Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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dimanche, janvier 13 2013

Les Tambours de la Pluie ( II ) - Ismaïl Kadare (Albanie)

N'allez pas croire pour autant que Kadare nous donne ici un roman revanchard ou d'un claironnant chauvinisme. Bien au contraire : son coup de génie est de nous présenter tous les protagonistes, Turcs et Albanais, du plus humble fantassin au pacha en personne, sous leur aspect avant tout humain. Ils sont capables de fanfaronner, de pavoiser, de triompher mais aussi de souffrir, de réfléchir à la condition de l'Autre au-delà de la leur et de s'interroger enfin, pour les plus intelligents, sur la vanité de toute chose en ce monde. Les seules exceptions - ce qui n'étonnera personne - appartiennent à la race des politiques et des religieux. Kadare voue d'ailleurs à ces derniers une haine bien particulière et dépeint leur fanatisme inexorable, intemporel, comme une force aveugle et infiniment malveillante, susceptible de jeter n'importe quelle troupe dans le plus sanglant et le plus sot des massacres pour la seule gloire supposée de Dieu.

Cette haine s'explique en partie par le fait que les Turcs ne se contentèrent pas de chercher à islamiser l'Albanie. Ils firent bien pire : ils cherchèrent, en l'interdisant, à éradiquer la langue du pays. Non tant par mépris de l'albanais et par vénération de leur propre dialecte mais parce que l'albanais était, avec le latin, la langue du clergé local, évidemment chrétien. Cette tentative d'assassinat linguistique est probablement la plus grave erreur commise par la Sublime Porte dans son traitement des terres et des populations albanaises.

N'oublions pas de mentionner les quelques femmes de ce livre : on ne voit pour ainsi dire pas les Albanaises assiégées, sauf lorsqu'elles viennent sur les remparts de la citadelle assister au spectacle du cheval assoiffé que les Turcs font tourner et tourner dans l'espoir qu'il parviendra à dénicher les canalisations cachées qui alimentent en au la forteresse ; les concubines que le pacha a emmenées avec lui sont au pire des objets, au mieux des ventres ; quant aux malheureuses prisonnières ramenées d'une razzia par les soldats turcs, elles ne survivront pas aux viols multiples qu'elles auront à subir. Pour toutes, le lecteur tire le triste constat d'un machisme certes omniprésent chez les Ottomans mais qui semble presque aussi naturel chez les Albanais.

En résumé - si la graphomane que je suis peut se permettre l'expression - "Les Tambours de la Pluie" est un roman ample, puissant, d'une puissance qui repose sur une technique d'une simplicité absolue. L'auteur se veut d'une impartialité totale, sauf quand il désigne du doigt les véritables responsables du siège : la classe politique et religieuse. Il n'y a pas vraiment de "méchants" et de "bons" dans ce roman, rien que des hommes, avec leurs grandeurs et leurs faiblesses, qui s'affrontent pour une certaine idée qu'ils se font de leur nation. Fatalement, cette idée diverge selon la partie prise en compte et pourtant, tous souffrent et s'interrogent, sous la chaleur éclatante de cet été qui semble ne jamais vouloir prendre fin. Et puis, c'est l'éclatement, les tambours de la pluie se mettent à résonner et l'espoir change de camp - enfin, jusqu'à l'été prochain ...

Les Tambours de la Pluie ( I ) - Ismaïl Kadare (Albanie)

Kështjella Traduction : Jusuf Vrioni

ISBN : 9782070371426

Extraits Personnages

Qu'on apprécie ou pas l'homme qui se cache derrière les lunettes d'Ismail Kadare, on ne saurait nier à l'écrivain qui co-habite avec lui un grand, un très grand talent. Ces "Tambours de la Pluie", parus dans leur langue originelle sous le titre peut-être plus révélateur, de "La Citadelle", en constituent une preuve nouvelle et éclatante.

Notons cependant que, pour une fois, le titre français est pratiquement aussi évocateur que l'original puisque la pluie et les roulements de tambour qui, dans les camp ottoman, annoncent sa venue, tiennent ici, et de façon assez paradoxale car on ne les entend à vrai dire que deux fois, le tout premier rôle, bien avant, pourrait-on dire, les troupes en présence, celles, énormes, de la Sublime Porte opposées à celles, forcément réduites mais terriblement pugnaces, de la pugnacité du désespoir, des Albanais retranchés dans la citadelle qu'ils défendent.

De la pluie, de son absence ou de sa présence, dépend l'issue du siège./b Tout le monde le sait, aussi bien les assiégés dont le porte-parole s'exprime bdans de brefs chapitres en italiques que les assiégeants, auxquels reviennent les chapitres plus longs en caractères normaux. Longueur bien explicable puisque l'Empire ottoman, dans sa longue marche décidée vers l'Europe - rappelons que, deux siècles après les événements relatés par Kadare, les Turcs seront aux portes de Vienne d'où parviendra heureusement à les chasser le roi de Pologne Jean III Sobieski - n'a cessé de jeter dans la bataille un maximum de troupes. Si "Les Tambours de la Pluie" se termine par leur défaite et même par le suicide de leur chef, Tursun Pacha, qui n'a pourtant failli ni en courage, ni en talent de stratège mais préfère mourir de sa propre main plutôt que de celle des sbires d'un sultan, lequel envoie en fait ceux dont il veut se débarrasser combattre les redoutables et fiers Albanais, les Turcs, un jour, finiront par conquérir la fameuse citadelle et quelques autres et à soumettre, on le sait, l'Albanie tout entière.

Pas plus qu'elle ne le fera au XXème siècle en faveur de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne dépecées par Hitler, l'Europe ne viendra pas en aide à l'Albanie du XVème siècle. Qu'ils se débrouillent avec les mahométans, ces lointains Albanais qui ne sont d'ailleurs que des chrétiens orthodoxes et ne s'agenouillent pas devant Rome ! Leur pays n'est pas franchement la porte à côté et avant que les Turcs arrivent à Vienne, bien de l'eau aura coulé sous les ponts ... Si encore ils y arrivent un jour ! ...

Le Temps tourne et file mais les mentalités politiques, on peut le constater, demeurent. Comment, dans de telles conditions, s'étonner des perpétuels recommencements auxquels semble vouée l'Histoire ?

Fort heureusement, la résistance nationale fait aussi partie de ces éternels retours historiques. Le récit de Kadare rend hommage au premier héros national albanais, Gjergj (ou Georges) Kastriot, mieux connu sous le surnom que lui donnèrent ses ennemis les Turcs : Iskander Bey = prince Alexandre, par référence..., devenu, par allitérations successives, Skënderbeu en albanais et Skanderbeg en allemand et en français.

Skanderbeg rôde dans les pages des "Tambours de la Pluie" mais on ne le voit jamais. Ses attaques-éclair se font en général de nuit et sont la terreur des Ottomans. Ceux-ci n'ignorent pas son courage car ce prince albanais fut jadis pris comme otage à la cour du Sultan et grandit pour devenir un janissaire, en d'autres termes l'un des membres d'un véritable corps d'élite de l'armée musulmane. Il a si bien combattu pour Murad II que celui-ci l'a fait gouverneur général de certaines provinces albanaises. Mais après la mort de ses frères, empoisonnés dans des circonstances mystérieuses, le dernier des Kastriot se laisse submerger par la révolte et, rejetant l'islam qu'on lui a imposé, redevient chrétien et prend la tête de la rébellion contre la Sublime Porte. De succès en succès, invisible mais terriblement présent, Skanderbeg entre vivant dans la légende albanaise : il n'en sortira plus jamais et aujourd'hui encore, son nom continue à être vénéré dans son pays natal comme celui du premier libérateur de l'Albanie.

jeudi, janvier 10 2013

Bonne Année A Toute & A Tous !

Eh ! oui, c'est l'heure, c'est l'instant :

Chers Lecteurs Fidèles & Chers Passants du Net,

Ce Blog Vous Souhaite

Une Bonne & Très Heureuse Année 2013

Avec Tout Ce Que Vous N'Avez Pas Pu Obtenir En 2012 ! ;o)

mardi, décembre 18 2012

Les Mystères de Winterthurn - Joyce Carol Oates

Mysteries of Winterthurn Traduction : Anne Rabinovitch

ISBN : 9782234071131

Extrait Personnages

Divisé en trois parties débouchant toutes sur un épilogue, "Les Mystères de Winterthurn" peut se lire comme un hommage parodique au genre gothique, qui apparut à la fin du XVIIIème siècle en Grande-Bretagne et connut son heure de gloire avec des auteurs comme Horace Walpole, Ann Radcliffe et Matthew G. Lewis. On ne s'étonnera pas de voir Joyce Carol Oates, cette touche-à-tout littéraire, relever ce défi en le doublant, par habitude, d'une critique de la société américaine à la fin du XIXème siècle et au tout début du XXème.

Néanmoins, en tant que lecteur, nous avons été déçu et nous restons pour le moins sceptique quant au résultat obtenu.

C'est que la romancière nous avait habitués à tant de subtilité, tant de cruauté aussi - pour ne rien dire de la profondeur de textes aussi divers que "Délicieuses Pourritures", "Nous Etions Les Mulvaney" ou "Blonde." Dans ces "Mystères ..." , c'est la parodie qui l'emporte. Ou qui, plutôt, noie tout. L'humour est là, bien sûr, mais il n'est pas vraiment grinçant et, pour un récit voué au genre gothique, il n'a rien de cette noirceur extasiée dont on se repaît dans "Délicieuses Pourritures" ou dans "Zombi" - pour ne citer que ces deux-là. Bon, montrons-nous juste : si, cela grince, parfois, de trop rares fois mais ce n'est pas cela. Quelque chose fait défaut et cette chose, c'est la subtilité.

L'ironie est ici trop visible, on la reçoit comme une pluie de gifles qui vous étourdit avant de vous laisser hébété : pourquoi une telle volonté de s'afficher ? Le lecteur sait que la romancière se complaît depuis des lustres à dénoncer les ridicules et les injustices de la société dans laquelle elle est née. En ouvrant l'un de ses livres, nouvelles ou roman, il s'y attend. Alors oui, pourquoi ? Pourquoi cette ironie si lourde qui se répand de page en page au point d'incommoder celui qui les lit ?

Le plus déstabilisant, c'est que les ombres et les demi-teintes qu'auraient réclamées le style viennent opacifier à plaisir les personnages et les mille-et-un fils de l'intrigue. Trop de personnages (il est vrai appartenant pour la plupart à la bonne société de Winterthurn, au langage châtié et retenu) papotent à demi-mot de choses finalement sans importance et ignorent carrément celles qui en ont. Beaucoup d'entre eux sont à la limite de la caricature. S'il ne s'agissait encore que de personnages secondaires ! Mais l'une des héroïnes, Georgina Kilgarvan, la "Nonne bleue", qui domine toute la première partie, est elle aussi une caricature. Parodier le genre gothique, pourquoi pas ? Mais le destin de la pauvre Georgina est une tragédie tellement cruelle que, si marquée au coin du gothique qu'elle puisse paraître, elle aurait dû la placer d'emblée à l'abri de la caricature.

Son cousin, Xavier Kilgarvan, révèle lui aussi, surtout dans ses jeunes années, pas mal de traits caricaturaux, qui s'expliquent en partie par son statut de héros "gothique."_ Comme nombre de héros du genre, il n'a d'ailleurs pas de personnalité digne de ce nom. Dans le roman noir gothique en effet, seul le Méchant jouit de ce privilège essentiel qu'est une personnalité solide, qui en impose : méchant, diabolique, oh ! que oui ! mais si attirant ... C'est pour ainsi dire la règle. Règle à laquelle Oates déroge sans vergogne en faisant paradoxalement de son méchant de la seconde partie une lavette déplorable et maniérée dont on a bien de peine à croire que certains de ses disciples - enfin, l'un d'entre eux au moins - puissent l'appeler "Maître."

Et toutes ces questions laissées sans réponses ! Ces cadavres de nourrissons découverts dans le grenier de Glen Mawr sont-ils, comme le lecteur finit par le supposer (et comme quelques réflexions du cousin Xavier, dans la troisième partie, le laissent à penser), les rejetons de l'inceste répété imposé par son terrible père à la malheureuse Georgina ? Qui ou quoi se dissimule dans la fameuse "chambre des Jeunes Mariés" (dite aussi "chambre du Général"), où trône une superbe et inquiétante peinture murale en trompe-l'oeil et où le nourrisson d'Abigail Whimbrel, une cousine de Georgina, hébergée une nuit à Glen Mawr, trouve une mort aussi sanglante qu'inexpliquée ? Que signifient les mille mensonges de Perdita ? Son mari est-il bien le "corbeau" qui inonde de lettres obscènes les femmes les plus honorables de Winterthurn ?

Tel quel, "Les Mystères de Winterthurn" constitue un ouvrage curieux, résolument inégal, voire bancal - la seconde partie, avec ses meurtres en série qui trouvent une solution aussi cruelle que vraisemblable (on n'est plus dans la parodie mais dans une réalité que l'on peut croiser à n'importe quel coin de rue, y compris aujourd'hui) est sans conteste supérieure aux deux autres. Parmi les inconditionnels de Joyce Carol Oates - et nous en sommes toujours - il ne séduira que ceux qui se voilent systématiquement la face à chaque faux pas de leur auteur adoré. Car une chose est sûre, le gothique, parodié ou pas, n'est assurément pas sa tasse de thé.

... A moins que nous n'ayons rien compris et qu'elle ait voulu faire la parodie gothique d'une parodie gothique ? ... Dans ce cas, rien à dire : c'est un chef-d'oeuvre.

vendredi, novembre 30 2012

Naufrages - Yoshimura Akira

Hasen Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

ISBN : 9782742746514

Extraits Personnages

Considérablement plus court que "La Guerre des Jours Lointains", "Naufrage" confirme à nos yeux le grand talent de Yoshimura Akira. Style simple et poétique, sans les lourdeurs chirurgicales du roman sur la Défaite japonaise, personnages simples eux aussi mais confrontés à des problèmes hélas ! qu'ils ne sauraient maîtriser, intrigue en apparence très simple mais qui soulève avec habileté l'éternelle question du destin des hommes, de la fatalité et même du libre-arbitre. Simplicité, comme on le voit, est ici le mot-clef.

Dans un minuscule village côtier, les habitants, tous pêcheurs, se battent au quotidien pour assurer la survie de leur famille. Quand les temps deviennent trop durs, certains, hommes et femmes, adolescents et jeunes filles, vont au village voisin se "vendre" pour un certain nombre d'années à un employeur, lequel leur accorde en contrepartie une somme d'argent qui, dans bien des cas, sauve leur famille de la famine. C'est ainsi que s'en va, pour trois ans, loin des siens, le père de notre jeune héros, Isaku.

Yoshimura nous conte ce qui se déroule durant ces trois années : la solitude qui accable la Mère, toujours amoureuse de son mari ; les mille et une tâches au-dessus de son âge que doit prendre à sa charge Isaku, neuf ans, l'aîné de la fratrie ; la hantise de la Faim qui plane sur tous ; les naufrages provoqués par les villageois ainsi que le faisaient déjà leurs ancêtres ; le pillage des épaves, organisé avec la plus stricte rigueur ; la distribution égale des vivres ainsi obtenues ; la ronde des saisons, scandée par les marées ; et la dérive, un jour, d'un bateau abandonné, n'ayant à son bord que des cadavres vêtus de somptueux kimonos de soie rouge ... Le texte est à la troisième personne mais le point de vue adopté est toujours celui d'Isaku.

Avec un minimum de moyens et sans jamais chercher à se poser en juge ou en moraliste, l'auteur fait revivre l'existence abrupte, difficile et parfois quasi animale qui était celle des humbles - ce sont ici de simples pêcheurs mais cela aurait pu être des agriculteurs - dans un Japon féodal que le lecteur perçoit plus proche du XVème ou du XVIème siècle que de l'Ere Meiji. Ses personnages sont durs ou plutôt se forcent à l'être parce qu'ils ont compris, et leurs pères avant eux, qu'il vaut mieux être parmi ceux qui mangent qu'au nombre de ceux qui sont mangés. S'il existe sans doute parmi eux un ou deux psychopathes en puissance, fort satisfaits de massacrer des marins survivants au lieu de leur venir en aide, Yoshimura ne le souligne pas. Les grands feux que les pêcheurs allument l'hiver sur le sable de la plage, afin, dans le langage officiel, de "récolter le sel", ces grands feux susceptibles de faire croire aux marins naufragés qu'ils trouveront là de l'aide alors que c'est la Mort seule qui les attend, ne sont pas l'oeuvre de démons sans âme mais celle de pauvres malheureux à qui le Destin ne laisse pas d'autre choix : c'est tuer ou être tué.

Jusqu'au bout d'ailleurs, le Destin s'acharne sur les pêcheurs, comme s'il voulait les punir de ce qu'il les contraint à accomplir. Soulagés pour une fois de n'avoir eu à achever aucun marin en détresse, voilà nos villageois tout heureux à l'idée que, faute de mieux, on va leur distribuer les fameux kimonos en soie écarlate. Retaillés, ils constitueront de splendides vêtements de fête, pour leurs femmes comme pour leurs enfants qui n'auraient jamais songé en posséder un jour d'aussi beaux.

Mais la soie si belle est infectée par la petite vérole et l'épidémie se déclare très vite, éradiquant les plus faibles, défigurant ceux qu'elle accepte de laisser vivre après les avoir ravagés et aussi, avec une étrange magnanimité, en épargnant tout simplement certains, dont Isaku. Les morts enterrés selon les rites, les survivants désormais porteurs de la maladie sont bannis dans les forêts voisines, où il ne survivront que très peu de temps. Quant à ceux que la maladie n'a pas touchés, ils se retrouvent seuls, tel Isaku qui, après avoir perdu sa petite soeur, a vu sa mère et son frère s'éloigner dans le cortège des bannis. Les trois ans fatidiques se sont écoulés, son père est de retour mais leur monde ne s'est-il pas écroulé ? ...

Un roman d'une grande puissance dramatique, qu'on peut qualifier, dans sa simplicité et son impartialité absolue, de sublime, ce sublime dont certains grands auteurs japonais ont le secret et qui n'est pas sans évoquer la pureté des tragédies grecques : sobre et vibrant, universel et serein. Un livre à ne pas manquer.

jeudi, novembre 29 2012

Le Maître de Thé - Inoue Yasuchi

Honkakubô Ibun Traduction : Oku Tadahiro & Anna Guérineau

ISBN : 9782253933243

Extraits Personnages

Longue nouvelle de près de cent-soixante pages, "Le Maître de Thé" est un texte éminemment japonais. Ceux qui ne s'intéressent guère ou pas du tout à la civilisation nippone la trouveront morne, sinistre, pédante, ennuyeuse. Les autres la liront avec plus ou moins de plaisir, selon leur niveau d'investissement dans tout ce qui concerne cette culture raffinée et souvent aussi insaisissable que le papillon se posant sur les pétales d'une fleur de cerisier.

Nos connaissances personnelles en cette matière ne sont pas, hélas ! suffisamment approfondies pour nous avoir permis de goûter ce texte dans toute sa plénitude. Elles ont cependant suffi à nous guider sans trop de soucis dans ses méandres et ses sous-entendus, ici nombreux pour un Occidental.

Nul ne l'ignore, la cérémonie du thé est un rituel important au Japon et ce pour ainsi dire depuis l'apparition du thé dans ce pays, vers le IXème siècle de notre Ere. Bien entendu, il ne s'agit pas d'une simple dégustation et nombreux sont les facteurs qui entrent en jeu, depuis le choix des ustensiles utilisés - auxquels on donne un nom choisi lentement après mûre réflexion - jusqu'au rouleau de calligraphie accroché dans le tokonoma - une petite alcôve prévue à cet effet - le kimono porté par l'officiant et par ses hôtes, les dimensions et l'ambiance de la pièce réservée à la cérémonie et jusqu'aux gestes accomplis. Encore ne sont-ce là que quelques détails parmi d'autres.

La cérémonie du thé est d'inspiration bouddhiste zen. La simplicité est donc au coeur de sa conception mais une simplicité qui débouche sur une méditation intellectuelle très complexe. La pratiquent les "amateurs éclairés" qui ne seront jamais rien d'autre - mais c'est déjà beaucoup - et les "Maîtres." Tous néanmoins ont emprunté "la Voie du Thé" et il arrivait, pour les guerriers, que celle-ci finît par entrer en conflit avec "la Voie du Samouraï." "La Voie du Thé" n'est réservée à personne en particulier : les représentants de toutes les catégories sociales, de la plus riche à la plus pauvre, ont loisir de l'emprunter - les étrangers aussi d'ailleurs à la seule condition qu'ils aiment le thé et le respectent. (Inoue ne parle pas des femmes dans sa nouvelle, dont l'action se situe entre le XVIème et le XVIIème siècles. De nos jours, une seule femme, Mme Yu Hui Tseng, est reconnue comme "maître de thé" - et non "maîtresse". Comme son nom l'indique, elle est chinoise.)

La "Voie du Thé" permet non seulement de se trouver soi-même mais encore d'aller bien au-delà. Malheureusement, et c'est là le thème de la nouvelle d'Inoue, elle s'est trop souvent confondue, dans le Japon féodal, avec celle du Pouvoir. C'est ainsi que son héros, Maître Rikyû, et les deux maîtres qui lui succèdent auprès du Taiko Hideyoshi, ancien ministre du Shôgun, doivent se plier à la volonté de leur suzerain et, pour utiliser une expression un peu triviale mais très évocatrice, brosser celui-ci dans le sens du poil. Exercice difficile et même périlleux, ainsi que le prouvent la fin de ces trois hommes : un seppuku ordonné par le Taiko pour des raisons qui, en tous cas en ce qui concerne Maître Rikyû, demeurent encore inconnues.

Le suicide inexpliqué de Maître Rikyû est l'axe sur lequel s'articule la nouvelle. Son ancien assistant, Honkakubô, qui s'est retiré du monde à son décès, ne cesse de s'interroger sur l'affaire. Et il n'est pas le seul. Moines, marchands ou seigneurs, voire grands seigneurs comme Uraku Oda, tout le monde se demande pourquoi Maître Rikyû, préféra l'atroce seppuku aux excuses que le Taiko avait pourtant accepté de recevoir. Peu à peu, sans en avoir l'air, dans le style simple et même plat qui lui est propre, Inoue ramène au grand jour les liens existant entre "la Voie du Thé" et le Pouvoir en place, ces liens qui, à la longue et s'il n'y prend garde, finissent par engluer l'homme de Thé, surtout quand il est maître, dans une toile susceptible de les corrompre, lui et sa démarche intellectuelle et métaphysique.

Une nouvelle austère et introvertie, qui incite le lecteur à voir plus loin que les apparences, sur un fond historique - nombre de personnages, dont Rikyû, ont réellement existé - reconstitué avec un soin minutieux. A ne réserver qu'aux inconditionnels de ce maître de la nouvelle japonaise que fut Inoue Yasushi.

lundi, novembre 26 2012

Les Détectives Sauvages - Roberto Bolaño (Chili)

Los Detectives Salvajes Traduction : Robert Amutio

ISBN : 9782070416769

Extraits Personnages

Ah ! mes amis, quel livre ! Il ressemble à une piñata gigantesque que des adultes ivres de mots et d'écriture auraient bourré de tout et de n'importe quoi, de la gourmandise la plus délicate au bout de chiffon élimé encore poisseux d'un reste de sucre. A certains moments - c'est plus fort que soi, surtout avec l'un des deux héros prénommé "Ulises" - on songe à Joyce. La même puissance, qu'on dirait aveugle alors qu'elle est sait très bien où elle va, à l'oeuvre dans "Ulysse", est ici au rendez-vous, une puissance encore décuplée - que dis-je ? centuplée - par la chaleur des Tropiques. Le roman fleurit, s'ouvre, se déroule, s'étale avec l'exubérance tenace et l'éclat carnassier des plantes de ces pays. Certains passages - comme le monologue mettant en scène Heimito Künst, à Vienne, ou l'errance avec Hans, sa femme et leur fils, entre l'Espagne et le sud de la France, sur laquelle ne cesse de planer un danger bien difficile à identifier - flirtent avec l'incohérence ou l'inutilité. D'autres - comme la découverte du seul poème publié de Cesárea Tinajero dans la revue qu'elle édita jadis - ne peuvent se passer sans nuire à la compréhension de l'histoire et du but ultime de nos deux chercheurs du Saint-Graal littéraire. Mais tous, fût-ce le moins compréhensible, le plus gratuit en apparence, à l'exemple des diverses réflexions sur la littérature espagnole et latino-américaine à la Foire du Livre de Madrid en 1994, tous accrochent le lecteur comme autant de ronces teigneuses et déterminées qui le ramènent à ce tourbillon de folie, d'onirisme, d'imagination et, bien sûr, de poésie qu'est l'univers de Roberto Bolaño.

Lire "Les Détectives Sauvages" est une expérience de lecture authentique, comparable à celle que vous faites en découvrant l'"Ulysse" de Joyce, "Le Bruit & la Fureur" de Faulkner ou, plus proche de nous mais sans doute moins connu (et on peut le regretter), "La Maison des Feuilles" de Mark Z. Danielewski. Tout lecteur digne de ce nom comprendra sans peine qu'il faut donc s'accrocher fermement à son siège et à ses pages tout en s'abandonnant en confiance au courant qui prend possession de soi. Il saisira tout aussi vite que "Les Détectives Sauvages" n'est pas un livre à lire n'importe où, n'importe quand. Privilégiez un lieu calme et une période calme, où vous pourrez prendre tout votre temps pour bâiller, tourner vos pages, vous dire "Ce type est fou !", revenir en arrière, relire, savourer un ou deux détails qui vous avaient échappé, réfléchir un moment à ce que tout cela suscite en vous et penser soudain : "Ce type est génial !"

Vous entrerez tout de suite dans "Les Détectives Sauvages" - ou vous resterez à sa porte. Ce sera tout l'un ou tout l'autre : le moyen terme n'existe pas en ce monde dominé par une poésie onirique et réaliste, à vingt-mille lieues de celle, gonflée, ampoulée, des "Cent Ans de Solitude" de García Márquez mais qu'on apparenterait plus aisément, dans sa démesure et son flamboiement naturels, à celle d'un Jorge Amado écrivant sa "Boutique aux Miracles." Ca brûle et ça gèle, ça éclate de partout et pourtant les silences sont terribles, ça aveugle et puis, ça rafraîchit la manière d'envisager les choses, ça assourdit pour mieux replonger dans la perplexité et le silence, ça laisse sans voix et ça gratte là où ça agace mais on ne peut pas l'abandonner avant la dernière page.

Non qu'on veuille réellement savoir si Arturo Belano - alter ego de l'auteur - et Ulises Lima finiront par retrouver Cesárea Tinajero et le reste de ses poèmes. Simplement, on a fait tout ce long voyage avec eux (même si l'on vient de s'en apercevoir), on a vibré, on a vécu, on a partagé, on s'est étonné, on a perdu ses illusions, on a vieilli avec eux, alors, il est bien normal qu'on les accompagne jusqu'au bout. Car ce voyage que nous avons fait ensemble, qui est aussi une traversée presque complète de leurs vies et de celles de tant de personnages, qui est encore, ne l'oublions pas, une traversée de l'imaginaire social, poétique, fantasmatique, de l'Amérique latine, ce voyage, nous l'avons en quelque sorte vécu par anticipation, dans cet espace temporel et littéraire que constitue la seconde partie du livre, imbriquée, par la volonté de l'auteur, entre les deux parties, infiniment plus modestes, qui couvrent la fuite des poètes et de la prostituée loin du District fédéral de México, en direction de l'Etat de Sonora - où les attendent Cesárea et leur destin.

Et cela aussi, on l'a trouvé naturel : cette anomalie chronologique ne trouble pas un seul instant, elle va de pair avec l'ensemble et en rehausse la surprenante et majestueuse beauté. Certes, on n'est pas devenu l'un des "Détectives Sauvages" mais c'est tout de même un peu comme si ... tant sont grands le génie de son auteur et la générosité avec laquelle il accueille son lecteur dès lors que celui-ci accepte de plonger sans filet.

Un livre incroyable, un auteur à découvrir et à placer au tout premier rang de sa bibliothèque car, à sa manière cahotique de rebelle obstiné, Roberto Bolaño fut et demeure l'un des auteurs latino-américains les plus extraordinaires du XXème siècle.

dimanche, novembre 25 2012

L'Annulaire - Ogawa Yôkô

Kusuriyubi no byobon Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

ISBN : 9782742756285

Extraits Personnages

Un texte court, qui s'arrête six pages avant la centaine mais qui dépeint avec acuité et une sorte de satisfaction sadique les excès auxquels peut conduire le fétichisme. Le plaisir que prend Ogawa à écrire est perceptible de bout en bout et donne à cette nouvelle une alacrité que, jusque là, je l'avoue, je n'avais encore jamais rencontrée chez elle. Ce plaisir, elle le communique à son lecteur, et peut-être plus encore à sa lectrice, ce qui semble au début relever du paradoxe puisque, dans cette histoire, les femmes sont traitées en objets par un fétichiste véritablement obsessionnel, à la limite du dérapage incontrôlé.

Mais au début seulement. Il y a en effet, dans l'attitude du fétichiste mâle, une espèce de respect ou plutôt de vénération quasi religieuse envers l'objet de son désir, vénération qui s'en vient compliquer la donne de cette histoire où le lecteur occidental retrouve çà et là quelques relents du conte de Barbe-Bleue, la notion de mariage, la révolte de l'épousée et la Soeur Anne en moins.

Ouvrière dans une fabrique de limonade, la narratrice - on ne connaîtra jamais son nom - a un accident qui lui fait perdre un tout petit morceau, "en forme de bivalve" comme elle le définit elle-même, de son annulaire gauche. Désormais incapable de continuer à travailler dans cette usine, elle tombe par hasard, au cours de ses promenades, sur une annonce apposée sur un pilier, devant un laboratoire. Elle sonne et, à l'issue de l'entretien avec le maître des lieux, elle obtient le poste proposé, celui de secrétaire et d'hôtesse d'accueil. Sa fonction essentielle : écouter les clients et les rassurer, les réconforter, lorsqu'ils viennent demander à ce qu'on leur conserve un "spécimen."

La nature des spécimens tient du bric-à-brac absolu. Ainsi, le premier que découvre la narratrice est constitué par trois champignons ayant poussé sur les ruines d'une maison incendiée. Tous les habitants de la maison sont morts, à l'exception de la fille et c'est elle, justement, qui a tenu à faire conserver ces champignons, peut-être (en tous cas, on peut le supposer) parce qu'elle y voyait un rapport avec son père, sa mère et son frère morts dans l'incendie.

Mais il y a aussi les os d'un moineau de Java, le son (si ! si ! ) d'une partition, des bulbes de jacinthes, des fixe-chaussettes, etc, etc ... M. Deshimaru, le directeur, est capable de conserver tant de choses ...

Un jour de pluie, la jeune fille aux champignons réapparaît et demande si l'on peut faire un spécimen de la trace de brûlure qu'elle porte au visage. Et M. Deshimaru dit oui. Et tous deux, l'un soutenant l'autre, s'enfoncent vers le sous-sol, vers la sacro-sainte porte du Laboratoire où seul n'est habilité à pénétrer que M. Deshimaru - rien que lui.

La narratrice aura beau guetter et surveiller : elle quittera son poste sans avoir vu ressortir la jeune fille.__

Evidemment, l'histoire ne s'arrête pas là et il faut préciser encore, avant de vous laisser vous demander si, oui ou non, vous allez vous intéresser à ce petit texte étrange, que M. Deshimaru est devenu l'amant de la narratrice et, en bon fétichiste, lui a offert une très belle paire de chaussures - de couleur noire - qu'il lui a intimé plus que demandé de porter tout le temps, même quand elle ne venait pas au laboratoire. (Cette paire de chaussures et l'histoire que raconte à son sujet le cireur venu faire conserver les os d'un moineau de Java donnent la touche finale à l'atmosphère mâtinée de fantastique qui émane de "L'Annulaire. ) Fascinée par la personnalité de cet homme, la narratrice a obéi. Elle obéira d'ailleurs jusqu'au bout.

Un dernier point : en général, les textes de la romancière japonaise sont plutôt sibyllins, avec des non-dits et des silences que le lecteur doit traduire. En ce sens, "L'Annulaire" est une exception : tout y est clair. C'est un petit bijou dont la beauté ne sera peut-être pas goûtée de tous : Ogawa Yoko demeure tout de même un auteur bien particulier et qui demande beaucoup à celui qui se plonge dans son univers.

Nota Bene : un film éponyme a été tiré de ce livre par Diane Bertrand, en 2004.

samedi, novembre 24 2012

Punk. Hors Limites - Stephen Colegrave & Chris Sullivan

Punk. Traduction : Philippe Paringaux

ISBN : 9782021012941

''Extraits''

Le livre de Colegrave et Sullivan vient en quelque sorte compléter "Please Kill Me." (Lui non plus n'est pas précisément donné mais, là encore, vous pourrez vous le procurer de manière avantageuse sur l'un ou l'autre site marchand.) En plus, sur le plan iconographique, c'est une véritable splendeur : il déborde littéralement de photos, en noir et blanc mais aussi en couleurs, dont la majorité sont vraiment superbes. Pour le texte, il se présente un peu comme celui de "Please Kill Me" avec cette différence que le lettrage est plus petit et par conséquent moins pratique pour les myopes et les personnes ayant des troubles visuels. Chaque chapitre est précédé d'une introduction rédigée par les auteurs.

Si ceux-ci commencent bien par le commencement, à savoir les Etats-Unis et la Factory, ils traversent carrément l'Atlantique au beau milieu de l'ouvrage pour rejoindre la Grande-Bretagne. Car "Punk. Hors Limites" s'intéresse surtout à la variante anglaise du punk, avec l'entrée en scène de Malcolm McLaren et de sa femme, la créatrice de mode Vivienne Westwood. L'impact de ce qui, au départ, n'était qu'un genre musical parmi d'autres sur les autres aspects de la culture est ici observé quasi à la loupe avec de très, très gros plans sur la patrie de Sa Très Gracieuse Majesté - et ses groupes.

Autant "Please Kill Me" s'attache à l'Histoire du punk en elle-même, Histoire dominée par les Etats-Unis, autant "Punk. Hors Limites" se focalise sur la face britannique du mouvement. Le punk perd ici en jouissance et en folie ce qu'il gagne en protestation sociale de la part d'une génération qui, très bientôt, devra se coucher devant les exigences de Mrs Thatcher. Il se durcit et, pour certains groupes, on peut même dire qu'il s'intellectualise. (Notons cependant au passage que l'influence littéraire vient là encore des USA avec Burroughs et Ginsberg qui se reconnaissent tous deux - ou croient le faire, en tous cas - dans le punk.) Il commence hélas ! aussi à perdre un peu de son âme et à s'acheminer vers son déclin : l'éclatement des "Sex Pistols" sonne le glas du punk anglais.

Nous le répétons, les deux ouvrages sont parfaitement complémentaires et, à notre sens, tout à fait indispensables aux amateurs. L'un et l'autre, dans un style et par des moyens différents, apportent énormément au curieux comme à l'aficionado. Le plus de "Punk. Hors Limites" est la part qu'il accorde aux mouvements et aux groupes qui sont nés du punk, comme le two-tone de "Madness" par exemple. Ces livres n'ont pas pour autant prétention à l'exhaustivité mais ils constituent un support de très grande qualité par exemple pour une exploration strictement musicale du punk. A lire, donc et sans modération - punk oblige.

vendredi, novembre 23 2012

Please Kill Me : Histoire Non Censurée du Punk Par Ses Acteurs - Legs McNeil & Gillian McCain

Please Kill Me : The Uncesored Story of Punk Traduction : Héloïse Esquié

ISBN : 9782844852083

Extraits

Amoureux du punk et, plus généralement, de la Musique, il vous faut ce livre dont le prix vous paraîtra au premier abord un peu conséquent mais qui, lecture faite, démontre amplement qu'il le vaut bien. (Au reste, vous pourrez vous le procurer sur des sites marchands à un prix relativement correct.) "Please Kill Me" est en effet l'une de ces Bibles comme on les aime : ambitieuse, bouillonnante, débordante de vie (s) et de personnages extraordinaires, détaillée à l'extrême et relatant enfin une histoire qui, si mythique ou au contraire si iconoclaste qu'elle puisse apparaître, n'en prend pas moins sa juste place dans le courant puissant de l'Histoire des Arts. Seuls reproches : le manque de clarté de certains documents iconographiques - mais elle est peut-être voulue car elle s'inscrit dans la logique punk - ainsi que leur rareté, en tous cas si on les compare à ceux produits par l'autre "Bible" sur le sujet : "Punk : Hors Limites" de Colegrave et Sullivan, dont nous parlerons bientôt. En outre, les documents de "Please Kill Me" sont tous en noir et blanc.

L'un des aspects les plus intéressants de l'Art, quel qu'il soit, c'est avant tout l'histoire de sa genèse - enfin, j'avoue que cela m'a toujours branchée et que l'âge a l'air d'aggraver le phénomène . Pour le punk, mouvement musical si contesté et qui, lui-même, contestait absolument tout, cet aspect devient primordial. Car enfin, si l'on veut critiquer quoi que ce soit, il faut savoir de quoi l'on parle. Quand il arrive à la fin de "Please Kill Me", le lecteur sait non seulement qu'il a désormais toutes les cartes en main pour débattre du punk quand et comme il le désire mais surtout, il comprend qu'il ne regardera plus jamais ce mouvement du même oeil qu'auparavant.

Le punk, qui n'adoptera ce nom que bien plus tard en l'empruntant à un fanzine dont l'un des rédacteurs du livre (Legs McNeil) était "le punk de service", naît à la Factory, où déambulaient Warhol et sa clique. Eh ! oui, il faut s'y faire : à l'origine, comme son grand frère le rock, qu'il regarde d'ailleurs avec un mépris total, le punk est américain - et "Please Kill Me" s'attarde d'ailleurs assez peu sur le punk anglais, plus social, plus politique. Les musiciens du Velvet Underground, avec les incroyables chansons de Lou Reed et la voix, non moins incroyable, de l'ancien mannequin allemand Nico, s'inscrivent dans la mouvance. Comme s'y inscrit déjà sans le savoir un certain James Österberg Jr, mieux connu sous le nom d'Iggy Pop, venu admirer le jeu de scène "hors limites" de Jim Morrison, jeu de scène qu'il reprendra à son compte en le radicalisant encore.

Se greffe aussi là-dessus le groupe des New-York Dolls, mouvement en principe apparenté au rock et dont les membres portaient des vêtements de femme par pure provocation. (Iggy Pop nous dirait probablement qu'il s'agissait de "robes pour hommes" et non de "robes de femmes" ... ) Parmi les Dolls, deux grands noms du punk, Johnny Thunders et Jerry Nolan, qui, rongés par les drogues - l'héroïne surtout - et par l'alcool, mourront l'un et l'autre la même année, en 1975 - après la séparation des Dolls, Thunders avait fondé les Heartbreakers.

Comme vous pouvez vous l'imaginer, l'histoire ne s'arrête pas là. Fort de plus de six-cents pages tout à fait passionnantes, "Please Kill Me" raconte la geste du punk en l'insérant dans l'Histoire des années soixante, soixante-dix et quatre-vingt. Tendre, enthousiaste, cynique, nostalgique, précis, évitant la dispersion en dépit du choix de laisser la parole à ceux qui firent et vécurent le punk, ce livre est de ceux qui, malgré leur épaisseur, se dévorent en deux ou trois jours. Aucun danger d'indigestion ou de malaise : c'est grand, c'est drôle, c'est brillant, c'est extravagant - c'est triste, c'est tragique ... c'est le punk, cet enfant terrible du rock et des hippies, qui continue à haïr ses parents autant qu'il leur fait honneur, cette musique irritante, hargneuse, provocante, lourde de révolte et de dédain, dont on ose espérer que nos chanteurs formatés de toutes les latitudes perçoivent encore dans leur dos les ricanements grinçants.

... A quand le retour de pareils trublions - et de pareils musiciens ? A quand le retour d'une musique qui innove, qui invente ? ...

En attendant qu'Euterpe nous redevienne bienveillante, à nous et à notre XXIème siècle, lisez "Please Kill Me" : ça vous fera prendre votre mal en patience.

lundi, novembre 19 2012

Un Meurtre Que Tout Le Monde Commet - Heimito von Doderer (Autriche)

Ein Mord den jeder begeht Traduction : Pierre Deshusses

ISBN : 9782869303058

Extraits Personnages

Voici un roman hybride, qui tient à la fois du roman d'apprentissage, du conte philosophique et du livre policier. Le style en est riche, choisi, avec des digressions qui paressent sans honte au gré de la vie du héros, Conrad Castiletz, une première et une seconde parties qui pourront paraître interminables ou bourrées de trop d'anecdotes sans importance - erreur : de l'importance, l'une d'entre elles au moins en a énormément - suivies par une troisième et une quatrième parties où tout s'emballe mais à l'allemande, si j'ose dise, c'est-à-dire que l'on passe du pas au simple trot.

Il faut dire que Castiletz est un homme pondéré. Enfant, adolescent et jeune homme, il est hanté en permanence par l'idée de "mettre tout en ordre." A-t-il pour projet de jouer un peu plus tard par un certain après-midi que, la veille, il prend de l'avance dans ses devoirs. Ressent-il ses premiers besoins sexuels qu'il trouve normal de visiter les prostituées tout en prenant, bien sûr, ses précautions. Sa première vraie maîtresse, une jeune couturière tuberculeuse, tombe-t-elle amoureuse de lui qu'il met froidement fin à cette liaison qu'il savait vaine dès le début mais dont il n'a pas hésité un instant à profiter sans vergogne. A-t-il un examen à passer qu'il potasse absolument tout ce qui lui est nécessaire. Une certaine diplomatie s'impose-t-elle lorsqu'il prend son premier poste chez les Veik qu'il fait des courbettes sans aucun état d'âme. La jeune fille qu'il doit épouser est de six ou sept ans son aînée, qu'importe : de toutes façons, il préfère les femmes plus âgées et c'est donc mieux comme ça. Ce mariage sera sans amour ? Peut-être mais ce sont ceux-là qui tiennent le plus longtemps.

Tout, absolument tout chez Conrad Castiletz, est ainsi : posé, ordonné, équilibré. Nul romantisme ici, rien que du pragmatisme : Conrad représente à merveille la classe sociale dans laquelle il est né, la bonne bourgeoisie industrielle.

Ce n'est pas qu'il soit entièrement dépourvu de sensibilité. Seulement, il s'en défend avec vigueur et tient avant tout à mener une vie tranquille et confortable. Il faut tout le talent poétique, toute la vive intelligence de von Doderer et son questionnement incessant sur l'Etre et son destin pour que le lecteur, lassé, n'abandonne pas trop tôt ce personnage à qui la Vie va jouer un très mauvais tour.

En entrant dans la famille Veik, Conrad apprend que Louison, la soeur cadette de sa future épouse, est morte mystérieusement assassinée dans un train. Le vol - la jeune fille adorait les bijoux de prix et les emportait toujours avec elle - serait le motif de cet assassinat perpétré, semble-t-il, avec un grand sang-froid, par un ou plusieurs inconnus. Pour des raisons inexpliquées - une sorte de fascination pour la beauté de la disparue, peut-être, voire un sentiment amoureux larvé envers elle - Conrad décide de résoudre cette affaire. Son motif avoué est le soulagement que cela apporterait à la famille : on sait bien que rien n'est pire que l'incertitude - enfin, c'est ce que l'on aime à croire. Mais sa femme, Marianne, n'est pas dupe et la mésentente comme la froideur s'installent très tôt dans le ménage.

On le sait depuis pratiquement le début du livre : lorsque Conrad décide d'accomplir quelque chose, il va toujours jusqu'au bout. Il reprend donc ici tous les éléments de l'enquête, opportunément débattus devant lui lors d'une réunion entre hommes, chez son ancien propriétaire, M. de Hohenlochen, réunion à laquelle assiste le Dr Inkrat, qui fut jadis chargé de l'affaire. Il va jusqu'à faire lui-même le trajet qui fut fatal à sa belle-soeur et inspecte la voie à un certain endroit, lieu présumé de l'assassinat, pour tenter d'y découvrir une trace des bijoux envolés que le ou les meurtriers y auraient jetés. Lors d'un voyage d'affaires à Berlin, il reprend contact avec un ami d'enfance qui, par l'une de ces coïncidences dont le Hasard se montre toujours généreux, connaît Henry Peitz, celui qui fut soupçonné du meurtre mais qu'on fut obligé de relâcher, faute de preuves.

... Ainsi, à sa manière lente, calme, raisonnable, avec seulement, ici et là, une petite pointe d'excitation qu'il aurait honte de laisser voir, Conrad Castiletz se hâte à la rencontre de son Destin. Car le but du livre, c'est bien cela : prouver que, qui que nous soyons, à quelque niveau de la société que nous nous trouvions, le Destin nous attend. Il nous surveille depuis l'enfance, pauvres idiots que nous sommes. Il nous accompagne comme une ombre fidèle que nous ne discernons pas et quand le moment est venu, il se dévoile. Et nous comprenons. Mais c'est trop tard : il n'est donné à personne de pouvoir revenir en arrière pour "mettre de l'ordre."

Amateurs de textes courts ou de romans simples, qui appellent un chat un chat et ne s'embarrassent pas de subtilités philosophiques, "Un Meurtre Que Tout Le Monde Commet" n'est pas pour vous : il prend trop son temps pour atteindre ce qui apparaît trop longtemps comme une nébuleuse informe. Si vous recherchez le roman social, ne vous attardez pas non plus : l'action se situe en Allemagne dans les années vingt mais le contexte social et politique n'y est jamais évoqué. Maintenant, si vous aimez les auteurs à questionnements philosophiques, sachez aussi que von Doderer diffère sensiblement de son compatriote Musil : la poésie de son style, l'adresse avec laquelle il complète peu à peu le puzzle qu'il a, tout construit, dans la tête, ces qualités relèvent plus de la littérature que de la philosophie - et c'est sans doute pour cela que nous sommes arrivés au bout de son roman. Quoi qu'il en soit, armez-vous de patience pour appréhender ce livre, n'hésitez pas à relire certains passages - voire à les lire à haute voix - et surtout, faites attention aux moindres détails : Heimito von Doderer sait très bien où il va même si vous, vous vous sentez en droit d'en douter.

dimanche, novembre 18 2012

La Convocation - Herta Müller (Roumanie / Allemagne)

Heute wär ich mir lieber nicht begegnet Traduction : Claire de Oliveira

ISBN : 9782757820148

Extraits Personnages

Herta Müller a une façon bien à elle de dire la tyrannie sous Ceaușescu. Peut-être en raison de ce Prix Nobel remporté en 2009, le lecteur s'attend à une histoire et à une construction classiques autour d'une intrigue classique entre toutes dans cette Roumanie en esclavage : une femme est convoquée une fois de plus dans un bureau de la Securitate, la police du régime, de sinistre mémoire. Tout cela parce que, il y a quelque temps, lasse de la vie qu'elle menait, elle a glissé des appels à l'aide dans les doublures des pantalons que l'usine où elle travaille devait expédier en Italie.

En lieu et place, on tombe sur une technique très moderne, avec un présent de l'indicatif nerveux et sec, qui vous fait plonger au plus direct de l'histoire, et une construction morcelée entremêlant souvenirs et réalités actuelles. Il faut aussi, et assez souvent, non pas lire vraiment entre les lignes mais presque, et relire certains passages qui, si innocents qu'ils paraissent, parlent en fait de la situation de la narratrice. Pour un lecteur convaincu, le résultat est un peu déstabilisant. Pour un lecteur épisodique, il le sera bien plus encore. La langue n'est pourtant pas ardue ou touffue. Là encore, c'est un mélange : poésie et réalisme, réflexions sur une société qui étouffe dans la prison qu'on lui impose et illuminations oniriques partant parfois en tous sens. Tout cela n'est pas gratuit : cette façon d'écrire correspond bien à une héroïne qui ne sait plus où se procurer l'oxygène nécessaire à une existence un tant soit peu correcte et qui, par conséquent, n'hésite pas à frayer avec l'absurde, l'irréel, l'insaisissable. Sous une dictature, tous les moyens sont bons pour rêver - et pour penser.

En dépit de cette dispersion apparente des idées, l'ensemble du récit constitue un bloc compact qui atteint sans mal le but recherché : restituer l'ambiance de ces années-là dans la vie d'une femme de la classe moyenne qu'une imprudence a placée sous la surveillance incessante de la Securitate. Müller démontre la perversité du système qui ne se contente pas de s'attaquer à celle qu'il tient pour coupable mais tisse en outre autour d'elle une véritable toile d'araignée dans laquelle viennent se prendre, quelquefois - mais pas toujours - en toute innocence ses relations, ses voisins et même son amant.

... A moins, bien sûr, que la paranoïa atteigne chez notre héroïne un si haut degré qu'elle finit par y attirer celui qui la lit, lequel, à son tour, s'imagine que ... La fin est en ce sens un énorme et inquiétant point d'interrogation : vrai ou faux ? coïncidence ou pas ? apparence ou réalité ?

Peu à peu, on se prend au jeu amer de Herta Müller, à ses phrases sèches qui alternent le rêve et le pragmatisme, à ses personnages qui jamais, au grand jamais, n'évoquent le dictateur mais qui ont conscience de l'esclavage dans lequel les maintient son régime et qui, pour certains, sont tout prêts à en tirer avantage dès que l'occasion leur en est donnée. C'est le cas par exemple de Nelu, supérieur hiérarchique de l'héroïne qui, la voyant rompre, s'acharne à la faire renvoyer de l'usine en la noircissant un peu plus auprès de la Police secrète.

Dans cette Roumanie aux arrêts, l'espoir n'est pas, on s'en doute, la valeur dominante. "La Convocation" s'en fait l'écho, livre désespéré, épuisé, exsangue, dont l'héroïne ne peut compter, en définitive, que sur elle-même - tant qu'elle gardera sa raison.

Un ouvrage intéressant à plus d'un titre, d'où il émane par moments une curieuse impression hypnotique, mais dans lequel on aura parfois du mal à entrer en raison de son caractère épuré, proche du minimalisme. Si l'on y parvient, il y a en revanche beaucoup de chances pour que l'on soit tenté de lire d'autres romans de Müller.

samedi, novembre 17 2012

De Sang-Froid - Truman Capote

In Cool Blood Traduction : Raymond Girard

ISBN : 3280050864503

Extraits Personnages

Dans la nuit du 14 au 15 novembre 1959, à Holcomb, sorte de banlieue de la ville de Garden City, dans le Kansas, les quatre membres de la famille Clutter étaient froidement mis à mort par un ou plusieurs inconnus dont le mobile demeura longtemps inconnu ou plutôt inacceptable puisque tout le monde savait que Herbert W. Clutter, quoique fortuné, ne conservait chez lui que de très faibles sommes en espèce. (Par la suite, les assassins devaient confirmer qu'ils n'avaient retiré de l'affaire qu'entre quarante et cinquante dollars.) Le 30 décembre de la même année, à Las Vegas, Perry Smith et Dick Hickock, considérés depuis peu comme les principaux suspects, sont arrêtés par la police locale assistée de membres du K. B. I. (Kansas Bureau of Investigtion). Ceux-ci vont effectivement recueillir les aveux des deux criminels qui seront condamnés à la peine de mort au printemps suivant. D'appel en appel, leur exécution n'aura lieu que le 14 avril 1965. Entretemps, Truman Capote, qui enquête sur l'affaire depuis pratiquement son début, aura achevé le livre qui est généralement tenu pour son chef-d'oeuvre mais qui est aussi son chant du cygne - car il n'écrira plus ou très peu de valable après sa parution. Ce livre, c'est "De Sang-Froid."

Capote souhaite que son lecteur y voie une enquête minutieuse et objective sur l'affaire Clutter dans tous ses développements. On doit reconnaître qu'il n'a pas ménagé sa peine car il a passé quatre ans à recueillir propos et témoignages et à rencontrer un maximum de protagonistes dont évidemment les deux assassins. Fasciné par la personnalité torturée de Perry Smith, il dira à son sujet, de façon très explicite : "Nous avons grandi dans la même maison. Mais l'un est sorti par la grande porte et l'autre, par l'entrée de service." Le drame de Capote, conséquence inattendue du quadruple meurtre des malheureux Clutter, gît là, dans cette relation privilégiée qu'il entretiendra avec les deux tueurs et tout particulièrement avec Smith, jusque dans le couloir de la Mort.

A-t-il trahi leur confiance en écrivant "De Sang-Froid" tel que nous pouvons le lire aujourd'hui ? A-t-il d'ailleurs trahi celle d'autres intervenants ? Oui et non. Car Truman Capote est avant tout un écrivain, et pas n'importe lequel : l'un de ceux qu'on peut assurer "grands" alors même qu'ils consacrent une bonne partie de leur existence à s'auto-détruire avec conscience. Certains témoins interrogés affirmeront ainsi que Capote n'a pas retranscrit leurs dires aussi scrupuleusement qu'il l'a déclaré pour la promotion de son livre. Pour Hickock et Perry, l'horreur de leurs actes rend la chose bien plus ambiguë : sans nier le Mal qui a fini par leur empoisonner l'âme, il maintient en eux cette part d'humanité dont les criminels ne jouissent pas en général dans les ouvrages qui leur sont consacrés. Pour Smith, son favori évident - et à qui il n'est pas exclu qu'il s'identifiait d'une certaine façon - Capote va même bien plus loin : reprenant à son compte le rôle du grand oiseau jaune qui, dans les rêves de Perry enfant et adolescent, arrivait à temps pour le sauver des pires situations, il brosse de lui un portrait tel qu'il lui confère l'immortalité littéraire.

Mais quoi que l'on pense de l'attitude de Capote, le "faiseur d'argent" comme l'appelait Jack Olsen, "De Sang-Froid", son enfant bien-aimé, n'en reste pas moins un grand livre, dense comme la forêt de l'Ogre, haletant comme un thriller haut-de-gamme, profond comme les méandres de l'inconscient - et construit de main de maître. Si les premières pages peuvent paraître un tantinet paresseuses, on se rend compte tout de suite que cette chaleur et cette quiétude aussi accablantes l'une que l'autre sont là pour souligner l'horreur de la tragédie qui va s'abattre sur Holcomb. Chose rarissime - et même unique à notre connaissance - pour un ouvrage consacré à une enquête criminelle, les petits côtés agaçants, pour ne pas dire les défauts des victimes, sont alignés, sans fard, ni tentative de justification, à côté de leurs réelles qualités. De même, chez les meurtriers, qualités et vices sont représentés avec le même souci d'impartialité. Enfin, Capote a le courage d'attirer l'attention sur les conditions dans lesquelles se déroula le procès de Smith et Hickock, conditions qui, en bonne logique et dans un tout autre Etat que le Kansas, auraient sans doute frappé le verdict d'irrecevabilité.

Que le lecteur se rassure : nous ne cherchons pas ici à prétendre que les deux criminels ne méritaient pas la peine capitale. Mais cela n'empêche pas de rester intègre. Or, que le psychiatre ayant procédé à l'expertise des accusés n'ait pas eu le droit de développer sa réponse sur leur état mental - il devait se contenter de répondre par oui ou par non à la question : "Un tel était-il légalement en état de démence quand il a accompli l'acte qu'on lui reproche ?" - relève de la malhonnêteté morale et juridique la plus absolue et fait malheureusement planer sur la condamnation des senteurs pour le moins déplaisantes.

Tel quel, que son auteur ait parfois "monté un peu la sauce" comme certains l'ont assuré ou que, au contraire, il se soit astreint à une stricte objectivité, "De Sang-Froid" brille d'un éclat singulier, mêlant, en un genre où, depuis Villon, on ne les y attendait guère, poésie et humanité. C'est là la marque du "don" reçu par le poète ou l'écrivain, un don qui s'anime sans toujours consulter celui qui le possède mais qui insuffle une vie étrange, magique et un peu irréelle - un peu de poussière d'étoiles en somme - à des matériaux qui, en d'autres temps et sous une autre plume, seraient demeurés d'une lamentable platitude. Ce don, Truman Capote en était investi au plus haut degré : il suffit de lire "De Sang-Froid" pour le comprendre.

vendredi, novembre 16 2012

Le Régiment des Deux-Siciles - Alexander Lernet-Holenia (Autriche)

Beide Sizilien Traduction : Bruno Weiss

ISBN : 9782742706761

Extraits Personnages

Sous couvert d'une enquête plus ou moins policière, ce livre est une méditation sur la Mort : mort de l'individu bien sûr, mais aussi mort d'une époque, mort d'une civilisation et même mort d'un régiment. Il n'est donc pas d'une lecture facile. Sans atteindre les complexités philosophiques - et pour nous hélas ! somnifères - de "L'Homme Sans Qualités" de Musil, il promène cependant le lecteur dans un paysage où l'onirisme grignote avec vigueur une réalité de plus en plus chancelante et où les doubles et les reflets trompeurs ou tronqués deviennent monnaie courante.

A l'origine donc, la mort ou la disparition inexpliquée des membres survivants du régiment des Deux-Siciles, régiment dissous depuis la fin de la Grande guerre mais dont ceux qui en ont fait partie, appliquant un strict esprit militaire, ne parviennent pas à se désolidariser. Le premier décès, l'assassinat d'Engelshausen, compromet plus ou moins Gabrielle, la fille du colonel von Rochonville, qui commandait jadis le fameux régiment. Comme un seul homme, les officiers qui restent décident alors de mener leur propre enquête afin de rétablir la réputation de la jeune fille. (L'un d'entre eux, von Sera, lui proposera même de l'épouser afin de rétablir l'honorabilité de sa situation.)

Le mystère planant sur la mort brutale d'Engelshausen est renforcé par la présence sur les lieux d'un curieux personnage, Gasparinetti, lui-même ancien officier ayant, semble-t-il, été fait prisonnier par les Russes alors qu'il combattait dans les rangs autrichiens durant la Grande guerre. Chez lui, tout est étrange : son comportement, sa façon de s'exprimer et plus encore les histoires qu'il raconte. C'est d'ailleurs lui qui, dès les premières pages, donne au roman la connotation onirique, à la limite du fantastique, qui le caractérise.

Autre détail bqui relève du fantastique - même si Lernet-Holenia lui prévoit en parallèle une explication logique : la blessure de Silverstolpe qui le conduit à une mort lente mais paisible. Silverstolpe décède d'un empoisonnement du sang qu'il aurait contracté en se piquant à la pointe d'une épingle de sûreté ayant servi à rajuster la tunique d'uniforme d'Engelshausen alors que celui-ci se trouvait exposé sur son lit de mort. On saisit tout de suite le rapport entre cet empoisonnement issu d'un corps en train de se corrompre et le cadavre, jamais clairement évoqué mais toujours présent, de la société austro-hongroise d'avant-guerre, en pleine décomposition de ses us et coutumes.

Si tous les personnages parlent de la Mort, c'est Silverstolpe qui l'évoque de la façon la plus subtile et la plus profonde. Sa fin s'inscrit dans un été finissant, au coeur d'une nature qui se prépare elle-même à mourir pour un temps avant de renaître au printemps. La partie qui lui est consacrée est d'une saisissante beauté poétique.

En ce qui concerne le prétexte du livre, l'intrigue policière par elle-même, elle se trouve résolue à la toute fin du volume et, comme d'habitude, cette élucidation déçoit le lecteur plus qu'elle ne satisfait sa curiosité. On s'en accommode sans problème pour peu que l'on ait saisi - ce qui se devine très vite - qu'elle ne constituait pas le thème majeur du roman - loin s'en faut.

Tant par ses buts que par son style, riche et soutenu, "Le Régiment des Deux-Siciles" est à réserver aux lecteurs qui apprécient les méditations philosophiques. Précisons toutefois que l'ouvrage reste abordable. Il révèle en outre un auteur certes difficile mais d'une grande sensibilité et d'une intelligence aiguë. A découvrir donc mais quand on se sent dans la disposition d'esprit adéquate.

jeudi, novembre 15 2012

Le Volcan - Klaus Mann

Der Vulkan Traduction : Jean Ruffet

ISBN : 2855651964 ''Extraits'' Personnages

Moins maîtrisé - en tous cas à notre sens - que "Méphisto", "Le Volcan", sous-titré : "Un Roman de l'Emigration Allemande (1933 - 1939), n'en occupe pas moins une place importante dans l'oeuvre de Klaus Mann en ce sens qu'il dépeint sur le vif les comportements, à vrai dire très divers, qu'engendra en Allemagne l'arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes.

L'action se situe pourtant presque entièrement hors d'Allemagne, essentiellement à Paris et, dans la dernière partie, aux Etats-Unis. Dans la capitale française - qu'il semble avoir beaucoup aimée - Mann recrée tout un groupe d'exilés, de ceux qui quittèrent l'Allemagne soit dès 1933, soit un peu avant, soit un peu après. Les deux figures marquantes en sont Marion von Kammer, jeune comédienne en qui on peut sans doute retrouver quelques traits d'Erika, la soeur de Klaus, et Martin Korella, ex-comédien homosexuel que ses tendances autodestructrices conduiront à sombrer dans l'héroïne. Ce mal de vivre, qui est comme la ligne directrice du personnage, fait penser de son côté au destin personnel de l'auteur, lequel se suicida en 1949.

Autour d'eux gravite une foule de personnages : Kikjou, jeune mystique partagé entre l'homosexualité et la foi, la mère Schwalbe, dont le restaurant qu'elle a rouvert à Paris est devenu l'un des points de ralliement des émigrants allemands, Dora Proskauer, jeune femme qui fait des pieds et des mains pour faire sortir d'Allemagne nombre de Juifs et de personnes suspectées par le gouvernement nazi, Marcel Poiret, écrivain français et amant épisodique de Marion, qui finira par mourir en Espagne, en combattant aux côtés des Républicains, et bien d'autres.

De temps à autre, en Suisse, nous retrouvons la mère et la soeur de Marion, Tilly von Kammer. Elles ont dû fuir leur pays parce que Marie-Louise, la mère, avait épousé un Juif et que, ce faisant, ses filles n'étaient plus en sécurité dans le Reich. Le destin de Tilly n'en sera pas moins tragique : elle se suicidera après un avortement raté. Quelques scènes en Hollande nous font apercevoir celui qui deviendra le grand amour de Marion, le professeur Abel, universitaire juif évidemment chassé d'Allemagne en raison de ses origines ethniques.

La majeure partie de ces personnages sont ou franchement communistes, ou fortement orientés à gauche. Ces choix politiques, que l'on peut comprendre en se remettant dans la perspective de l'époque - et bien que Mann ne fasse pas allusion au pacte germano-soviétique ou encore aux querelles terribles qui, à l'intérieur du parti républicain espagnol, permirent à Franco de prendre le pas sur ses ennemis - sont malheureusement très mal gérés par l'auteur.

Cela commence à déraper au dernier tiers du livre, dans des réunions politiques où l'on voit un Kikjou à demi illuminé s'enflammer tellement à la tribune pour le Parti communiste qu'il en vient à brandir le poing - un geste beaucoup moins anodin à l'époque qu'il ne l'est devenu. Klaus Mann bascule dans l'écriture engagée ... et perd le contrôle d'un attelage fringant et bien mené.

Mais pires que l'engagement politique - bien pires - les interpellations semi-mystiques aux personnages principaux, sur Dieu et sur la foi, rendent la fin du "Volcan" pratiquement imbuvable, non pour tous les lecteurs sans doute, mais pour une certaine catégorie d'entre eux. Ce mélange politique-foi crée un cocktail tout à fait indigeste qui, bien loin d'éblouir et d'enivrer, s'évapore dans un "pshitt" d'eau gazeuse mal conditionnée à la fermeture. On le déplore avec d'autant plus de tristesse que "Le Volcan", dans ses deux premiers tiers, tient du "grand livre" et révèle, chez son auteur, une tendance à manier la fresque au moins égale à celle manifestée par son père, Thomas Mann, dans l'inoubliable "Montagne Magique."

Et puis, répétons-le, Klaus Mann nous dépeint l'Allemagne et les Allemands - les exilés et les autres - tels qu'il les a connus et pratiqués à l'époque, donc avant que l'Histoire ne soit réécrite par les vainqueurs. Même si on peut l'accuser de subjectivité, cette vision n'en demeure pas moins précieuse. Et puis, l'on sent bien que le sérieux de l'écrivain l'emporte sur sa subjectivité - sur son désir d'oublier ou de ne pas mentionner certaines choses. Il va même jusqu'à évoquer les paroles de Juifs allemands de province, estimant (nous citons de mémoire) que "les Juifs de Berlin étaient allés trop loin et qu'Hitler avait bien raison de les traiter comme il le faisait."

Pour lire "Le Volcan" jusqu'à sa fin ouverte, il faut donc ou bien témoigner d'une remarquable imperméabilité au pathos, ou bien se sentir assez de courage pour y plonger sans s'y noyer. Nous l'avouons, la chose nous fut difficile. Surtout que l'écriture s'en ressent : Mann ne s'en rendait peut-être pas compte mais la dernière partie de son livre est pesante, il peine à l'achever et, pour résumer l'affaire, il fait rejaillir là-dedans ce qu'il y a de pire dans la littérature allemande : le romantisme échevelé et larmoyant.

Doit-on pour autant laisser de côté "Le Volcan"  ? Non, ce serait une erreur. Après tout, certains lecteurs apprécieront et d'autres feront la part des choses. Seuls quelques irréductibles s'agaceront et auront des petits boutons - au dernier tiers seulement. En outre, la sincérité de Klaus Mann est patente et, rien que pour cela, son livre mérite d'être lu. Son livre ? Que dis-je ? Son oeuvre entière plutôt. A bon entendeur.

mercredi, novembre 14 2012

Lumière d'Août - William Faulkner

Light in August Traduction et préface : Maurice-Edgar Coindreau

ISBN : 9782070366217

Extraits Personnages

Une symphonie. Ou un fleuve. C'est à cela que l'on songe lorsque l'on arrive à la dernière page de "Lumière d'Août." On peut même dire que l'idée vous en vient dès que s'ouvre le coeur du livre : l'histoire de Christmas. Une symphonie au phrasé parfait, un fleuve au cours parfait : Faulkner maîtrise ici son art et oui, tout y est dans un équilibre parfait.

"Lumière d'Août" pourtant n'est pas un roman dont on vous parlera volontiers - à moins d'avoir affaire à un aficionado de Faulkner. Les grands et déstabilisants romans du début, comme "Le Bruit & la Fureur" ou encore "Sanctuaire", ont l'habitude de rafler la mise, avec leur parfum de scandale et cette espèce de chaos verbal et temporel que l'auteur s'est amusé à y semer. Avec une écriture dont la seule étrangeté réside dans le parler local utilisé pour les dialogues, et la ligne pure des trois mouvements de l'intrigue se succédant sans aucune de ces tricheries temporelles affectionnées par l'écrivain américain, "Lumière d'Août" a pratiquement tout ce qu'il faut pour être considéré comme le roman le plus classique de Faulkner, en tous cas dans sa forme. Parce que, pour les thèmes ...

Le passé du Sud, les fantômes de ces soldats gris et or qui foncent à toute allure sans se soucier beaucoup - à l'exception de généraux comme Johnston et Lee - de stratégie pratique, cet univers vaincu qui refuse de disparaître de la mémoire collective - ce thème majeur, l'un des premiers à pointer son nez dans les premières pages de "Sartoris", le Livre-Père, est ici confié aux bons soins du révérend Gail Hightower afin qu'il le défende, si nécessaire jusqu'à la mort. Et c'est ce que fera ce personnage étrange, mourant d'une attaque, les yeux ouverts sur une charge de cavaliers où il croit se voir, lui, bien vivant mais sous les traits de son grand-père. Le drame du révérend - celui qui conduit d'ailleurs à son bannissement de l'Eglise dans laquelle il fut ordonné - c'est son obsession pour la Guerre civile et sa certitude de ne faire qu'un avec le grand-père esclavagiste qui la vécut. Ce protestant bon teint préserve en lui un petit coin bien caché pour le principe de la réincarnation - pour sa réincarnation. Etait-il fou dès le début ? L'est-il devenu ? Ou ne ferait-il pas preuve, au contraire, d'une grande lucidité ?Quel est le but exact de cette quête qui lui fait sacrifier ses études, sa foi, son église, sa femme et sa vie d'homme à une espèce de mirage ? Le lecteur n'obtiendra pas la réponse mais c'est pour Faulkner une nouvelle manière de tenter d'exorciser la malédiction du Sud.

Ce que l'on peut désigner comme le "mouvement" Hightower se mêle étroitement au "mouvement" Lena Grove, sur lequel s'ouvre le roman. Lena est une jeune femme originaire de l'Alabama, qui a pris la route de Jefferson et donc du Mississippi afin de rejoindre un certain Lucas Burch, beau parleur qui lui a fait un enfant mais dont elle ne doute pas qu'il soit parti à la ville pour y trouver du travail et préparer leur avenir commun. Simple, gentille pas aussi naïve qu'on serait en droit de se l'imaginer, Lena est un personnage lumineux, apaisant, qui, une fois n'est pas coutume dans l'univers faulknerien, verra le Destin lui sourire.

A Jefferson en effet, où elle arrive un samedi après-midi, elle se rend droit à la scierie du coin, persuadée d'y trouver Lucas. En lieu et place, il n'y a que Byron Bunch, ouvrier modèle, l'un des rares Blancs à visiter encore Hightower, brave garçon paisible au coeur généreux qui, en la voyant, succombe au coup de foudre (le premier et le seul de son existence) et ne va plus la quitter. Mais quand il lui décrit les autres employés de la scierie - comme c'est samedi, il est seul à travailler - Lena comprend que son fameux Lucas y a travaillé sous un nom d'emprunt, celui de Joe Brown. Il faut en parler au passé car, depuis plusieurs mois, Burch-Brown s'est associé à un autre ancien employé de la scierie, un certain Joe Christmas. Les deux hommes vendraient de l'alcool trafiqué.

Et c'est ainsi que, après quelques notes timides mais entêtantes au tout début du livre, éclate dans toute sa puissance le "mouvement" central de "Lumière d'Août", celui consacré à Joe Christmas, homme que son teint basané et ses cheveux noirs font passer pour un étranger de souche italienne ou mexicaine mais qui sait, lui - ou croit savoir et il faut noter que le doute reste entier jusqu'à la fin du livre - qu'il a du sang noir dans les veines. Faulkner nous détaille l'essentiel de son existence d'orphelin songeur, adopté par une famille de paysans strictement religieux (son père adoptif est le puritain-type, qui voit une Jézabel dans chaque femme et ne parle de sexe qu'avec mépris et dégoût), puis vagabond qui choisit la marginalité parce qu'il est convaincu que "la goutte de trop" qu'il a dans les veines le condamne à ce genre de vie. Arrivé à Jefferson, Christmas y devient l'amant de la seule héritière de la famille Burden, vit avec elle une liaison passionnée et chaotique et finit par lui trancher la gorge avant de mettre le feu à la maison. Il s'enfuit alors et échappe quelque temps aux autorités jusqu'au moment où il choisit de se laisser capturer. Par une manoeuvre habile de Faulkner, et plutôt difficile à réaliser sans tomber dans l'incroyable ou le mélodramatique, son arrestation va lui permettre de retrouver ses grands-parents et de connaître les circonstances de sa naissance et de son abandon. Sous le choc, il parvient à s'échapper et tombe dans la même journée, les armes à la main, sous les balles d'un milicien de la garde locale qui le castre.

Le livre entier est porté par trois forces primaires que nous donnons ici dans un ordre qui n'est peut-être pas le bon - à chacun de choisir celui qu'il voudra : le sentiment religieux et l'éternel clivage sudiste du Blanc et du Noir, ce dernier se confondant cependant parfois avec la question religieuse puisque cette goutte de sang à la fois fatale et problématique, seule responsable du gâchis absolu que sont la vie et la mort de Christmas, est similaire à la malédiction biblique ancestrale subie, pour d'autres raisons, par Adam et Eve.

Il va de soi que Faulkner ne saurait présenter ces forces de manière simpliste. Ainsi, le sexe, la troisième de ces forces et une véritable jouissance pour Joanna Burden à une certaine époque de sa liaison avec Christmas, reste ambigu pour beaucoup de personnages. Christmas lui-même, avec l'éducation qu'il a reçue, méprise totalement les femmes et certains des affrontements qu'il a, enfant et adolescent, avec son père adoptif, ne sont pas sans révéler chez ce dernier une tendance à l'homosexualité qui réapparaît, effleurée plus qu'affirmée, dans les rapports de Christmas adulte avec celui qui le dénoncera, "Joe Brown" (on admirera l'ironie du nom usurpé), alias Lucas Burch. Mais le sentiment religieux est sans doute celui qui s'en tire le plus mal dans l'affaire puisque Faulkner démontre qu'il sert trop souvent de masque et de justification à l'asservissement de l'espèce féminine et, de façon générale, à celui des minorités.__

Que dire encore sur cette "Lumière d'Août" ? Peut-être que Joanna Burden est la petite-fille ou l'arrière-petite-fille de l'un des deux Nordistes que le colonel Sartoris abattit lors de la Reconstruction. Surtout, que ce roman de Faulkner est l'un de ses meilleurs livres, qu'il faut se garder de mépriser au prétexte qu'il n'a pas bénéficié de la même publicité que ses aînés. Et plus encore que sa lecture conforte dans la certitude qu'on gagne beaucoup à lire l'oeuvre de l'écrivain américain dans son ordre de parution.

lundi, novembre 12 2012

Transfixions - Brigitte Aubert

ISBN : 9782020375412

Extraits Personnages

"Transfixions" tient à la fois du roman noir, avec son aspect social, et du thriller. Il ne dérange pas spécialement - de nos jours, prendre pour narrateur un travesti à l'enfance massacrée ne choquera que ceux qui le veulent bien (et, en général, ces gens-là ne lisent pas de romans policiers) - je dirai plutôt qu'il décoiffe.

Contrairement à ce que l'on pourrait attendre, son découpage n'est pas plus cinématographique que celui d'un autre roman du genre et si les dialogues font mouche à chaque coup, on n'y sent pas non plus le besoin de tout prévoir pour une future adaptation cinématographique ou télévisée - ce qui est le cas par exemple chez un Grangé, voire un Chattam. Les personnages, qui se déplacent dans une ville côtière mal définie - ça pourrait être la côte méditerranéenne aussi bien que la côte sud-atlantique - ne sont pas de ceux qu'on oublie. Il faut dire que le milieu choisi pour l'action, celui des prostituées des deux sexes et des quartiers qu'ils fréquentent avec adjonction inévitable du commissariat le plus proche et de sa faune personnelle, appelle ce genre de figures : l'allure provocante, la riposte prompte mais le désespoir trop souvent en bandoulière.

Aubert brosse son tableau avec infiniment de soin et de vraisemblance, évitant de sombrer dans l'outrance et le gore, deux maladies affligeantes du roman policier actuel. Bo', son héros qui préfèrerait être une héroïne, nous conte sans fioritures, sans apitoiements et avec un sens certain de l'auto-dérision, son amour impossible pour le beau Johnny (Jonathan) Belmonte, lequel préfère les femmes et n'accepte de lui adresser la parole que pour l'humilier ou le rejeter. On commence à peine à saisir la profondeur masochiste de cet amour voué à l'échec que le lieutenant Mossa, un flic qui connaît bien Bo' puisque celui-ci vient de sortir de prison pour avoir planté sans le vouloir un homme qui l'agressait dans un bar, vient lui parler de la prostituée qui s'est fait trucider - et démembrer - dans le coin. Peu à peu, l'intrigue s'accélère et Bo', pour échapper à un assassin bien résolu, semble-t-il, à le compromettre, décide de se livrer à une enquête personnelle qui, si elle ne lui apportera pas le bonheur, lui permettra au moins de faire s'évanouir les soupçons qui pèsent sur lui.

Roman qui se rapproche à mon avis plus du roman noir que du thriller classique, "Transfixions" est un livre attachant qui nous fait rentrer de plain-pied dans l'univers que Brigitte Aubert s'est forgé par l'écriture : un monde bien à part, au ton unique - il n'a pas d'équivalent dans le paysage policier français - un mélange de tendresse et de férocité tout à fait particulier qui en réjouira plus d'un mais qui risque, en revanche, de demeurer totalement hermétique aux autres. A lire, sans aucun doute.

Nota Bene: "Transfixions" a été porté à l'écran par Francis Girod sous le titre "Mauvais Genres", avec Richard Bohringer et Robinson Stévenin.

samedi, octobre 13 2012

Libéré Pour Tuer - Gera-Lind Koralik

Freed To Kill Traduction : Jean-Daniel Brèque

ISBN : 9782277070498

Extraits

Etat au réseau routier particulièrement important, les Etats-Unis ont enregistré très tôt l'apparition d'une espèce particulière de tueurs en série : le highway killer ou tueur de l'autoroute. Parmi ceux-ci, Larry Eyler occupe une place à part.

Le 30 septembre 1983, Larry Eyler est arrêté, en principe pour infraction au code de la route. Il est en compagnie d'un auto-stoppeur à qui il vient de proposer cent dollars s'il accepte de se laisser attacher et dominer pendant un rapport sexuel. C'est d'ailleurs dans cet objectif qu'Eyler a arrêté son véhicule. Peur de celui qui l'a pris en stop ou refus tout simple de se voir retenu par la police pour une affaire où il apparaîtrait comme prostitué homosexuel occasionnel, l'auto-stoppeur se garde bien de signaler quoi que ce soit de bizarre aux policiers. Ceux-ci pourtant savent que Larry Eyler arrive en bonne position sur la liste des suspects dans l'affaire du mystérieux tueur qui parsème de cadavres masculins la portion d'autoroute allant de Terre Haute à Chicago. Mieux, après avoir enfermé Eyler dans une cellule, alors qu'il n'est encore inculpé de rien, ils vont patienter jusqu'à l'arrivée de deux membres de la Brigade spéciale formée pour travailler sur l'affaire du "Tueur de l'Autoroute" ...

Cette garde-à-vue, officieuse mais bien réelle, en l'absence de tout motif juridique légal - avoir arrêté son véhicule dans un fossé ne peut être passible que d'une amende sans gravité - est l'un des multiples vices de procédure qui amèneront à la libération d'Eyler. lorsqu'il sera appelé à comparaître devant un jury.

Dans ce premier procès, Eyler finira presque par faire visage de victime. Avec d'autant plus de facilité que l'homme est loin d'être antipathique. Un peu bougon certes, très timide et mal à l'aise sur sa sexualité mais bon employé et individu attentionné et serviable. Enfant, c'était la même chose : Larry était apprécié.

Au reste, au fur et à mesure que l'auteur nous fait progresser dans la découverte de sa nature, on se rend compte que, si l'on excepte les crises de colère violente qui l'opposent à son amant, John Dobrovolskis - toujours pour des motifs de jalousie - Larry Eyler, en dépit d'une enfance chaotique, n'est pas vraiment le mauvais homme. Il a, certes, cette manie du bondage mais d'abord, il est loin d'être le seul, ensuite beaucoup de ceux avec qui il l'a pratiquée sont prêts à témoigner que tout s'y déroulait normalement.

Et pourtant, on finira par le prouver : chaque fois que Larry et John se sont disputés, un meurtre répondant à un certain mode opératoire, celui du "Tueur de l'Autoroute", a été perpétré. Eyler se fera finalement prendre après avoir déposé dans des containers des sacs poubelle contenant le corps démembré du jeune Danny Bridges, quinze ans, enfant des rues et prostitué. Il sera condamné à mort, le 9 juillet 1986 mais décèdera huit ans plus tard du Sida, après avoir confessé vingt meurtres de plus et avoir confirmé ce dont ceux-là mêmes qui l'avaient condamné se doutaient depuis longtemps : à savoir qu'il avait au moins un complice, si ce n'est deux.

A ce jour, ce ou ces complices sont toujours en liberté. Ce qui laisse à penser que, après l'arrestation d'Eyler, ils ont soit trouvé un autre partenaire dans le crime, soit décidé d'agir désormais en solitaire. L'hypothèse qu'ils aient pu s'arrêter de tuer n'est pas crédible.

L'ouvrage de Gera-Lind Kolarik, écrit à la troisième personne bien que la journaliste soit intervenue dans l'enquête, ne fera sans doute pas date dans le genre mais il a le mérite d'exposer clairement les faits et de se montrer impartial. Dans l'absolu, les motivations du juge qui permit la libération de Larry Eyler se justifient pleinement : trop de vices de formes entachaient l'enquête et emprisonner l'accusé revenait à faire fi de ses droits légaux. Il n'en reste pas moins vrai que cette libération a permis le meurtre du jeune Danny Bridges ... Koralik, pour sa part, se refuse à condamner : elle expose, c'est tout, laissant au lecteur le soin de se faire une opinion et de trancher - s'il y parvient en conscience.

Mais au-delà de toutes ces questions de procédure, une autre, bien plus terrifiante parce qu'elle n'est toujours pas résolue (et ne le sera sans doute jamais) se pose : combien de "Tueurs de l'Autoroute" y avait-il, dans les années quatre-vingt, aux Etats-Unis ?

... Et combien ont-ils fait de victimes ? ...

lundi, septembre 17 2012

Enquête Mondiale Sur Les Tueurs En Série - Stéphane Bourgoin & Isabelle Longuet

ISBN : 9782246785972

Extraits

Ce "pavé" passionnera surtout ceux qui ne possèdent pas d'autres ouvrages de Bourgoin. Les autres y trouveront peu de nouveautés et beaucoup de choses qu'ils connaissent déjà. Le titre en outre ne correspond pas vraiment à la vérité du livre, la grande majorité des tueurs en série mentionnés dans cet ouvrage étant de nationalité américaine pour un Sud-Africain et trois ou quatre allemands. Le monde est plus vaste et la France elle-même possède ses tueurs en série reconnus - cités ici très brièvement et surtout pour servir d'exemple ou de contre-exemple, le ""serial killer"" étant sans doute proche du monstre absolu mais n'en restant pas moins tributaires de la culture dans laquelle il est né.

Sinon, le schéma reste le même : définition du tueur en série par opposition à ses tristes "confrères", le meurtrier qui tue au maximum deux fois mais ne va jamais plus loin et le tueur de masse, l'habituelle distinction entre les tueurs psychotiques (et désorganisés) et les tueurs sociopathes (et organisés), une parenthèse sur le métier de profileur, pas mal de statistiques, dix-huit "portraits" de tueurs en série parmi lesquels l'ignoble Albert Fish, Edmund Kemper, Gerard Schaefer, Otis Toole, etc ... et l'avis de trois psychiatres sur le phénomène. Suivent une intéressante bibliographie et une sorte de petit dictionnaire des tueurs en série plus connus que les autres.

L'ensemble, qui reprend, par la force des choses, des pages d'autres livres de Bourgoin, en est à son troisième ou à son quatrième remaniement : c'est dire qu'il est plutôt complet mais non exhaustif. On regrettera, vu la qualité du travail présenté, que Bourgoin et ses collaborateurs éventuels comme Isabelle Longuet et Joël Vaillant, ne songent pas à un deuxième, voire à un troisième tome sur les serial killers européens, leurs homologues asiatiques, africains, etc ...

Deux points qu'on retiendra avec intérêt :

1) les efforts des autorités françaises dans la mise en place d'un fichier de délinquants sexuels (vivier d'où proviennent très souvent les tueurs en série). Ces efforts sont constamment battus en brêche par l'agitation démago-gogo des associations pour les Droits de l'Homme. Sans états d'âme, celles-ci oublient allègrement les droits bafoués des victimes tabassées, violées et assassinées. Tout comme elles s'acharnent à jeter un voile d'oubli sur ce mythe authentique que constitue le fameux "suivi médical" des violeurs remis en liberté : il s'agit là bel et bien d'un mensonge monstrueux qui apaise peut-être la conscience de nos démagogues mais ne soulage en rien des individus qui ne voient pas pourquoi on leur demanderait de soigner ce qui leur apporte tant de plaisir et constitue même leur seule raison d'exister ;

2) et le fait que, en France, le métier de profileur n'a, pour l'instant, aucune réalité juridique, vide susceptible d'engendrer des escroqueries.

En résumé : si vous n'avez jamais rien lu de Bourgoin (et si vous avez le coeur bien accroché), procurez-vous cette "Enquête ..." en gardant à l'esprit qu'elle est plus nord-américaine que mondiale. Quoi qu'il en soit, vous ne devriez pas être déçus et elle vous fera découvrir beaucoup de choses. En revanche, si vous avez chez vous la majeure partie de ses ouvrages, achetez-le uniquement à titre de curiosité et parce que vous êtes, sans doute et tout comme moi, un aficionado de l'auteur.

dimanche, septembre 16 2012

Avenue des Géants - Marc Dugain

ISBN : 9782070132355

Extraits Personnages

"Avenue des Géants", tel est le nom de l'endroit où Al Kenner a l'accident de moto qui, en l'immobilisant pour quelques semaines, va lui faire perdre son travail de mécanicien et le rendre par conséquent à nouveau dépendant de sa mère. Entre Al et sa mère, c'est l'horreur et ce, depuis l'enfance, une relation où l'amour et la haine s'imbriquent de façons si complexe qu'il faudrait presque transformer ces deux mots en un mot valise, non pas dans le style "amourhaine" - ce serait trop simple :evil: - mais quelque chose comme "hamoainure." Une relation telle qu'elle ne peut s'achever que par la mort violente de l'un des protagonistes et, de fait, c'est bien ce qui attend celle qui, dans ce roman, porte le titre de mère sans le mériter.

Nul ne l'ignore : Marc Dugain s'est inspiré pour ce livre de la vie d'Edmund Kemper, le tueur en série le plus atypique et probablement le plus intelligent qu'ont jamais connu les Etats-Unis. C'est en pensant au QI de Kemper que Thomas Harris aurait, dit-on, imaginé celui d'Hannibal Lecter. Outre cette intelligence exceptionnelle, Kemper reste l'un des très rares tueurs en série de la planète à s'être volontairement livré à la police - et ceci par deux fois, la première après l'assassinat de ses grands-parents paternels, alors qu'il n'avait que quatorze ans, la seconde après le meurtre de sa mère. Enfin, loin des véritables carnages auxquels se sont livrés un Ted Bundy ou un Gary Ridgeway (alias le Tueur de la Green River), Kemper ne compte à son actif que dix assassinats et estime lui-même que la mort de sa mère constitue le point final logique de la série.

Par son enfance massacrée, entre un père trop faible et une mère qui aurait pu poser pour la mère-phallique monstrueuse si chère à certains freudiens, par la lucidité dont il ne se départissait que sous le choc d'un affrontement avec sa mère ou près d'une femme lui rappelant sa mère ou le comportement de celle-ci, par son charisme indéniable, par son refus d'évoquer ce qu'il fit au cadavre de sa mère et qui révèle chez lui la survivance d'une conscience bien réelle, malgré tous les dégâts subis et infligés, par son physique également (2, 20 m pour 160 kg), par ses choix en prison (il retranscrit des livres en braille, langage qu'il a voulu apprendre) , Edmund Kemper reste un "cas" dans le paysage on ne peut plus tourmenté des tueurs en série américains - et même mondiaux.

Mettre en scène un tel personnage, dont les actes horrifient mais qui n'en conserve pas moins, par on ne sait quelle étrangeté de la Nature, un côté attachant absolument unique, relève de la gageure. Marc Dugain n'a pas triché. Il a choisi de faire alterner des chapitres où il fait penser, parler, s'expliquer (mais jamais se justifier) Al Kenner/Edmund Kemper et d'autres où on le voit de l'extérieur, dans le parloir où il rencontre la personne qui lui apporte les livres à retranscrire. Evidemment, privilège de l'écrivain, Dugain a romancé certains aspects pour les besoins de son livre - la visiteuse d'Al par exemple n'est autre qu'une ex-étudiante qu'il avait prise en stop mais qu'il n'avait pas agressée - mais il ne tombe jamais dans la caricature ni, pour ceux qui l'en soupçonneraient, dans l'apitoiement. On le sent bien un peu hésitant quand arrive le moment d'aborder les meurtres des étudiantes et celui de Cornell Kenner mais cela se comprend : c'est là que l'empathie inconstestable développée par le lecteur envers le héros risque de se dissoudre dans le néant, et ce n'est pas le but recherché par l'auteur.

Marc Dugain cherche en fait à faire partager au lecteur le sentiment qu'il a éprouvé en assistant à la diffusion d'un documentaire consacré par Stéphane Bourgoin à quelques tueurs en série, dont Edmund Kemper. Quand on le visionne, on ne peut rester indifférent, on est forcé de réfléchir. D'autant que, si mes souvenirs sont bons, la partie qui concerne Kemper est suivie de l'interview de Gerard Schaefer, tueur froid, sans remords, débordant de fierté, antithèse parfaite de Kemper. Le contraste n'est pas seulement saisissant : il dérange. Même s'il a tué sa mère et neuf personnes, Kemper n'a rien à voir avec Schaefer.

Comme vous le voyez, "Avenue des Géants" est donc un roman spécial, sur un homme très spécial. Je vous rassure : ni gore, ni excès et beaucoup de pudeur, somme toute. Un livre à lire et je suis tentée d'écrire : surtout si vous aussi, vous avez eu une caricature de mère. Mais attention : "Avenue des Géants" est un livre lourd de chagrin.

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