petites Japonaises n'avaient pratiquement plus de rapports avec leurs parents par le sang. Mais le destin va en décider autrement et, jusqu'à la mort accidentelle de sa mère, à la soixantaine, Tomoko ne parviendra jamais à vivre sa vie sans qu'elle n'y interfère d'une façon ou d'une autre, et toujours en mal.

Néanmoins, Tomoko veut s'illusionner. Elle guette, elle espère, elle attend, elle se dit que sa mère vaut bien mieux qu'elle ne veut laisser croire. Ariyoshi Sawako nous fait sentir avec un art consommé la profondeur du vide filial qui habite Tomoko non seulement durant son enfance mais aussi pendant sa vie d'adulte. Ce n'est pas une mère qui a été donnée à Tomoko : c'est une contrefaçon, une espèce de poupée extrêmement belle mais complètement creuse et peu intelligente (la ruse n'est pas intelligence) dont le narcissisme monstrueux l'incite à considérer tout être, y compris ses enfants, non en fonction de ce qu'ils sont mais en fonction de ce qu'ils peuvent lui rapporter.

Donc, un conseil : si vos relations avec votre mère sont chaleureuses et exemplaires, vous pouvez lire sans crainte "Le Miroir aux courtisanes." En revanche, il y a gros à parier que vous n'y verrez qu'un roman de plus, et peut-être moins intéressant qu'un autre, sur le monde des geishas et des courtisanes japonaises.

Si vous avez un problème avec votre mère et que ce problème ne s'est pas arrangé avec l'âge, vous pouvez aussi lire "Le Miroir aux Courtisanes" mais en gardant à l'esprit qu'on aurait aussi bien pu l'appeler : "Le Miroir des Enfants mal-aimés." La lecture que vous en ferez sera prenante, excessive, voire douloureuse mais vous n'en perdrez pas un seul mot, pas un seul sous-entendu, pas une seule émotion. ;o)

samedi, juillet 14 2007

La Course au Mouton Sauvage - Murakami Haruki.

Hitsuji wo meguru bōken Traduction : Patrick de Voos

De "La course au mouton sauvage" , on peut se demander, en raison d'une réflexion de l'Homme en Noir un peu avant l'épilogue, s'il ne serait pas plus exact de l'appeler : "La sauvage course au mouton."

Et c'est un livre pas-sion-nant ! Une petite merveille de récit à la fois insolite et initiatique qui, à partir du début de la "course", flirte carrément avec le fantastique. Mais un fantastique diffus, fidèle à une certaine tradition japonaise, un fantastique poétique et doux, avec des pointes de cruauté mélancolique.

Tout bien sûr débute de façon banale avec un narrateur de 36 ans qui vient de divorcer et qui traîne à Tôkyô une existence de publicitaire aisé mais désabusé. On peut croire longtemps à une histoire d'amour un peu semblable à celle de "La Ballade ..." jusqu'au moment où notre narrateur se voit convoqué par l'Homme en Noir, mi-conseiller politique, mi-yakusa, dévoué secrétaire du Maître, ponte moribond de l'Extrême-droite japonaise.

Avant de prendre son envol vers les hautes sphères du pouvoir, à la fin des années 30, le Maître n'était qu'un jeune homme tout à fait banal. Mais, à partir de l'an 1937, il s'est mué en un leader incontesté et incontestable. Pourquoi ? La réponse est toute simple : parce qu'un mouton - pas n'importe quel mouton, bien sûr - s'est emparé de son esprit. Mais le corps du Maître étant arrivé sur la fin, le mouton-parasite vient de le quitter, en quête d'un nouvel hôte. Et ce que l'Homme en Noir exige du narrateur - pour certaines raisons que je vous laisse découvrir - c'est qu'il déniche ce fameux mouton - et éventuellement le nouveau corps qu'il a choisi.

Comme le fait lui-même remarquer le narrateur lors de son entretien avec l'Homme en Noir, l'histoire est complètement absurde et pourtant, quelque chose fait qu'on la sent authentique ...

Autant parce qu'on lui force la main que parce qu'il est lui-même taraudé par la curiosité, notre héros accepte donc la "mission" dont on veut à tous prix le charger. Et il part en quête, accompagné par sa girl friend, une jeune femme aux oreilles d'une beauté délicate qui, en parallèle de ses activités de correctrice pour une obscure maison d'édition et pour une agence de mannequins spécialisée dans les photos ... d'oreilles, travaille aussi comme escort-girl.

En sortiront-ils indemmes ? Physiquement, oui. Moralement, c'est autre chose.

Quoi qu'il en soit, à l'image d'une bonbonnière japonaise dont on se demande en vain pourquoi on n'accepterait sous aucun prétexte de se séparer d'elle, ce livre a quelque chose d'exquis et même d'envoûtant. Aux antipodes de "La Ballade ..." (qui m'avait laissée un peu sur ma faim ...), il laisse présager chez son auteur une grande faculté de renouvellement, qualité à mon avis trop rare dans le roman actuel. N'hésitez donc pas à vous faire votre propre idée sur la question : lisez "La Course au mouton sauvage" ! ;o)

vendredi, juillet 13 2007

La Ballade de l'Impossible - Murakami Haruki.

Noruwei no mori Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

J'ai peiné, je l'avoue, pour terminer ce roman étrange et un peu flottant qu'est "La Ballade de l'Impossible."

Pourquoi "flottant" ? Non en raison d'imprécisions dans l'intrigue ou dans le style, bien au contraire. Mais parce que j'ai eu l'impression, en le lisant, de flotter quelque part, au Japon bien sûr, mais surtout dans la sensibilité quasi féminine d'un homme. C'est aussi une sorte de roman initiatique amoureux.

A l'issue d'un voyage en avion où il a entendu diffuser "Norvegian Woods", des Beatles, son héros, Watanabe, âgé de trente-sept ans à l'ouverture du roman, entreprend de revenir sur ses années universitaires, de 1968 à 1970. Ce faisant, il va évoquer le suicide (inexpliqué) de son meilleur ami, Kizuki ; la liaison très particulière qui va l'unir avec Naoko, l'ex-petite amie de Kizuki ; sa rencontre enfin avec Midori, la seule femme je crois de cette histoire qui ne soit pas hantée par l'idée de la Mort et du suicide - ou plutôt qui les aborde comme ils devraient l'être : comme une simple continuation de la vie.

On parle souvent du nombre de suicides au Japon et le livre est littéralement habité par ce phénomène - avec la folie, inexplicable et génétique, en toile de fond.

C'est le premier Murakami que je lis et je trouve cet auteur très particulier. Tout d'abord en raison de sa finesse d'analyse. Puis en raison de son rythme, un rythme lent, rêveur, poétique, qui prend son temps, à dix mille lieues du roman habituel. Je sors de cette "Ballade" comme si je sortais d'un paysage japonais moyen-âgeux revu et corrigé par le réalisateur de "Ring." Je précise cependant qu'il n'y a pas de fantastique à proprement parler dans ce roman même si l'adolescente de 13 ans qui séduit le personnage de Reiko m'a évoqué l'héroïne maléfique de ce film d'horreur.

On aime ou on n'aime pas. Personnellement, malgré tout, j'ai aimé et je suis assez curieuse de connaître de relire cet auteur qui n'est cependant pas à recommander aux amateurs de romans d'action et chez qui l'on retrouve ce goût pour l'introspection que manifestèrent avant lui Yukio Mishima et Ishiguro. ;o)

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