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Tag - Saint-Simon

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dimanche, avril 15 2012

Mémoires - Tome V - Saint-Simon

Extraits Personnages

Le moins que l'on puisse dire, et ceci qu'on ait ou pas apprécié l'homme et le monarque, c'est que la disparition de Louis XIV laisse un vide ou plutôt un gouffre dans le XVIIIème siècle commençant. Le terme était encore inconnu à l'époque mais il y a indubitablement quelque chose de stressant dans cette béance pourtant prévue de longue date. Bien qu'il salue avec espoir la venue au pouvoir du duc d'Orléans, on sent Saint-Simon lui-même ébranlé par cette vacance : après tout, on sait toujours plus ou moins ce que l'on perd mais on ignore le plus souvent ce qui va le remplacer ...

Le tome V de ces "Mémoires", toujours passionnant mais peut-être un peu trop hermétique pour ceux qui n'ont de l'Histoire qu'une vision superficielle, se partage entre deux phénomènes qui vont marquer la France et l'Europe :

1) l'arrivée au pouvoir de Philippe d'Orléans, neveu du défunt monarque, plus communément désigné par l'Histoire sous le nom du Régent,

2) et les complexes intrigues tissées par le cardinal Alberoni, premier ministre du roi d'Espagne, pour obtenir le chapeau de cardinal.

Le premier phénomène passe par la nécessité de "casser" le testament laissé par Louis XIV. Dans ce testament, rappelons-le, sous la pression pour l'essentiel de l'aîné de ses fils bâtards et sous celle de Mme de Maintenon, le monarque disparu léguait pour ainsi dire tous les pouvoirs au duc du Maine. La chose, connue sous le manteau, avait inspiré scandale et effroi à la noblesse fidèle et légitimiste pour laquelle - et avec raison - l'exercice du pouvoir durant la minorité du jeune roi Louis XV (âgé seulement de cinq ans à la mort de son arrière-arrière-grand-père) ne pouvait être confié qu'au premier des princes du sang, à savoir le duc d'Orléans, neveu de Louis XIV. De l'autre côté, la coterie de Sceaux, résidence attitrée du duc du Maine et de son épouse, laquelle appartenait à la maison des Bourbon-Condé, bien décidée à voir si, d'aventure, on ne pouvait pas récupérer peu à peu la couronne au bénéfice du bâtard favori de Louis XIV. Après tout, les Guise-Lorraine avaient déjà tenté l'aventure au temps des guerres de religion ...

Le second nous est exposé en long et en large par Saint-Simon, grandement aidé, il ne nous le cache pas, par les divers dossiers et papiers que Torcy, ancien ministre de Louis XIV chargé notamment des Affaires étrangères et de la surintendance des Postes, lui avait confiés Le flot est énorme, fourmille de détails et d'anecdotes et nous brosse surtout un extraordinaire portrait de la situation politique européenne de l'époque. Si Giulio Alberoni, humble fils d'un jardinier toscan devenu maître incontesté de l'Espagne de Philippe V, et le pape qui se résolut, à l'usure, à le faire cardinal, Benoît XIII, tiennent la vedette dans cette vaste tragi-comédie politique, l'Electeur de Hanovre et roi d'Angleterre Georges Ier, acharné à concocter une alliance avec la France tout en se conciliant les bonnes grâces de l'Empereur - Charles VI de Habsbourg - lequel, en refusant le testament de Charles II d'Espagne, qui léguait la couronne au duc d'Anjou, petit-fils de Louis XIV, avait justement déclenché face à cette puissance la fameuse guerre dite "de Succession d'Espagne", y joue avec brio et une sournoiserie sans égale le rôle du troisième larron. A l'arrière-plan, rôde et tempête la silhouette de Pierre le Grand, si désireux lui aussi de s'allier avec la France mais dont l'abbé Dubois, lui aussi dans l'espoir d'accéder au cardinalat, et un Régent trop influençable mépriseront les appels du pied.

En résumé, pour tous ceux que passionnent l'Histoire et tout particulièrement cette période transitoire mais essentielle pour l'équilibre des forces en Europe à la naissance du XVIIIème siècle, ce tome V des "Mémoires" du duc de Saint-Simon est un régal. Clair et précis ou fiévreux et emporté, le style incomparable du mémorialiste emporte son lecteur dans un tourbillon bouillonnant où se confondent grandeurs des uns et mesquineries des autres. On est surpris, charmé, amusé, révolté, on prend parti, on vibre, on piétine de rage aux faussetés de certains, on applaudit à l'habileté des autres - et on a parfois l'impression d'être au coeur d'une prestigieuse production cinématographique pour une fois en prise directe sur l'Histoire plutôt que dans un livre. J'ignore si Saint-Simon aurait apprécié cette conclusion mais, à mes yeux, c'est un compliment. ;o)

samedi, avril 14 2012

Mémoires - Tome IV - Saint-Simon

Extraits Personnages

Avec la duchesse de Bourgogne, cette jeune princesse de Savoie élevée à la cour de France depuis son adolescence, s'en est allée toute la joie de vivre de Louis XIV. Selon Saint-Simon, la duchesse de Bourgogne, devenue Dauphine par la mort de son beau-père, Monseigneur, fut la seule personne que le Roi aimât jamais vraiment. On devine donc aisément que ce tome quatre des "Mémoires" de Louis de Rouvroy a tout - ou presque - d'une symphonie funèbre.

Deux morts marquent ce récit. La première, bien qu'elle soit celle d'un petit-fils de France, le duc de Berry, frère cadet du défunt duc de Bourgogne et oncle du futur Louis XV, est modeste, humble, à la ressemblance du sentiment d'infériorité que ce prince, comme ses frères et comme tant d'autres, membres ou non de la famille royale, ressentait envers Louis XIV. Victime d'une sorte d'hémorragie interne à la suite d'un accident de chasse non signalé - il avait violemment heurté le pommeau de sa selle mais n'en avait rien dit - le jeune duc de Berry s'efface doucement, ne regrettant rien, pas même cette épouse si chérie, puis si haïe, à laquelle il refusera de pardonner à ses derniers instants, Marie-Louise Elisabeth d'Orléans,sa cousine et fille du futur Régent.

Les rumeurs d'empoisonnement rodent encore. Pour le plus grand bénéfice du duc du Maine et Mme de Maintenon, qui voient décliner le Roi et cherchent par tous les moyens à préserver leur avenir.

La chose est connue - même si Gonzague Truc, partisan acharné de la seconde épouse de Louis XIV, cherche dans ses notes à y "noyer le poisson" en soulignant la partialité de Saint-Simon - Mme de Maintenon usa de tout son crédit auprès du Roi pour que fût rédigé le fameux testament (et son codicille) qui donnait, à la mort du vieux monarque, tous les pouvoirs au duc du Maine et à sa coterie. Ce testament, Louis XIV, visiblement lassé par les pressions exercées, se résolut à l'écrire mais le fit sans plaisir comme sans illusions. Lui qui avait vu "casser" le testament de son propre père savait bien que ses prétendues dernières volontés ne seraient pas mieux respectées.

La question est de savoir s'il a souhaité qu'elles le fussent ou si, malgré tout, dans un sursaut d'amour pour la monarchie qu'il incarnait, il espérait bien au fond de lui qu'il n'en serait rien.

Sur ce point, Saint-Simon hésite à se prononcer. Il nous présente le monarque proche de la Mort alternant entre ces deux volontés contradictoires et demeurant, jusqu'au bout, une énigme. Le portrait final qu'il dresse de Louis XIV sur son lit de mort est d'ailleurs l'un des plus beaux et des plus impressionnants qu'il ait jamais écrits. Mieux que jamais, on perçoit ici combien Louis XIV l'a fasciné, combien il a admiré sa grandeur et détesté ses petitesses.

Autre caractéristique de ce quatrième tome : le développement de la pensée politique du mémorialiste ainsi que l'aveu des illusions qu'il entretenait sur le Régent, personnage somme toute aussi secret dans son genre que l'avait été son oncle.

Mémoires - Tome III - Saint-Simon

Extraits Personnages

Voici l'un des volumes les plus intéressants, l'un de ceux aussi qui se lisent véritablement comme un roman. Dans la foule de détails et d'anecdotes rapportés par le mémorialiste, on distingue ici deux thèmes essentiels :

1) le rapprochement de Saint-Simon avec la duchesse d'Orléans, pourtant bâtarde de Louis XIV, par l'intérêt qu'il porte à son mari et au "destin" de celui-ci. Partant, la part prise par lui au mariage de la fille du couple avec le duc de Berry - mariage que tous ceux qui y auront prêté la main finiront par regretter ;

2) et enfin la cascade de décès familiaux qui assombrit les dernières années du règne : Monseigneur, le Grand Dauphin, tout d'abord, fils aîné de Louis XIV, puis le nouveau Dauphin et sa femme, anciens duc et duchesse de Bourgogne, et enfin le fils aîné de ceux-ci, le duc de Bretagne.

La vision politique à long terme de Saint-Simon prend son essor dans ce troisième tome. Au début cependant, c'est semble-t-il par pur amitié et aussi, une fois de plus, par sens de ce qui est dû au premier prince du sang qu'il se rapproche de lui. La vie que menait le futur Régent, vie de scandales et de petites danseuses à Paris et au Palais-Royal, ne convenait pas à Saint-Simon, lequel, de son propre aveu, n'allait jamais le voir lorsqu'il se trouvait à la capitale. Mais, peu à peu, devant les cabales montées contre le duc d'Orléans - brimé dans son commandement d'Espagne par exemple - et aussi contre son cousin, le jeune duc de Bourgogne, bref, contre "le sang légitime", le mémorialiste se sent animé du désir de tout remettre en ordre.

Bien qu'elle n'ignorât pas les sentiments voués par le petit duc aux bâtards, fussent-ils royaux, et à la bâtardise en général, la duchesse d'Orléans paraît avoir éprouvé envers lui beaucoup d'estime et de considération. Il faut dire que Saint-Simon se bat pour détourner le Régent de sa maîtresse de l'époque, Mme d'Argenton, et pour le rapprocher de son épouse. Il va se battre aussi pour favoriser le mariage de la fille aînée des Orléans avec le duc de Berry, frère cadet du Dauphin présomptif. Mme de Saint-Simon y gagnera, bien malgré elle, une place de dame d'honneur de la nouvelle princesse dont elle se serait bien passée ...

Mais le morceau de bravoure de ce volume s'ouvre au dernier tiers, lorsque débute la véritable hécatombe au sein de la famille royale. On rappellera que Louis XIV connut l'un des règnes les plus longs - cinquante-six ans - et que son excellente santé lui permit donc de voir à ses côtés non seulement son fils, dit le Grand Dauphin ou Monseigneur, mais aussi le fils aîné de ce dernier, le duc de Bourgogne, et enfin les fils du duc de Bourgogne, le duc de Bretagne et le duc d'Anjou. En quelques mois, et même en quelques semaines pour les derniers cités, cette belle et si prometteuse ordonnance va se dissoudre en fumée et il ne restera au monarque le plus orgueilleux d'Europe et peut-être du siècle qu'un seul arrière-petit-fils - le duc d'Anjou, futur Louis XV - sauvé des médecins autant que de la rougeole par sa gouvernante, la duchesse de Ventadour.

Saint-Simon écrit avec flamme, avec émotion, dressant quelques uns des plus beaux portraits de son oeuvre avec, notamment, celui du duc de Bourgogne, enlevé trop tôt aux espoirs que fondaient sur lui ceux qui, comme Saint-Simon et ses amis et mentors, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, attendaient avec impatience le renouveau de la monarchie. Il est aussi le seul - à ma connaissance - à évoquer l'hypothèse de l'empoisonnement de la duchesse de Bourgogne. (Entendons-nous, les contemporains, menés par le duc du Maine et ses proches, accusèrent Philippe d'Orléans d'avoir fait assassiner ceux qui "gênaient" son accession au trône. Mais le comportement ultérieur du Régent prouve qu'il ne tenait guère à régner et ces racontars haineux tombent d'eux-mêmes : il semble que Louis XIV lui-même n'y crut guère bien qu'il fût sous le choc légitime de cette suite de morts qui le touchait de si près.) Dans ses notes, Gonzague Truc parle, quant à lui, de la culpabilité éventuelle de la duchesse de Berry - mais il n'y a pas là plus de preuves que dans le cas de la culpabilité supposée du Régent.

Le lecteur se fera donc son idée personnelle. Une chose demeure certaine : le décès de la duchesse de Bourgogne demeure marqué au coin de l'étrange. Le duc de Noailles - que Saint-Simon eut plus tard de bonnes raisons de haïr - y trempa-t-il ? Le saura-t-on jamais ? En tous cas, ce tome 3 des "Mémoires" de Saint-Simon est merveilleusement passionnant et ne saurait que charmer les amateurs d'Histoire et de mémoires.

mercredi, avril 4 2012

Mémoires - Tome II - Saint-Simon

Extraits Personnages

Nul n'ignore la haine prodigieuse que le duc de Saint-Simon vouait à la bâtardise. D'une naissance dénuée de toute tache, cet aristocrate était bien trop intelligent pour ne pas avoir compris que les mésalliances, légitimées par le mariage ou non, entre la bourgeoisie et la noblesse ne pouvaient que saper une société élitiste telle que l'avait voulue la féodalité.

Hélas ! à l'époque de Saint-Simon, la féodalité est remisée dans les oubliettes de la mémoire collective de son milieu. Les nobles servent encore à l'armée mais s'ils peuvent jouir d'une charge ou deux qui ne nécessitent aucun effort de leur part, ils ne font pas d'embarras et l'acceptent des mains de ce Roi qui les veut tous serrés autour de lui, telles des fourmis dociles réunies autour de leur reine. A moins qu'ils ne l'achètent après en avoir revendu une autre, qui ne leur convient plus. Le plus souvent d'ailleurs, il faut bien le dire, la puissance financière est aux mains de la bourgeoisie et celle-ci achète des titres à ses enfants en les mariant à tel héritier désargenté mais avide de pouvoir mener grande vie. Quant à la bâtardise pure, elle ne s'est jamais aussi bien portée, pas même sous Henri IV.

Des enfants qu'il a eus de Melle de La Vallière, Louis XIV a conservé une fille et, de ceux que lui a donnés Mme de Montespan, il lui reste deux garçons et trois filles. Tous et toutes, sans exception, ont épousé des princes et princesses du sang. Tout ceci par la volonté royale : quel père, quelle mère oserait se rebeller contre le désir du Roi de devenir le beau-père de sa fille ou de son fils ? Madame, Elisabeth-Charlotte d'Orléans, princesse Palatine peut-être. Mais Monsieur, lui, n'aura pas ce courage et le duc de Chartres, leur fils, finira par devenir, pour son malheur, le gendre ultime de Sa Majesté qui est aussi, rappelons-le au passage, son oncle.

Les "bâtardeaux" royaux, comme il les appelait, Saint-Simon les a haïs même si, comme tout le monde en ce pays-ci, il a bien été obligé de s'incliner devant eux, ne fût-ce que par politesse. Il est vrai qu'ils étaient si près du trône qu'il eût été suicidaire de se comporter autrement. Par un effet de contre-poids, le mémorialiste semble, dans ce deuxième tome, passer toute sa rage et sa frustration sur un autre bâtard de sang royal, Louis-Joseph, duc de Vendôme, parfois appelé, en raison de ses réelles qualités militaires, "le Grand Vendôme", et qui, par son père, est le petit-fils de César, premier duc de Vendôme, bâtard légitimé du roi Henri IV et de Gabrielle d'Estrées. César de Vendôme ayant été officiellement reconnu par son père en 1595, son petit-fils représente, aux yeux de Saint-Simon, la continuation d'une coutume que, à vrai dire, peu de rois de France ont suivie avec autant d'éclat et de constance que Henri IV et Louis XIV, à savoir la légitimation de leurs enfants bâtards.

Si le procédé est issu d'une louable intention d'équité, les excès auxquels vont le porter, en une sorte de sombre et délirante apothéose, la volonté d'acier d'un Louis XIV et son faible avoué - encouragé notamment par Mme de Maintenon - envers le duc du Maine ne tarderont pas à révéler le gouffre qu'il peut ouvrir en cas, entre autres, de minorité de l'héritier légitime du trône. Fin politique et même politique d'une étonnante acuité - certaines des pages qu'il consacre aux analyses sur ce thème auraient pu être écrites par un moderne - Saint-Simon est obsédé par ce danger qu'il estime aussi périlleux pour l'Etat et la monarchie que l'abus de complaisance envers la bourgeoisie.

Par ricochet, le duc de Vendôme, en dépit, répétons-le, de qualités qu'on ne peut lui contester même si Saint-Simon, de son côté, goûte une véritable jouissance à les lui dénier, prend ici une superbe volée de bois-vert qui, au-delà de l'individu, vise la Bâtardise et sa légitimation dans leur ensemble. Ce tome, qui reprend l'une des périodes les plus noires du règne de Louis XIV, celle durant laquelle l'Empereur et les pays d'Europe s'unissaient contre lui après l'acceptation de la couronne d'Espagne au bénéfice de son petit-fils, le duc d'Anjou, devenu Philippe V d'Espagne par la volonté du testament de Charles II, est, on peut le dire, littéralement hanté par la silhouette énorme, hautaine, mal embouchée du duc de Vendôme, à qui l'auteur, par la magie de son écriture, confère des allures d'Ogre prêt à déchirer à belles dents, au milieu, faut-il le préciser, des autres bâtards, ses frères et cousins, une monarchie française considérablement affaiblie à l'extérieur et sclérosée, proche de la putréfaction, à l'intérieur.

Et l'Histoire continue à avancer, à petits ou à grands pas, vers ce mois de septembre 1715 qui verra Louis XIV faire ses adieux à son public de Versailles - et au monde. Mais cela n'aura lieu qu'à la fin du quatrième tome des "Mémoires" et, comme on dit , "cela est une autre histoire ..."

A bientôt pour la suite et n'oubliez pas : LISEZ Saint-Simon !

Mémoires - Tome I - Saint-Simon

Texte établi et annoté par Gonzague Truc

Extraits Personnages

L'édition de La Pléiade sur laquelle nous nous sommes appuyés comporte sept tomes d'épaisseur inégale et couvrant a période historique allant de la dernière décennie du XVIIème siècle jusqu'en 1723, date à laquelle, avec la mort de Philippe d'Orléans, le Régent, Saint-Simon décide de se retirer en ses terres.

Le premier tome évoque une décennie toute entière, de 1691, année où Saint-Simon prend son premier commandement dans l'armée, sous le maréchal d'Humières, jusqu'en 1701 qui vit, selon le mémorialiste, finir "tout le bonheur du Roy." L'ensemble comporte pas mal de scènes militaires mais c'est la vie à Versailles, avec les intermèdes de Marly et de Fontainebleau, qui tient la vedette. En un cortège incroyable de vie, Saint-Simon ressuscite ce qu'il connaît du Grand Siècle, à savoir les années Maintenon, dont Louis XIV demeure toujours le centre. Mais ce n'est plus le Louis XIV fringant des grandes amours avec Melle de La Vallière, puis avec Mme de Montespan : le monarque n'a pas seulement mûri, l'homme aussi a vieilli - et pas en bien.

Très vite, le lecteur prend conscience des sentiments ambivalents que porte à ce roi si absolument royal un Saint-Simon qui l'admire pour son faste, son panache, son amour du grand et du beau mais ne peut en même temps lui pardonner d'avoir introduit la bourgeoisie aux conseils en "faisant" un Colbert et un Louvois et encore moins d'avoir tout fait pour placer ses enfants bâtards au-dessus, ou à tout le moins au même niveau, que les Princes du sang. Ce premier volume s'ouvre d'ailleurs pratiquement sur le mariage de Melle de Nantes, la dernière des filles que Louis XIV avait eues de Mme de Montespan, avec le duc de Chartres, fils de Monsieur, le duc d'Orléans, frère du roi, et d'Elizabeth-Charlotte, princesse palatine.

A partir de cet épisode, Saint-Simon prend son envol - et son style avec lui. Car ce premier tome, c'est aussi une prise de contact avec une manière d'écrire qui fait voisiner, avec une superbe indifférence, un langage archaïque, encore fixé au milieu du siècle, et un art proprement extraordinaire et des plus modernes de restituer des scènes d'un point de vue non pas historique (Saint-Simon me pardonne ! ) mais indéniablement subjectif et littéraire.

Avec une humilité qui lui était plus habituelle qu'on ne le croit, Saint-Simon avouait lui-même "ne pas savoir écrire." Il est vrai que, si l'orthographe chez lui est relativement respectée, tout ce qui est accord, des verbes, des adjectifs, des pronoms, etc ..., se présente dans une débandade aussi somptueuse que fantaisiste. Pour résumer le style de son illustre prédécesseur, Chateaubriand dira : "Il écrivait à la diable pour la postérité." Et le lecteur ne peut qu'acquiescer tant l'image rend bien cette impression que l'on a très tôt d'être emporté en croupe par un Saint-Simon lancé au grand galop parmi les phrases qui n'en finissent plus de tourbillonner et les images saisissantes que l'on prend en pleine figure comme on prendrait des rafales de grand vent frais.

Saint-Simon ne savait peut-être pas écrire mais une chose est certaine : il aimait écrire et cet amour lui donne du génie. Il est d'ailleurs l'un des rares mémorialistes au monde qu'on lit aussi pour son style.

Comment rappeler tous les moments forts, tous les portraits incroyables que contient ce premier tome ? Vous en trouverez l'essentiel dans notre rubrique : "Ce Pays-Ci ou A La Découverte de Saint-Simon." Signalons cependant quelques passages qui peuvent interloquer, voire ennuyer le lecteur moderne : tous concernent soit les complexités de la généalogie, soit les distinctions du protocole, comme par exemple, presque à la fin du volume, l'explication en long et en large des différents degrés de grandesse en Espagne. A part cela, Saint-Simon reste un auteur incontournable, à lire absolument, au même titre qu'un Balzac ou un Proust, pour ne citer que ces deux grands noms de notre littérature.