Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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mercredi, novembre 14 2012

Lumière d'Août - William Faulkner

Light in August Traduction et préface : Maurice-Edgar Coindreau

ISBN : 9782070366217

Extraits Personnages

Une symphonie. Ou un fleuve. C'est à cela que l'on songe lorsque l'on arrive à la dernière page de "Lumière d'Août." On peut même dire que l'idée vous en vient dès que s'ouvre le coeur du livre : l'histoire de Christmas. Une symphonie au phrasé parfait, un fleuve au cours parfait : Faulkner maîtrise ici son art et oui, tout y est dans un équilibre parfait.

"Lumière d'Août" pourtant n'est pas un roman dont on vous parlera volontiers - à moins d'avoir affaire à un aficionado de Faulkner. Les grands et déstabilisants romans du début, comme "Le Bruit & la Fureur" ou encore "Sanctuaire", ont l'habitude de rafler la mise, avec leur parfum de scandale et cette espèce de chaos verbal et temporel que l'auteur s'est amusé à y semer. Avec une écriture dont la seule étrangeté réside dans le parler local utilisé pour les dialogues, et la ligne pure des trois mouvements de l'intrigue se succédant sans aucune de ces tricheries temporelles affectionnées par l'écrivain américain, "Lumière d'Août" a pratiquement tout ce qu'il faut pour être considéré comme le roman le plus classique de Faulkner, en tous cas dans sa forme. Parce que, pour les thèmes ...

Le passé du Sud, les fantômes de ces soldats gris et or qui foncent à toute allure sans se soucier beaucoup - à l'exception de généraux comme Johnston et Lee - de stratégie pratique, cet univers vaincu qui refuse de disparaître de la mémoire collective - ce thème majeur, l'un des premiers à pointer son nez dans les premières pages de "Sartoris", le Livre-Père, est ici confié aux bons soins du révérend Gail Hightower afin qu'il le défende, si nécessaire jusqu'à la mort. Et c'est ce que fera ce personnage étrange, mourant d'une attaque, les yeux ouverts sur une charge de cavaliers où il croit se voir, lui, bien vivant mais sous les traits de son grand-père. Le drame du révérend - celui qui conduit d'ailleurs à son bannissement de l'Eglise dans laquelle il fut ordonné - c'est son obsession pour la Guerre civile et sa certitude de ne faire qu'un avec le grand-père esclavagiste qui la vécut. Ce protestant bon teint préserve en lui un petit coin bien caché pour le principe de la réincarnation - pour sa réincarnation. Etait-il fou dès le début ? L'est-il devenu ? Ou ne ferait-il pas preuve, au contraire, d'une grande lucidité ?Quel est le but exact de cette quête qui lui fait sacrifier ses études, sa foi, son église, sa femme et sa vie d'homme à une espèce de mirage ? Le lecteur n'obtiendra pas la réponse mais c'est pour Faulkner une nouvelle manière de tenter d'exorciser la malédiction du Sud.

Ce que l'on peut désigner comme le "mouvement" Hightower se mêle étroitement au "mouvement" Lena Grove, sur lequel s'ouvre le roman. Lena est une jeune femme originaire de l'Alabama, qui a pris la route de Jefferson et donc du Mississippi afin de rejoindre un certain Lucas Burch, beau parleur qui lui a fait un enfant mais dont elle ne doute pas qu'il soit parti à la ville pour y trouver du travail et préparer leur avenir commun. Simple, gentille pas aussi naïve qu'on serait en droit de se l'imaginer, Lena est un personnage lumineux, apaisant, qui, une fois n'est pas coutume dans l'univers faulknerien, verra le Destin lui sourire.

A Jefferson en effet, où elle arrive un samedi après-midi, elle se rend droit à la scierie du coin, persuadée d'y trouver Lucas. En lieu et place, il n'y a que Byron Bunch, ouvrier modèle, l'un des rares Blancs à visiter encore Hightower, brave garçon paisible au coeur généreux qui, en la voyant, succombe au coup de foudre (le premier et le seul de son existence) et ne va plus la quitter. Mais quand il lui décrit les autres employés de la scierie - comme c'est samedi, il est seul à travailler - Lena comprend que son fameux Lucas y a travaillé sous un nom d'emprunt, celui de Joe Brown. Il faut en parler au passé car, depuis plusieurs mois, Burch-Brown s'est associé à un autre ancien employé de la scierie, un certain Joe Christmas. Les deux hommes vendraient de l'alcool trafiqué.

Et c'est ainsi que, après quelques notes timides mais entêtantes au tout début du livre, éclate dans toute sa puissance le "mouvement" central de "Lumière d'Août", celui consacré à Joe Christmas, homme que son teint basané et ses cheveux noirs font passer pour un étranger de souche italienne ou mexicaine mais qui sait, lui - ou croit savoir et il faut noter que le doute reste entier jusqu'à la fin du livre - qu'il a du sang noir dans les veines. Faulkner nous détaille l'essentiel de son existence d'orphelin songeur, adopté par une famille de paysans strictement religieux (son père adoptif est le puritain-type, qui voit une Jézabel dans chaque femme et ne parle de sexe qu'avec mépris et dégoût), puis vagabond qui choisit la marginalité parce qu'il est convaincu que "la goutte de trop" qu'il a dans les veines le condamne à ce genre de vie. Arrivé à Jefferson, Christmas y devient l'amant de la seule héritière de la famille Burden, vit avec elle une liaison passionnée et chaotique et finit par lui trancher la gorge avant de mettre le feu à la maison. Il s'enfuit alors et échappe quelque temps aux autorités jusqu'au moment où il choisit de se laisser capturer. Par une manoeuvre habile de Faulkner, et plutôt difficile à réaliser sans tomber dans l'incroyable ou le mélodramatique, son arrestation va lui permettre de retrouver ses grands-parents et de connaître les circonstances de sa naissance et de son abandon. Sous le choc, il parvient à s'échapper et tombe dans la même journée, les armes à la main, sous les balles d'un milicien de la garde locale qui le castre.

Le livre entier est porté par trois forces primaires que nous donnons ici dans un ordre qui n'est peut-être pas le bon - à chacun de choisir celui qu'il voudra : le sentiment religieux et l'éternel clivage sudiste du Blanc et du Noir, ce dernier se confondant cependant parfois avec la question religieuse puisque cette goutte de sang à la fois fatale et problématique, seule responsable du gâchis absolu que sont la vie et la mort de Christmas, est similaire à la malédiction biblique ancestrale subie, pour d'autres raisons, par Adam et Eve.

Il va de soi que Faulkner ne saurait présenter ces forces de manière simpliste. Ainsi, le sexe, la troisième de ces forces et une véritable jouissance pour Joanna Burden à une certaine époque de sa liaison avec Christmas, reste ambigu pour beaucoup de personnages. Christmas lui-même, avec l'éducation qu'il a reçue, méprise totalement les femmes et certains des affrontements qu'il a, enfant et adolescent, avec son père adoptif, ne sont pas sans révéler chez ce dernier une tendance à l'homosexualité qui réapparaît, effleurée plus qu'affirmée, dans les rapports de Christmas adulte avec celui qui le dénoncera, "Joe Brown" (on admirera l'ironie du nom usurpé), alias Lucas Burch. Mais le sentiment religieux est sans doute celui qui s'en tire le plus mal dans l'affaire puisque Faulkner démontre qu'il sert trop souvent de masque et de justification à l'asservissement de l'espèce féminine et, de façon générale, à celui des minorités.__

Que dire encore sur cette "Lumière d'Août" ? Peut-être que Joanna Burden est la petite-fille ou l'arrière-petite-fille de l'un des deux Nordistes que le colonel Sartoris abattit lors de la Reconstruction. Surtout, que ce roman de Faulkner est l'un de ses meilleurs livres, qu'il faut se garder de mépriser au prétexte qu'il n'a pas bénéficié de la même publicité que ses aînés. Et plus encore que sa lecture conforte dans la certitude qu'on gagne beaucoup à lire l'oeuvre de l'écrivain américain dans son ordre de parution.

dimanche, septembre 2 2012

Le Chanteur de Gospel - Harry Crews (USA)

The Gospel Singer Traduction : Nicolas Richard

ISBN : 9782070389902

Extraits Personnages

Un roman noir dansant avec grâce sur le fil d'un funambule, telle pourrait être la définition parfaite de ce roman lancinant dont l'action se situe dans le Sud des Etats-Unis et traite essentiellement deux thèmes : la ferveur religieuse si particulière - et disons-le si dérangeante à plus d'un titre - propre à tant d'Américains et le phénomène, inexpiable aux yeux de trop de gens, de la différence. Ce sont ces deux thèmes qui créent le troisième : le meurtre d'une jeune fille blanche, poignardée soixante-et-une fois par un Noir qui ne se souvient pas de la raison qui l'a poussé au crime.

Bien que publié en tant que polar et/ou roman noir, "Le Chanteur de Gospel" pourrait à bon droit avoir son fil dans notre rubrique "Littérature made in USA." Sans avoir la puissance et les subtiles ramifications du "Sanctuaire" de Faulkner, il le rappelle tout comme, par moments, il fait songer non sans malaise à l'univers baroque et sinistre des "pauv' Blancs" de Caldwell. Et puis, au-delà la traduction, on perçoit un style travaillé, alliant la réflexion la plus aiguë et le vocabulaire qui va en général avec, au langage infiniment plus fruste et brut de décoffrage de personnages qui, dans l'ensemble, ont dû quitter l'école à la fin du primaire. Le découpage enfin ne compte aucun temps mort. Sachant que ce roman constitue le premier de son auteur, c'est du bel art.__

Nous sommes en Géorgie, à Enigma, une agglomération des plus modestes qui tient plus du hameau que de la ville mais dont les habitants ne seraient vraiment pas satisfaits si on le leur faisait remarquer. Au moment où s'ouvre le roman, un drame vient d'assombrir ces cieux pourtant d'habitude si paisibles qu'on en vient à détester leur immuable placidité : Mary Bell Carter, à peine âgée de vingt ans, a été assassinée de soixante-et-un coups de pic-à-glace par un prédicateur noir de la région, Willallee Bookatee, lequel l'aurait aussi violée. Forcément : un Noir ne tue une Blanche que pour la violer. Pour les gens d'Enigma, c'est l'évidence même.

Mais avant de procéder à l'inhumation et maintenant que l'assassin a été traîné en prison, tout Enigma attend la venue de l'Enfant prodigue du pays : le Chanteur de Gospel. Surtout que le Chanteur de Gospel, il l'aimait bien, Mary Bell. On pensait même que ces deux-là se marieraient. Alors, il est normal qu'on attende le retour du Chanteur de Gospel afin qu'il puisse chanter une dernière fois pour Mary Bell. Comme, de toutes façons, un grand revival est prévu dans le même temps à la sortie de la ville, on sait que le Chanteur de Gospel viendra.

De fait, il arrive.

Et plus rien ne sera plus jamais pareil, ni pour Enigma, ni pour le Chanteur de Gospel.

Comment dire la fascination - le mot n'est pas trop fort - que j'ai éprouvée à lire ce roman d'une noirceur irrécupérable ? Crews/b nous dépeint un héros qui, bdepuis l'enfance, se sent différent non seulement des membres de sa famille mais aussi de tous ceux qui l'ont vu grandir, à Enigma. Certes, il aime les premiers et il appelle toujours les seconds par leur prénom. Mais beau, blond, avec une voix offerte par Dieu et une intelligence correcte, le Chanteur de Gospel n'a qu'un rêve : quitter Enigma pour toujours, sans jamais avoir besoin d'y revenir. Et pourtant, les sentiments - très ambigus - qu'il porte à Mary Bell l'ont toujours contraint à revenir. En apprenant sa mort, il se sent enfin libéré. Mais ayant commis l'erreur de rendre visite à Willalee, qui fut l'un des copains de son enfance, il prend conscience que, même s'il ne l'a pas commis directement, il est le seul responsable du meurtre. Alors, il veut fuir mais pas sans sauver la peau de Willalee. Or, enlever leur proie aux amateurs de lynchage, surtout en plein état sudiste, relève de la folie suicidaire. Le Chanteur de Gospel finit par renoncer. Mais son Destin - Dieu pour certains - ne l'entend pas ainsi ...

Autour de l'axe central, une stupéfiante galerie de portraits : le shérif obèse qui ne tente que pour la forme de s'opposer au lynchage, le croque-morts qui réclame au Chanteur de Gospel la faveur d'autoriser sa petite fille de trois ans, aveugle, à lui toucher le visage afin de le "voir", la mère de la défunte, son bonnet noir et ses pleureuses, l'incroyable famille du Chanteur de Gospel - ne ratez ni son frère, Mirst, ni sa soeur, Avel]: avec eux, comique garanti mais comique complètement frappadingue et qui laisse un goût d'amertume - Didymus, son imprésario, persuadé que sa propre mère siège à la droite du Seigneur et que lui-même est venu sur terre pour sauver l'âme du Chanteur de Gospel, Pied, le directeur de la foire aux freaks qui suit comme une ombre avide l'itinéraire du Chanteur de Gospel, et bien sûr, monstrueuse, épouvantable, dénuée du moindre atome d'empathie, ne pensant qu'à satisfaire ses besoins de vampire, la Foule se pressant, s'étouffant, s'étalant, se gonflant, se propulsant, pour assister au revival - comme à tout spectacle supplémentaire tel un bon vieux lynchage.__

Fascinant je le répète, émouvant, authentique et noir, résolument noir parce que noir rime avec sans espoir, "Le Chanteur de Gospel" est un grand livre. Vérifiez donc par vous-même.

vendredi, août 10 2012

Sartoris - William Faulkner

Sartoris Traduction : R. N. Raimbault & H. Delgove

ISBN : 9782070369201

Extraits Personnages

Sartoris ... Nom de grandeur, nom de folie, nom de l'une de ces grandes familles de l'aristocratie sudiste si chères à Faulkner parce que, jusque dans leur dégénérescence, leurs membres refusent de s'incliner devant le vainqueur yankee. Pour eux, le Sud, avec ses toddies que l'on déguste sur les vérandas en regardant le soleil se coucher, ses immenses champs de cotonniers blanchis par la saison, ses Noirs d'abord esclaves, puis domestiques, mais toujours liés aux familles blanches par des chaînes dont le Yankee primaire ne comprendra jamais l'étonnante et sulfureuse complexité, le Sud avec tous ses rêves et ses fantasmes, tous les siens et tous ceux que l'on projette sur son Histoire - ce Sud-là n'a jamais capitulé et il convient de continuer à le célébrer.

Car même s'il ne fait pas l'impasse sur les défauts et les excès du système dans lequel il naquit - voyez par exemple "Absalon ! Absalon !" - c'est bien à une célébration que nous invite le grand romancier américain. Une célébration amère, nostalgique, et pourtant fière, fière de tous ses Sudistes, depuis les rescapés de la bonne société de jadis que sont les Sartoris ou les Compson jusqu'aux "pauv' blancs" de "Tandis Que J'Agonise" ou encore la famille Snope en passant par les Noirs, domestiques, ouvriers, silhouettes à peine entrevues et pourtant si vivantes. Tous, il les dessine, les peint, les habille, fait naître en eux vertus et défauts, espoirs et désirs, tristesses et échecs. Et puis il les lâche dans ses pages, les laisse s'y pavaner, s'y déchirer, s'y tuer afin qu'ils l'aident à rendre au Sud l'un des hommages les plus grandioses qu'ait jamais connus la littérature américaine.

"Sartoris" - parfois publié sous le titre "Etendards dans la Poussière" - est le premier vrai roman de Faulkner sur le Sud et l'on peut y voir le point de départ de la saga qui aura pour décor le comté de Yoknapatawpha. L'action se situe à la fin de la Grande guerre, quand le jeune Bayard Sartoris, qui a vu son frère John, pilote de chasse comme lui, mourir au combat, revient dans la grande maison familiale. Le caractère déjà difficile de Bayard ne s'est guère arrangé, d'autant que, n'ayant pu rattraper son frère, qui venait de sauter de son appareil en flammes, dans son propre avion, il se sent coupable de sa mort.

A partir de là, on peut dire que, sauf durant le bref intermède de sa passion pour Narcissa Benbow, qu'il finit par épouser, Bayard le Violent, Bayard le Casse-cou, Bayard le Hanté va tout faire pour mourir avant l'heure.

Son entourage le regarde faire sans pouvoir lui imposer de frein. Miss Jenny, son arrière-arrière-grand-tante, l'une de ces femmes du Sud au dos plus rigide qu'un cierge et au tempérament d'acier, vous le dira - mais peut-être pas en ces termes : chez les Sartoris, les mâles ont tous un grain. Depuis le Grand Ancêtre, le colonel John Sartoris, qui combattit vaillamment les Nordistes et fut assassiné pendant la Reconstruction, après avoir lui-même froidement abattu deux politicards yankees qui voulaient faire élire des Noirs, c'est à qui, parmi ses descendants, sera le premier à mourir de mort violente et inattendue.

Peut-être est-ce pour cette raison que Miss Jenny, grande, sèche, tourmentée mais aimante, veille sur le vieux Bayard (le grand-père de notre Bayard suicidaire) comme une poule sur le dernier de ses poussins. Avec un peu de chance, celui-là finira dans son lit.

Mais c'est sous-évaluer l'adversaire, ce Destin omniprésent dans l'oeuvre de Faulkner ...

Par delà la traduction, le style est riche, d'une poésie colorée et puissante qui nous fait voir, humer, sentir, entendre le Sud de Faulkner au début des années vingt. Comme l'a chanté quelqu'un, le temps y dure longtemps ; les après-midis au soleil s'y étirent indéfiniment ; dans le jardin, Miss Jenny se chamaille avec Isom, le jeune jardinier noir, puis, aussi vexés l'un que l'autre, chacun part de son côté, un outil à la main, et n'en fait qu'à sa tête ; dans l'office, Elnora, la mère d'Isom, prépare le repas et chantonne ; Simon, le majordome et cocher, grand-père d'Isom, attelle les chevaux pour aller chercher le vieux Bayard à sa banque ; et la petite voiture de Miss Benbow se profile à l'horizon, venant de la ville aux rues poussiéreuses et endormies ; là-bas, le vieux docteur Loosh Peabody, qui demanda jadis la main de Miss Jenny, attend paisiblement ses clients en lisant et relisant des romans de quatre sous, allongé sur son canapé ; son confrère et néanmoins ami, le jeune Dr Alford, fait des projets de mariage dont Miss Benbow est le centre ; comme elle est le centre des fantasmes de Snope, l'employé de banque, qui lui envoie des lettres anonymes qu'elle s'en vient régulièrement montrer à Miss Jenny ; et puis, il y a encore le vieux Falls, qui a connu l'époque de la Sécession et qui, tous les mois, se rend dans le bureau du vieux Bayard, à la banque, pour y évoquer le bon vieux temps, un bon vieux temps que Faulkner brosse avec panache et mélancolie dans un long récit d'ouverture qui ressuscite Jeb Stuart, la plume au chapeau, fonçant avec ses troupes, tel un diable gris et or, au beau milieu d'un camp de nordistes au repos et y faisant prisonnier, avec une si exquise courtoisie, un major ennemi confondu par tant de politesse ...

Et malgré tout cela, il y en a pour prétendre que, dans "Sartoris", il ne se passe rien. J'espère bien que vous lirez ce livre à votre tour et que vous vous joindrez à moi pour affirmer que celui qui affirme pareille chose ou n'a pas bien lu, ou ne sait carrément pas lire.

mercredi, juillet 18 2012

Les Marécages - Joe R. Lansdale (USA)

The Bottoms Traduction : Bernard Blanc

Extraits Personnages

Roman amer et nostalgique, axé sur deux des thèmes favoris de l'auteur, le temps qui file et la jeunesse qui ne reviendra jamais plus, "Les Marécages" débute au ralenti, dans la maison de retraite où le narrateur de l'histoire, Harry, vit les dernières années qui le séparent de la Faucheuse. N'ayant plus que cela à faire et y puisant ses joies ultimes, le vieil homme se remémore le passé et avant tout sa jeunesse dans le Texas des années trente, où la ségrégation raciale régnait comme si la Guerre de Sécession n'avait jamais eu lieu et où la vie s'écoulait avec cette lenteur étrangement sereine dont le monde moderne a fini par avoir la peau.

En ce temps-là, les bois étaient plus touffus, les animaux plus féroces, les chasseurs plus rares et les "viandards", carrément des exceptions. En ce temps-là, l'herbe était plus verte, l'eau bien plus pure, les brumes des marécages bien plus glauques et l'Homme-Chèvre y courait depuis des lustres sans que personne n'eût réussi à l'approcher. En ce temps-là, les parents gardaient souvent leurs enfants à la ferme pour les faire travailler à leurs côtés et l'instituteur, résigné, faisait contre mauvaise fortune bon coeur. En ce temps-là, c'était un autre monde. Tout simplement.

A cette époque, Jacob, le père de Harry, gère sa petite ferme tout en exploitant l'unique salon de coiffure de la ville. Avec sa femme et leurs deux enfants - Harry et Thomasina, dite Tom - cet homme paisible, qui n'a pas eu la chance de suivre un bon parcours scolaire mais n'a pas pour autant renoncé à penser par soi-même, est aussi heureux qu'on peut l'être. Sauf lorsque ses obligations de constable - la petite ville n'a pas encore de sherif - le contraint à enquêter sur un meurtre.

Soyons franc : c'est, Dieu merci, assez rare. Tout d'abord et même si Jacob la regarde d'un sale oeil, la Tradition veut qu'on laisse la communauté noire régler seule les morts illégales qui endeuillent ses membres. Si un Blanc s'en prend à un Noir, même topo : on n'a rien vu, on n'a rien entendu, on n'a rien à dire - et d'ailleurs, on n'était même pas là, monsieur le constable. En ce qui concerne maintenant les accrochages musclés entre Blancs, comme le constable ne perd pas une seconde à se demander s'il doit intervenir, il est clair qu'ils finissent rarement par un crime de sang. Enfin, quand un Noir s'attaque à un Blanc - ou si on le soupçonne seulement de l'avoir fait - la loi de Lynch s'applique sans discuter : quand la Loi - la vraie - arrive à son tour, c'est trop tard.

Beaucoup trouvent ces règles non seulement très simples mais en outre excellentes. Pas le père de Harry et l'on comprend que, dans un tel contexte, il ne soit pas précisément satisfait lorsque ses propres enfants découvrent, dans les terres marécageuses jouxtant la forêt, le cadavre d'une femme. Quelqu'un l'a attachée avec du fil de fer barbelé et en plus, c'est manifestement une Noire.

Evidemment, Jacob peut fermer les yeux et se contenter de faire inhumer la malheureuse. Mais voilà, le bonhomme a une conscience et c'est heureux car, si tel n'était pas le cas, nous passerions à côté d'un polar qui se double d'une critique virulente du racisme primaire. Y sont également stigmatisés les excès auxquels l'habitude des Blancs de sexe masculin de faire des enfants d'abord à leurs esclaves, puis à leurs domestiques noires a amené la société sudiste dans son ensemble, une société aux racines aussi inextricablement mêlées que celles de ces arbres qui poussent non loin des marais - une société dans laquelle le drame peut naître d'une toute petite révélation, faite aujourd'hui par hasard, par haine ou par simple bêtise, au détour de plusieurs lustres d'ignorance.

Les personnages, Blancs, Noirs, métissés, ont de la profondeur à l'exception, sans doute, des père et fils Nation ou encore de Doc Stephenson. Si je vous dis que leur intellect brille par sa ressemblance avec une petite bille de crasse malsaine et que, de surcroît, leur coeur se situe encore plus bas sur l'échelle de l'humanité, vous conviendrez que l'auteur ne pouvait pas grand chose pour eux. Le pire est sans doute que de tels personnages existent - mais c'est ainsi.

L'intrigue ... Le trait de génie de Lansdale est peut-être de nous la faire découvrir par les yeux du gamin qu'était alors Harry, avec ses naïvetés, ses révoltes et son solide bon sens. D'un autre côté, ce choix d'un jeune garçon qui, vu son âge et son statut social - sans oublier les idées de son père - peut côtoyer avec plus de facilité le milieu des Noirs, est tout à fait logique.

L'intrigue, disais-je. Eh ! bien, un tueur en série. Qui s'en prend aux femmes. Aux Noires et à des prostituées pour commencer, puis à une métisse et enfin, il fallait s'y attendre, à une Blanche. Selon la règle numéro une du genre, dans la vie de tous les jours, il est comme vous ou moi - il est même sacrément sympathique, si vous voulez mon avis. En d'autres termes, l'intrigue tient le coup.

Pour beaucoup, "Les Marécages" constitue le chef-d'oeuvre de Joe Lansdale. Je dirai, pour ma part, que c'est l'un d'entre eux. Et qu'il y en a d'autres. De quoi réjouir n'importe quel lecteur.

mercredi, juillet 4 2012

Les Feuilles Mortes - Thomas H. Cook (USA)

Red Leaves Traduction : Laetitia Devaux

Extraits Personnages

Les interrogations sur le passé, le passé qui vient détruire le présent et bloquer à jamais les perspectives d'avenir, la perte du petit monde stable et heureux que l'on croyait s'être bâti à jamais, tels sont les thèmes principaux de ce polar qui, à mon sens, sans être désagréable à lire, reste inférieur aux "Leçons du Mal."

Vous connaissez la chanson : un homme sympathique, en général professeur ou commerçant dans une petite ville provinciale mais de toutes façons membre de la bonne société du lieu, se voit projeté, avec sa famille, dans l'ouragan d'un meurtre dont on le suspecte, lui ou l'un de ses proches. A partir de là, l'auteur a en général deux options : ou bien les soupçons pèsent sur la bonne personne, à qui l'on donnerait pourtant le Bon Dieu sans confession, ou bien l'on se trouve en face d'une poignante erreur judiciaire. Parfois, la personne suspectée se contente d'être complice mais, que sa complicité soit le fait de mauvais instincts péniblement refoulés, ou que l'assassin l'ait contrainte à l'aider, cela suffit à la déconsidérer aux yeux de tous. L'homme sympathique ne résiste ni à la honte, ni au chagrin, sa famille implose et un exil loin de la petite ville tranquille est à prévoir en tant que fin inéluctable et programmée.

A quelques petits détails près, c'est ce qu'il se passe dans la famille Moore où je vous donne le père (Eric, qui tient un magasin de photographies d'art et d'encadrement plutôt prospère), la mère (Meredith, professeur de littérature anglaise au lycée du coin, une femme de tête), le fils unique (Keith, un ado grognon, renfermé, qui n'aurait aucun ami et encore moins d'amiEs), l'oncle (Warren, une espèce de "nounours" qu'une enfance difficile auprès d'un père qui l'humiliait sans cesse, a privé de toute confiance en lui et a rendu alcoolique) et le grand-père (le Grand Humiliateur, un sale type dont on est bien content d'apprendre qu'il n'a les moyens de s'offrir qu'une minable maison de retraite où, d'ailleurs, il doit empoisonner avec délectation la vie de tous, personnes âgées aussi bien que membres du personnel).

En ombres chinoises parce que depuis longtemps réunies au cimetière : la grand-mère (la mère d'Eric et de Warren et la malheureuse épouse de l'Abominable Retraité, qui a choisi de se suicider il y a déjà pas mal d'années parce qu'elle n'en pouvait vraiment plus) et la tante qui n'a jamais pu le devenir (Jenny, la soeur d'Eric et de Warren, décédée vers ses dix ans d'une tumeur au cerveau, la "petite fille adorable" qui reste à jamais dans le coeur de ses frères et tout spécialement dans celui de Warren).

Côté personnages secondaires, le confident de Keith (Delmot Price, fleuriste de son état, chez qui l'ado a un jour cherché à dérober la caisse), quelques collègues de Meredith au lycée, le psychologue de l'établissement (Stuart Rodenderry), l'avocat de la famille Moore (Leo) et le duo bon-flic, méchant-flic (Peak & Kraus__ ou vice versa).

Dans le rôle des parents éplorés, Vince et Kate Giordano. Dans celui de la victime, leur petite Amy - huit ans - elle aussi une "petite fille adorable."

Cook est trop bon conteur pour ne pas avoir cherché à mettre en valeur tout ce potentiel - et peut-être aurait-il fait mieux si le récit avait été plus long. Il n'y a rien à redire au suspense : la tension monte, monte ... et même si l'on sait que ça va mal se terminer, on s'intéresse tout de même à la manière dont ça va se passer. Malheureusement, côté personnages, ça pêche un peu : il y a trop d'incohérences, trop de zones floues aussi.

Par exemple, on n'acquiert jamais vraiment la preuve que Meredith trompe son mari. On la soupçonne, comme le fait Eric. Mais ce pourrait être un effet d'une sorte de "paranoïa du lecteur", devenu solidaire du personnage principal. La "réconciliation" entre Eric et son fils vient aussi de manière beaucoup trop abrupte, un peu comme si l'auteur la plaçait là uniquement pour lui permettre d'amener la solution de l'énigme - et de terminer son roman. Enfin, désagréablement plus visible à moins que j'ai loupé quelque chose au détour d'un paragraphe, que devient la fameuse voiture qui aurait accompagné Keith à la maison, la fameuse nuit durant laquelle Amy a disparu ?

Mais évidemment, un auteur ne peut écrire de chef-d'oeuvre chaque fois qu'il prend sa plume ou son clavier. (Sauf s'il s'appelle Marc Lévy, Guillaume Musso ou encore BHL. ) Thomas H. Cook se contentant, en toute humilité, d'être un sacré raconteur d'histoires noires et mélancoliques, il est donc tout excusé et on lira tout de même avec plaisir ces "Feuilles Mortes" couleur de sang.

lundi, juillet 2 2012

Les Leçons du Mal - Thomas H. Cook (USA)

Master of the Delta Traduction : Philippe Loubat-Delranc

Extraits Personnages

Le polar a aussi ses conteurs. On évoquera bien sûr James Ellroy, capable de récits classiques tel "Un Tueur Sur La Route" aussi bien que d'oeuvres plus spécifiquement "ellroyesques" comme l'admirable "Grand Nulle Part", et Ed McBain, plus direct, plus cinématographique dans sa conception du roman et certainement l'un des meilleurs dialoguistes qui soit. Il y a aussi, dans un style bien à lui, Jo Lansdale dans ses meilleures performances comme "Les Marécages" ou "Du Sang Dans La Sciure" - nous y reviendrons.

Comme Lansdale, Thomas H. Cook vient du sud des Etats-Unis et par delà la traduction, on sent bien, chez lui, l'influence de ce poète graphomane de génie que fut Thomas C. Wolfe. Mais Cook sait les barrières que lui impose le polar et il les respecte. Mieux : il s'en sert. Ce mélange d'un style qu'on peut, sans exagération, qualifier de raffiné avec la violence inhérente à toute intrigue de polar, aboutit à un résultat pour le moins étonnant et, dans ce cas précis, éblouissant. D'autant que l'auteur nous a préparé une "chute" qu'on ne voit pas arriver avant qu'elle ne nous dégringole sur la nuque. C'est du grand art.__

Le décor et l'intrigue se mettent lentement en place - on prend son temps, dans les Etats du Sud. Les personnages sont extrêmement fouillés et complexes. Souvent, le lecteur se dit : "Ah ! ça y est, je vois où l'auteur nous mène !" Et tout aussi souvent, il finit par se retrouver en train de patauger dans la mauvaise direction. Le principe du retour en arrière est, lui aussi, utilisé avec une subtilité extrême. Bref, à moins d'être un fanatique du gore, des personnages creux et du premier degré (mais si, il y en a qui adorent ! ) on ne peut que succomber à l'atmosphère de ce roman profondément noir qui se fonde sur l'une des règles que la vie nous apprend souvent trop tard : à savoir que certains jouent leur destin avec des dés pipés et qu'il n'y a malheureusement personne pour les mettre en garde.

Un excellent roman, vraiment - un roman qui vous donne envie de découvrir d'autres oeuvres de son auteur - et aussi un roman qui confirme une fois encore, s'il le fallait, que le polar est un genre à part entière de la littérature.

jeudi, juin 21 2012

Mots de Tête - Robert Olen Butler

Severance Traduction : Isabelle Reinharez

Extraits Personnages

Avec ses cent-trente-quatre pages, "Mots de Tête" appartient à la catégorie des exercices de style. L'auteur s'est interrogé sur les dernières pensées qui pouvaient s'agiter dans une tête brutalement séparée de son corps, que cette séparation (Cf. le titre anglais) soit accidentelle ou volontaire.

Les décapités illustres ne manquent pas : Cicéron, exécuté sur l'ordre de Marc-Antoine, Messaline, épouse trop libertine de l'Empereur Claude, Jean-Baptiste, prophète bien connu pour, entre autres, s'être nourri exclusivement de miel et de sauterelles, Ann Boleyn, seconde épouse d'Henry VIII Tudor et sa cousine, Catherine Howard, qui en fut la cinquième et avant-dernière, Marie Stuart, reine d'Ecosse et, très brièvement, de France, Louis XVI, roi de France qui ne savait pas faire couler le sang du peuple, et son épouse Marie-Antoinette qui, si elle ne vécut pas toujours de cette manière, sut en tous les cas mourir en reine, Robespierre, l'un des rares hommes politiques de notre planète célèbre pour son incorruptibilité (d'où son surnom), André Chénier, poète de son état mais aussi Lacenaire et Landru, le poète-assassin et le séducteur à la barbe fleurie, l'écrivain japonais Mishima Yukio, qui pratiqua le seppuku, suicide dont le second acte, si l'on peut dire, réside en une décapitation dans les formes et Robert Olen Butler lui-même, probablement décapité par un éditeur en furie dans un avenir qu'il préfère ne pas trop préciser , voici quelques uns de ceux que vous croiserez dans ce petit livre à l'ultime instant de leurs pensées. Dans un louable souci démocratique, l'auteur y a ajouté plusieurs parfaits inconnus, une poule et même des créatures mythiques comme la Gorgone.

Bien que très sanguinolent quant à son thème, l'ouvrage se laisse lire, d'autant qu'il n'est pas dépourvu d'humour. Un petit moment agréable, mais rien de plus même si Olen Butler a, c'est visible, beaucoup et sérieusement réfléchi aux idées qu'il allait prêter à ses personnages.

lundi, avril 2 2012

Palimpseste - Gore Vidal

Palimpsest, a memoir Traduction : Lydia Lakel

Autant les "Mémoires" de Tennessee Williams m'avaient déçue, autant le "Palimpseste" de Gore Vidal m'a agréablement surprise en me révélant un personnage beaucoup moins narcissique et obsédé par le sexe qu'on pouvait s'y attendre et aussi un homme d'une grande culture.

Comme rien n'est parfait en ce monde, ces mémoires présentent également quelques côtés agaçants : le ton parfois un peu trop hautain du personnage, grand bourgeois né dans une famille fortunée et qui n'a, par conséquent, jamais connu beaucoup de problèmes majeurs, et bien sûr la superficialité qui réapparaît en lui quand il évoque certaines de ses relations mondaines.

Mais ce qui sauve Gore Vidal, c'est d'abord son intelligence qui lui fait percevoir tout le ridicule de l'affaire au moment même où il sombre dans l'orgueil mal placé, et ensuite son sens de l'humour, un humour cruel et noir qui permet à son lecteur de relativiser certains de ses propos.

L'homme est aussi fascinant quand il analyse l'Histoire des Etats-Unis, critiquant sans complaisance leur impérialisme et arrivant non sans tristesse à la conclusion que, depuis l'arrivée au pouvoir de Lyndon B. Johnson, le divorce est complet entre l'élite politicienne et le peuple américain.

Contrairement à ce que l'on pourrait croire - la réputation de Vidal ayant beaucoup pâti dans notre pays de l'admiration que l'on porte à Mailer et à Capote - "Palimpseste" n'est pas un règlement de comptes mondain ou littéraire. C'est un livre passionnant, un peu brouillon aux entournures, avec de beaux portraits pleins d'affection (notamment celui de Tennessee Williams, que Vidal surnomme "L'Oiseau Magnifique"), de petites caricatures finement méchantes (celle de Truman Capote vient en première ligne) et surtout un amour et un respect de la culture universelle qui suffiraient, à eux seuls, à pardonner à son auteur quelques morceaux çà et là moins réussis. ;o)