Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Tag - littérature russe

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dimanche, juin 24 2012

Pour Une Juste Cause & Vie & Destin - Vassili Grossman ( III )

Comme Stalingrad pour la Seconde guerre mondiale, cette découverte marque le tournant décisif dans l'oeuvre de Grossman. ]Mais il ne tombera pas dans le piège de l'auto-apitoiement, il fera beaucoup mieux : l'horreur imposée aux Juifs par les Nazis, il fait en sorte de la dépeindre comme un fléau universel, capable d'atteindre du jour au lendemain l'Humanité tout entière. Vous faut-il une preuve ? Le sort infligé à Sturm, alter ego vraisemblable de l'auteur dans le roman et physicien dont se détournent peu à peu, après la guerre, parce qu'il est juif, tous ses bons "camarades", qu'ils aient ou non leur carte au Parti, voilà cette preuve, froidement et presque cliniquement détaillée par un homme à qui les siens ont fait perdre ses dernières illusions.

On admirera l'ironie avec lequel l'effacement progressif de Sturm dans et par une société soviétique qui se soumet à l'antisémitisme stalinien est justement stoppé par un appel téléphonique du Coryphée suprême, désormais soucieux, en raison des progrès américains en la matière, des théories sur l'atome du physicien déchu ...

Sturm est sauvé, certes : mais les autres ? Les autres Juifs, bien sûr mais aussi tous les autres qui, sans être juifs, pourrissaient dans les isolateurs ou dans les camps de travail du régime ? ...

On ne peut que demeurer muet et admiratif devant l'humanité profonde qui a permis à Vassili Grossman non seulement de transcender ses chagrins personnels - en tant que fils, en tant que père, en tant que juif - et de trouver la force de faire si tôt le lien entre les deux grands totalitarismes du XXème siècle, mais aussi de refuser l'auto-apitoiement facile de ses pairs pour se préoccuper avant tout de la souffrance humaine universelle. Ce faisant, il faisait de "Vie & Destin", dont tous les exemplaires manuscrits furent, en principe, confisqués par le KGB en 1961, un livre lui aussi universel qu'il ne faut pas hésiter à lire. S'il y a un homme qui mérita un jour le titre si galvaudé à notre époque de "citoyen du monde", ce fut bien Vassili Grossman : lisez "Vie & Destin" - vous comprendrez.

Pour Une Juste Cause & Vie & Destin - Vassili Grossman ( II )

Correspondant de guerre pour "L'Etoile Rouge", Vassili Grossman eut tout le temps d'assister aux combats qui marquèrent le siège de Stalingrad et qui durèrent de juillet 1942 à février 1943. Il y puisa l'idée de "Pour Une Juste Cause" qui, on ne s'en étonnera pas, est avant tout une oeuvre très engagée, patriotique et nationaliste. L'auteur nous dépeint la lutte de géants qui opposa son pays à l'Allemagne nazie en nous présentant tout un lot de personnages plus ou moins attachants, dont les membres de la famille Chapochnikov. Si l'on excepte les absurdités administratives de l'armée, les instances soviétiques ne sont pas critiquées.

Sans être ennuyeuse, cette partie du livre dépasse rarement le niveau d'un honnête roman de propagande. Mais tout va changer avec "Vie & Destin."

Quand il s'attaque à cette deuxième partie, Grossman est un homme gravement ébranlé par la guerre : il y a perdu son fils aîné et il a été l'un des premiers à entrer à Treblinka. Pire encore : sa mère, à laquelle il dédiera "Vie & Destin", est morte dans un ghetto. En d'autres termes, ce Russe d'origine juive, qui ne parle pas le yiddish et qui a été élevé dans une famille non pratiquante, se voit appelé, pour la première fois, à réfléchir à son identité.

Pour couronner le tout, si l'on peut dire, la sortie, en 1952, de "Pour Une Juste Cause", et sa démolition en flammes par un critique empressé aux ordres du Généralissime, font comprendre à Grossman que ce socialisme soviétique pour lequel il s'est battu est en train de relever le flambeau hitlérien contre les juifs. Oh ! bien sûr, Grossman avait entendu parler des pogroms mais tout cela se passait sous le régime tsariste et était d'autant plus inconcevable dans l'URSS marxiste-léniniste de l'après-guerre que les Soviétiques d'origine juive s'étaient battus comme les autres contre l'envahisseur ...

Et pourtant ...

mardi, février 7 2012

La Guerre & la Paix - Léon Tolstoï - ( III )

Sur le plan romanesque, "La Guerre & la Paix" s'attache à l'évolution de la société russe, et tout spécialement de la société aristocratique, happée dans le tourbillon des guerres napoléoniennes. (En dépit de tout ce qui demeure lié au nom de Tolstoï, force est d'admettre qu'il évoque rarement le peuple dans ce roman. Quelques silhouettes, ici et là, Platon Karateiev bien sûr, figure quasi christique ... mais sinon le peuple russe reste anonyme, un peuple parmi "les peuples" dont se gargarisent si bien les empereurs dans leurs différents discours. ) Tolstoï a coupé au plus simple : pour servir ici de guide à son lecteur, il a choisi sa propre famille et son histoire.

Sa mère par exemple, Maria Nikolaievna, née Volkonsky, qui mourut alors qu'il n'avait que dix-huit mois, se retrouve dans le personnage de la princesse Maria Nikolaïevna Bolkonski, la fille tyrannisée - et pourtant aimée - du vieux prince Bolkonski, lequel trouve ses racines chez le feld-maréchal Nikolaï Volskonsky. La famille était illustre - et il arrivait à ses représentants de se prétendre avec raison des origines largement antérieures aux Romanov.

Le comte Nicolas Rostov, lui, symbolise bien entendu le comte Nikolaï Illitch Tolstoï, père de l'écrivain.

Mais toutes les équivalences que l'on cherche à établir entre les créatures nées de la cervelle du romancier et leurs modèles de chair et d'os ne sont pas aussi faciles à établir. Le personnage de Natacha intrigue et l'on y voit en général deux sources : ou bien l''épouse de Tolstoï, Sophia Behrs, ou bien la soeur de Sophia qui vivait avec le couple et entretint toujours avec son beau-frère une relation assez ambiguë. A moins qu'il ne s'agisse d'un hybride des deux soeurs, en une sorte de fantasme qui retient au passage des traits de caractère puisés çà et là chez telle ou telle jeune fille, parente ou non, que Tolstoï trouvait à son goût.

A notre avis - mais ce n'est qu'une opinion - Tolstoï a réparti les tourments de sa propre nature entre deux hommes : le torturé et pessimiste prince André Bolkonski, frère de la princesse Maria, et le rayonnant et généreux comte Pierre Bezoukhov qui, à la fin de la chronique, épouse Natacha Rostov. Il est sans doute possible - et même certain - qu'il ait dispensé à l'un comme à l'autre telle ou telle caractéristique pêchée chez un proche ascendant, paternel ou maternel, mais si l'on s'intéresse un tant soit peu à la vie et au caractère de Tolstoï lui-même, on ne peut nier l'évidence.

Le manichéisme qui sous-tend le binôme André/Pierre est à lui tout seul une signature tolstoïenne : d'un côté, une personnalité jeune encore mais austère, bougonne, revêche, se déclarant anti-cléricale mais incapable de cesser de s'interroger sur le sens de la vie et sur celui de la Mort, un aristocrate hautain et dédaigneux avec ses pairs mais relativement simple et aimable avec les gens de plus petite extraction, un homme hanté par l'idée de se dépasser mais qui, fasciné par les rêves, est trop cartésien pour s'abandonner pleinement à leur emprise ;de l'autre, une espèce de grand enfant naïf, bonne pâte, qui donne sans compter et se plie à la volonté d'autrui parce qu'il ne veut pas blesser en disant "non", un noble certes mais que ses pairs jugent souvent avec condescendance en raison de sa bonté qu'ils prennent pour de la faiblesse et aussi de sa bâtardise originelle, un rêveur enthousiaste enfin, un vrai, de la plus belle eau, qui voue un véritable culte à Bonaparte avant de vouloir assassiner Napoléon Ier de ses propres mains et qui, une fois l'ordre rétabli en Europe, est prêt à repartir en campagne contre les excès mystiques d'Alexandre.

La Guerre & la Paix - Léon Tolstoï - ( II )

L'ambiguïté caractérise également la réflexion personnelle de l'écrivain sur les forces qui dominent l'univers. Tolstoï n'a pas ce mysticisme parfois si exalté de Dostoievski et qui dérange par ses excès. Son mysticisme se veut - encore - raisonnable et raisonné. Saisi très jeune, dit-on, par l'absurdité et la fragilité de l'existence humaine, il cherche, comme tant d'autres, un sens à tout cela. Trop slave, trop russe pour sombrer dans l'athéisme, Tolstoï, qui mourra excommunié par l'Eglise orthodoxe, est un croyant sincère et farouchement anti-clérical. Déjà.

Ce qui étonne et même stupéfie, c'est que cette foi ignore royalement le libre-arbitre. Ainsi, la guerre devient un phénomène voulu par l'autorité divine et dans lequel l'homme n'est qu'une marionnette. Dans de telles conditions, on ne comprend pas comment Tolstoï, dans certains passages de sa fresque, impute tout naturellement la responsabilité de telle ou telle bataille, de tel ou tel massacre, à Napoléon ou à tel général russe. La contradiction est flagrante mais elle semble si peu déranger l'auteur russe qu'on en vient à se demander s'il s'en rend compte.

A certains, l'ambiguïté tolstoïenne rappellera les méandres du discours de St Augustin qui, selon ceux à qui il s'adressait, mettait en avant l'importance du libre-arbitre ou, au contraire, la niait complètement en évoquant le fameux "péché" originel qui aurait déterminé le destin de l'Homme. Mais si l'on accepte, avec une relative facilité, les atermoiements et contradictions d'un père de l'Eglise, canonisé qui mieux est, si ceux-ci s'expliquent aussi par les visées politiques de l'Eglise, Tolstoï, lui, ne peut bénéficier de pareilles "circonstances atténuantes." D'autant qu'il a aimé la réputation de penseur et de grand esprit pacifiste qu'on lui fit.

Entraîné par cette ambivalence spirituelle, le discours de l'écrivain se brouille en maints endroits. Quant à sa théorie sur l'Histoire (largement exposée dans la toute dernière partie du deuxième tome), elle se fait elle aussi trop floue, trop changeante pour convaincre. Néanmoins, l'effort de la pensée, le désir sincère de poser les bonnes questions et de faire avancer la réflexion sont bien là. Comme le prince André, comme Pierre Bezoukhov, Tolstoï cherche l'Autre et se cherche lui-même, au-delà de tout, y compris de la Mort, cette Mort dont on sent bien que, en dépit de sa foi toujours affirmée avec superbe, il a une peur panique.

lundi, février 6 2012

Le Premier Cercle - Alexandre Soljenitsyne

В круге первом (V kruge pervom) Traduction : Henri-Gabriel Kybarthi

Extraits Personnages

Le titre de cet ouvrage, que d'aucuns trouveront moins prenant que "Le Pavillon des Cancéreux" ou "Une Journée d'Ivan Denissovitch", fait référence à la "Divine Comédie" et au système de "cercles" imaginé par Dante pour y caser l'intégrale de l'Enfer chrétien. Au-dessus de tous, le Premier cercle est de loin le moins terrible et, dans l'univers du igoulag/i, cet Enfer soviéto-stalinien, il correspond au monde de la icharachka (шара́шка)/i, c'est-à-dire aux laboratoires secrets de l'URSS.

Y travaillaient coude à coude des "employés libres" et des prisonniers, les premiers chargés d'espionner les seconds, mais tous en principe techniciens, ingénieurs et scientifiques. Tout ce petit monde recevait des repas corrects et bénéficiait d'une certaine souplesse dans les horaires, ce qui était bien loin d'être le lot des zeks comme Ivan Denissovitch. A la fin du roman, Nerjine, l'un des héros malheureux de Soljenitsyne, repartant au goulag avec quelques autres fortes têtes, affirme avec force que, si imparfaite qu'elle soit, la charachka peut se comparer à une forme de Paradis et que c'est maintenant, en retournant vers les camps de travail "normaux", que leur petite troupe va retrouver l'Enfer.

Bien entendu, "Le Premier Cercle" n'est pas qu'un voyage au coeur de la charachka. Il s'ouvre sur un coup de fil donné, d'une cabine téléphonique, par le Conseiller d'Etat de seconde classe, Innokenty Volodine, à un scientifique surveillé par les services secrets - et mis sur écoutes depuis longtemps. Dès réception de l'appel, ordre est donné en haut lieu de déterminer quel est le "traître" qui a passé cet appel. Pour ce faire, quelques apparatchiks, chapeautés par le redoutable Victor Semionovitch Abakoumov - lequel sera fusillé l'année suivant la mort de Staline - ont recours à certains scientifiques de la charachka, parmi lesquels Nerjine, emprisonné quasiment depuis la fin de la guerre pour on ne sait trop quelle raison exacte, et Rubine, dont la conception très utopiste du communisme et le refus de dénoncer les membres de sa famille ont scellé le destin.

Avec d'autres techniciens, les deux hommes travaillent depuis déjà un certain temps sur un appareil dénommé "vocodeur", censé débarrasser la ligne téléphonique du Chef Suprême de Toutes les Russies en personne des plus infimes parasites et grésillements divers qui viennent parfois perturber ses entretiens avec un tel ou un tel à l'autre bout du pays. Leur équipe est donc toute désignée pour repérer, dans une liste de cinq suspects, la voix de celui qui a osé trahir ...

En dépit de tous leurs efforts de sabotage, Nerjine et Rubine ne parviendront qu'à sauver trois des suspects qu'on leur propose. Les deux autres - dont un innocent - seront raflés par le MGB et conduits à la sinistre Loubianka pour y être "interrogés". On apprendra très vite que Volodine a été condamné - sans aucun jugement - "à perpétuité."

Le drame qui se noue très lentement, et même avec paresse, un peu comme si Soljenitsyne se faisait plaisir en mettant en scène des personnages historiques comme Staline lui-même ou Abakoumov, tend en fait à prouver que, dans la société stalinienne, personne ne pouvait rester innocent. Pas même dans les charachki, où des prisonniers en quelque sorte "protégés" par leur statut de scientifiques et de techniciens émérites ne parvenaient pas toujours à éviter de servir efficacement le régime qui les avait déchus de leurs droits.

Au passage, Soljenitsyne dépeint avec vigueur la situation misérable qui était celle des épouses et des familles en général des prisonniers : stress perpétuel, pauvreté, discrimination à l'emploi et aux études, déportation éventuelle, etc, etc ... Signalons aussi certains passages sur la langue russe et son évolution - Rubine est en fait linguiste - qui passionneront ou ennuieront, selon les goûts personnels.

Tel quel, avec sa "chute" amère et ironique - que vous retrouverez dans les "Extraits" - "Le Premier Cercle" n'en reste pas moins un livre qu'il faut lire si l'on veut mieux comprendre la société soviétique.

dimanche, février 5 2012

Une Journée D'Ivan Denissovitch - Alexandre Soljenitsyne

Odin den'Ivana Denissovitcha Traduction : Lucia et Jean Cathala

Que dire de ce court roman, basé sur des faits authentiques, qui valut à son auteur la reconnaissance mondiale ?

Tout d'abord qu'il fut remarqué en 1961 par le rédacteur de la revue Novy Mir, Alexandre Tvadorvski.

Puis que celui-ci, comme beaucoup d'autres, estimait qu'il fallait à tout prix, après la dénonciation des crimes staliniens et du culte de la personnalité par les XXème et XXIIème Congrès du Parti communiste soviétique, évoquer les horreurs du goulag de façon plus hardie que les quelques (rares) scènes d'arrestation montrées (de temps en temps) dans tel ou tel film auquel la censure du Parti n'avait pas bronché.

C'est ainsi que la manuscrit d'"Une Journée d'Ivan Denissovitch" finit par se retrouver entre les mains de Vladimir Lébédiev, conseiller principal de Khrouchtchev à la culture. Or, Lébédiev, fait rare chez un politique, aimait la bonne littérature et, sous réserves de quelques menues coupures dans le texte, il se chargea de lire lui-même le texte au Premier secrétaire. Et peu après, le roman fut édité.

Dans l'oeuvre de Soljenitsyne, ce roman paraît un tour de force. D'abord, il est bref. Ensuite, bien que les événements relatés soient évidemment des souvenirs de l'auteur, celui-ci parvient à prendre - et à conserver - le recul dont rêve tout écrivain hanté par le besoin irrépressible de retracer par écrit les situations les plus douloureuses qu'il a traversées. Enfin, rien qu'en racontant dix-sept heures de la vie d'un zek au goulag, le romancier trouve le moyen d'entraîner son lecteur dans les profondeurs d'un enfer où les démons se nomment Routine, Froid, Faim et Peur.

Pourtant, pas un instant, Soljenitsyne ne tombe dans le mélo sordide. Il ne fait pas pleurer Margot, c'est le moins que l'on puisse dire. La roublardise paysanne dont Ivan Denissovitch Choukhov est bien obligé de faire montre pour survivre dans le camp où il purge sa peine, fait même sourire plus d'une fois le lecteur qui, d'emblée, se sent le frère de cet homme simple, sans grande instruction mais bon ouvrier, à qui une révolution qu'il ne comprend pas (et à laquelle il ne s'intéresse pas vraiment) a volé une partie de son existence pour des raisons aussi absurdes qu'iniques et qui, dans sa misère, réussit à se satisfaire de menues joies et, mieux encore, à partager celles-ci avec moins malin ou moins chanceux que lui.

Plus qu'à Tolstoï le théoricien, c'est évidemment à Dostoievski que Soljenitsyne fait ici penser. La langue bien sûr, la façon de l'utiliser et la construction du roman appartiennent au XXème siècle mais, par la générosité de la pensée et par la dimension universelle qu'il donne à son Ivan Denissovitch, Soljenitsyne est bien l'héritier de l'auteur des "Frères Karamazov."

Rien que cela devrait vous inciter à lire "Une Journée d'Ivan Denissovitch" - si ce n'est déjà fait, bien sûr. ;o)