Extraits Personnages

Nul n'ignore la haine prodigieuse que le duc de Saint-Simon vouait à la bâtardise. D'une naissance dénuée de toute tache, cet aristocrate était bien trop intelligent pour ne pas avoir compris que les mésalliances, légitimées par le mariage ou non, entre la bourgeoisie et la noblesse ne pouvaient que saper une société élitiste telle que l'avait voulue la féodalité.

Hélas ! à l'époque de Saint-Simon, la féodalité est remisée dans les oubliettes de la mémoire collective de son milieu. Les nobles servent encore à l'armée mais s'ils peuvent jouir d'une charge ou deux qui ne nécessitent aucun effort de leur part, ils ne font pas d'embarras et l'acceptent des mains de ce Roi qui les veut tous serrés autour de lui, telles des fourmis dociles réunies autour de leur reine. A moins qu'ils ne l'achètent après en avoir revendu une autre, qui ne leur convient plus. Le plus souvent d'ailleurs, il faut bien le dire, la puissance financière est aux mains de la bourgeoisie et celle-ci achète des titres à ses enfants en les mariant à tel héritier désargenté mais avide de pouvoir mener grande vie. Quant à la bâtardise pure, elle ne s'est jamais aussi bien portée, pas même sous Henri IV.

Des enfants qu'il a eus de Melle de La Vallière, Louis XIV a conservé une fille et, de ceux que lui a donnés Mme de Montespan, il lui reste deux garçons et trois filles. Tous et toutes, sans exception, ont épousé des princes et princesses du sang. Tout ceci par la volonté royale : quel père, quelle mère oserait se rebeller contre le désir du Roi de devenir le beau-père de sa fille ou de son fils ? Madame, Elisabeth-Charlotte d'Orléans, princesse Palatine peut-être. Mais Monsieur, lui, n'aura pas ce courage et le duc de Chartres, leur fils, finira par devenir, pour son malheur, le gendre ultime de Sa Majesté qui est aussi, rappelons-le au passage, son oncle.

Les "bâtardeaux" royaux, comme il les appelait, Saint-Simon les a haïs même si, comme tout le monde en ce pays-ci, il a bien été obligé de s'incliner devant eux, ne fût-ce que par politesse. Il est vrai qu'ils étaient si près du trône qu'il eût été suicidaire de se comporter autrement. Par un effet de contre-poids, le mémorialiste semble, dans ce deuxième tome, passer toute sa rage et sa frustration sur un autre bâtard de sang royal, Louis-Joseph, duc de Vendôme, parfois appelé, en raison de ses réelles qualités militaires, "le Grand Vendôme", et qui, par son père, est le petit-fils de César, premier duc de Vendôme, bâtard légitimé du roi Henri IV et de Gabrielle d'Estrées. César de Vendôme ayant été officiellement reconnu par son père en 1595, son petit-fils représente, aux yeux de Saint-Simon, la continuation d'une coutume que, à vrai dire, peu de rois de France ont suivie avec autant d'éclat et de constance que Henri IV et Louis XIV, à savoir la légitimation de leurs enfants bâtards.

Si le procédé est issu d'une louable intention d'équité, les excès auxquels vont le porter, en une sorte de sombre et délirante apothéose, la volonté d'acier d'un Louis XIV et son faible avoué - encouragé notamment par Mme de Maintenon - envers le duc du Maine ne tarderont pas à révéler le gouffre qu'il peut ouvrir en cas, entre autres, de minorité de l'héritier légitime du trône. Fin politique et même politique d'une étonnante acuité - certaines des pages qu'il consacre aux analyses sur ce thème auraient pu être écrites par un moderne - Saint-Simon est obsédé par ce danger qu'il estime aussi périlleux pour l'Etat et la monarchie que l'abus de complaisance envers la bourgeoisie.

Par ricochet, le duc de Vendôme, en dépit, répétons-le, de qualités qu'on ne peut lui contester même si Saint-Simon, de son côté, goûte une véritable jouissance à les lui dénier, prend ici une superbe volée de bois-vert qui, au-delà de l'individu, vise la Bâtardise et sa légitimation dans leur ensemble. Ce tome, qui reprend l'une des périodes les plus noires du règne de Louis XIV, celle durant laquelle l'Empereur et les pays d'Europe s'unissaient contre lui après l'acceptation de la couronne d'Espagne au bénéfice de son petit-fils, le duc d'Anjou, devenu Philippe V d'Espagne par la volonté du testament de Charles II, est, on peut le dire, littéralement hanté par la silhouette énorme, hautaine, mal embouchée du duc de Vendôme, à qui l'auteur, par la magie de son écriture, confère des allures d'Ogre prêt à déchirer à belles dents, au milieu, faut-il le préciser, des autres bâtards, ses frères et cousins, une monarchie française considérablement affaiblie à l'extérieur et sclérosée, proche de la putréfaction, à l'intérieur.

Et l'Histoire continue à avancer, à petits ou à grands pas, vers ce mois de septembre 1715 qui verra Louis XIV faire ses adieux à son public de Versailles - et au monde. Mais cela n'aura lieu qu'à la fin du quatrième tome des "Mémoires" et, comme on dit , "cela est une autre histoire ..."

A bientôt pour la suite et n'oubliez pas : LISEZ Saint-Simon !