Imrat Ya'Qubyan Traduction : Gilles Gauthier

L'immeuble Yacoubian vit le jour en 1934, par la volonté du président de la communauté arménienne d'Egypte, Hagob Yacoubian. Celui-ci étant millionnaire, on devine que la résidence à laquelle il tint à donner son nom fut élevée dans un quartier alors très en vogue du Caire, au meilleur emplacement de la rue Soliman-Pacha. Mais quand débute le roman, quarante ans se sont écoulés et l'immeuble, sans tomber carrément en décrépitude, a dû rabattre de sa superbe.

La révolution de 1952 a fait fuir en effet les juifs et les étrangers. Du coup, nombre de luxueux appartements de l'immeuble se sont retrouvés sans locataires avant d'être adjugés aux militaires les plus gradés du régime. Les épouses de ces derniers ont logé leurs domestiques dans les petites cabanes de fer qui, tout au haut de l'immeuble, servaient jadis de resserres ou de greniers et, la misère et le recours au graissage de pattes s'étant considérablement accentués ces dernières années, une faune de pauvres hères vivote désormais près des cieux.

Al-Aswany nous fera faire connaissance avec l'une de ses familles, celle d'Abdou, qui arrive de sa campagne avec sa femme et leur enfant et qui, pour survivre et parce qu'il ne trouve pas d'emploi, a accepté de devenir l'amant d'Hatem, l'un des riches habitants de l'immeuble.

Mais le roman débute - et s'achève d'ailleurs - avec le personnage et les aventures de l'un des vétérans du Yacoubian, Zaki Bey, un quinquagénaire fortement occidentalisé qui se rappelle avec nostalgie Le Caire d'avant la révolution.

Le chemin de cet homme raffiné et tolérant finira par croiser celui d'une autre habitante de la terrasse, Boussaïna, contrainte elle aussi de se prostituer à un marchand de vêtements de la rue afin que sa famille puise survivre.

Pourtant, Boussaïna, comme n'importe quelle jeune fille de par le monde, avait rêvé à un mariage d'amour avec Taha, le fils du concierge de l'immeuble, un garçon solide et sérieux bien qu'un peu trop religieux à son goût - et à celui du lecteur, vous pouvez m'en croire.

Or, le rêve de Taha, c'est d'entrer dans la police. Quand s'ouvre l'action, il a été reçu à l'examen écrit et il lui reste à affronter l'oral, devant un jury de militaires. Le pauvre garçon, après avoir invoqué Allah je ne sais combien de fois (j'ai perdu le compte très vite mais je puis vous certifier qu'il a fait ça dans les règles et qu'Allah est vraiment sadique d'avoir ignoré de si belles et si sincères prières :devilstraight: ), et après avoir acheté un costume pour l'occasion (comme il n'est vraiment pas riche, on devine que pour lui, ça n'a pas été simple de trouver l'argent pour ce faire), se rend donc sur les lieux de l'oral.

Dans l'ensemble, ça se passe plutôt bien. Il faut dire que Taha a été un élève modèle et que ses notes sont impressionnantes. Seulement, un détail va envoyer le jeune homme au tapis : son père est concierge. Et, dans la police égyptienne, si l'on peut accepter les fils des notables susceptibles de verser de bons bakschishs pour acheter le poste, on ne peut en revanche accepter le fils d'un concierge.

Le Prophète lui-même ne l'a-t-il pas dit : "Ne donnez pas d'éducation aux enfants des gens indignes" ? ...

A partir de là, débute la lente descente - qu'il prend pour une ascension - de Taha vers le djihad et le terrorisme. Mais, parce qu'il est lui-même égyptien, musulman et en rébellion contre la dictature de Moubarak (désigné couramment comme "le Grand Homme" dans le livre), Alaa Al-Eswany tente non pas d'excuser mais de comprendre - et de faire comprendre au lecteur - les motivations de son personnage.

Car, malgré ses bondieuseries inutiles, Taha est un personnage attachant qui, avec un peu plus de chance et beaucoup plus d'égalité dans son pays, aurait eu un avenir bien différent. Le lecteur souffre quand il le voit, avec la naïveté de la jeunesse, préparer sa lettre de protestation auprès du Grand Homme en personne. Comme il souffre quand El-Aswany démonte un par un les mécanismes qui font que, même chez ceux qu'il appelle ses "frères" et ses "soeurs", surtout au niveau des imams recruteurs, Taha ne cesse d'être manipulé par deux idéologies qui s'affrontent, l'une tentant de préserver ses intérêts, l'autre ne rêvant que d'imposer les siens.

"L'Immeuble Yacoubian" vaut par la puissance de ses personnages plus que par le style - assez sec - de son auteur. Mais, la chose est incontestable, ce livre a le mérite de restituer le climat d'une Egypte où - comme dans la majeure partie des pays arabo-musulmans - l'intégrisme religieux n'a pas de meilleurs alliés que l'incurie et la gabegie caractérisant le pouvoir en place - auxquelles il convient tout de même d'adjoindre la complicité d'un analphébétisme et d'une ignorance populaires dont nous ne pouvons nous faire une réelle idée.

A lire donc - mais attention ! j'émets tout de même deux réserves./b La première est purement technique : la fin arrive un peu trop vite ... El-Aswany a encore beaucoup à faire pour devenir un vrai conteur. bLa seconde, celle qui me tient le plus à coeur, c'est l'ambiguïté que le romancier laisse planer sur la liberté sexuelle. La fin qu'il donne à la liaison d'Abdou et d'Hatem m'a paru un peu trop "morale" pour être honnête. ;o)