Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Littérature made in USA.

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mardi, décembre 18 2012

Les Mystères de Winterthurn - Joyce Carol Oates

Mysteries of Winterthurn Traduction : Anne Rabinovitch

ISBN : 9782234071131

Extrait Personnages

Divisé en trois parties débouchant toutes sur un épilogue, "Les Mystères de Winterthurn" peut se lire comme un hommage parodique au genre gothique, qui apparut à la fin du XVIIIème siècle en Grande-Bretagne et connut son heure de gloire avec des auteurs comme Horace Walpole, Ann Radcliffe et Matthew G. Lewis. On ne s'étonnera pas de voir Joyce Carol Oates, cette touche-à-tout littéraire, relever ce défi en le doublant, par habitude, d'une critique de la société américaine à la fin du XIXème siècle et au tout début du XXème.

Néanmoins, en tant que lecteur, nous avons été déçu et nous restons pour le moins sceptique quant au résultat obtenu.

C'est que la romancière nous avait habitués à tant de subtilité, tant de cruauté aussi - pour ne rien dire de la profondeur de textes aussi divers que "Délicieuses Pourritures", "Nous Etions Les Mulvaney" ou "Blonde." Dans ces "Mystères ..." , c'est la parodie qui l'emporte. Ou qui, plutôt, noie tout. L'humour est là, bien sûr, mais il n'est pas vraiment grinçant et, pour un récit voué au genre gothique, il n'a rien de cette noirceur extasiée dont on se repaît dans "Délicieuses Pourritures" ou dans "Zombi" - pour ne citer que ces deux-là. Bon, montrons-nous juste : si, cela grince, parfois, de trop rares fois mais ce n'est pas cela. Quelque chose fait défaut et cette chose, c'est la subtilité.

L'ironie est ici trop visible, on la reçoit comme une pluie de gifles qui vous étourdit avant de vous laisser hébété : pourquoi une telle volonté de s'afficher ? Le lecteur sait que la romancière se complaît depuis des lustres à dénoncer les ridicules et les injustices de la société dans laquelle elle est née. En ouvrant l'un de ses livres, nouvelles ou roman, il s'y attend. Alors oui, pourquoi ? Pourquoi cette ironie si lourde qui se répand de page en page au point d'incommoder celui qui les lit ?

Le plus déstabilisant, c'est que les ombres et les demi-teintes qu'auraient réclamées le style viennent opacifier à plaisir les personnages et les mille-et-un fils de l'intrigue. Trop de personnages (il est vrai appartenant pour la plupart à la bonne société de Winterthurn, au langage châtié et retenu) papotent à demi-mot de choses finalement sans importance et ignorent carrément celles qui en ont. Beaucoup d'entre eux sont à la limite de la caricature. S'il ne s'agissait encore que de personnages secondaires ! Mais l'une des héroïnes, Georgina Kilgarvan, la "Nonne bleue", qui domine toute la première partie, est elle aussi une caricature. Parodier le genre gothique, pourquoi pas ? Mais le destin de la pauvre Georgina est une tragédie tellement cruelle que, si marquée au coin du gothique qu'elle puisse paraître, elle aurait dû la placer d'emblée à l'abri de la caricature.

Son cousin, Xavier Kilgarvan, révèle lui aussi, surtout dans ses jeunes années, pas mal de traits caricaturaux, qui s'expliquent en partie par son statut de héros "gothique."_ Comme nombre de héros du genre, il n'a d'ailleurs pas de personnalité digne de ce nom. Dans le roman noir gothique en effet, seul le Méchant jouit de ce privilège essentiel qu'est une personnalité solide, qui en impose : méchant, diabolique, oh ! que oui ! mais si attirant ... C'est pour ainsi dire la règle. Règle à laquelle Oates déroge sans vergogne en faisant paradoxalement de son méchant de la seconde partie une lavette déplorable et maniérée dont on a bien de peine à croire que certains de ses disciples - enfin, l'un d'entre eux au moins - puissent l'appeler "Maître."

Et toutes ces questions laissées sans réponses ! Ces cadavres de nourrissons découverts dans le grenier de Glen Mawr sont-ils, comme le lecteur finit par le supposer (et comme quelques réflexions du cousin Xavier, dans la troisième partie, le laissent à penser), les rejetons de l'inceste répété imposé par son terrible père à la malheureuse Georgina ? Qui ou quoi se dissimule dans la fameuse "chambre des Jeunes Mariés" (dite aussi "chambre du Général"), où trône une superbe et inquiétante peinture murale en trompe-l'oeil et où le nourrisson d'Abigail Whimbrel, une cousine de Georgina, hébergée une nuit à Glen Mawr, trouve une mort aussi sanglante qu'inexpliquée ? Que signifient les mille mensonges de Perdita ? Son mari est-il bien le "corbeau" qui inonde de lettres obscènes les femmes les plus honorables de Winterthurn ?

Tel quel, "Les Mystères de Winterthurn" constitue un ouvrage curieux, résolument inégal, voire bancal - la seconde partie, avec ses meurtres en série qui trouvent une solution aussi cruelle que vraisemblable (on n'est plus dans la parodie mais dans une réalité que l'on peut croiser à n'importe quel coin de rue, y compris aujourd'hui) est sans conteste supérieure aux deux autres. Parmi les inconditionnels de Joyce Carol Oates - et nous en sommes toujours - il ne séduira que ceux qui se voilent systématiquement la face à chaque faux pas de leur auteur adoré. Car une chose est sûre, le gothique, parodié ou pas, n'est assurément pas sa tasse de thé.

... A moins que nous n'ayons rien compris et qu'elle ait voulu faire la parodie gothique d'une parodie gothique ? ... Dans ce cas, rien à dire : c'est un chef-d'oeuvre.

mercredi, novembre 14 2012

Lumière d'Août - William Faulkner

Light in August Traduction et préface : Maurice-Edgar Coindreau

ISBN : 9782070366217

Extraits Personnages

Une symphonie. Ou un fleuve. C'est à cela que l'on songe lorsque l'on arrive à la dernière page de "Lumière d'Août." On peut même dire que l'idée vous en vient dès que s'ouvre le coeur du livre : l'histoire de Christmas. Une symphonie au phrasé parfait, un fleuve au cours parfait : Faulkner maîtrise ici son art et oui, tout y est dans un équilibre parfait.

"Lumière d'Août" pourtant n'est pas un roman dont on vous parlera volontiers - à moins d'avoir affaire à un aficionado de Faulkner. Les grands et déstabilisants romans du début, comme "Le Bruit & la Fureur" ou encore "Sanctuaire", ont l'habitude de rafler la mise, avec leur parfum de scandale et cette espèce de chaos verbal et temporel que l'auteur s'est amusé à y semer. Avec une écriture dont la seule étrangeté réside dans le parler local utilisé pour les dialogues, et la ligne pure des trois mouvements de l'intrigue se succédant sans aucune de ces tricheries temporelles affectionnées par l'écrivain américain, "Lumière d'Août" a pratiquement tout ce qu'il faut pour être considéré comme le roman le plus classique de Faulkner, en tous cas dans sa forme. Parce que, pour les thèmes ...

Le passé du Sud, les fantômes de ces soldats gris et or qui foncent à toute allure sans se soucier beaucoup - à l'exception de généraux comme Johnston et Lee - de stratégie pratique, cet univers vaincu qui refuse de disparaître de la mémoire collective - ce thème majeur, l'un des premiers à pointer son nez dans les premières pages de "Sartoris", le Livre-Père, est ici confié aux bons soins du révérend Gail Hightower afin qu'il le défende, si nécessaire jusqu'à la mort. Et c'est ce que fera ce personnage étrange, mourant d'une attaque, les yeux ouverts sur une charge de cavaliers où il croit se voir, lui, bien vivant mais sous les traits de son grand-père. Le drame du révérend - celui qui conduit d'ailleurs à son bannissement de l'Eglise dans laquelle il fut ordonné - c'est son obsession pour la Guerre civile et sa certitude de ne faire qu'un avec le grand-père esclavagiste qui la vécut. Ce protestant bon teint préserve en lui un petit coin bien caché pour le principe de la réincarnation - pour sa réincarnation. Etait-il fou dès le début ? L'est-il devenu ? Ou ne ferait-il pas preuve, au contraire, d'une grande lucidité ?Quel est le but exact de cette quête qui lui fait sacrifier ses études, sa foi, son église, sa femme et sa vie d'homme à une espèce de mirage ? Le lecteur n'obtiendra pas la réponse mais c'est pour Faulkner une nouvelle manière de tenter d'exorciser la malédiction du Sud.

Ce que l'on peut désigner comme le "mouvement" Hightower se mêle étroitement au "mouvement" Lena Grove, sur lequel s'ouvre le roman. Lena est une jeune femme originaire de l'Alabama, qui a pris la route de Jefferson et donc du Mississippi afin de rejoindre un certain Lucas Burch, beau parleur qui lui a fait un enfant mais dont elle ne doute pas qu'il soit parti à la ville pour y trouver du travail et préparer leur avenir commun. Simple, gentille pas aussi naïve qu'on serait en droit de se l'imaginer, Lena est un personnage lumineux, apaisant, qui, une fois n'est pas coutume dans l'univers faulknerien, verra le Destin lui sourire.

A Jefferson en effet, où elle arrive un samedi après-midi, elle se rend droit à la scierie du coin, persuadée d'y trouver Lucas. En lieu et place, il n'y a que Byron Bunch, ouvrier modèle, l'un des rares Blancs à visiter encore Hightower, brave garçon paisible au coeur généreux qui, en la voyant, succombe au coup de foudre (le premier et le seul de son existence) et ne va plus la quitter. Mais quand il lui décrit les autres employés de la scierie - comme c'est samedi, il est seul à travailler - Lena comprend que son fameux Lucas y a travaillé sous un nom d'emprunt, celui de Joe Brown. Il faut en parler au passé car, depuis plusieurs mois, Burch-Brown s'est associé à un autre ancien employé de la scierie, un certain Joe Christmas. Les deux hommes vendraient de l'alcool trafiqué.

Et c'est ainsi que, après quelques notes timides mais entêtantes au tout début du livre, éclate dans toute sa puissance le "mouvement" central de "Lumière d'Août", celui consacré à Joe Christmas, homme que son teint basané et ses cheveux noirs font passer pour un étranger de souche italienne ou mexicaine mais qui sait, lui - ou croit savoir et il faut noter que le doute reste entier jusqu'à la fin du livre - qu'il a du sang noir dans les veines. Faulkner nous détaille l'essentiel de son existence d'orphelin songeur, adopté par une famille de paysans strictement religieux (son père adoptif est le puritain-type, qui voit une Jézabel dans chaque femme et ne parle de sexe qu'avec mépris et dégoût), puis vagabond qui choisit la marginalité parce qu'il est convaincu que "la goutte de trop" qu'il a dans les veines le condamne à ce genre de vie. Arrivé à Jefferson, Christmas y devient l'amant de la seule héritière de la famille Burden, vit avec elle une liaison passionnée et chaotique et finit par lui trancher la gorge avant de mettre le feu à la maison. Il s'enfuit alors et échappe quelque temps aux autorités jusqu'au moment où il choisit de se laisser capturer. Par une manoeuvre habile de Faulkner, et plutôt difficile à réaliser sans tomber dans l'incroyable ou le mélodramatique, son arrestation va lui permettre de retrouver ses grands-parents et de connaître les circonstances de sa naissance et de son abandon. Sous le choc, il parvient à s'échapper et tombe dans la même journée, les armes à la main, sous les balles d'un milicien de la garde locale qui le castre.

Le livre entier est porté par trois forces primaires que nous donnons ici dans un ordre qui n'est peut-être pas le bon - à chacun de choisir celui qu'il voudra : le sentiment religieux et l'éternel clivage sudiste du Blanc et du Noir, ce dernier se confondant cependant parfois avec la question religieuse puisque cette goutte de sang à la fois fatale et problématique, seule responsable du gâchis absolu que sont la vie et la mort de Christmas, est similaire à la malédiction biblique ancestrale subie, pour d'autres raisons, par Adam et Eve.

Il va de soi que Faulkner ne saurait présenter ces forces de manière simpliste. Ainsi, le sexe, la troisième de ces forces et une véritable jouissance pour Joanna Burden à une certaine époque de sa liaison avec Christmas, reste ambigu pour beaucoup de personnages. Christmas lui-même, avec l'éducation qu'il a reçue, méprise totalement les femmes et certains des affrontements qu'il a, enfant et adolescent, avec son père adoptif, ne sont pas sans révéler chez ce dernier une tendance à l'homosexualité qui réapparaît, effleurée plus qu'affirmée, dans les rapports de Christmas adulte avec celui qui le dénoncera, "Joe Brown" (on admirera l'ironie du nom usurpé), alias Lucas Burch. Mais le sentiment religieux est sans doute celui qui s'en tire le plus mal dans l'affaire puisque Faulkner démontre qu'il sert trop souvent de masque et de justification à l'asservissement de l'espèce féminine et, de façon générale, à celui des minorités.__

Que dire encore sur cette "Lumière d'Août" ? Peut-être que Joanna Burden est la petite-fille ou l'arrière-petite-fille de l'un des deux Nordistes que le colonel Sartoris abattit lors de la Reconstruction. Surtout, que ce roman de Faulkner est l'un de ses meilleurs livres, qu'il faut se garder de mépriser au prétexte qu'il n'a pas bénéficié de la même publicité que ses aînés. Et plus encore que sa lecture conforte dans la certitude qu'on gagne beaucoup à lire l'oeuvre de l'écrivain américain dans son ordre de parution.

vendredi, août 10 2012

Sartoris - William Faulkner

Sartoris Traduction : R. N. Raimbault & H. Delgove

ISBN : 9782070369201

Extraits Personnages

Sartoris ... Nom de grandeur, nom de folie, nom de l'une de ces grandes familles de l'aristocratie sudiste si chères à Faulkner parce que, jusque dans leur dégénérescence, leurs membres refusent de s'incliner devant le vainqueur yankee. Pour eux, le Sud, avec ses toddies que l'on déguste sur les vérandas en regardant le soleil se coucher, ses immenses champs de cotonniers blanchis par la saison, ses Noirs d'abord esclaves, puis domestiques, mais toujours liés aux familles blanches par des chaînes dont le Yankee primaire ne comprendra jamais l'étonnante et sulfureuse complexité, le Sud avec tous ses rêves et ses fantasmes, tous les siens et tous ceux que l'on projette sur son Histoire - ce Sud-là n'a jamais capitulé et il convient de continuer à le célébrer.

Car même s'il ne fait pas l'impasse sur les défauts et les excès du système dans lequel il naquit - voyez par exemple "Absalon ! Absalon !" - c'est bien à une célébration que nous invite le grand romancier américain. Une célébration amère, nostalgique, et pourtant fière, fière de tous ses Sudistes, depuis les rescapés de la bonne société de jadis que sont les Sartoris ou les Compson jusqu'aux "pauv' blancs" de "Tandis Que J'Agonise" ou encore la famille Snope en passant par les Noirs, domestiques, ouvriers, silhouettes à peine entrevues et pourtant si vivantes. Tous, il les dessine, les peint, les habille, fait naître en eux vertus et défauts, espoirs et désirs, tristesses et échecs. Et puis il les lâche dans ses pages, les laisse s'y pavaner, s'y déchirer, s'y tuer afin qu'ils l'aident à rendre au Sud l'un des hommages les plus grandioses qu'ait jamais connus la littérature américaine.

"Sartoris" - parfois publié sous le titre "Etendards dans la Poussière" - est le premier vrai roman de Faulkner sur le Sud et l'on peut y voir le point de départ de la saga qui aura pour décor le comté de Yoknapatawpha. L'action se situe à la fin de la Grande guerre, quand le jeune Bayard Sartoris, qui a vu son frère John, pilote de chasse comme lui, mourir au combat, revient dans la grande maison familiale. Le caractère déjà difficile de Bayard ne s'est guère arrangé, d'autant que, n'ayant pu rattraper son frère, qui venait de sauter de son appareil en flammes, dans son propre avion, il se sent coupable de sa mort.

A partir de là, on peut dire que, sauf durant le bref intermède de sa passion pour Narcissa Benbow, qu'il finit par épouser, Bayard le Violent, Bayard le Casse-cou, Bayard le Hanté va tout faire pour mourir avant l'heure.

Son entourage le regarde faire sans pouvoir lui imposer de frein. Miss Jenny, son arrière-arrière-grand-tante, l'une de ces femmes du Sud au dos plus rigide qu'un cierge et au tempérament d'acier, vous le dira - mais peut-être pas en ces termes : chez les Sartoris, les mâles ont tous un grain. Depuis le Grand Ancêtre, le colonel John Sartoris, qui combattit vaillamment les Nordistes et fut assassiné pendant la Reconstruction, après avoir lui-même froidement abattu deux politicards yankees qui voulaient faire élire des Noirs, c'est à qui, parmi ses descendants, sera le premier à mourir de mort violente et inattendue.

Peut-être est-ce pour cette raison que Miss Jenny, grande, sèche, tourmentée mais aimante, veille sur le vieux Bayard (le grand-père de notre Bayard suicidaire) comme une poule sur le dernier de ses poussins. Avec un peu de chance, celui-là finira dans son lit.

Mais c'est sous-évaluer l'adversaire, ce Destin omniprésent dans l'oeuvre de Faulkner ...

Par delà la traduction, le style est riche, d'une poésie colorée et puissante qui nous fait voir, humer, sentir, entendre le Sud de Faulkner au début des années vingt. Comme l'a chanté quelqu'un, le temps y dure longtemps ; les après-midis au soleil s'y étirent indéfiniment ; dans le jardin, Miss Jenny se chamaille avec Isom, le jeune jardinier noir, puis, aussi vexés l'un que l'autre, chacun part de son côté, un outil à la main, et n'en fait qu'à sa tête ; dans l'office, Elnora, la mère d'Isom, prépare le repas et chantonne ; Simon, le majordome et cocher, grand-père d'Isom, attelle les chevaux pour aller chercher le vieux Bayard à sa banque ; et la petite voiture de Miss Benbow se profile à l'horizon, venant de la ville aux rues poussiéreuses et endormies ; là-bas, le vieux docteur Loosh Peabody, qui demanda jadis la main de Miss Jenny, attend paisiblement ses clients en lisant et relisant des romans de quatre sous, allongé sur son canapé ; son confrère et néanmoins ami, le jeune Dr Alford, fait des projets de mariage dont Miss Benbow est le centre ; comme elle est le centre des fantasmes de Snope, l'employé de banque, qui lui envoie des lettres anonymes qu'elle s'en vient régulièrement montrer à Miss Jenny ; et puis, il y a encore le vieux Falls, qui a connu l'époque de la Sécession et qui, tous les mois, se rend dans le bureau du vieux Bayard, à la banque, pour y évoquer le bon vieux temps, un bon vieux temps que Faulkner brosse avec panache et mélancolie dans un long récit d'ouverture qui ressuscite Jeb Stuart, la plume au chapeau, fonçant avec ses troupes, tel un diable gris et or, au beau milieu d'un camp de nordistes au repos et y faisant prisonnier, avec une si exquise courtoisie, un major ennemi confondu par tant de politesse ...

Et malgré tout cela, il y en a pour prétendre que, dans "Sartoris", il ne se passe rien. J'espère bien que vous lirez ce livre à votre tour et que vous vous joindrez à moi pour affirmer que celui qui affirme pareille chose ou n'a pas bien lu, ou ne sait carrément pas lire.

samedi, juin 23 2012

Le Postier - Charles Bukowski

Post Office Traduction : Philippe Garnier

Extraits Personnages

Pour les gens de ma génération qui, s'ils se sont intéressés aux livres dès leur berceau, y ont assisté en direct, Charles Bukowski, c'est avant tout 'extraordinaire numéro filmé par les caméras d'Antenne 2 le 22 septembre 1978, sur le plateau d'"Apostrophes", en présence d'un Bernard Pivot sidéré, d'une Catherine Paysan très gênée et d'un François Cavanna qui, tenta lui-même, à sa façon bien spéciale ("Ta gueule, Bukowski !"), de raisonner l'écrivain américain. Pour les hommes, Bukowski, c'est aussi un auteur qui, dans ses textes, appelle ... eh ! bien, un félin, un félin et qui, visiblement, se complaît à le faire - procédé qui, de tous temps, a soulevé l'admiration des messieurs, avouons-le, et a souvent fidélisé leur clientèle. Pour les femmes, l'effet est en général inverse et dans le sexe dit "faible", nombreuses sont celles qui tiennent Charles Bukowski pour un fameux pervers et un obsédé absolument dégoûtant.

Bien que de nature non bégueule et considérant qu'il faut de tout pour faire un monde, je me tenais jusqu'ici - aurais-je le courage de l'avouer ? - plutôt du côté féminin. Mais avec l'âge, on évolue et on se dit - surtout quand on a sur son forum un dénommé "Ignatius" , dont l'un des Dieux littéraires est justement Bukowski : "Pourquoi pas ? Essayons." Et bien entendu, j'ai essayé par ce qui fut le premier roman de Bukowski. Tout d'abord parce que je trouvais ça logique pour un auteur que je n'avais jamais lu. Ensuite parce que je me disais que, comme il s'agissait d'un premier opus, il y aurait peut-être dans ses pages un peu moins de félins appelés par leur nom.

Et alors là, mes amis, quelle surprise ! Et même quelle surprise plaisante ! Et quels fous rires aussi car, si vous lisez "Le Postier", vous ne pouvez vous empêcher ni de sourire, ni de rire même si, de temps à autre, notamment quand il évoque le décès de Betty, femme qu'il aima visiblement sincèrement, la tristesse de Bukowski vous atteint d'un trait sûr.

Dès la première page, j'ai eu l'impression - assez déconcertante et des plus rares - que l'auteur s'invitait à ma table et commençait à me raconter son histoire avec la familiarité tranquille de qui vous connaît depuis longtemps. Plus déconcertant encore, si possible : il me semblait avoir toujours connu Bukowski.

Pour réaliser ce tour de force, s'installer chez son lecteur, et un lecteur pas si bien disposé que ça après tout, dès les premières pages d'un livre, et sans lui donner un seul instant l'impression de s'imposer autrement que comme un ami, il faut déjà être un sacré bon écrivain. Pour tenir la route pendant près de deux-cents pages, sans que jamais l'intérêt ne retombe, et tout ça sans avoir écrit un thriller, il faut même être un très grand écrivain - un vrai. D'autant que, dans le cas de Bukowski, il y a, bien sûr, le problème de la traduction - je précise que j'ai trouvé celle de Philippe Garnier très réussie.

Car pour atteindre à cette simplicité si paisible, si évidente, il faut avoir un sens aigu du mot. N'importe qui ne peut pas faire ça : il faut beaucoup de travail pour y arriver même si l'on peut penser que la veine poétique de Bukowski l'a beaucoup favorisé.

"Le Postier" est, pour l'essentiel, le récit, insolite, drôlatique, émouvant, des tribulations de l'auteur, dissimulé sous son avatar d'Henry Chinaski, du temps où il travaillait pour la Poste des Etats-Unis - et il y a quand même bossé douze ans, au bout desquels il se plaignait d'ailleurs d'avoir pris je ne sais combien de kilos. Cela déborde d'un humour si féroce et en même temps si jovial que cela ne se raconte pas - ou alors très mal. Et en filigrane, allant et venant comme un requin rôdant dans les grands fonds, cet "A quoi bon ?" terrible de Bukowski s'interrogeant sur la nécessité même de l'existence, cet "A quoi bon ?" dont, pourvu qu'on sache faire preuve d'honnêteté envers soi-même, on sait bien que, certains soirs ou encore certains petits matins, dans les brumes du réveil sur une journée sans but, on perçoit en son coeur les échos lassés et pleins d'humeur.

Après ça, Bukowski, c'est pour ainsi dire un frère. Un frère souvent mal embouché et qui aurait dû boire un peu moins, un frère exaspérant et désespérant quand il se met à parler sexe, sexe et rien que sexe, mais un frère tout de même. Un frère doté d'un charme plutôt mélancolique mais indéniable qui explique sans doute en partie pourquoi cet homme plaisait tant aux femmes. Je vais peut-être me faire taper sur les doigts par Ignatius mais tant pis : il y a beaucoup de l'enfant, chez Bukowski, un enfant râleur, buté, toujours prêt à inventer la bêtise du jour et à poser les questions qu'il ne faut pas, mais aussi un enfant avide de tendresse et de compréhension. Et qui refuserait à cet enfant de s'asseoir à sa table, surtout quand celle-ci est bien garnie ?

Moi, en tous cas, je ne le ferai pas et désormais, Charles Bukowski aura table ouverte chez moi. Dans son intérêt, je garderai tout de même un oeil sur les bouteilles - il boirait n'importe quoi, ce petit ...

jeudi, juin 21 2012

Mots de Tête - Robert Olen Butler

Severance Traduction : Isabelle Reinharez

Extraits Personnages

Avec ses cent-trente-quatre pages, "Mots de Tête" appartient à la catégorie des exercices de style. L'auteur s'est interrogé sur les dernières pensées qui pouvaient s'agiter dans une tête brutalement séparée de son corps, que cette séparation (Cf. le titre anglais) soit accidentelle ou volontaire.

Les décapités illustres ne manquent pas : Cicéron, exécuté sur l'ordre de Marc-Antoine, Messaline, épouse trop libertine de l'Empereur Claude, Jean-Baptiste, prophète bien connu pour, entre autres, s'être nourri exclusivement de miel et de sauterelles, Ann Boleyn, seconde épouse d'Henry VIII Tudor et sa cousine, Catherine Howard, qui en fut la cinquième et avant-dernière, Marie Stuart, reine d'Ecosse et, très brièvement, de France, Louis XVI, roi de France qui ne savait pas faire couler le sang du peuple, et son épouse Marie-Antoinette qui, si elle ne vécut pas toujours de cette manière, sut en tous les cas mourir en reine, Robespierre, l'un des rares hommes politiques de notre planète célèbre pour son incorruptibilité (d'où son surnom), André Chénier, poète de son état mais aussi Lacenaire et Landru, le poète-assassin et le séducteur à la barbe fleurie, l'écrivain japonais Mishima Yukio, qui pratiqua le seppuku, suicide dont le second acte, si l'on peut dire, réside en une décapitation dans les formes et Robert Olen Butler lui-même, probablement décapité par un éditeur en furie dans un avenir qu'il préfère ne pas trop préciser , voici quelques uns de ceux que vous croiserez dans ce petit livre à l'ultime instant de leurs pensées. Dans un louable souci démocratique, l'auteur y a ajouté plusieurs parfaits inconnus, une poule et même des créatures mythiques comme la Gorgone.

Bien que très sanguinolent quant à son thème, l'ouvrage se laisse lire, d'autant qu'il n'est pas dépourvu d'humour. Un petit moment agréable, mais rien de plus même si Olen Butler a, c'est visible, beaucoup et sérieusement réfléchi aux idées qu'il allait prêter à ses personnages.

vendredi, mars 2 2012

Nouvelles du Sud - Elizabeth Spencer

The Stories of Elizabeth Spencer Traduction : Simone Darses, Geneviève Doze & Monique Manin

Extraits Personnages

Dix-sept nouvelles en tout, qui se déroulent toutes dans le Sud - sauf "Moi Maureen" - des Etats-Unis, dans la petite ville de Richton, dans le Mississippi. On peut voir d'ailleurs dans cette ville l'alter ego littéraire de celle où naquit et grandit l'auteur tout comme la famille Wirth et ses ramifications évoquent sa propre parentèle.

Si l'on excepte la première nouvelle, "A la Brune", où se manifeste le spectre d'un vieil homme noir, et "Sharon", où la narratrice se rappelle la liaison qui existait entre son oncle Hernan et une servante, Mélissa, qui lui avait d'ailleurs donné quatre ou cinq enfants, on ne croise ici __aucun Noir. C'est l'univers des Blancs - ceux de la classe moyenne et mieux encore ceux de la vieille aristocratie sudiste, ayant ou non sauvé leur fortune du naufrage de la Sécession - que nous dépeint Elizabeth Spencer. De temps à autre, se profile la silhouette d'un "pauvre Blanc", paysan ou ouvrier agricole, et de sa misérable famille, mais sans la vigueur, la hardiesse et la hargne teigneuse que leur prête même une Margaret Mitchell.

A vrai dire, ces nouvelles parlent beaucoup du statut des femmes dans la société sudiste, un statut qui, quoi qu'on en dise, ne semble avoir guère changé depuis la Guerre civile. "Etre belle, tout supporter et se taire", la Scarlett d'"Autant en emporte le vent" jugeait déjà la chose stupide et injuste et l'avis de Spencer, s'il est un peu plus délicatement exprimé, n'en diffère guère. Ses héroïnes, jeune ou plus âgées, se retrouvent confrontées à des soupirants ou des maris qui veulent tout diriger (ou, à tout le moins, le faire croire) et qui boivent, semble-t-il, plus que de raison puisque, dans le Sud, boire est un art de vivre, en tous cas pour les hommes. Les plus modernes, celles qui ont le plus de moyens intellectuels et financiers, se rebellent et s'enfuient un peu plus au Nord pour tenter d'échapper à l'existence que leur a préparée la Tradition. (L'une d'entre elles, Maureen, ira même jusqu'au Canada pour tout oublier et se faire oublier.) Les plus "coincées" ou celles qui ont eu le malheur de naître trop tôt dans le siècle restent et se confient à la religion ou à la dépression - parfois aux deux. Comme les plus pauvres de leurs soeurs, elles subissent et se résignent.

Sortant tout juste des merveilleuses nouvelles d'Elizabeth Taylor lorsque je décidai de lire celles de Spencer, je pense n'avoir pas apprécié les siennes autant que j'aurais dû. Mais je sais avoir retrouvé en elle cette atmosphère inimitable, moite et lourde, qui vous donne l'impression de voir le Temps passer devant vous d'un pas superbement ralenti, cette atmosphère qui apparaît aussi bien chez Faulkner, Thomas C. Wolfe et Caldwell que chez Mitchell, O'Hara et Conroy et qui n'appartient qu'aux auteurs du Sud.__

Cela, déjà, suffirait pour lire un autre livre d'Elizabeth Spencer. Nous en reparlerons. ;o)

dimanche, février 5 2012

Las Vegas Parano - Hunter S. Thompson

Fear and Loathing in Las Vegas: A Savage Journey to the Heart of the American Dream Traduction : Philippe Mikkriamos

Extraits --Personnages__

Publié pour la première fois sous forme de "feuilleton" dans "Rolling Stone" et tout au long du mois de novembre 1971, "Las Vegas Parano" est le récit fou, fou, fou de la virée à Las Vegas de deux hommes, le journaliste Raoul Duke, nom d'emprunt de Hunter S. Thompson, et son avocat, Oscar Zeta Acosta, rebaptisé pour la circonstance "Docteur Gonzo." Si l'identité réelle de Thompson est citée dans le livre, jamais on n'évoque celle d'Acosta, lequel est appelé à demeurer à jamais le Dr Gonzo, en tous cas pour les adeptes du romancier américain.

A l'origine, ce voyage mouvementé vers Las Vegas et le séjour qu'y font nos anti-héros ont pour but de couvrir la Mint 400, fameuse course qui se déroule dans le déser et qui, jusqu'en 1977, était ouverte exclusivement aux véhicules à deux roues. (De nos jours, les quatre-roues de tous types, ou presque, sont admis.) En d'autres termes, tout est réglé, et confortablement réglé, par un journal dont on est en droit de supposer qu'il s'agit de "Rolling Stone". Par la suite, abandonnant la course de motos et ses bikers, Duke et Dr Gonzo sont assaillis par l'impérieux besoin de couvrir une Convention de procureurs venus débatte à Vegas des mille-et-un dangers représentés par la drogue et plus encore par ceux qui en consomment.

Quand vous saurez que Raoul Duke, comme le Dr Gonzo, est chargé à bloc d'alcools forts, d'amphétamines, de mescaline, de coke, de nitrite d'amyle (ou poppers, si vous préférez) et même d'éther et d'extraits d'hypophyse humaine (!!!) et qu'il remet ça dès qu'il sent sa forme faiblir, vous comprendrez toute l'ironie de pareille participation à une si honnête Convention ...

Ceux qui s'imagineraient trouver ici une glorification des drogues et de leur consommation seront déçus : les hallucinations hideuses, les comportements violents et inadaptés ainsi que les phénomènes divers observés tant chez Duke que chez le Dr Gonzo - chez celui-ci surtout, d'ailleurs - et fidèlement rapportés par un Hunter S. Thompson qui, on ne sait trop comment, réussit à préserver tout au fond de son cerveau la part de lucidité qui lui permettra de mener à terme ses articles, incitent plutôt le lecteur à vider dans ses toilettes tout produit un tant soit peu addictif, de l'innocente tablette de chocolat jusqu'aux flacons de Valium, avant de rayer définitivement de son vocabulaire le mot "drogue" et tout terme s'y rapportant.*

Dans ce tourbillon d'explosions psychédéliques qui métamorphosent le monde réel en le distordant à l'extrême, quand elles n'ouvrent pas les fameuses portes de la perception dont parlait Huxley sur des Angoisses épouvantables, insupportables, terrifiantes, il y a, en définitive, très peu de joie pure. Duke et Dr Gonzo se défoncent la tête, c'est là en fait leur seule joie - et elle est de nature sado-masochiste. Thompson ne l'exprime pas ainsi mais leur quête dans le dépassement de leurs limites physiques et mentales les a avant tout rendus accros à ces jouissances glauques et auto-destructrices qu'on trouve dans la douleur qu'on s'inflige de son propre chef. Et si c'est tel est le prix de leur quête, alors, il doit en être ainsi pour tous ceux qui se sont égarés dans la même voie.

Analyse lucide - eh ! oui, lu-ci-de ! - d'une époque en pleine mutation et du mal de vivre de ses contemporains, "Las Vegas Parano" est un récit brillant, drôlatique et féroce. A ne conseiller cependant qu'aux inconditionnels de Hunter S. Thompson et aux amateurs de second degré. Les autres feraient mieux de passer au large car tout ce qu'il y a ici de technique ébouriffante, de jubilation acide et aussi, malgré tout, de compassion pour l'Etre humain, risque fort de leur échapper.

  • : Bon, d'accord, il y aura toujours des fêlés pour tomber en admiration devant l'attirail de drogues pas possible exhibé par nos deux compères. Mais il est impossible que, tout fêlés qu'ils soient, ils ne se rendent pas compte que la douleur - et elle seule - une douleur que Thompson décrit comme flamboyante, intense, corrosive, est toujours au rendez-vous. Cela observé, chacun détruit son cerveau comme il l'entend ...

samedi, février 4 2012

Winesburg-en-Ohio - Sherwood Anderson

Winesburg, Ohio Traduction : Marguerite Gay

Extraits

La collection "L'Imaginaire", chez Gallimard, est vraiment passionnante. Elle permet de se procurer, à des prix raisonnables et dans une édition soignée, des textes qui ne viennent pas toujours à l'esprit et que l'on découvre avec plaisir dans un catalogue qui recense aussi bien le "Billy Budd" de Melville,que des romans de J. M. G. Le Clézio. En prime, parfois, un DVD - comme pour "Contes de Pluie & de Lune" de Ueda Akinari.

C'est donc dans cette collection que je viens d'achever le recueil de nouvelles le plus connu de Sherwood Anderson, auteur-phare de la littérature américaine qui influença Thomas Wolfe et John Steinbeck - pour ne citer que ces deux grands noms. "Winesburg-en-Ohio" comporte vingt-et une nouvelles se déroulant toutes dans cette petite ville du Middle West, avant la Première guerre mondiale, et comportant tout un lot de personnages récurrents. Celui de George Willard, tout jeune homme qui, dans les bureaux de la gazette locale, rêve de devenir un véritable écrivain, symbolise l'alter ego de l'auteur. Un alter ego évidemment jeune et encore bourré d'illusions mais qui, déjà, laisse percer la sensibilité unique qui lui permettra de se faire un nom dans la littérature américaine.

La nouvelle est un art difficile, peut-être plus que le roman - et le Grand Dieu Thot lui-même sait combien la voie de ce dernier, bien qu'impériale, peut se révéler traîtresse ... En ce qui relève de la nouvelle classique et n'appartenant pas à un genre précis (fantastique, policier, etc ...), mon Panthéon était jusqu'ici dédié aux "Trois M" (Mansfield, Maugham, Maupassant) et à Tanizaki. J'y fais une place ce jour pour Sherwood Anderson__ - croyez-moi, il le mérite.

Chez l'Américain, le non-dit ne sert à rien. Tout est expliqué, détaillé, en long et en large. Pour autant, ses nouvelles ne s'égarent pas dans un réalisme frustrant : au contraire, la poésie de ces temps révolus, où les Etats-Unis sortaient à peine de la petite-enfance, s'exprime ici de manière particulièrement délicate. On perçoit la tendresse de l'auteur envers ce petit monde qu'il fixe par l'encre et le papier afin de le sauver du néant, et cette tendresse ressuscite en nous ce qu'il y avait de plus lumineux, de plus doux, de plus aimable dans notre enfance : une bouffée de parfum qui, à peine remontée à notre mémoire olfactive, disparaît à nouveau dans les limbes du souvenir, l'éclat d'un rayon de soleil sur un mur bleu, que nous contemplions en rêvant (mais à quoi, déjà ?) dans notre lit d'enfant, la voix de notre grand-mère s'échappant par la porte de la cuisine, à la suite de l'odeur du café au lait, le pépiement du canari dans sa cage brunie par le temps, ce calme prodigieux des dimanche-matins, sur le chemin de l'église, la tarte aux pommes qu'on achetait ce jour-là et seulement ce jour-là ... __Peu d'écrivains, qu'ils soient nouvellistes ou romanciers, sont capables de vous faire revivre tout cela en vous invitant dans leur univers. Pour moi, il n'y a eu que Proust, Mansfield, Joseph Roth ... et Sherwood Anderson

Son style, fluide, imagé - et presque aérien - creuse au plus profond du sentiment, de l'émotion, du personnage. Anderson veut comprendre mais il veut aussi que son lecteur comprenne. Il délaisse la suggestion et le non-dit, techniques si fréquentes dans la nouvelle, ou plutôt, il repousse leurs limites, ce qui caractérise plus souvent la méthode du romancier. C'est, selon moi, ce qui fait la spécificité mais aussi la puissance de cet auteur. Une puissance qui ne s'impose pas comme une masse mais qui nous encercle peu à peu, mine de rien, presque en se jouant, et nous retient pour toujours.

A lire et à relire sans modération.

Cercueils sur Mesure - Truman Capote

Handcarved Coffins Traduction : Henri Robillot

Extraits Personnages

Extrait du recueil d'articles et d'entretiens "Musique pour Camélons", "Cercueils sur Mesure" se présente sous la forme d'une série de conversations entre Capote et les différents protagonistes de l'affaire. Ici et là, les notes du journal de l'écrivain. Il s'agit d'une histoire authentique, un peu, toutes proportions gardées, comme celle qui servit de base à "De Sang-Froid", rapportée ici à Capote par un détective de ses amis qui connaissait son intérêt pour les récits curieux, surtout s'ils étaient pris dans la réalité.

L'ensemble laisse perplexe : on se demande où Capote veut en venir exactement. Il démarre sur des chapeaux de roue et on le sent, ma foi, aussi émoustillé que le lecteur par ces cercueils miniatures dont l'envoi chez telle ou telle personne est suivi, au bout de quelques mois, de la mort violente de l'intéressé. Les cercueils sont visiblement "faits main" par un artisan ou un bricoleur habile. A l'intérieur de chacun, une photo de la (ou des) future(s) victime(s). Souvent, la photo est rare et on se demande où, comment, voire par qui elle a pu être prise.

Les morts enregistrées vont du fait divers difficilement explicable - un couple devient prisonnier de sa voiture où sont coincés avec lui une palanquée de serpents venimeux rendus furieux par des piqûres d'amphétamines - à l'accident banal - la noyade d'Addie, la fiancée de l'enquêteur. Mais une chose est sûre : de manière insensible, le nombre de ceux qui ont osé s'opposer, dans une affaire de barrage de rivière, à Bob Quinn, riche propriétaire foncier et notable respecté de la petite ville où sévit la Faucheuse traquée par Jake Pepper, diminue chaque jour un peu plus.

Jusqu'au final, Capote maintient l'ambiguïté : Quinn est-il, oui ou non, responsable de cette hécatombe ? Le lecteur ne le saura pas et ce n'est d'ailleurs pas là le but recherché. L'écrivain réfléchit d'une part à la possibilité du meurtre parfait et, d'autre part, au fait - plutôt dérangeant - que les sympathies et les compromissions, les intérêts des uns et des autres dans une petite ville de l'Amérique profonde, sont susceptibles de jeter le voile bien opaque de l'oubli volontaire sur ce qui demeure une impressionnante succession d'homicides.

Au fur et à mesure que la figure de Jake Pepper, l'enquêteur qui met Capote sur le coup, sombre dans une sorte d'obsession paranoïaque, la figure de Bob Quinn, meurtrier présumé, gagne en crédibilité et en force de conviction - alors que, tout bien considéré, ce type, capable de tuer seulement parce qu'on s'oppose à lui, est lui aussi tout proche de la folie.

Capote expose les faits, nous fait partager la chaleur d'un moment au coin du feu, chez Addie, précise l'affaire du barrage, enregistre scrupuleusement les changements que la mort de sa fiancée occasionnent dans la psyché de Jake, note également ses doutes personnels comme ceux de la propre soeur d'Addie et, en définitive, nous abandonne sur la vision ultime d'un Bob Quinn pas si antipathique que ça. Et c'est là la différence radicale avec "De Sang-Froid" : on dirait que Capote, en dépit de tout, prend parti - et qu'il le fait en faveur d'un assassin qui est, au mieux, un fou, au pire, un tyran local.

Comme d'habitude - ou presque - le style et la technique sont d'une qualité exceptionnelle. Capote sait dès le début où il va et où il veut nous entraîner. Ce que l'on ne parvient pas à définir, c'est l'image qu'il veut nous donner non de Jake Pepper ou de Bob Quinn, mais de lui-même, le rapporteur des faits. Il faut un certain temps avant de se rendre compte que l'interrogation première de Capote vise ce qu'il fut et demeure et, une fois qu'on l'a saisi, on s'en retrouve deux fois plus déstabilisé que s'il s'était contenté de manifester sa sympathie envers Bob Quinn. Est-ce une façon de sacrifier une fois encore à la culpabilité qui le dévorait depuis "De Sang-Froid", ce chef-d'oeuvre qu'il mena à sa perfection en acceptant d'user de son charme envers l'un des jeunes assassins ? Est-ce une façon de nous révéler que, oui, il avait bien été séduit par un meurtrier mais que, de toutes façons, un meurtrier peut se révéler objet de fascination, d'adoration ? Ou bien encore Capote tente-il ici de nous prouver que la différence qui marque l'artiste-créateur trouve un écho, si noir soit-il, en un assassin qui se prend pour la main de Dieu ? (C'est, grosso modo, le cas de Bob Quinn.)

Beaucoup de questions, et pas des plus simples. Aucune réponse - ou alors, il y en a trop. Capote exécute une dernière pirouette et nous laisse seuls, face à elles.

vendredi, février 3 2012

Une Prière Pour Owen - John Irving

A Prayer for Owen Meany Traduction : Michel Lebrun

Extraits Personnages

"Une Prière pour Owen" ressemble à un haut-de-forme de prestidigitateur. Dans ce livre-fleuve (près de sept-cents pages chez Points), John Irving a mis tout de sa nature de romancier : l'amour de la fresque, le souffle, une technique remarquable, des personnages que Dickens aurait pu imaginer et une réflexion sociale et politique qui sous-tend l'ensemble. Mais ces caractéristiques ne sont pas que des vertus : si le prestidigitateur, s'emportant, veut faire montre de trop d'audace, il risque de dévoiler ses trucs à un public qui cessera de croire en lui. Qu'importe : pour raconter l'histoire d'Owen Meany, John Irving prend tous les risques.

Terrible fut pour moi l'instant où je sentis vaciller ma foi en ce romancier - car ce moment, je l'ai connu, eh ! oui ! :O( Lorsque Owen, alors un gamin de onze-douze ans, donne ses ordres (il n'y a pas d'autre terme) à celles et ceux, enfants et adultes, qui préparent le spectacle de la crèche de Noël. Owen, qui en a plus qu'assez du rôle qu'on lui attribue depuis des années, a résolu d'obtenir la vedette : il veut représenter l'Enfant Jésus. Mais comment réussir à convaincre l'épouse du pasteur, femme très autoritaire sous ses dehors souriants, de la justesse de son raisonnement ?

Je ne vais pas vous expliquer comment Owen parvient à ses fins - si je vous ai mis l'eau à la bouche, foncez vous procurer le livre. Mais il parvient non seulement à décrocher le rôle mais encore à imposer ses propres vues sur les autres personnages et sur la mise-en-scène. Tout ça, à onze ans, avec sa stature qui en fait facilement trois de moins et sa voix si particulière que John Irving a éprouvé le besoin de le faire parler, du début jusqu'à la fin de son roman, en majuscules.

Quand j'ai lu la scène pour la première fois, je suis restée incrédule. Je me suis même dit : "Ce n'est pas possible, il prend son lecteur pour un imbécile !" La deuxième fois, j'étais toujours aussi sceptique mais je croyais sentir que, en grattant un tout petit peu ... La troisième fois, j'avais compris : j'avais pris le seul parti qu'il me restait, j'avais choisi d'y croire.

Comme je crois à Samuel Weller, à la régénération de Mr Dombey, à Mr Micawber et à Betsy Trotwood, à l'agonie de la petite Nell, à Pip et la vieille Miss Haversham et même aux malheurs d'Oliver Twist.

C'est le propre des créateurs-nés - et des illusionnistes-nés - d'attirer ainsi le lecteur-spectateur dans la réalisation de ses rêves personnels. En ce sens et quelles que soient ses faiblesses (et il en a, nous les distinguons aujourd'hui d'un oeil aussi implacable que l'était celui des contemporains lisant le "Pot-Bouille" de Zola, en attendant, très probablement, que les lecteurs du siècle prochain les occultent complètement ou ne les considèrent plus qu'avec une indulgence amusée), John Irving est un romancier fabuleux, un vrai. Avec Owen Meany et son incroyable destin, il a créé un personnage qu'on ne peut pas oublier.

Parce que, en chacun de nous, sommeille un Owen Meany, c'est-à-dire un être humain qui s'interroge désespérément sur le sens à donner à son existence. Plus que la certitude d'un Dieu biblique ou pas, John Irving affirme ici le lien éternel de l'espèce humaine avec un univers physique et spirituel dont la conscience la dépasse. Il le fait avec candeur et roublardise, avec tristesse et humour mais toujours avec Foi - une Foi qui, parce qu'elle ne se borne pas au domaine religieux, mérite largement sa majuscule.

Mon Antonia - Willa Cather

My Antonia Traduction : Blaise Allan

Extraits Personnages

Introduit par la citation deVirgile : "Optima dies ... prima fugit" ("Ce sont les temps les plus heureux qui s'enfuient les premiers" - traduction libre), "Mon Antonia" prouve certes que les plus grands nouvellistes, ce qu'était indubitablement Willa Cather, sont beaucoup moins à l'aise, perdus sur le vaste fleuve du roman. Mais il suffit de faire un petit effort, surtout si l'on a déjà été séduit par l'univers de la nouvelliste américaine, pour accrocher à l'histoire de la petite Antonia Shimerda, émigrée de sa Hongrie natale avec toute sa famille pour trouver fortune dans les plaines du Nebraska.

Elle nous est contée par Jim Burden, qui a grandi avec Antonia et qui, dans sa jeunesse, eut certainement pour elle un sentiment amoureux. Mais au-delà la destinée d'Antonia et de sa famille, au-delà celle des fermiers, puis des citadins qui les entourent, c'est une page de l'immigration européenne sur le Nouveau continent que Willa Cather nous dépeint ici, avec fierté mais aussi avec une nostalgie douce-amère.

Des émigrants, il y en a partout aux Etats-Unis en ce tout début du XXème siècle : les plus anciens fermiers eux-mêmes ne sont-ils pas, pour la plupart, issus de colons anglais ? Outre les Shimerda qui arrivent directement de Bohême, on y croise une forte colonie scandinave, Norvégiens et Suédois pour la plupart, des Tchèques et même deux Russes. Avec plus ou moins de bonheur, tous affrontent une nature superbe mais exigeante et résolument hostile lorsque se lève l'hiver. Et, à quelques exceptions près, se montrent solidaires les uns des autres. Nous sommes bien loin de l'Amérique hyper-consumériste qui va se développer après la Grande guerre et culminer avec la fin du siècle.

A un point tel que le lecteur, européen ou pas, est en droit de se demander ce que penseraient les modèles dont Cather se servit pour donner vie à ses personnages de leurs actuels descendants.

Plus qu'un roman véritable, avec intrigue complexe ou flux de conscience, "Mon Antonia" est surtout un hommage délicat et attendri, rendu par Willa Cather à son pays natal et aux pionniers ses ancêtres. Il doit se lire comme tel, en se laissant bercer par son rythme paresseux.

mardi, janvier 31 2012

L'Histoire de Bone - Dorothy Allison

Bastard Out Of Carolina Traduction : Michèle Valencia

J'avais ce livre sous le coude depuis près de quatre ans et je ne me décidais pas à le lire. Bien que j'achète régulièrement des ouvrages traitant de l'inceste, il me faut parfois bien du temps pour "passer à l'acte" et les lire.

"L'Histoire de Bone" a en effet pour pivot les violences incestueuses que lui fait subir son beau-père, Glenn Waddell, un bon à rien que sa mère a épousé non sans méfiance, après qu'il lui eût fait la cour pendant près de deux ans mais dont elle a fini, hélas ! par tomber éperdument amoureuse, corps et âme.

La petite Ruth, surnommée "Bone" en raison de la finesse de sa morphologie, est née alors que sa mère avait tout juste seize ans. De son père, on ne sait pratiquement rien, si ce n'est qu'il était marié. Dans cette Caroline du Sud qui émerge à peine de la Seconde guerre mondiale, le statut de bâtarde n'est guère enviable mais, heureusement pour Bone, elle est entourée par la chaleur et l'affection de ses innombrables tantes et oncles maternels.

Bone a une soeur, Reese, née de l'union légitime de sa mère avec Lyle, un ouvrier agricole qui est mort dans un accident stupide.

Quand paraît pour la première fois l'ombre de Glenn Waddell, Bone et sa soeur n'ont pas vraiment d'a priori. Il leur semble aimer passionnément leur mère - et c'est sans doute vrai - et fait du mieux qu'il peut pour leur manifester, à elles aussi, un minimum d'affection.

Mais le jour même où sa mère accouchera du fils mort-né de Glenn, Bone comprendra tout son malheur ...

Il n'y a, dans ce roman qui dépeint à la fois une perversion sexuelle plus fréquente qu'on ne le croit et la pauvreté d'un certain milieu paysan, aucune volonté de mélodrame. Tout y est brut et carré, magnifié par cette haine douloureuse qui, tant d'années après, déchire encore l'auteur. Car, même après le viol de sa fille, la mère accepte de suivre Glenn qui, peu soucieux des foudres de la justice, quitte l'Etat .

Dans des conditions pareilles, peut-on pardonner ? Au violeur, non, car - et la photographie de l'auteur vous le prouvera aisément - la chair demeure à jamais marquée. A la mère, alors ? ... Dans cette histoire, la mère se contente au début de laisser Glenn "corriger" son aînée et elle ne semble pas comprendre qu'il prend un plaisir purement sexuel à ce qu'il se passe entre l'enfant et lui derrière la porte fermée de la salle-de-bains. Certes, elle soigne ensuite l'enfant et l'on peut croire qu'elle aime sa fille ...

Mais ...

Dans ces histoires-là, il y a toujours un "mais."

Quand on aime vraiment son enfant, on ne laisse pas une brute se venger sur lui des déceptions que lui cause, entre autres exemples, sa recherche d'un emploi. Puis, quand ces "corrections" deviennent quasi quotidiennes, on a l'honnêteté de se poser des questions. Enfin, quels que soient les sentiments que l'on éprouve envers la brute en question, on se doit de mettre ses enfants à l'abri. C'est ce que finira par faire d'ailleurs la mère de Bone mais seulement quand le viol sera devenu effectif - en d'autres fermes, quand elle ne pourra plus se voiler la face ou la détourner ... Sa fille a alors treize ans : sa destinée est scellée ; pour elle, qui doit déjà vivre avec la "tache" de la bâtardise, il est trop tard.

Je doute fort que Dorothy Allison ait pardonné à sa mère. Mais le pire, c'est que je doute tout autant qu'elle soit parvenu à éteindre en elle tout amour filial et que je sais que cette toute petite braise doit cohabiter avec un maelstöm de haine pratiquement ingérable.

Sauf par l'écriture qui, en pareilles circonstances, mérite plus que jamais son titre de "don des dieux." ;o)

Le Dieu des Cauchemars - Paula Fox

The God Of Nightmares Traduction : Marie-Hélène Dumas - Préface : Rosellen Brown

Extraits Personnages

Roman initiatique dont le cheminement quelque peu douloureux n'apporte en fait qu'illusions à son héroïne, Helen Bynum, "Le Dieu des Cauchemars" vaut surtout - mais ce n'est que mon avis - par la petite galerie de personnages sortant de l'ordinaire qui y occupent la case - centrale - de La Nouvelle-Orleans.

C'est en effet dans cette ville qu'atterrit un jour Helen, envoyée par sa mère afin de tenter d'y récupérer sa tante Lulu, ancienne danseuse de la troupe Ziegfield et ancienne beauté de music-hall. Le prétexte donné par la mère d'Helen : maintenant que sa fille est prête à vivre sa propre vie, elle souhaite ne pas rester toute seule dans la vieille ferme qu'elle exploite depuis le départ de son mari. En réalité, Mrs Bynum se doute bien que sa soeur, perdue dans ses souvenirs et son désespoir d'alcoolique, ne reviendra jamais et que, même si elle sacrifiait à l'amour fraternel, elle n'aurait pas la patience de s'enterrer avec elle dans une toute petite ville perdue de l'Etat de New-York. Mais lorsqu'Hélène s'en apercevra à son tour, il sera trop tard : gagnée elle-même par l'atmosphère de La Nouvelle-Orleans et grisée par l'assurance de ses premiers pas - à vingt-trois ans - loin de la maison familiale, la jeune fille, elle, ne voudra plus entendre parler de rentrer au bercail.

Ce n'est pas que Mrs Bynum n'aime pas sa fille. Bien au contraire. Mais la nouvelle de la mort de son mari, Lincoln, annoncée par une lettre adressée, par la femme avec laquelle il vivait depuis treize ans, non à elle, l'épouse bafouée, mais à Helen, l'enfant préférée, vient de réveiller le souvenir d'une autre lettre dans laquelle Lincoln accusait son épouse de vouloir garder Helen pour elle seule - et, partant, de s'apprêter en connaissance de cause à lui gâcher l'existence ...

Il faudra bien du temps à Helen pour comprendre la raison véritable qui a poussé sa mère à l'engager à partir en quête de la tante Lulu. Et son univers se sera considérablement enrichi avant qu'elle ne prenne conscience du cadeau qui lui a été ainsi fait par une mère envers qui, pour être franc, elle ne ressentait guère qu'irritation maussade et semi indifférence.

Au bout du compte, elle s'apercevra aussi que son passage à La Nouvelle-Orleans fut sans aucun doute l'époque la plus aimable, la plus captivante - et certainement la moins routinière - de son existence. Ce qui, somme toute, est bien peu.

Désenchantement, demi-teintes, nuances, non-dits également, manière qui rappelle les auteurs anglais comme Barbara Pym et Elizabeth Taylor, "Le Dieu des Cauchemars" est un de ces livres où il ne paraît pas se passer beaucoup de choses. Et pourtant, quand on y regarde bien, on y trouve le désir de découvrir d'autres livres de Paula Fox. Ce qui, finalement, n'est pas si mal.

dimanche, janvier 29 2012

Il Faut Qu'On Parle de Kevin - Lionel Shriver

We need to talk about Kevin Traduction : Françoise Cartano

Extraits Personnages

En raison d'un article lu sur un blog et qui reprochait à ce livre de culpabiliser la mère à outrance, j'ai longtemps tardé à lire ce roman dont le thème central est la recherche des causes de la violence adolescente, surtout lorsque celle-ci débouche sur des meurtres de masse similaires à la tuerie de Columbine, aux USA. J'ai tardé donc mais, une fois que j'en ai commencé la lecture, je n'ai pu me séparer de ce roman avant d'en avoir lu la dernière page. Pourtant, je tiens à le préciser, certains passages, dans lesquels la mère décrit elle-même son narcissisme et son égoïsme, et ceci sans aucune complaisance, ont de quoi déclencher la colère, l'antipathie et le malaise du lecteur.

Lionel Shriver a en effet choisi de ne nous donner que le point de vue de la mère de Kevin Khatchadourian. Point de vue fatalement partial, dépourvu d'objectivité, dira-t-on. Sans doute mais celui des autres acteurs de la tragédie eût-il été moins subjectif ? On accordera à cette mère qui s'interroge et déballe tout pour mieux comprendre comment son fils et elle en sont arrivés là, le mérite d'un franc-parler qui dérange, inquiète, blesse mais qui, jamais, ne tombe dans l'auto-complaisance.

Le roman se présente sous forme de lettres que Mrs Khatchadourian adresse à son mari, Franklin.Ce parti pris aurait pu rebuter des lecteurs qui ne sont plus habitués aux romans épistolaires mais le style dense, d'une précision d'analyse quasi clinique, et particulièrement soutenu utilisé par l'auteur agit comme une spirale hypnotique, accrochant et rivant le lecteur à une intrigue qui dévoile lentement une structure complexe et particulièrement travaillée. Bien qu'il s'agisse d'un récit d'introspection, il n'y a aucun temps mort : à partir du moment où l'on se plonge dans l'histoire, on veut aller jusqu'au bout, quel que soit le prix à payer pour ce faire.

Ce serait faire injure à l'habileté souveraine avec laquelle Lionel Shriver a mené sa barque que de résumer "Il faut qu'on parle de Kevin." Tout ce que vous avez besoin de savoir, c'est que Kevin s'est bien rendu coupable d'un massacre dans son lycée, qu'il a prémédité le fait et l'admet avec une curieuse bonne grâce, et que, à l'issue de son procès, sa mère est la seule personne qui vienne le voir au parloir de la prison. Le reste ne se raconte pas, il se lit.

Ce livre se double en outre d'une critique impitoyable des méthodes d'éducation laxiste qui, après avoir fleuri aux USA, ont envahi l'Europe. Non que Lionel Shriver soit pour les châtiments corporels : elle se contente de rappeler que le sens des limites et des garde-fous ne se communique pas en laissant faire à un enfant ses quatre volontés.

En ce qui concerne la culpabilisation de la Mère que certains ont voulu voir ici, j'affirme ne pas avoir compris comment ils en étaient arrivés à cette conclusion. Shriver met en évidence, de façon parfois insoutenable, c'est vrai, le lien privilégié et presque fusionnel qui s'établit entre la mère et son enfant. Force est de constater que, en dépit de tout, en dépit de ce que lui-même professe, c'est avec sa mère que Kevin a le plus d'atomes crochus. Comme Eva Khatchadourian, il fait preuve, dès le berceau, d'une personnalité désagréable, voire insupportable mais en tous les cas puissante et déterminée. Et, le livre refermé, l'on se surprend à s'interroger sur ce qui serait advenu si l'amour maternel avait été présent dès le premier souffle de Kevin.

Car l'amour maternel n'est pas inné. Cette idée, que véhicule tranquillement "Il faut qu'on parle de Kevin", a dû en choquer plus d'un aux USA et même ici, dans notre vieille Europe. L'affirmer haut et fort, sans pour autant accabler celle chez qui il ne se développe pas ou alors, chez qui il ne se développe que tardivement, c'est transgresser un tabou : jusque dans cette fonction qu'elle est seule à pouvoir assumer, la maternité, la Femme reste prisonnière d'étiquettes et de préjugés forgés par les mâles.

A la fin du roman, à la fin également d'un long, douloureux et sanglant parcours, Eva Khatchadourian aura appris - sans tomber dans le mélodrame, je vous rassure - à aimer son fils. Parce qu'elle aura compris que, dès son premier souffle, la seule, l'unique personne qui ait jamais compté pour Kevin, en dépit de tout, c'était elle, sa mère. ;o)

dimanche, février 6 2011

Petite Soeur Mon Amour - Joyce Carol Oates ( II )

Les années ont passé mais les soupçons sont toujours là. Décédée en juin 2006, officiellement d'un cancer des ovaires, Patsy Ramsey a emporté ce qu'elle savait dans la tombe. La fortune et les relations de son mari avaient permis, dès le début, d'empêcher toute implication officielle du couple dans le meurtre de l'enfant. Désir de conserver la face, bien légitime de la part d'innocents ? ou bien volonté de se préserver, en dépit de l'acte accompli ? Au-delà des interrogations de la police et des pressions qu'elle semble avoir subie, ne chose est certaine : si les Ramsey n'ont pas assassiné leur fille, ils ont cherché en tous cas à dissimuler des faits, indices ou autres, et à retarder la découverte du petit cadavre. Pour quelles raisons ?

Aux USA, l'Affaire JonBenét Ramsey est considérée par une bonne part de l'opinion publique et par certains intellectuels comme similaire à l'Affaire O. J. Simpson, de triste mémoire. Ce qui revient à dire que, aux USA, la justice est à deux vitesses : une justice pour le commun des mortels, en général privé d'argent et de relations, une autre pour ceux qui possèdent argent et entregent. Joyce Carol Oates ne l'envoie pas dire dans nombre de ses interviews sur son nouveau livre, "Petite Soeur Mon Amour", dans lequel, avec le prodigieux talent qu'on lui connaît et qu'on a déjà vu si souvent à l'oeuvre, elle reprend l'Affaire JonBenét Ramsey en tentant d'en donner une explication vraisemblable.

Avec Oates, la critique sociale et culturelle n'est jamais loin. La romancière déchire ici à belles dents la manie américaine du "paraître à tous prix" et cette volonté de compétition et de réussite à tous crins qui, plus encore à notre époque, est devenue le leitmotiv de nos amis d'Outre-Atlantique. Qu'elle ait transposé le drame de la petite JonBenét (Bliss dans le roman) de l'univers des Mini-miss à celui du patinage artistique, ne change rien à son côté sordide et glauque. Parents fortunés et avides de réussite, Bix et Betsey Rampike cherchent en fait à vivre, par l'intermédiaire de Skyler (leur fils aîné) et de sa petite soeur, Edna-Louise, rebaptisée Bliss par sa mère dès qu'elle commence à se faire remarquer sur la glace, ce qu'eux-mêmes n'ont pu, voulu ou su accomplir : l'un rêve d'une carrière de champion olympique pour son fils, puis, quand celui-ci se blesse - uniquement par la faute de son géniteur d'ailleurs - se détourne de l'enfant et le laisse tomber, comme on le ferait d'une chaussette trouée ; pendant ce temps, l'autre s'aperçoit qu'Edna-Louise ne patine pas trop mal et, du coup, déploie son propre rêve de gloire ...

Dans son réquisitoire, Oates réserve également une place de choix aux laboratoires pharmaceutiques, aux psychologues et aux psychiatres qui, aux USA, se spécialisent dans le traitement des angoisses enfantines. Elle en dresse un portrait tout bonnement hallucinant. Pas une seule fatigue, pas un seul désir enfantin qui ne soit immédiatement taxé de névrose, de TOC, de TED, etc, etc ... et traité à grand renfort d'anti-dépresseurs et d'anxyolitiques. Quand on sait que l'Europe - pourquoi ? on se le demande - a tendance à imiter les Etats-Unis en matière d'éducation, on ne peut que frémir et cauchemarder devant cette avalanche de drogues imposées, dans la plus stricte légalité, à des êtres si jeunes. Si les parents américains obéissent vraiment les yeux fermés au premier psy venu qui leur assure que leur enfant souffre de névrose, il ne faut plus s'étonner de voir le pays parcouru de tragédies comme la tuerie de Columbine ...

La ferveur religieuse très particulière des Américains - Betsey Rampike est présentée comme une fanatique qui assaisonne Jésus à toutes les sauces - et le comportement des medias sont tout aussi implacablement mis sur la sellette dans ce qui restera, selon nous, l'un des meilleurs livres de son auteur.

Oui, "Petite Soeur Mon Amour" est un roman à lire absolument, une réussite d'une rare maîtrise, aussi puissant et détonant que "Blonde" - et c'est de plus une très belle chanson funèbre, dédiée aux mânes perdus d'une petite fille à qui le désir des adultes déroba sa courte vie avant de la détruire définitivement. Délibérément, froidement - avec autant d'indifférence que si l'on écrasait une mouche.

Petite Soeur Mon Amour - Joyce Carol Oates ( I )

My Sister My Love Traduction : Claude Seban

Extraits Personnages

Peu connue en France, l'affaire JonBenét Ramsey, qui fit les gros titres de la presse américaine à la fin des années quatre-vingt-dix, demeure encore à ce jour non résolue, et ce en dépit des aveux du pédophile John Mark Karr, en 2006, aveux qu'il fut très facile aux enquêteurs de démonter en raison, notamment, des imprécisions et des contradictions qu'ils recelaient. Rappelons brièvement les faits :

Le 25 décembre 1996, la petite JonBenét Ramsey, âgée de six ans et quatre mois, est battue à mort, étranglée et violée. On ne retrouvera son corps, dans la chaufferie de la demeure familiale, que huit heures après la déclaration de sa disparition, faite par ses parents, John et Patricia Ramsey, le lendemain, 26 décembre. Les Ramsey avaient fait état d'une très étrange demande de rançon rédigée par écrit et retrouvée par la mère sur un meuble dans le hall. Aucune trace d'effraction n'est relevée et, à l'extérieur, dans la neige fraîche, il n'y a pas de traces de pas. Dans la cave cependant, la vitre d'un soupirail est brisée : la chose avait été constatée depuis longtemps et les Ramsey songeaient à faire venir un réparateur.

Dès le début, les parents vont être suspectés ainsi que leur jeune fils de neuf ans, le frère aîné de JonBenét. Tous appartiennent à la haute bourgeoisie de Boulder, dans l'Etat du Colorado. Le père est cadre supérieur dans une grosse boîte industrielle et possède son jet privé. Il était toujours (ou presque) en voyages d'affaires et menait, semble-t-il, joyeuse vie avec des maîtresses occasionnelles. Le couple Ramsey se lézardait, la chose est indubitable. Et les enfants étaient pris dans le maelström. Pour compenser (??) l'échec de sa vie d'épouse, Patricia - Patsy pour les intimes - avait fait de sa toute petite fille une "mini-Miss" qui, maquillée et habillée en conséquence, écumait les podiums de la région et y remportait de nombreux titres : car la petite JonBenét était très jolie. Ce qui n'empêchait pas l'enfant qu'elle était encore et avant tout d'être toujours incontinente la nuit, ce qui avait le don de révulser sa mère ...

Ici, quelques photographies de l'enfant-miss - dont on peut penser que certaines ont tout pour réjouir les pédophiles.Quelques sites - anglophones - exposant l'affaire : ici et ici. (Attention : sur le dernier site, certaines photographies peuvent choquer les âmes sensibles.)(A suivre ...)

dimanche, octobre 10 2010

Rhum Express - Hunter S. Thompson

The Rum Diary Traduction : Bernard Cohen

Merci aux Editions Gallimard qui, en partenariat avec Babélio, nous ont gracieusement permis de découvrir "Rhum Express."

Ce livre, je l'ai dévoré en un après-midi. Pourtant - oserai-je l'avouer ? - dans la liste que j'avais choisie parmi les exemplaires proposés, il me tentait bien moins par exemple que "Kornwolf" de Tristan Egolf. Pauvre sotte que j'étais ! Sans la bienveillance du grand dieu des Scribes, je serais passée à côté d'un texte dont, s'il appartenait à notre espèce, on dirait qu'il possède une incroyable présence.

Non par le style, plus littéraire certes qu'on pouvait s'y attendre mais sans plus puisque Thompson ne se démarque pas encore ici par la férocité de sa griffe. Encore moins par l'histoire, surtout envisagée de loin, dans un résumé de quatrième de couverture. Grosso modo, il y est question d'un journaliste free-lance qui, sur un coup de tête et parce qu'il a envie de voir du pays, accepte un poste à Porto Rico, au sein d'un journal américain qui commence à être mangé aux mites. De récit de beuveries au rhum blanc en rapports de magouilles minables, il raconte l'année qu'il a passée dans la chaleur des Caraïbes et les expériences - limitées compte tenu de la situation - qu'il y a vécues.

Oui, tout cela est bien banal. Mais ...

Mais il y a Hunter S. Thompson.

Sous sa plume, Porto Rico prend des airs de gros fruit à demi pourri et très satisfait de l'être, les Etats-Unis affichent, avec une fatuité de dindon, leur volonté de colonisateurs sans complexes, Paul Kemp, le narrateur soit-disant paumé, se révèle intelligent et volontaire alors que son collègue déjà sur place, le solide Yeamon, ne va pas tarder à mettre sur la place sa nature d'authentique tête brûlée, la rédaction du "Daily News" se transforme en un exotique panier de crabes à l'agonie, les autochtones avancent comme des ombres indifférentes ou hautement malveillantes, le rhum trouble l'esprit ou le remet à flots, la chaleur moite des Caraïbes vous dégouline dans le dos et "Rhum Express" s'affirme comme un roman très, très prenant.

En le lisant, on songe à Malcolm Lowry et à "Au-dessous du volcan", l'un des plus grands romans qui aient jamais été écrits sur le mal de vivre, la solitude intérieure et leurs conséquences, l'angoisse et le ou les addictions censées la combattre. Mais si l'auteur britannique est plus flamboyant, plus lyrique - et moins cynique - l'Américain, lui, vit la dépendance à l'alcool comme un parcours initiatique et non comme une volonté autodestructrice. Thompson reste lucide et ne s'apitoie pas. Le cynisme total qui est le sien et que maîtrisait si peu Lowry, lui sert de garde-fou. Le vide l'attire, on n'en doute pas un seul instant et il n'en fait pas mystère, mais il parvient toujours à empêcher la face la plus sombre de lui-même d'y sombrer. On l'entend bien penser "A quoi bon, finalement ?" mais une curiosité qu'on peut qualifier d'extraordinaire, d'inhabituelle même, le pousse à dépasser ce raisonnement trop simple. Au-delà des cuites au rhum dont son ialter ego/i ne conserve que bien peu de souvenirs, le romancier, lui, veut savoir ce qu'est le Vide avant d'accepter de s'y jeter.

... Question qui demeure sans réponse, bien sûr. ;o)

Quoi qu'il en soit, l'acharnement de Thompson à "voir plus loin" donne déjà à ce premier roman une puissance qui fascine et réveille en soi tout un flot de rêves (et de cauchemars) qu'on est étonné et ému de redécouvrir si jeunes, si pleins d'allant, si vigoureux. C'est l'éternel et incompréhensible miracle du conteur-né : le Temps n'est plus, les mots demeurent et le lecteur renaît à lui-même. ;o)

samedi, août 28 2010

Une Etoile Brille Sur Mount Morris Park - Henry Roth

Mercy of a Rude Stream : A Star Shines Over Mount Morris Park Traduction : Michel Lederer

Extraits Personnages

Premier volume de la tétralogie autobiographique de l'auteur, "Une Etoile Brille sur Mount Morris Park" est un texte qui déstabilise souvent son lecteur par son étrange construction. En effet, le récit compte btrois types de narration /b: le récit autobiographique impersonnel, à la troisième personne, avec un narrateur omniscient ; le récit autobiographique personnel, à la première personne, dans lequel l'auteur se confond avec son héros, Ira, mais toujours dans un action et un décor qui datent du début du XXème siècle ; et enfin, des sortes d'intercalaires, où l'écrivain évoque sa vie présente, auprès de sa femme, désignée par l'initiale M. Ces dernières pages se présentent en outre comme une forme de dialogue entre Henry Roth et son ordinateur, surnommé "Ecclésias."

A notre humble avis, pareil choix dessert le texte qui alterne des scènes de réelle puissance avec un ergotage assez fastidieux, centré sur une chose mystérieuse que, selon Ecclésias, Henry Roth ferait bien de révéler au plus tôt à ses lecteurs. Et c'est bien vrai : pourquoi ne le fait-il donc pas ? Car, à la fin de ce premier tome, on ne dispose d'aucun élément nouveau sur l'énigme en question.

Le romancier-biographe tourne autour du pot, avance d'un pas pour reculer de trois, énerve prodigieusement son lecteur mais lui permet aussi de comprendre quel enfer d'angoisses dut être son existence. Ce refus de révéler ce que l'on soupçonne assez tôt toucher à sa sexualité lui vient peut-être de sa religion mais là encore, il y a ambiguïté puisque Roth admet assez vite - et sans difficultés majeures - rejeter sa judéité.

A part cela, que retient-on d'"Une Etoile ..." ? Avant toute chose, un tableau réaliste et impressionnant du New-York d'avant 1914, avec ses carrioles de laitiers tirées par des chevaux, ses premières voitures automobiles, ce conflit qu'on croit d'abord si lointain mais qui finira par toucher le Nouveau Monde, et cette masse d'immigrants venus des quatre coins de la Vieille Europe.

Henry Roth dépeint les communautés qu'il a bien connues : sa communauté natale, tout d'abord, des Juifs issus de Galicie, au parler yiddish savoureux (fort intelligemment, un glossaire a été placé à la fin du livre) où les initiés s'amuseront à retrouver mêlés des mots d'origine allemande ; la communauté irlandaise catholique ensuite, où le petit Ira se fera des ennemis mais aussi des amis ; et enfin, à un moindre degré, la communauté noire, cette communauté dont les membres, au retour de la Grande guerre, veulent de plus en plus être tenus pour des citoyens à part entière - ce qui stupéfie tous les bons WASPS avant de commencer à les inquiéter.

Puis l'atypisme, la bizarrerie de caractère du petit Ira. Si Henry Roth a vraiment ressemblé à son ""alter ego"" de papier, avec lequel sa plume le confond d'ailleurs souvent en utilisant le "Je" comme si l'écrivain, perdu dans sa transe, se mettait en pilotage automatique, on conçoit combien sa vie put ne pas être simple. Ira redoute son père - là encore, on perçoit que bien des choses sont passées sous silence - adore sa mère - mais qui ne l'aimerait pas ? - étouffe sous les tentacules de la sa vaste parentèle et pourtant n'aime pas à envisager l'idée qu'un jour, ses membres puissent venir à lui faire défaut, et enfin se cherche une identité qui ne soit pas juive tout en conservant tout ce qu'il peut y avoir de meilleur dans la judéité.

Ergoteur, oui : complexe aussi, hypersensible, touché par la grâce de l'écriture mais accablé en parallèle par la certitude que sa prose n'était pas si terrible que ça, tel nous apparaît Henry Roth à la fin d'"Une Etoile Brille sur Mount Morris Park." Et le lecteur, tout surpris, s'aperçoit que, malgré les tours et détours empruntés, malgré tout ce qui a pu l'agacer et l'ennuyer dans la structure du texte, il s'est pris de sympathie pour cet étrange personnage et désire l'accompagner jusqu'au bout de son périple intime.

Un livre déconcertant mais bien plus riche qu'il n'y paraît. ;o)

dimanche, août 22 2010

Minuit Dans Le Jardin du Bien & Du Mal - John Berendt

Midnight in the Garden of Good & Evil Traduction : Thierry Piélat

Extraits Personnages

Bien que j'aie apprécié cette oeuvre hybride, qui tient à la fois de la chronique et du roman, je m'étonne qu'elle ait pu se maintenir deux-cent-seize semaines d'affilée dans la liste des best-sellers du "New-York Times." Il est vrai que, si le Nord a vaincu le Sud, celui-ci n'en a pas fini de fasciner ses vainqueurs et ce phénomène est à mon avis pour beaucoup dans l'engouement des Américains envers ce livre.

L'auteur, un Yankee qui a vécu huit ans à Savannah, dans l'Etat de Géorgie, est littéralement tombé amoureux de cette ville qui déjà, du temps de Scarlett O'Hara, était considérée comme une ancêtre distinguée par des cités comme Atlanta. Avant tout, c'est cette caractéristique qui semble avoir fasciné John Berendt. Cela et puis la foule de personnages qu'il y a rencontrés et qui, à de très rares exceptions près, appartiennent tous au gratin social de Savannah. L'affaire du meurtre de Danny Hansford par l'antiquaire Jim Williams est noyée dans la masse - à la différence de ce qu'il se passe dans l'excellent film éponyme de Clint Eastwood.

Comme beaucoup de villes et de villages, Savannah prit vie sur les berges d'un fleuve qui lui donna son nom. J'ignore à quel rythme coulent et chantonnent les eaux de la Savannah mais je le suppose, peut-être à tort, paresseux et indifférent au reste du monde. Un rythme similaire à celui de "Minuit ...", livre attachant, instructif et même passionnant pour les amateurs d'Histoire et d'anecdotes, qui a tout d'une flânerie littéraire parmi des personnages plus excentriques les uns que les autres mais aussi un livre qui laisse le lecteur sur sa faim, allez savoir pourquoi.

C'est un monde à part, avec ses codes et ses manies, que s'attache à dépeindre John Berendt. Un monde de privilégiés pour lesquels Appomatox, c'était hier, au pire avant-hier, et qui préfèrent oublier cet "incident", un peu comme les anciens émigrés français, obligés par la marche de l'Histoire, à cohabiter avec les rustres bonapartistes, avaient choisi de faire l'impasse sur la disparition de leur ancien mode de vie.

Dans la Savannah de John Berendt, on peut se demander s'il existe des quartiers pauvres et populeux. Les Noirs qu'on y aperçoit ont fait fortune et parrainent chaque année, eux aussi, un "bal des débutantes." Evidemment, Chablis la Travestie vient y mettre les pieds dans le plat lorsque l'occasion se présente mais Chablis est si originale, si excentrique, qu'elle ne saurait être représentative du lumpenprolétariat noir de Géorgie.

Le lecteur lit un peu comme dans un rêve. A certains moments, il peut même se demander ce qu'il fait là. Bien sûr, certains personnages sont vraiment drôles ou émouvants - parfois les deux. Mais le rythme est trop lent ; la première partie du livre, consacrée au portrait de la société savannahienne, est trop longue par rapport à la seconde - ce qui est un comble car c'est cette seconde partie qui comporte le plus de chapitres ; l'ambiguïté foncière de Jim Williams, si elle est montrée sous tous les angles, n'est pas analysée en suffisance ; quant à la fin, elle est trop neutre, pas assez osée, avançant d'un pas pour reculer de trois.

Bref, un livre bâti de bric et de broc, où la lenteur de la chronique fait de l'ombre à l'action romanesque - mais un livre racheté par quelques uns de ses "héros" et, en particulier, Joe Odom, lady Chablis et Minerva. A lire un jour que vous serez d'humeur paresseuse et assoiffée de ragots sur les riches (et moins riches) familles sudistes. ;o)

samedi, août 21 2010

Zombi - Joyce Carol Oates

Zombie Traduction : Claude Seban

Extraits

Personnages

Roman relativement court puisqu'il ne dépasse pas les cent-quatre-vingt-quatre pages en édition du Livre de Poche, "Zombi" possède le froid et l'impitoyable tranchant d'un couteau de boucher. Je ne dirai pas "scalpel" puisque Oates limite son intrigue au premier meurtre, demeuré impuni parce que non découvert, de son anti-héros, Q ... P ..., et que celui-ci, en dépit d'une préméditation que le lecteur découvre avec une horreur croissante, en est encore à tâtonner pas mal sur la voie du crime en série.

C'est donc un serial killer non pas néophyte mais encore en phase de "formation" que nous décrit la romancière. Les brouillards de son esprit et de son âme sont d'autant plus impénétrables que Q ... P ... est et restera notre seule "voix" de référence. Tient-il un journal ou ne s'agit-il que de ses pensées auxquelles Oates, par l'autorité de l'écrivain, nous donne accès sans autre forme de procès ? On ne le sait pas mais le résultat fascine autant qu'il angoisse.

Non sur l'instant - enfin, certainement pas pour celles et ceux qui s'intéressent au phénomène des tueurs en série et ont déjà lu des ouvrages, documentaires ou pas, sur le sujet - mais une fois le livre refermé et rangé. En effet, "Zombi" ne connaît pas l'espoir.

Q ... P ... n'est pas mauvais, au sens où l'entendent la plupart des religions et le commun des mortels, non, il est simplement fait comme ça : tel un enfant de six ans qui souhaite désespérément qu'on lui offre un jouet bien précis, notre anti-héros veut se procurer une sorte d'esclave lobotomisé qui lui obéirait sans états d'âme. Viscéralement incapable de songer à la douleur infligée par son délire aux uns et aux autres, il ne songe qu'au meilleur moyen d'obtenir ce qu'il désire. Non, répétons-le, il n'est pas mauvais : il n'a aucune notion du Bien, ni du Mal, c'est tout, et à peine celle de l'Interdit, un interdit qu'il ne comprend pas du tout et qu'il cherche simplement à contourner.

Pourtant, il est loin d'être idiot et sait très bien calculer et prévoir, mais toujours en fonction de ce que ces prévisions peuvent lui rapporter - ou lui éviter de fâcheux. Sinon, c'est le néant. Claquemuré dans un monde que les psys peinent à saisir, il avoue lui-même, avec une innocence étrange, ne pas avoir de rêves.

Sur son passé, Oates nous donne le minimum de détails : un père à la carrière de chercheur et d'universitaire exemplaire, une mère attentionnée, une soeur aînée brillante et une grand-mère aimante. "Un peu trop de femmes," entonnera certainement le choeur des psys. Sans aucun doute mais cela n'explique en rien l'abîme qui dort en Q ... P ...

Raffinement suprême, Oates pousse le sadisme envers son lecteur jusqu'à lui instiller goutte à goutte la certitude que, au-delà l'apaisement de ses désirs sexuels, Q ... P ... recherche en l'acte de tuer quelque chose qui nous dépasse tous, lui y compris, et dont il nous est impossible de nous faire une idée claire.

C'est en cela que "Zombi" est terrifiant, d'autant qu'il se termine sur la vision d'un Q ... P ... pour qui le meurtre va devenir une routine. En d'autres termes, le pire est à venir et Joyce Carol Oates vous laisse l'imaginer à loisir.

Du grand art. ;o)

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