Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Histoire, Biographies & Documents.

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samedi, novembre 24 2012

Punk. Hors Limites - Stephen Colegrave & Chris Sullivan

Punk. Traduction : Philippe Paringaux

ISBN : 9782021012941

''Extraits''

Le livre de Colegrave et Sullivan vient en quelque sorte compléter "Please Kill Me." (Lui non plus n'est pas précisément donné mais, là encore, vous pourrez vous le procurer de manière avantageuse sur l'un ou l'autre site marchand.) En plus, sur le plan iconographique, c'est une véritable splendeur : il déborde littéralement de photos, en noir et blanc mais aussi en couleurs, dont la majorité sont vraiment superbes. Pour le texte, il se présente un peu comme celui de "Please Kill Me" avec cette différence que le lettrage est plus petit et par conséquent moins pratique pour les myopes et les personnes ayant des troubles visuels. Chaque chapitre est précédé d'une introduction rédigée par les auteurs.

Si ceux-ci commencent bien par le commencement, à savoir les Etats-Unis et la Factory, ils traversent carrément l'Atlantique au beau milieu de l'ouvrage pour rejoindre la Grande-Bretagne. Car "Punk. Hors Limites" s'intéresse surtout à la variante anglaise du punk, avec l'entrée en scène de Malcolm McLaren et de sa femme, la créatrice de mode Vivienne Westwood. L'impact de ce qui, au départ, n'était qu'un genre musical parmi d'autres sur les autres aspects de la culture est ici observé quasi à la loupe avec de très, très gros plans sur la patrie de Sa Très Gracieuse Majesté - et ses groupes.

Autant "Please Kill Me" s'attache à l'Histoire du punk en elle-même, Histoire dominée par les Etats-Unis, autant "Punk. Hors Limites" se focalise sur la face britannique du mouvement. Le punk perd ici en jouissance et en folie ce qu'il gagne en protestation sociale de la part d'une génération qui, très bientôt, devra se coucher devant les exigences de Mrs Thatcher. Il se durcit et, pour certains groupes, on peut même dire qu'il s'intellectualise. (Notons cependant au passage que l'influence littéraire vient là encore des USA avec Burroughs et Ginsberg qui se reconnaissent tous deux - ou croient le faire, en tous cas - dans le punk.) Il commence hélas ! aussi à perdre un peu de son âme et à s'acheminer vers son déclin : l'éclatement des "Sex Pistols" sonne le glas du punk anglais.

Nous le répétons, les deux ouvrages sont parfaitement complémentaires et, à notre sens, tout à fait indispensables aux amateurs. L'un et l'autre, dans un style et par des moyens différents, apportent énormément au curieux comme à l'aficionado. Le plus de "Punk. Hors Limites" est la part qu'il accorde aux mouvements et aux groupes qui sont nés du punk, comme le two-tone de "Madness" par exemple. Ces livres n'ont pas pour autant prétention à l'exhaustivité mais ils constituent un support de très grande qualité par exemple pour une exploration strictement musicale du punk. A lire, donc et sans modération - punk oblige.

vendredi, novembre 23 2012

Please Kill Me : Histoire Non Censurée du Punk Par Ses Acteurs - Legs McNeil & Gillian McCain

Please Kill Me : The Uncesored Story of Punk Traduction : Héloïse Esquié

ISBN : 9782844852083

Extraits

Amoureux du punk et, plus généralement, de la Musique, il vous faut ce livre dont le prix vous paraîtra au premier abord un peu conséquent mais qui, lecture faite, démontre amplement qu'il le vaut bien. (Au reste, vous pourrez vous le procurer sur des sites marchands à un prix relativement correct.) "Please Kill Me" est en effet l'une de ces Bibles comme on les aime : ambitieuse, bouillonnante, débordante de vie (s) et de personnages extraordinaires, détaillée à l'extrême et relatant enfin une histoire qui, si mythique ou au contraire si iconoclaste qu'elle puisse apparaître, n'en prend pas moins sa juste place dans le courant puissant de l'Histoire des Arts. Seuls reproches : le manque de clarté de certains documents iconographiques - mais elle est peut-être voulue car elle s'inscrit dans la logique punk - ainsi que leur rareté, en tous cas si on les compare à ceux produits par l'autre "Bible" sur le sujet : "Punk : Hors Limites" de Colegrave et Sullivan, dont nous parlerons bientôt. En outre, les documents de "Please Kill Me" sont tous en noir et blanc.

L'un des aspects les plus intéressants de l'Art, quel qu'il soit, c'est avant tout l'histoire de sa genèse - enfin, j'avoue que cela m'a toujours branchée et que l'âge a l'air d'aggraver le phénomène . Pour le punk, mouvement musical si contesté et qui, lui-même, contestait absolument tout, cet aspect devient primordial. Car enfin, si l'on veut critiquer quoi que ce soit, il faut savoir de quoi l'on parle. Quand il arrive à la fin de "Please Kill Me", le lecteur sait non seulement qu'il a désormais toutes les cartes en main pour débattre du punk quand et comme il le désire mais surtout, il comprend qu'il ne regardera plus jamais ce mouvement du même oeil qu'auparavant.

Le punk, qui n'adoptera ce nom que bien plus tard en l'empruntant à un fanzine dont l'un des rédacteurs du livre (Legs McNeil) était "le punk de service", naît à la Factory, où déambulaient Warhol et sa clique. Eh ! oui, il faut s'y faire : à l'origine, comme son grand frère le rock, qu'il regarde d'ailleurs avec un mépris total, le punk est américain - et "Please Kill Me" s'attarde d'ailleurs assez peu sur le punk anglais, plus social, plus politique. Les musiciens du Velvet Underground, avec les incroyables chansons de Lou Reed et la voix, non moins incroyable, de l'ancien mannequin allemand Nico, s'inscrivent dans la mouvance. Comme s'y inscrit déjà sans le savoir un certain James Österberg Jr, mieux connu sous le nom d'Iggy Pop, venu admirer le jeu de scène "hors limites" de Jim Morrison, jeu de scène qu'il reprendra à son compte en le radicalisant encore.

Se greffe aussi là-dessus le groupe des New-York Dolls, mouvement en principe apparenté au rock et dont les membres portaient des vêtements de femme par pure provocation. (Iggy Pop nous dirait probablement qu'il s'agissait de "robes pour hommes" et non de "robes de femmes" ... ) Parmi les Dolls, deux grands noms du punk, Johnny Thunders et Jerry Nolan, qui, rongés par les drogues - l'héroïne surtout - et par l'alcool, mourront l'un et l'autre la même année, en 1975 - après la séparation des Dolls, Thunders avait fondé les Heartbreakers.

Comme vous pouvez vous l'imaginer, l'histoire ne s'arrête pas là. Fort de plus de six-cents pages tout à fait passionnantes, "Please Kill Me" raconte la geste du punk en l'insérant dans l'Histoire des années soixante, soixante-dix et quatre-vingt. Tendre, enthousiaste, cynique, nostalgique, précis, évitant la dispersion en dépit du choix de laisser la parole à ceux qui firent et vécurent le punk, ce livre est de ceux qui, malgré leur épaisseur, se dévorent en deux ou trois jours. Aucun danger d'indigestion ou de malaise : c'est grand, c'est drôle, c'est brillant, c'est extravagant - c'est triste, c'est tragique ... c'est le punk, cet enfant terrible du rock et des hippies, qui continue à haïr ses parents autant qu'il leur fait honneur, cette musique irritante, hargneuse, provocante, lourde de révolte et de dédain, dont on ose espérer que nos chanteurs formatés de toutes les latitudes perçoivent encore dans leur dos les ricanements grinçants.

... A quand le retour de pareils trublions - et de pareils musiciens ? A quand le retour d'une musique qui innove, qui invente ? ...

En attendant qu'Euterpe nous redevienne bienveillante, à nous et à notre XXIème siècle, lisez "Please Kill Me" : ça vous fera prendre votre mal en patience.

dimanche, juillet 1 2012

Promenade Avec Les Dieux de L'Inde - Catherine Clément

Extraits

Il faut bien commencer quelque part. Pour ceux qui s'y intéressent mais n'ont que de très vagues notions de la religion hindoue, ce petit livre de Catherine Clément constitue un excellent b-a ba avant de passer à des oeuvres plus ardues. Et aussi infiniment plus touffues car le gigantesque panthéon hindou a de quoi décourager n'importe quel Occidental, croyant ou non, pour peu qu'il tente de l'inventorier de A jusqu'à Z.

Comme nombre de ces trois-cents millions de dieux - oui, il y en aurait trois-cents millions ;o) - ne sont que les avatars de l'un des dieux principaux, Catherine Clément évoque surtout ces derniers. Tout d'abord la fameuse trinité Brahma / Vishnou / Shiva, respectivement adorés comme le Créateur, le Préservateur - celui qui assure l'équilibre et l'harmonie de l'univers - et le Destructeur.

Malgré l'utilisation des mots "trinité" et "créateur", il n'y a rien ici qui rappelle un tant soit peu la façon de penser occidentale. Brahma, Vishnou et Shiva sont bien distincts l'un de l'autre et la fonction créatrice du premier est relativement modeste. Brahma est un peu comme le roi des échecs : on s'incline devant lui, on lui reconnaît le pouvoir de créer mais cette divinité en principe si puissante ne possède, dans toute l'Inde, qu'un seul temple qui lui soit dédié.

Plus qu'un créateur au sens où nous le concevons, Brahma se contente de guider une création initiée par Vishnou. Très souvent d'ailleurs, il apparaît sur une fleur de lotus naissant du nombril de celui-ci et on a bien l'impression que le Préservateur veille sur le Créateur - et non le contraire. Précisons en outre que Brahma possède cinq têtes - je laisse à Catherine Clément le soin de vous expliquer comment lui vint la cinquième et dernière.

Le plus souvent représenté allongé sur le Serpent d'Eternité, Ananta aux dix-mille têtes, et dormant d'un sommeil yogique - c'est-à-dire en méditation - Vishnou se reconnaît essentiellement à la haute tiare qui est la sienne et au tissu jaune qui lui ceint les reins. Sa peau est de couleur bleue et il possède en général quatre bras. Dans ses mains, il tient une conque, un disque dont il se sert comme arme - et elle est redoutable - une massue et enfin une fleur de lotus. Ce dieu, issu d'un dieu solaire védique plus ancien, est une divinité hautement bienveillante dont l'avatar le plus connu est Krishna.

A Shiva revient la charge de détruire ce qui est arrivé à son terme. Mais attention : cette destruction débouche inéluctablement sur une reconstruction. Dieu des ascètes et des yogi, il est représenté soit paré d'une peau de tigre, soit assis ou debout sur cette peau. On le reconnaît à sa longue chevelure auburn, généralement coiffée en chignon - c'est de là que s'écoule Ganga-le Gange, la Mère de l'Inde comme le Nil était le père de l'Egypte antique - à son trident, à son tambour à boules fouettantes et aussi au cobra qui se tord autour de son cou. Parfois, il foule du pied droit une sorte de démon qui symbolise l'ignorance. Comme Vishnou, il a plusieurs noms et, comme Vishnou, il peut être considéré comme le premier des dieux, ce qui provoque encore, on s'en serait douté, de sanglants affrontements entre les Vishnouïtes et les Shivaïtes. Ajoutons pour finir que Shiva est aussi adoré sous la forme d'une longue pierre dressée, le linga, censé symboliser le phallus du dieu.

Shiva est l'époux de Shakti, la déesse-mère, dont l'incarnation la plus célèbre est sans conteste Kâli. Toute noire et tirant une énorme langue rouge, Kâli arbore un collier de crânes.

Bon, quand vous en arrivez là, vous avez saisi les notions les plus basiques : vous pouvez passer à l'étape supérieure.

Le but de Catherine Clément n'est pas de vous y mener, simplement de vous fournir, de la façon la plus dynamique qui soit, avec énormément d'humour et de vivacité, les informations que vous devez retenir sous peine de passer pour un ignare absolu en matière d'hindouisme. Elle conclut en évoquant les grandes épopées de la littérature indienne, celles où interviennent les dieux : le "Mahabbarata" et le "Ramayana", histoires si connues et si aimées des Indiens que nombre de séries télévisées sont basées sur leurs péripéties. Après un petit clin d'oeil aux "Contes du Vampire", récits très appréciés également en Inde, elle évoque enfin les deux grands rivaux de l'hindouisme : le bouddhisme et le jaïnisme.

C'est donc un mini-tour de la religion en Inde mais un mini-tour très complet en son genre. En outre, avec ce style vif et plaisant, on ne s'ennuie pas une minute et ceux qui seraient tentés de penser que, justement parce qu'elle les évoque avec le sourire, Catherine Clément ne respecte pas les dieux hindous, s'apercevront très vite de leur erreur. Non seulement elle les respecte mais elle les aime et elle aime le pays où ils sont nés - ou qu'ils ont créé, allez savoir ...

samedi, juin 30 2012

Un Homme A Abattre - Contre-Enquête Sur La Mort de Robert Boulin - Benoît Collombat

Extraits

En dépit des hématomes prononcés sur le visage de la victime - notamment au niveau du nez - et d'une très grosse marque à la nuque, résultat vraisemblable d'un coup donné pour assommer, il n'y a pas eu d'examen de la tête lors de la première autopsie : le procureur de la République de Versailles avait bien insisté sur le fait que cela n'était pas nécessaire ...

Toujours lors de la première autopsie, aucune analyse anatomo-pathologique n'a été pratiquée. Elle seule pourtant aurait pu établir, par la découverte de micro-particules issues de l'étang Rompu dans les poumons, la certitude des causes de la mort du ministre ...

Aucune radiographie non plus pour rechercher les éventuelles fractures ...

Les traces de Valium retrouvées l'ont été dans le sang et les viscères mais pas dans l'estomac. Cela suggère clairement une injection des produits et non une ingestion, contrairement à la version retenue qui veut que le disparu ait absorbé des cachets avant de se rendre en forêt de Rambouillet pour se noyer dans soixante centimètres d'eau ...

Un habitué des salles d'autopsie, après consultation des pièces du dossier, estime que l'hématome enregistré au niveau du maxillaire supérieur gauche du ministre "résulte d'un coup, type crochet du droit" ...

Le poignet droit du corps porte une estafilade qui ne sera mentionnée dans aucun des rapports d'autopsies, qu'il s'agisse de la première ou de la deuxième ...

La position des lividités cadavériques prouve que la dépouille a été transportée aussitôt après la mort ...

Un embaumement clandestin a été pratiqué à l'Institut médico-légal, à l'issue de la première autopsie. Cet embaumement n'avait évidemment pas été demandé par la famille. On ne sait qui l'a pratiqué mais il l'a été. Cette pratique permet en général d'atténuer les traces de coups ...

Toutes les lettres par lesquelles le ministre annonce son suicide sont des photocopies : il n'y a pas un seul original ...

Le premier expert en écriture ayant authentifié les écrits du ministre en 1979 admet aujourd'hui qu'il "aurait très bien pu conclure autrement." Signalons que, entretemps, est survenue l'affaire Grégory et que cet "expert" est l'un de ceux qui ont également "authentifié" l'écriture de Christine Villemin comme celle du "Corbeau" ... Errare humanum est, certes mais perseverare diabolicum ...

Le papier à en-tête des lettres posthumes, pas plus que les enveloppes, ne correspond à celui utilisé au moment des faits par le ministre ...

Quelques heures avant sa mort, la victime a été vue postant des enveloppes demi-format et particulièrement épaisses. Rien à voir avec les seules lettres reçues, d'une épaisseur et d'un format normaux ...

Voici quelques éléments tirés de la passionnante - et inquiétante - contre-enquête de Benoît Collombat sur la mort de Robert Boulin, dont le corps fut retrouvé le 30 octobre 1979, dans la position dite "du mahométan en prière", dans l'étang Rompu, en forêt de Rambouillet.

Si, après l'avoir lue - car je sais que vous la lirez - vous estimez encore que Robert Boulin s'est suicidé, contactez un chirurgien du cerveau. Sinon, déchirez votre carte d'électeur : la sinistre déliquescence dans laquelle n'arrête pas d'agoniser notre Vème République s'enracine pour beaucoup dans cette triste affaire, précédée trois ans plus tôt par l'Affaire De Broglie et à laquelle l'Affaire Bérégovoy fera écho près de quatorze ans plus tard. Au pays des politicards, l'intégrité est bien LA valeur à abattre.

vendredi, juin 29 2012

L'Inde Où J'Ai Vécu - Alexandra David-Néel

Extraits

Bien que je me fusse souvent dit qu'il me fallait le faire, je n'avais jusqu'ici jamais lu Alexandra David-Néel. Cette première lecture n'a fait que me conforter dans ma résolution car "L'Inde Où J'Ai Vécu" est l'un de ces ouvrages qui vous poussent à coller un petit post-it au fond de votre mémoire afin de vous rappeler qu'il vous faut absolument en lire d'autres du même auteur.

Alexandra David-NéelDavid-Néel|fr] fut, rappelons-le, a première Occidentale à entrer à Lhassa. Elle le fit d'ailleurs déguisée en mendiante tibétaine et cela se fit en 1924. Cette seule indication suffirait amplement à révéler l'originalité innée de cette femme d'exception.

Comme tant d'autres avant elle, les Indes la fascinaient. A l'époque en effet, il s'agissait bien des Indes et non de l'Inde, création plus ou moins fictive issue de l'Indépendance du pays et destinée à susciter un immense mouvement nationaliste qui mettrait enfin le pays sur ses rails. Comme David-Néel écrit en 1951, elle se plie à cette nouvelle convention qui exige que l'Inde soit une et indivisible. Mais seulement dans le titre de son ouvrage.

Car dans ses pages, ce sont bien les Indes dans leur multiplicité et leur richesse qui, toutes deux, donnent le tournis, qu'elle fait revivre. Dans un style qui semblera un tantinet vieilli à certains mais combien passionné et vivant ! En dépit d'une érudition profonde, l'écrivain, qui a pourtant étudié les Veda auprès de quelques brahmanes plus ouverts d'esprit que leurs coreligionnaires et qu'impressionnaient sans doute la passion et la sincérité avec lesquelles cette Occidentale envisageait leur culture, nous initie à l'Inde et ses complexités en une langue simple, sans prétention, accessible à tous. "Initier" est le mot qui convient puisque, l'auteur le reconnaissait elle-même et ceux qui ont vécu un parcours similaire le disent eux aussi, quelle que soit la longueur du séjour que l'on fait en Inde, il ne sera jamais suffisant pour nous permettre, à nous, Occidentaux, d'appréhender pleinement - ou presque - cette civilisation millénaire et protéiforme qui reste le berceau des langues que nous appelons "indo-européennes."

Dans ce livre, tout parle, tout fait écho, tout intéresse. Mention spéciale cependant aux chapitres évoquant les religions du sous-continent indien. L'auteur nous propose un cours évidemment abrégé mais pourtant détaillé de leur histoire et de leur pratique, passée et actuelle. De toutes façons, la Religion - avec la majuscule - est présente partout en Inde : on n'y échappe pas à croire que l'Inde est la Religion.

N'allez pas imaginer pour autant que son amour pour l'Inde empêche __Alexandra David-Néel de percevoir ses défauts : les excès de la superstition, le sort fait aux femmes, l'ambiguïté du système de castes ... Son livre ne glorifie pas non plus l'Occident où elle naquit et revint pour mourir. C'est avant tout un document impartial, rédigé par une exploratrice qui veut aller au-delà des réalités géographiques ou historiques des civilisations afin de discerner les points communs où elles peuvent se rejoindre ou, en tous cas, établir une sorte de trêve.__

Et c'est surtout un récit éblouissant, érudit, passionnant. Si vous vous intéressez un tant soit peu à la civilisation indienne, ne le manquez pas et rassurez-vous : Alexandra David-Néel a beaucoup écrit.

jeudi, mars 15 2012

Staline : La Cour du Tsar Rouge - Simon Sebag Montefiore

Stalin : The Court of the Red Tsar Traduction : Florence La Bruyère et Antonina Roubichou-Stretz

Extraits

Ce livre, scindé en deux tomes - 1929/1941 d'une part et 1941/1953 d'autre part - pour les besoins de l'édition, complète "Le Jeune Staline""Le Jeune Staline|fr] dont nous avons déjà parlé. Le point de vue de Montefiore, à mille lieues des préoccupations d'un Ian Kershaw, n'a pas changé : il essaie d'expliquer Staline le Dictateur, Staline l'Organisateur de massacres en série, Staline le Coryphée (un titre qu'il aimait, paraît-il) de la Déportation en masse, par Staline l'homme, ce qu'il a laissé apparaître d'humain, en mal comme en bien, dans ce qu'il fut. Tâche ardue s'il en est quand on songe à la carrure historique du personnage ici mis en cause. Mais tâche honorable et on ne peut plus passionnante qui, sans justifier, sans pardonner, tente au moins d'expliquer.

Aux failles enregistrées chez le "camarade Koba" au temps de sa jeunesse de terroriste et de chef de bandes, toujours à l'affût de fonds à braquer afin de constituer une trésorerie valable à un Lénine qui se la coulait douce dans son exil helvète, Montefiore ajoute ici celle qui, selon lui, fut "la goutte d'eau" qui fit déborder le vase : la mort brutale, officiellement par suicide même si l'on accusa Staline de l'avoir assassinée dans une crise de colère, de sa seconde et dernière épouse, Nadejda Sergueïevna Allilouïeva.

Déjà, en 1907, lorsqu'il était revenu en catastrophe de l'un de ses mystérieux voyages pour assister aux derniers moments de sa première femme, Ekaterina Svanidze, morte à vingt-sept ans soit de la tuberculose, soit du typhus, Staline avait montré une affliction qu'on peut croire sincère même si, bien entendu et ainsi qu'il le laissa entendre, la victime dans l'histoire, c'était lui et non pas celle qui venait de le quitter pour toujours. Mais le passage à l'acte de Nadejda éveilla chez lui un désespoir encore plus absolu, probablement parce que Staline, de vingt-cinq ans l'aîné de la disparue, avait déjà cinquante-six ans en 1932 et parce qu'il était bien trop intelligent pour ne pas se rendre compte qu'il était impossible de corriger les nombreuses erreurs qu'il avait commises dans sa vie privée.

Selon Montefiore, qui puise ses sources dans les mémoires longtemps non autorisés des proches du dictateur, ceux qu'il liquida comme ceux qu'il laissa vivre, Staline le Monstre est né de ce suicide qui confirmait, non seulement à ses yeux mais aussi à ceux du monde soviétique et même du monde entier, l'échec de Staline l'être humain. Bien sûr, jusque là, Staline n'avait jamais fait dans la dentelle. Il comptait à son actif pas mal d'attentats et d'assassinats. Mais si horribles qu'ils fussent, ces meurtres étaient tous politiques : il s'agissait surtout d'éliminer les ennemis des bolcheviks, puis certains bolcheviks eux-mêmes qui voyaient d'un mauvais oeil la confiscation du pouvoir par le Géorgien.

A compter de la mort de Nadejda, tout change et chacun, qu'il fasse partie des familiers ou qu'il n'ait jamais vu le dictateur qu'en photo, peut devenir l'ennemi de Staline - et, par conséquent, est susceptible de se voir arrêté, fusillé ou déporté du jour au lendemain. La paranoïa qui rampait en lui dès son passage dans la clandestinité, paranoïa somme toute normale dans de telles conditions d'existence où il ne fallait accorder l'intégralité de sa confiance à personne, cette paranoïa propre au terroriste à travers l'Histoire se libère alors des quelques chaînes qui la maintenaient encore en respect. A un Staline qui a déjà vécu plus d'un demi-siècle,il ne reste plus que le Pouvoir et sa saveur à la fois merveilleuse et empoisonnée. Et ce Pouvoir, bien sûr, il doit être le seul à le maîtriser, le seul à le posséder : peu importe le prix à payer et plus on tuera et plus on déportera, mieux ce sera.

Et puis, Staline doit façonner son image de Dirigeant supérieur, faire en sorte qu'elle soit la seule dont on souvienne - faire en sorte qu'elle efface Josef Djougachvili, l'homme qui n'a su préserver de la Mort ni l'une, ni l'autre de ses épouses, le père qui ne saluera son fils aîné comme un homme de valeur que lorsque celui-ci, prisonnier des Nazis, se sera suicidé pour ne pas trahir son père et son pays, le père qui laissera son cadet s'enfoncer dans l'alcool et la corruption, le père enfin que sa fille pourtant adorée reniera un jour.

C'est cette manipulation marquée au coin de la démence et de l'irréel que nous raconte Montefiore, égrenant les noms de tous ceux qui, par intérêt et surtout pour ne pas mourir, acceptèrent d'entrer dans le jeu pervers du Dictateur. Beaucoup, comme Iakov, comme Iagoda, comprirent trop tard que le Grand homme goûtait un plaisir sadique à leur confier le poste de bourreau en chef et que le nombre de torturés et de fusillés n'y ferait rien : ils y passeraient aussi - comme tout le monde. Après tout, Staline n'était pas disposé à épargner les membres de ses belles-familles successives, coupables le plus souvent de "bavardages" sans grande conséquence : pourquoi se serait-il montré plus clément envers ses hommes de main les plus vils ? ...

La seule chose qu'on reprochera à ce livre, c'est une traduction certainement moins soignée que celle du "Jeune Staline". A part cela, il s'agit de l'une des biographies les plus intéressantes qu'on ait jamais consacrée à Staline, l'Homme et le Monstre. ;o)

mercredi, mars 14 2012

Hitler - 1889-1936 : Hubris - Ian Kershaw

Hitler - 1889-1936 : Hubris Traduction : Pierre-Emmanuel Dauzat avec le concours du Centre national du livre

Extrait

Si vous ignorez tout, ou presque tout, de l'Histoire du parti national-socialiste allemand, le NSDAP, appelé aussi parti nazi, et si les cours magistraux ne vous rebutent pas, le livre de Kershaw est pour vous. Dans ce registre, il se révèle tout bonnement passionnant bien qu'un peu ardu, avec un luxe de détails et une analyse pointue qui vous font parfois oublier que, si l'auteur ne chante pas les louanges du "Kommunistische Partei Deutschlands" ou KPD, en d'autres termes du Parti communiste allemand issu de la Grande guerre, il omet curieusement de préciser que, sur le plan violence, rixes et volonté de prendre le pouvoir par un coup d'Etat, il n'eut pas grand chose à envier aux nazis.

Mais le problème posé par ce premier tome d'une biographie pourtant, si j'ai bien compris, universellement encensée, n'est pas vraiment dans ce désir diffus de taire pieusement les excès de la Révolution allemande de 1918, échos directs mais moins chanceux de ceux de la Révolution russe. Non, il est dans la hantise, affirmée dès la préface de l'auteur - sous le titre "Réfléchir sur Hitler" - d'écrire un seul mot positif sur Hitler.

Entendons-nous. Que Kershaw ne veuille pas dire quoi que ce soit de positif sur le dictateur impitoyable et mégalomaniaque, obsédé par l'idée de l'épuration ethnique, c'est une chose toute naturelle. On se demande d'ailleurs comment, à moins d'être un révisionniste acharné, on pourrait se le permettre en conscience. Mais que le biographe applique le même procédé à Hitler enfant, à Hitler adolescent, à Hitler soldat, bref, pour reprendre une formule de Jacques Brosse, à "Hitler avant Hitler", voilà qui est plutôt curieux et jette une ombre sur la crédibilité de l'ensemble.__ /b Ainsi, c'est avec les plus grands, les plus lourds regrets - on le sent bien à la lecture - que Kershaw condescend à admettre que le petit Adolf n'eut pas une enfance très heureuse. Il traîne les pieds, c'est le moins qu'on puisse dire. Pourtant, le fait n'est pas niable. En outre, c'est un fait qui n'excuse pas et justifie encore moins le comportement ultérieur du Führer : si tous les enfants affligés d'un père abusif se transformaient en Hitler, vous imaginez le tableau ? ... Alors, comme il ne peut nier l'évidence, Kershaw jette sur elle un flou très artistique. L'étrange et complexe "roman familial" d'Hitler (les multiples mariages de son père, dont le dernier avec sa propre nièce) est passé sous silence et le goût prononcé d'Aloïs Hitler pour la bière (il en buvait six bocks par jour et il serait étonnant que les bocks en question ne fussent pas des bocks à l'allemande, soit le double des bocks français de l'époque) devient naturel et perd tout ce qu'il avait d'excessif, ce qui revient à sous-entendre que le père d'Hitler n'était pas alcoolique. La tyrannie de cuisine dont usait aussi Hitler Sr passe aux oubliettes - ou c'est tout comme.

Bien entendu, on s'en doute, il n'est plus question du tout de prêter des origines juives et tchèques à la famille Hitler. Le petit Adolf est à peine doué pour le dessin et les théories nationalistes et anti-sémites qui fleurissaient dans l'Empire austro-hongrois de sa naissance l'ont à peine effleuré. Volontaire pour servir au front, Hitler ne se comporte pas comme un lâche, non, mais les autres en font autant que lui, sinon plus. Rendu à la vie civile, ce n'est pas un talent naturel pour prendre la parole qui le sauve du vagabondage, c'est le fait qu'il se trouve là où il faut quand il le faut, tel un pion poussé par quelque main invisible.

En fait, à la lecture de ce premier tome, on a l'impression qu'Hitler ne fut, depuis le berceau, qu'une coquille vide, une espèce d'automate sans aucune personnalité (ni bonne, ni mauvaise), tout prêt à être investi par le Mal, le Démon ou même l'un des Grands Anciens de Lovecraft. Toujours cette volonté d'en faire un être démoniaque absolument unique afin - oui, je le sais, il ne faut pas l'écrire, les champions de la bien-pensance vont tomber dans les pommes et me vouer aux gémonies : tant pis ! - de souligner le caractère unique de la persécution qu'il mena contre les Juifs.

Ce qu'il y a d'unique, dans cette persécution, ce sont les moyens utilisés pour la mener à bien et qui ont épouvanté le XXème siècle parce que, jusque là, ce même siècle avait chanté sur tous les tons les miracles de la Science et la rapidité, la facilité avec laquelle le Progrès enchantait l'existence. Mais les Juifs n'en étaient pas à leur première persécution - lisez la Bible, déjà.

Pour le reste, Hitler, malgré tous ses efforts - le personnage qu'il se construisit, le passé qu'il se créa, la "mission" qu'il s'inventa et la mort qu'il se donna - reste un homme comme les autres, capable d'abriter en lui le pire comme le meilleur. Pourquoi choisit-il le pire ? Subit-il vraiment des pressions, occultes ou pas ? Les méandres et les ambiguïtés de l'histoire familiale ont-ils joué le rôle qu'on leur prête ? C'est une autre histoire dont nous n'aurons jamais le fin mot. Tout au plus pouvons-nous affirmer que Hitler ne serait pas devenu Hitler sans l'argent et le soutien gracieusement fournis au NSDAP par la grande bourgeoisie allemande et certains membres de son aristocratie. Il ne le serait pas non plus devenu sans les bouleversements créés en Europe par la Révolution d'Octobre et la création de l'URSS. Ont joué également un rôle-clef dans l'affaire le manque de clairvoyance des hommes d'Etat de Weimar et la foi en un système démocratique qui peut se retourner contre ses fidèles lorsqu'apparaît dans son orbe un homme aussi intelligent et aussi sûr de son destin que le fut Hitler.

Cette dernière leçon reste d'ailleurs d'actualité. Nous ne nous étendrons pas.

Bref, ce premier tome de la biographie de Kershaw fut pour moi une grande déception et si j'en avais connu le postulat de départ, à savoir ne pas laisser passer un seul mot positif sur le personnage central même quand celui-ci se trouvait encore dans ses langes, je ne l'eusse certes pas ajoutée à ma PAL. Même avec un dictateur comme Hitler, Staline ou Pol Pot, pareil postulat est d'une stupidité abyssale - j'ajouterai même qu'il est anti-historique.

Le Jeune Staline - Simon Sebag Montefiore

Young Stalin Traduction : Jean-François Sené - Avec le concours du Centre National du Livre

Extraits

Contrairement à son ennemi, Hitler, qui est né et mort à l'Ouest de l'Europe et dont l'enfance, l'adolescence et la jeunesse ont été passées et repassées au crible, parfois pour y démêler des failles si profondes qu'elles fourniraient une explication (mais non une justification, bien entendu) à la malédiction qu'il jeta sur notre monde, mais trop souvent aussi - il n'y a qu'a lire la biographie toute récente de Ian Kershaw pour s'en affliger - dans l'espoir de prouver définitivement que l'homme ne fut qu'une coquille absolument vide, dans l'attente, semble-t-il, que le Mal s'incarnât enfin en lui - contrairement à Hitler, donc, Staline a pu conserver longtemps secret tout ce qui concernait ses propres racines et sa jeunesse. Lui qui a, autant qu'Hitler, façonné l'Histoire, a sans doute fini par croire qu'il la dominerait éternellement et que jamais elle ne le rattraperait.

C'était bien mal connaître l'Histoire qui, telle la Vérité jaillissant du puits dans le plus simple appareil, a beaucoup de la Mule du Pape si chère à Daudet.

Avec l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, les archives ont commencé à s'entrebâiller timidement et quelques pages ont osé prendre leur envol. Dans le livre de Simon Sebag Montefiore, ce sont des milliers d'entre elles qui ont parlé, bavardé, dénoncé, affirmé, prouvé et le résultat est tout à la fois stupéfiant et passionnant.

Stupéfiant parce qu'il y a, chez le jeune Josef Djougatchvili, beaucoup de traits attachants. D'abord, il est intelligent et aime apprendre. (Que l'entêtement de son père officiel à vouloir le priver d'école pour le placer en apprentissage à ses côtés soit pour quelque chose dans cette résolution farouche de lire et d'apprendre, on ne peut en douter. Mais il est certain que le phénomène pré-existait chez l'enfant.) Ensuite, il a du cran et il met la main à la pâte. Que ce soit dans les bagarres de rues de son enfance où il est déjà "le" chef ou, quelques années plus tard, lorsqu'il organise des braquages pour alimenter les caisses du parti bolchevik, représenté par un Lénine qui, soulignons-le, se la coule plutôt douce dans son exil suisse, le futur Staline, qui, à cette époque, se fait surtout appeler "Koba", ne recule pas. Ce ne sera que lors de sa relégation dans un trou perdu de Sibérie, alors que le régime tsariste est proche de la fin, qu'on le voit près de craquer sous l'effet d'une dépression qu'on ne saurait, à vrai dire, vu les circonstances de sa détention, lui reprocher.

Avec ça, le camarade Koba écrit des poèmes - et en édite certains qu'il signe "Sosso", diminutif géorgien de son prénom. Et si les exégètes n'ont pas fini de s'interroger sur la vie sexuelle d'Hitler, avec son grand rival historique, aucun doute n'est possible : Staline était bien un "homme à femmes". De certaines d'entre elles, en-dehors de celles qui allaient devenir ses épouses légitimes, il eut même des enfants.

Ajoutons que cet homme qui, jusqu'au bout, n'aimait rien tant que se faire passer pour un rustre quasi illettré, avait un faible pour les auteurs du XIXème siècle, tenait Zola pour un dieu et, même s'il ne lui facilita pas l'existence, considérait en son privé Boulgakov comme le génie qu'il était. Staline demeura aussi toute sa vie capable d'analyser brillamment une oeuvre littéraire, de lui reconnaître d'immenses qualités et, pour ces qualités justement, de la faire interdire ...

Il y a une faille chez Staline. Une faille au moins aussi importante, aussi grave que celle qui existe chez Hitler. Pour l'un comme pour l'autre, les thèses freudiennes la repèrent facilement dans l'enfance. Pour l'Autrichien, il s'agit des relents incestueux familiaux et l'ambiguïté ethnique et religieuse planant sur les origines de son père. Pour le Géorgien, rien d'aussi complexe et pervers en apparence : simplement un père qui, après l'avoir tendrement aimé jusqu'à ses cinq ans à peu près, se change, il est vrai sous l'influence de l'alcool, en une espèce de monstre qui le poursuit dans toute la maison parce qu'il le tient désormais pour un petit bâtard. Des doutes sérieux planent en effet sur l'identité réelle du père de Staline : officiellement un cordonnier mais peut-être un aubergiste ou un pope. Des doutes peut-être infondés mais suffisant pour priver à jamais un enfant de cinq ans qui, évidemment, n'y comprenait rien, du père qui, jusque là, le prenait sur ses genoux pour lui raconter les belles histoires de brigands géorgiens.

A ceux pour lesquels Staline, c'est surtout le Généralissime de 1945, avec son air patelin et ses yeux si froids, la lecture de ce livre s'impose. Il convient d'ajouter (surtout quand on a lu les deux autres tomes consacrés à Staline par le même auteur) que la traduction est de qualité et permet de dévorer l'ouvrage un peu comme on dévorerait un roman d'aventures.

Dommage, bien sûr, que l'aventure ait tourné si mal pour tant de millions de femmes et d'hommes. Mais nous y reviendrons. ;o)

Nota Bene : pour ceux qui disposent des deux documents, qu'ils comparent les photos de classe où les petits Hitler et Djougatchvili posent pour la postérité. Saisissant, non ? D'autant qu'il ne s'agit que de hasard ...

jeudi, mars 8 2012

Une Ombre Sur Le Roi-Soleil - Claude Quétel

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Tous ceux qui s'intéressent à l'affaire dite "des Poisons", qui défraya la chronique sous le règne de Louis XIV, savent combien il est difficile de se procurer un ouvrage moderne de qualité traitant de la question. Il y a bien le livre d'Arlette Lebigre mais, en dépit de ses nombreuses qualités, les cent-soixante-treize pages qu'il compte laissent un peu le lecteur sur sa faim. De plus, "L'Affaire des Poisons" d'Arlette Lebigre est un format poche.

"Une Ombre sur le Roi-Soleil" est de format normal et comporte une centaine de pages de plus. Claude Quétel, son auteur, a eu en outre l'excellente idée de placer en tête un répertoire des principaux protagonistes en les répartissant en trois catégories : les autorités, les accusés et enfin les clients et clientes. Cela permet au lecteur intéressé mais non familier avec l'époque et les événements de s'y retrouver sans trop de peine.

L'affaire des Poisons est importante à plus d'un titre dans notre Histoire. Elle révèle tout d'abord l'inquiétante corruption des moeurs à Paris et dans sa proche région, à une époque où, pourtant, on célèbre pieusement le Carême, où le Roi lui-même se soucie de faire ses Pâques et où les prêches des grands orateurs comme Bourdaloue sont aussi courus que les bals à la cour : certes, la vitrine est belle et même fastueuse, sa beauté culmine à Versailles mais pour peu que l'on fouille ...

Elle révèle également - et c'est ce qui épouvantera Louis XIV - que le Mal se tapit à Versailles même. Si l'on n'a jamais réellement prouvé que Mme de Montespan, alors favorite en titre et mère d'enfant légitimés par le monarque, participa à des messes noires, si l'on est par contre certain que le maréchal de Luxembourg fut accusé à tort, il n'en reste pas moins vrai que nombre de courtisans, et parmi les plus proches du Soleil - la comtesse de Soissons, nièce de feu le cardinal Mazarin, dut s'enfuir pour ne pas être arrêtée - avaient eu recours aux "devineresses" et aux empoisonneuses.

Elle révèle en même temps, dans les coulisses, la silhouette de Louvois, l'"archiministre" si l'on peut dire, si jaloux de son influence sur le Roi. Louvois, dont Saint-Simon nous décrit les réelles qualités d'homme d'Etat sans oublier toutefois d'équilibrer la balance en nous précisant les ombres (elles étaient fort noires) et les petitesses (elles étaient nombreuses) du personnage.

L'affaire des Poisons annonce enfin la création de l'ancêtre de la Police avec, à sa tête, Gabriel-Nicolas de La Reynie, nommé lieutenant général de police par Colbert, et François Desgrez, d'abord exempt, puis capitaine de la compagnie du guet. (Ce dernier service peut être tenu pour l' ancêtre direct des services de police judiciaire.) Cette création s'accompagne, il faut le noter, d'un effort réel pour rendre les rues plus agréables et plus saines sur le plan de l'hygiène.

C'est tout cela, et un peu plus, que Claude Quétel développe dans "Une Ombre sur le Roi-Soleil", un document passionnant et de haute tenue sur une affaire criminelle qui fut aussi une affaire d'Etat, et sur laquelle les siècles à venir n'ont pas fini de fantasmer autant que ceux qui les ont précédés. A lire absolument. ;o)

Histoire de la Mafia : Des Origines A Nos Jours - Salvatore Lupo

Storia della mafia, dalle origini ai giorni nostri Traduction : Jean-Claude Zancarini avec le concours du Cercle national du Livre

Extraits

Ecrite en 1996, cette "Histoire de la Mafia", rédigée par un historien qui enseigne l'histoire contemporaine à l'Université de Palerme, représente, sans ses notes, cartes et références bibliographiques, près de trois-cent-trente-cinq pages d'un texte serré et, avouons-le, un peu ardu, tout au moins en ce qui regarde sa première partie.

Il est en effet plutôt difficile pour les "Nordistes" que nous sommes - et précisons à ce sujet que, pour les Siciliens, le "Nordisme" commence à l'Italie du Nord (!!) - souvent imbibés, qui plus est, jusqu'à l'ivresse de culture américaine et de tout le folklore ressuscité ou remanié pour les feux du cinéma par une pléthore de grands cinéastes comme Scorsese et Coppola, de nous faire une idée exacte de ce qu'est la Mafia.

A l'issue de ma lecture personnelle de cet ouvrage, je suis pourtant tentée de la définir avant tout non comme une organisation, fût-elle criminelle, mais comme une mentalité, comme un état d'esprit. Et, n'en déplaise aux Siciliens et aux Italiens, il semble bien que cet état d'esprit soit né et ait prospéré en Sicile. Pourquoi ?

Même s'il évoque les différents courants qui ont colonisé la Sicile, Lupo repousse toute origine liée exclusivement à la façon de ses habitants de concevoir l'existence. Sans doute est-il plus ou moins dans le vrai lorsqu'il pointe, comme première cause de l'apparition de la Mafia dans l'île, l'antique système des latifundia, ces grandes propriétés foncières sur lesquelles travaillaient d'abord des esclaves, puis des ouvriers agricoles. Or, ce système, rappelons-le, Pline l'Ancien le jugeait déjà nuisible à l'économie. Pourtant, que ce soit en Sicile ou en Italie du Sud, il a survécu pratiquement jusqu'à l'après-guerre ...

Sous la pression des siècles et des diverses tempêtes traversées par le pays, les latifundia devinrent la propriété d'aristocrates dont certains étaient grands d'Espagne et ne mettaient jamais le pied en Sicile. Quand ils étaient italiens ou siciliens, c'était la même chose : ils possédaient mais ne géraient pas vraiment. D'où la nécessité pour eux de se trouver des sortes d'intendants sur lesquels ils pussent compter, et compter même doublement puisque, en Sicile, le brigandage et les enlèvements et demandes de rançon étaient pratiquement une institution. (Cette tendance au brigandage généralisé serait une conséquence de la pauvreté qui sévissait dans l'île et Lupo ne développe guère, arguant du tort que les folkloristes et anthropologues ont causé à l'image de la Sicile lorsqu'ils présentent la Mafia comme "bonne" à l'origine. On regrettera ce désintérêt car la différence qu'il établit par exemple entre les procédés du "brigand" Salvatore Giuliano - assassiné par un mafieux - et ceux de la Mafia est des plus ténues.)

L'intendant-intermédiaire entre le grand propriétaire et le brigand devenait ainsi un personnage très puissant, qui s'appuyait sur des hommes de main pas trop regardants sur la moralité pour faire régner l'ordre. Il est l'ancêtre du mafieux.

L'ordre : un mot-clef et peut-on dire sacré pour la Mafia, désireuse de présenter tous ses affiliés comme des serviteurs du droit, seuls capables de maintenir la paix et la justice en l'absence d'un Etat vraiment fort. Mais tout cela, bien sûr, n'est que fumée, les mafieux n'ayant jamais hésité, en fonction de leurs intérêts et en opposition flagrante avec ce code familialiste et "juste" qu'ils prétendent défendre, à faire massacrer des familles entières dans les villages de l'arrière-pays, y compris femmes et enfants.

La survivance et la dégénérescence des latifundia, telles seraient donc - très schématiquement - les parrain et marraine de la célèbre "Pieuvre." A cela s'ajoutent l'allergie à l'Autorité sous toutes ses formes qui - de toute évidence - afflige (ou magnifie, c'est comme on veut) la majorité des Siciliens et une mentalité d'îliens qui les pousse à vivre plus ou moins en autarcie. Les violentes contractions qui présidèrent à la naissance de l'Unité italienne n'ont pas arrangé les choses et la politique, et plus encore les politiciens des deux camps, chaque camp faisant tour à tour les yeux doux aux mafieux dans l'espoir de gagner les élections, a apposé sur une situation fort trouble dès l'origine le sceau indélébile de la corruption. (La tragi-comédie donnée par Andreotti, le leader incontesté du parti démocrate-chrétien, dans les années quatre-vingt, a confirmé l'ampleur du fléau.)

L'analyse de Salvatore Lupo est pointue et passionnée. On sent bien que la Sicile et ses habitants lui tiennent à coeur et qu'il a longuement réfléchi et mûri ses raisonnements. Pour peu qu'il s'accroche à la première partie, assez touffue, de son ouvrage, le lecteur finit par s'en rendre compte et par se prendre de sympathie pour l'auteur et sa démonstration. Attention cependant : ce livre n'est pas pour ceux qui fantasment la Mafia selon les critères américains. Lupo n'évoque que très brièvement celle-ci, Mafia en quelque sorte hybride et qui a perdu sa "pureté" originelle, __et ne se consacre qu'à la "Mafia-mère", la Mafia sicilienne, avec ses clans, ses rituels archaïques et ses modèles méditerranéens dans la plus mauvaise acception du terme. C'est dire qu'il faut, pour ouvrir cette "Histoire de la Mafia, des Origines à Nos Jours", s'intéresser sérieusement au sujet et en rechercher les causes historiques. Si tel n'est pas le cas, relisez Mario Puzo - ce n'est pas mal non plus./b

mercredi, mars 7 2012

Parents Toxiques - Susan Forward & Craig Buck

Toxic Parents : Overcoming Their Hurtful Legacy & Reclaiming Your Life Traduction : Isabelle Morel Préface : Danielle Ropoport

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Ils y sont tous. Ou presque. Les hybrides, les polyvalents de la maltraitance et du chantage affectif, ceux qui rassemblent en eux plusieurs de ces tares qui les empêchent de se comporter comme des parents responsables et aimants, ceux-là ne sont pas étudiés, le propos du livre de Susan Forward, écrit en collaboration avec Craig Buck, étant de disséquer les failles, de les mettre bien en vue sur la table d'examen et de laisser le lecteur tirer ses propres conclusions.

D'abord, vient le parent déficient. On ne peut pas dire de lui qu'il soit violent ou méchant mais il est d'une lâcheté incomparable. Incapable d'affronter les responsabilités qui sont les siennes, il s'arrange pour que, peu à peu, son fils ou sa fille, voire les deux, le prenne en charge. Insensiblement, au fil des années, l'enfant devient le parent de ses propres parents. C'est lui qui fait le ménage et les courses. C'est lui encore qui demande du crédit aux commerçants. C'est lui qui veille à ce que la petite soeur ou le petit frère fasse bien ses devoirs et se couche à l'heure ... Il mettra longtemps à découvrir le sens de l'expression "chantage affectif." Il se peut même qu'il refuse d'admettre que ses parents si faibles, si gentils, si "aimants", qui affirment encore "avoir toujours agi pour son bien", le pratiquaient et le pratiquent toujours en virtuose.

Le parent dominateur, lui, est un fanatique du contrôle. De même que le parent déficient, il vit son enfant comme une extension de lui-même, extension sur laquelle il doit garder une maîtrise absolue. Pour ce faire, il tend à étouffer systématiquement toute idée d'initiative chez son rejeton soit en l'infantilisant, en le couvant au maximum, de telle sorte que l'enfant devienne incapable de choisir une paire de chaussures sans lui en référer, soit en le dévalorisant par un discours étudié et les mimiques qui vont avec, tel le père qui donne un ouvrage à faire à son fils et qui lui dit ensuite, en levant les yeux au ciel et en secouant la tête, l'air navré : "Mon pauvre garçon, tu ne feras jamais rien de ta vie ..."

Et il y a encore le parent alcoolique, le parent violent et le parent incestueux.[ Sans oublier tous ceux qui mêlent allègrement les étiquettes. Un point commun à tous : c'est toujours sur eux et sur eux seuls qu'ils s'attendrissent, souvent jusqu'aux larmes. Les uns accusent le Destin de leur faiblesse. Les autres affirment qu'eux aussi, leur père les battait, et qu'ils n'en sont pas morts, et que c'était "pour leur bien", que, donc, c'est par sens du devoir qu'ils envoient régulièrement leurs enfants valdinguer contre le mur et que, vous savez, monsieur-dame, dans tout ça, c'est lui, le maltraitant, qui souffre le plus, parfaitement ! ... Les incestueux pour leur part clament bien haut que jamais, non, JAMAIS ... et que, si leur fille (ou leur fils) ne les avait pas aguichés alors qu'elle (ou il) n'avait que cinq ans ... JAMAIS, non, monsieur, JAMAIS !

... Imaginez un instant - un seul - ce que cela donne quand le parent alcoolique se confond avec le père incestueux ou encore lorsque, au père incestueux et alcoolique fuyant toutes ses responsabilités, s'ajoute une mère déficiente qui ne voit rien, n'entend rien et ne sait rien ... sauf une chose : son mari (ou son compagnon) est un dieu ...

"Parents Toxiques" est un livre que toutes celles et tous ceux qui ont eu l'un ou l'autre de ces parents-là se doivent de lire au moins une fois. Lecture douloureuse, truffée d'épines, qui réveille les plaies toujours délicatement suppurantes de l'enfance mais lecture qui, pourtant, apaise. Fidèle à ses convictions personnelles et, de manière plus générale, à la théorie psycho-religieuse qui veut que le pardon assure la guérison, Forward prône la remise des fautes à ceux qui les ont commises. Mais elle admet de bonne grâce qu'atteindre à ce résultat est extrêmement difficile.

Elle propose donc essentiellement un travail sur soi (impliquant entre autres la rédaction d'une lettre à l'enfant que l'on fut et qui n'eut pas le temps de vivre son enfance) qui, à défaut du pardon accordé aux tortionnaires du passé, permet au moins à celui ou celle qui fut leur victime de rompre avec eux et de reconstruire tout ce qui, en eux, peut l'être. Certes, il manquera toujours une parcelle infime, tout au fond, près du coeur - une parcelle que seul pourrait restituer le parent qui l'a jadis dérobée si seulement il le voulait et si la chose était encore en son pouvoir. Mais, que voulez-vous, on fera avec : les enfants de "parents toxiques" en ont l'habitude depuis si longtemps ...

Oh, Hippie Days - Carnets Américains 1966/1969 - Alain Dister

Extraits

Critique d'art pour la revue "L'Oeil" et producteur pour France-Culture, Alain Dister acquit, très jeune, une passion pour le dessin et la photographie. En 1966, il célèbre son quart de siècle en s'envolant par charter pour New-York. Les Etats-Unis, évidemment, comptent parmi ses rêves et, comme il se sent mal à l'aise dans une France dont la vague "yé-yé" est sans commune mesure avec la "Beatlemania", il s'impose des économies drastiques - et un travail de pion dans un lycée - pour s'offrir le rêve en question. (A l'époque, six-cent-quarante francs, payables en trois mensualités.)

De l'Est à l'Ouest, de New-York à ce San Francisco mythique qui, aujourd'hui, n'existe plus, les Etats-Unis vont dérouler pour lui le long tapis rouge, élimé, troué, couvert de taches, tout imprégné de marijuana et de drogues hallucinogènes, qui s'étale entre 1966 et 1969, les trois années sacrées qui virent naître, prospérer puis s'immoler le mouvement hippie, héritier direct de la Beat generation. "Comment ?" diront certains. "Mais le mouvement hippie, il a continué durant les années soixante-dix !" Oui, et non.

En 1971, Jim Morrison succombe à une surdose d'héroïne probablement mal coupée et prend ainsi son billet pour rejoindre le club des musiciens et interprètes qui symbolisèrent l'apogée et, pour l'un d'entre eux au moins, Brian Jones, l'émergence, de cette contre-culture. Ceux qui lui survivront ou bien finiront complètement fous (Keith Moon, disparu en 1978), ou bien rentreront dans le rang en imposant au rock, musique emblématique de cette époque, les compromissions nécessaires. Viendront alors la pop, le glam, etc ... Et même quand l'anti-conformisme virulent se veut au rendez-vous, avec le hard-rock ou la musique punk, cela n'a plus rien à voir avec les hippies et leur mouvement.

La caractéristique, naïve mais merveilleuse, du mouvement hippie, ce fut la certitude que le monde et ses habitants étaient bons ou que, s'ils ne l'étaient pas tout à fait, ils allaient le devenir. C'était sûr, c'était certain : fumée d'encens, retour à la nature, abolition des tabous sexuels, consommation quotidienne d'herbe et de ces drogues que les peuples anciens tenaient pour "sacrées" parce qu'elles permettaient d'approcher les dieux, tout cela allait venir bout des "mauvaises vibrations" qui faisaient - et font toujours - de notre chère planète une boule de bouse d'un rare volume. Après celle du Viêtnam - et mort à Lyndon B. Johnson ! - il n'y aurait plus de guerre, plus jamais. Tous, Blancs, Noirs, Jaunes, Rouges, Marsiens égarés sur la Terre, on tomberait dans les bras les uns des autres, on ferait un sit-in gigantesque, on se donnerait enfin la main tout autour du monde, comme le préconisait déjà Prévert, et on planerait pour l'Eternité, non plus tout à fait humains mais presque séraphins. Des séraphins porteurs de bonté, d'amour, de générosité.

Avec fierté, tendresse, nostalgie et évidemment tristesse, Alain Dister nous raconte ces trois années uniques, qu'il eut la chance de vivre de l'intérieur du mouvement, entre galères inouïes et moments de plénitude absolue. Toutes et tous, ses amis de ce temps-là comme ses plus petites relations, ceux dont il a perdu la trace, ceux qui suivirent un temps la caravane mais qui, brusquement effrayés, tournèrent bride, ceux qui trouvèrent la Mort dans la drogue, le sexe et la déchéance, il nous les présente tous, en un défilé aux couleurs psychédéliques qui s'avance joyeusement parmi les odeurs d'encens et d'herbe et les flots d'une musique détonante et créative dont on a perdu la recette en actionnant trop souvent le tiroir-caisse, funambules aimables ou lunaires comme spectres désespérés en quête du flash de l'héroïne.

Une chronique douce-amère, qui, contrairement à beaucoup d'ouvrages sur le même sujet, ne fait pas dans le "people"et qui séduira avant tout ceux qui naquirent trop tôt ou trop tard pour plonger à temps dans cette vague immense d'énergie et de créativité qui, pour le meilleur comme pour le pire, déferla sur toute la seconde moitié des années soixante.

dimanche, mars 4 2012

Guimauve & Fleur d'Oranger - Collectif Dirigé par Juliette Bettinotti et Pascal Loizet

Extraits

Méprisé, regardé comme une sous-littérature mais comptant dans ses rangs des auteurs dont les tirages feront toujours rêver, le roman sentimental, dit aussi "à l'eau de rose", a longtemps été écarté des ouvrages de référence sur la littérature. Cet ostracisme est aussi stupide que misogyne puisque, faut-il le préciser, le roman sentimental attire - en tous cas officiellement - une clientèle essentiellement féminine. Or, c'est bien connu, ce qui plaît aux têtes féminines ne saurait être digne d'intérêt.

Il est vrai que, pendant près de deux siècles, le roman sentimental non seulement était réservé aux femmes mais était aussi écrit par des femmes - les pseudonymes masculins pris dans le catalogue de la célèbre "Bibliothèque de ma fille", tels "Emmanuel Soy" ou "Max du Veuzit", ne sauraient abuser. Il faudra attendre la toute fin du XXème siècle pour que certains lecteurs de sexe mâle avouent sans détour se délasser de temps à autre avec un volume Harlequin. Mais ces valeureux, dont il faut ici saluer la remarquable intégrité intellectuelle, sont bien peu nombreux à oser ...

Depuis la "Pamela" de Richardson (oeuvre d'un homme, soulignons-le, d'où le petit parfum sadien du livre) jusqu'au dernier sorti de Cabrera Infante, auteur espagnole très prisée que Vargas Llosa qualifie même de "phénomène socio-culturel" - excusez du peu - le roman sentimental n'a cessé de reprendre les canevas des contes de fées de notre enfance en les mettant au goût du jour. Bref, comme tout genre littéraire digne de ce nom, le roman sentimental apporte à son lecteur du rêve, et encore du rêve. Simplement, il le fait de manière plus excessive que la moyenne. Les "Bons" y sont terriblement bons et les "Méchants", affreusement méchants. Du premier jusqu'à l'avant-dernier chapitre, s'ouvrent et se referment des chausse-trappes et des pièges plus sournois et cruels les uns que les autres. Enfin, au chapitre ultime, tout rentre dans l'ordre, le "Méchant" est puni (voire assassiné, c'est bien fait, tiens ! ) et le "Bon" récompensé : l'histoire se termine bien et les héros partent vivre ensemble, dans la perspective d'avoir beaucoup d'enfants.

Dans le genre, nul n'a jamais pu faire mieux que Delly et l'originalité de "Guimauve et Fleur d'Oranger" est de rendre enfin un hommage - hélas ! trop bref - à l'oeuvre de cet auteur bicéphale puisque, on ne le répètera jamais assez pour les néophytes qui le découvrent tous les jours, se dissimulaient sous ce pseudonyme sibyllin une soeur et un frère, Marie et Frédéric Petitjean de la Rosière.

L'analyse du "schéma Delly__" est finement menée et, pour une fois, on ne fait pas l'impasse sur le côté le plus intéressant de l'oeuvre : son érotisme diffus et pourtant puissant. Seule une candeur abyssale peut expliquer le nihil obstat accordé régulièrement par la sacro-sainte "Bonne Presse", d'obédience strictement catholique, aux romans de Delly. A moins qu'il ne s'agisse d'un mépris absolu exercé à l'encontre de l'intelligence des lectrices de cet auteur, trop sottes et trop naïves pour comprendre des sous-entendus pourtant très clairs. La sexualité des personnages masculins est on ne peut plus active et on ne saurait nier que les jeunes vierges qui leur sont opposées s'en rendent compte très vite et font tout pour l'attiser.__ (Rarissimes sont, chez Delly, les jeunes filles vraiment "nunuches.")

Ceci dit, faut-il vraiment s'étonner ? Delly ne nous raconte-elle pas, à sa façon, ce que Zola décrit dans "Pot-Bouille", lorsqu'il nous montre les avances de Berthe Josserand à son futur époux, Auguste Vabre ? Bien qu'aux antipodes l'un de l'autre, ces deux auteurs, la petite souris versaillaise et le fils d'immigré italien reposant au Panthéon, ne rapportent-ils pas la schizophrénie d'une société pour qui la femme ne pouvait être que mère, jeune fille ou putain ?

Quoi qu'il en soit, tous les admirateurs de Delly trouveront ici quelques réponses à leurs propres interrogations sur l'inaltérable succès de son oeuvre - ainsi qu'une bibliographie quasi complète. A compléter peut-être par des ouvrages comme "Ouvrières des Lettres", d'Ellen Constans, et quelques autres ouvrages édités dans la même collection, aux Editions Nuit Blanche. Ajoutons qu'on souhaiterait voir un ouvrage similaire consacré à l'univers de Max du Veuzit.

Manga : Histoire & Univers de la BD Japonaise - Jean-Marc Bouissou

Extraits

Si vous vous intéressez un tant soit peu à la culture japonaise, vous avez, au minimum, entendu le mot "manga." Si, dans votre entourage, vous avez en outre enfants et adolescents, il est impossible que le phénomène vous ait échappé : que vous éprouviez envers lui de l'exaspération ou de l'intérêt, de la méfiance ou une indifférence polie, vous savez qu'il existe. Maintenant, que savez-vous du manga et, surtout, voulez-vous en savoir un peu plus ?

Si oui, procurez-vous ce livre. Il s'agit de celui de Jean-Marc Bouissou, un "fondu" de culture japonaise et de mangas. En trois-cent-soixante pages, cet auteur publié chez Picquier vous fait faire un tour plutôt complet de cet art en deux parties bien distinctes : l'Histoire du manga, tout d'abord, et ensuite les repères pour comprendre cet art singulier et le très vaste marché qu'il représente, notamment dans sa mère patrie.

Avec le livre de Bouissou, on apprend ainsi que le manga moderne descend, entre autres, des e-hon, ou "livres d'histoires en images", qui proliférèrent durant la période Edo (XVIIème-XVIIIème-XIXème siècles) et qui ne sont pas sans évoquer, pour l'Occidental un peu connaisseur en bande dessinée, les "ancêtres" de celle-ci chez des auteurs comme le Français Christophe et l'Allemand Wilhelm Bush. Que ces "bouches carrées" si typiques des dessins animés japonais ou encore les flots de larmes qui coulent des yeux des protagonistes lorsque ceux-ci ont de la peine, sont une réminiscence des masques et jeux de scènes du théâtre kabuki. Qu'on ne peut vraiment utiliser le terme "manga" que pour désigner les productions sorties après 1945. Que le manga se décline au Japon pour tous les âges et dans tous les genres, y compris l'éducatif (des mangas pour expliquer aux adultes le fonctionnement d'une entreprise et même le processus des crises financières) et le pornographique, voire le sado-maso, qu'on n'aura garde cependant de confondre avec l'érotique. Que ...

Vous en voulez encore ? Continuez donc votre lecture dans "Manga : Histoire & Univers de la BD japonaise", de Jean-Marc Bouissou. Pour tout amateur de mangas, il s'agit là, croyez-moi, d'un excellent investissement.

samedi, mars 3 2012

Le Roman du Roman Rose - D. Paulvé & M. Guérin ( II )

Le troisième tableau est assuré par Berthe Bernage, un auteur que je me permettrai, en dépit de son succès, de qualifier de "gnangnan." Amateurs de mièvrerie, si vous me lisez, sachez que, avec Mme Bernage, vous serez gâtés. Univers petit-bourgeois, références permanentes à la Sainte Eglise Romaine et Apostolique et aux bienfaits de la religion, préoccupations étroites et bornées, préjugés bien-pensants et politiquement corrects, c'est ainsi qu'on peut résumer la série "Brigitte", commencée tout à fait par hasard après la Première guerre mondiale, dans les pages des "Veillées des Chaumières", avec le titre "Brigitte jeune fille." Après le décès de sa créatrice, le 14 mai 1972, la série retrouvera un nouveau souffle avec les aventures de Marie-Agnès, la benjamine de Brigitte, le tout sous la plume de Simone Roger-Vercel.

Enfin, la plus gâtée en nombre de pages avec Delly (56 pour chacune d'elles), entre en scène Jeanne Philbert, dite Magali, dite aussi "la Femme aux Cent Romans" (même si elle en écrivit bien plus), amie de Maryse Bastié et passionnée d'aviation, chroniqueuse sentimentale et romancière qui invita à la table du roman rose l'Aventure et l'Exploration. Par l'âge (elle naquit en 1910) comme par la manière de concevoir la vie, elle est sans doute la plus moderne des quatre femmes ici citées. L'imaginaire qu'elle a créé est aussi riche et aussi codifié en son genre que celui de Delly, dont elle est, curieusement, la descendante la plus directe et pourtant la plus paradoxale. Directe par la vivacité de la pensée, par l'art de remanier le conte de fées et par l'indépendance foncière d'une nature qui, venue au monde près de quarante ans après la Solitaire de Versailles, trouva mieux à s'exprimer dans un monde où le statut des femmes avait considérablement évolué. Paradoxale parce que les héroïnes de Magali travaillent, font du sport, partent à l'aventure, se veulent les égales des hommes, même quand elles sont amoureuses, et ne ressassent pas tout le temps leurs prières. Celle qui leur avait donné la vie est morte le 5 février 1986.

Cinquante-six pages donc pourDelly et Magali, une quarantaine pour du Veuzit et trente-deux pour Bernage: les chiffres sont éloquents. On peut regretter que, surtout pour les deux dernières, Guérin et Paulvé aient surtout évoqué le contexte politique et social dans lequel elles vécurent. Mais c'est là une chose qu'on trouve - en outre de façon beaucoup plus complète - dans n'importe quel livre d'histoire et cela n'apprend rien sur la démarche créatrice de ces femmes qui, certes, ont écrit pour gagner leur vie mais aussi pour le plaisir.

Hormis quelques extraits, rien n'est dit, répétons-le, sur l'oeuvre elle-même. Et pourtant, qu'on l'aime ou pas, il a des masses à dire sur le sujet : l'érotisme chez Delly, la sexualité chez Du Veuzit, le culte du politiquement correct chez Bernage et le désir de liberté absolue chez Magali, voilà quelques uns des thèmes qu'on aurait pu traiter.

Quelques uns. Seulement.

A quand l'ouvrage qui le fera ? ... En l'attendant, prenez votre mal en patience et lisez, faute de mieux, "Le Roman du Roman rose." ;o)

Le Roman du Roman Rose - D. Paulvé & M. Guérin ( I )

Extraits

Cet ouvrage est une mine non négligeable pour toutes celles et tous ceux qui désirent en savoir un peu plus sur les quatre Incontournables du roman rose (ou roman "chaste") français, à savoir Delly, Max du Veuzit, Magali et Berthe Bernage. Mais, s'il renseigne largement sur la vie de ces dames, il ne dit malheureusement pas grand chose de leurs livres, tant sur la forme que sur le fond. A peine deux ou trois pages, à la toute fin. Ce qui laisse au lecteur une encombrante impression de frustration.

A tout seigneur tout honneur, Delly ouvre le bal avec une photo qui la montre, avec son frère et partenaire d'écriture, Frédéric Petitjean de la Rosière, debout tous deux derrière leurs parents, dans le jardin de leur petite maison versaillaise. En fixant ce regard intense et sérieux, la seule vraie beauté de cette femme, l'aficionado réalise enfin pourquoi, dans pratiquement tous ses romans, elle a mis l'accent sur les yeux de ses héros. Largement millionnaire à la fin de son existence, en dépit des deux guerres traversées, Melle Marie Petitjean de la Rosière s'éteint à Versailles, le 1er avril 1947, après une existence qu'elle avait voulu strictement anonyme et pour ainsi dire cloîtrée. Son éditeur ne la rencontra qu'une seule fois : elle vivait véritablement retirée d'un monde trop matérialiste, perdue dans un univers de fantasmes et de beauté qu'elle eut le mérite de faire partager à des millions de femmes de par le monde. Sur la tombe où elle repose aux côtés de son frère, rien ne rappelle le pseudonyme devenu référence majeure d'un genre littéraire auquel Delly donna ses lettres de noblesse.

S'avance ensuite Alphonsine Vavasseur, épouse Simonet, mieux connue sous le nom de Max du Veuzit. Avec elle, les héroïnes fragiles, si typiques de Delly, se font plus volontaires mais surtout plus modernes et la religion catholique, si elle est toujours célébrée, n'est plus mise en avant de façon aussi ostentatoire. Le style également diffère : si celui de Delly possède d'indéniables qualités héritées du classicisme, celui de du Veuzit se veut plus familier, avec des mots d'argot qui, à la première publication, ancraient histoire et personnage dans la réalité contemporaine mais qui, aujourd'hui, ont beaucoup vieilli. Détail amusant - et même hilarant - qu'il faut connaître : la toute puissante "Maison de la Bonne-Presse", tenue par l'Eglise de France, fit un procès à Max du Veuzit, dont elle jugeait les romans "peu convenables", voire carrément "osés." Indignée, l'auteur répliqua et, à la fin du compte, la Maison de la Bonne-Presse dut battre en retraite. Max du Veuzit devait mourir le 15 avril 1952.

jeudi, février 23 2012

Ida Rubinstein - Le Roman d'Une Vie d'Artiste - Daniel Flanell Friedman

Titre original : non mentionné Traduction : Monique Briend-Walker

Nous tenons à remercier non seulement les Editions Salvator mais aussi le site "Les Agents Littéraires""Les Agents Littéraires"|fr] qui, dans le but hautement louable de faire connaître des auteurs et/ou des maisons d’édition peu médiatisés, nous ont gracieusement procuré cet exemplaire d’ « Ida Rubinstein : Le roman d’une vie d’artiste. » N'hésitez pas vous-même, vous qui nous lisez, à les rejoindre et à participer à l'aventure dans laquelle ils se sont lancés.

Née en Ukraine le 5 octobre 1885, sous le signe sensuel et amoureux du beau de la Balance, Ida Rubinstein n’est sans doute pas la plus célèbre des ballerines engendrées par les grandes écoles russes de la fin du XIXème siècle. Orpheline, élevée par une tante qui la voyait avant tout faire un beau mariage, elle commença en effet bien trop tard son apprentissage de danseuse classique et n’apprit de cet art que les rudiments.

Mais elle avait, et la chose est trop souvent rapportée pour être fausse, une présence scénique incroyable et ce que certains appellent « la flamme sacrée. » Ainsi que Friedman le lui fait dire dans cette biographie romancée, elle savait qu’elle était née pour la Danse et pour célébrer l’Art et la Beauté. Les photographies qui nous sont restées de ses passages sur scène, notamment pour la « Cléopâtre » de Diaghilev en 1911, attestent ce charisme de quasi déesse, cette certitude éblouissante d’être née pour briller et plus encore pour exprimer une certaine forme d’art.

Le revers de la médaille, c’est le narcissisme. Si l’on en croit Friedman, ou plutôt sa reconstitution de l’esprit qui animait Ida Rubinstein, ce narcissisme, dont la principale intéressée ne paraissait pas se rendre compte, était souvent à la limite du supportable pour l’entourage. Se sentant très jeune – et à tort ou à raison - unique en son genre, la petite Ida fait d’elle-même le soleil du monde qu’elle se crée après la mort de ses parents. Compréhensible et tolérable durant l’enfance, cette conception de l’univers, à laquelle elle ne renonce pas devenue adolescente, puis adulte – à laquelle, plus précisément, elle ne songe pas à renoncer puisque, à ses yeux, c’est là une attitude normale – devient envahissante et même parasitaire avec l’âge.

C’est là que l’ancienne danseuse exécute son ultime pirouette : dans les dernières années de sa vie, elle se tourne vers la spiritualité. Une spiritualité où, si Dieu conserve la première place qui est la sienne, Ida se voit tout de même comme un esprit exceptionnel …

Donald Flanell Friedman rend avec brio cet esprit. Avec une adresse confondante, il emprunte, pour nous décrire les faits et gestes de son sujet, un style qui colle tout à fait au personnage : baroque et éthéré, excessif et humble, flamboyant et affadi par un narcissisme omniprésent.

A lire pour s'en faire une meilleure idée.

mardi, septembre 6 2011

Ecris, Papa, Ecris - Elie Rozencwajg

Titre original non mentionné Traduction (du yiddish) : Batia Baum sous la responsabilité de Jean Golgevit

Extraits

Nous tenons à remercier le site "Les Agents-Littéraires" qui, dans le but hautement louable de faire connaître des auteurs peu médiatisés, nous ont gracieusement procuré cet exemplaire de "Ecris, Papa, Ecris." N'hésitez pas vous-même, vous qui nous lisez, à les rejoindre et à participer à l'aventure dans laquelle ils se sont lancés.

Certains peuples possèdent, dit-on, plus que d'autres, le sens de l'autodérision. Parmi eux, on ne saurait nier au peuple juif d'apparaître dans les meilleures places du classement, sans doute parce que, pour nombre de ceux qui lui appartiennent, ce surnom de « Peuple élu » par un dieu notoirement jaloux et caractériel se révèle, depuis tant de siècles, bien lourd à assumer. Alors, il faut pouvoir sourire, rire et se moquer : cela aide non seulement à vivre mais aussi à prier – et même à survivre à la prière.

Survivre à la prière est une expression que le lecteur associera pour toujours à Elie Rozencwajg et à sa jeunesse passée au beau milieu du sthetl, c'est-à-dire dans l'une de ces petites villes de la Pologne orientale – alors placée, rappelons-le, sous la domination russe – où les Juifs vivaient entre eux et où l'on ne parlait guère que le yiddish. Cette enfance et cette jeunesse, pourtant, ne furent pas plus tristes que celles de ses camarades. Simplement, son père, Moyshe, était ce que Rozencwajg nomme « un juif pieux. » En d'autres termes, un homme qui pratique à la lettre la religion de ses pères, un homme pour qui « religion » rime avec « tristesse » et « rigidité », un homme enfin dont la suprême ambition est de faire de ses trois fils des rabbins, de même que, chez les catholiques, les parents du XIXème siècle rêvaient de voir leurs rejetons finir soit au séminaire, soit dans un couvent.

Quelle plus grande gloire pour les pratiquants obsessionnels de tous horizons, que d'offrir à Dieu la chair de leur chair ?

Pour devenir un rabbin et, mieux encore, un bon rabbin, il faut étudier les différents écrits bibliques, toujours ces écrits-là et rien que ces écrits-là. Ce qui revient à dire qu'il n'est pas question, pas plus pour le jeune Elie que pour l'un ou l'autre de ses frères, de se rendre à l'école publique, instaurée gratuitement par l'Empire tsariste afin de mieux intégrer les populations polonaises. Pour leur père, apprendre le russe ne leur servirait à rien, ce serait non seulement une perte de temps mais une véritable insulte faite à Jehovah.

Parmi les mille et une petites scènes, de joie ou de tristesse, que nous rapporte un Elie Rozencwajg depuis longtemps adulte et qui écrit à Bruxelles, pour tenter d'oublier cette guerre qui lui a pris deux de ses propres fils – l'un fusillé par les Nazis dans la capitale wallonne et l'autre mort dans un camp de concentration – sous la tendresse et l'humour dont l'homme ne se départit jamais (le chapitre intitulé "Jours redoutables" et qui décrit la célébration du Yom-Kippour vaut son pesant de gaieté et d'autodérision), au-delà la poésie indéfinissable qui enveloppe ce monde depuis si longtemps disparu et que nous ressuscite le fil d'une mémoire elle aussi envolée à jamais, ce sont l'amertume et le regret d'avoir dû accepter que son père lui confisque, pour flatter son orgueil personnel, toute un pan de son existence, que je retiendrai de ce petit livre simple, sans prétentions, rédigé en un style qui, par-delà la traduction, parvient à nous restituer une partie de la beauté et du piquant de la langue yiddish.

Après lecture, ce n'est pas sans une certaine mélancolie qu'on range ce livre dans sa bibliothèque. Curieusement, pour peu qu'on ait soi-même pas mal de reproches à faire à la religion dans laquelle on est né, on se trouve soudain très proche de ce vieux monsieur juif qui nous a pourtant quittés au début des années cinquante et dont tout apparemment – culture, époque, religion – nous sépare. Et l'on se prend à rêver à ce qu'il aurait pu écrire si, seulement, son père avait respecté sa nature d'enfant vif, curieux de tout et attiré par les livres et la poésie ...

Note :

Je n'aime pas noter les livres. Mais s'il le fallait, ce serait ici 4/5.

mercredi, juin 22 2011

La Maladie & la Foi au Moyen-Age -Lydia Bonnaventure

Extraits

Snobé par le Grand Siècle et celui des Lumières, le Moyen-Age fit rêver les Romantiques, à commencer par notre Hugo national qui lui éleva en hommage ce véritable chef-d'oeuvre littéraire que reste "Notre-Dame de Paris." Emporté et déchiré par les tourments immenses qui le ponctuèrent, le XXème siècle a alterné envers lui l'image d'Epinal, avec le Bon Roy Saint-Louis rendant la Justice sous son chêne et les haineuses invectives de certains obsédés voyant en ce monarque et la rouelle jaune qu'il fit porter aux Juifs rien moins que l'avant-garde religieusement fanatisée de la S. S. hitlérienne. Quant au XXIème siècle, pas encore débarrassé de certaines séquelles parmi les moins reluisantes de son prédécesseur, il semble s'engager sur la même voie, avec cependant, peut-être, un peu plus d'hésitations et de regards en arrière, à la recherche d'une vision plus juste, plus posée aussi du Moyen-Age et de ceux qui le traversèrent.

Le livre de Lydia Bonnaventure peut se lire comme une sorte d'enquête sur les rapports entre la foi, cette donnée constante et pour ainsi dire essentielle, pour le meilleur comme pour le pire, du Moyen-Age, et la maladie, autre donnée majeure de l'époque, avec la guerre et le pillage. Si longtemps avant un Pasteur que ses confrères traitèrent de fou furieux lorsqu'il osa parler des microbes - et ceci au coeur pourtant d'un XIXème siècle si triomphalement scientiste - l'homme du Moyen-Age était totalement désarmé face à la maladie. Les recettes homéopathiques pouvaient aider à se guérir d'un rhume ou d'une petite fièvre mais que faire contre la peste ou contre le choléra ? que faire encore contre le mal des ardents, cette affection délirante que l'on sait aujourd'hui causée par l'ergot de seigle mais qui, rappelons-le tout de même, trouva encore le moyen de tuer dans un petit village français, à la fin des années cinquante ?

Occupé avant tout à survivre - à la misère des temps, à leur précarité, à la guerre qui pouvait éclater sous le moindre prétexte, bref, à tant de choses qui nous demeurent plutôt étrangères - l'homme du Moyen-Age n'avait, face à la Maladie toute puissante, que la ressource de sa Foi. bGautier de Coinci,/b religieux érudit et auteur des "Miracles" cités ici par Lydia Bonnaventure, est le chantre même de cette foi. Esprit austère, il la veut pleine et entière : la maladie, c'est le châtiment de Dieu car l'homme, de toutes façons, est presque toujours coupable et, si ce n'est pas le malade lui-même qui l'est, comme dans le miracle ayant pour protagoniste un enfant sauvé par la Vierge, c'est l'un de ses proches (ici, la mère) qui n'est pas assez pieux.

La prière et surtout le repentir, un repentir sincère et ostensible, sont seuls à même de soigner et de guérir. Et si la guérison ne survient pas, si le malade repenti meurt, eh ! bien, c'est que, comme pour Galaad devant le Saint-Graal, Dieu lui fait en quelque sorte une grâce ...

Toutefois, Gautier de Coinci ne se contente pas de fustiger le malade. Assez courageusement, il pointe aussi du doigt le comportement, trop souvent dépourvu de toute charité chrétienne, de l'entourage du malheureux, cet entourage fût-il religieux. Lépreux ou pas, le malade moyen-âgeux est en effet presque unanimement considéré comme une charge et un paria. On l'accable de mauvais traitements, on le jette à la rue, on le laisse claudiquer dans les pires ruisseaux et quand survient la fin, on le jette sur un talus, avec à peine un peu de terre pour recouvrir son cadavre. Disons-le comme nous le pensons : pour une époque si religieuse et si obsédée par la Foi, ce n'est pas très reluisant.

Le mérite de ce petit livre, rédigé par ailleurs en un style simple, clair et dépourvu de toute pédanterie, a le mérite de faire réfléchir les modernes que nous sommes non seulement à la condition du malade en cette époque si difficile que fut le Moyen-Age mais aussi à notre propre comportement, à nous, femmes et hommes du XXIème siècle, face à certains de nos malades, tels que ceux affectés de troubles mentaux ou les personnes souffrant de troubles du comportement ou encore les handicapés.

Avec toutes nos belles techniques et toute notre belle foi en l'angélisme officiel et les valeurs dites "humanitaires", sommes-nous si différents des gens du Moyen-Age ? S'il se matérialisait brusquement parmi nous, Gautier de Coinci ne sentirait-il pas grandir en lui le besoin de rédiger un autre texte qui parlerait, hélas ! plus d'une absence totale que d'un accomplissement de miracles ? Si différente de celle du Moyen-Age, notre "foi" n'a pas gagné en se faisant plus terre-à-terre : elle révèle simplement que la Nature humaine reste dominée par l'égoïsme et que la charité envers son prochain n'est pas vraiment sa tasse de thé. Et puis, faut-il à tous prix croire en Dieu pour se montrer charitable et compréhensif ?

Je terminerai sur une note plus littéraire en signalant que "La Maladie et la Foi" ne saurait manque de donner à l'esprit curieux l'envie de découvrir des textes médiévaux. Rien que pour cela, lisez-le.

mercredi, décembre 22 2010

Les Philosophes Meurent Aussi - Simon Critchley

Merci aux Editions Bourin qui, dans le cadre d'un partenariat avec Blog-o-Book, nous ont permis de découvrir cette oeuvre de Simon Critchley.

Depuis la nuit des temps, depuis l'apparition du premier de leur tribu confite en cogitations et extrapolations diverses, les philosophes, autoproclamés ou déclarés tels par des disciples enthousiastes, se sont interrogés sur tout, à commencer par le sens de l'existence. Cette dernière impliquant fatalement l'étape que constitue la Mort, ils ont aussi été bien obligés de retourner la Faucheuse sur le gril de leur esprit.

Insoucieuse de leur curiosité, la Mort, toujours consciencieuse et digne, n'a jamais omis de se présenter à la porte de l'un ou l'autre de ces penseurs lorsque leur temps était arrivé.

Dans ce livre qui mêle humour et réflexion sérieuse, Simon Critchley recense pour notre plus grand bonheur et notre plus grande soif de connaissance les circonstances dans lesquelles des philosophes comme Platon, Epicure, Kant et tant d'autres eurent leur entretien premier et ultime avec la Mort.

Circonstances éminemment variables : Socrate, en absorbant la ciguë, sait déjà que, en acceptant une mort injuste pour défendre ses idées, il ne meurt pas mais entre à jamais dans la Vie de l'Esprit et des Hommes ; le grand Epicure, rattrapé par de douloureux calculs rénaux, affirma jusqu'au bout qu'il ne redoutait pas la Mort ; le fondateur de l'"idéalisme transcendantal", Kant, eut comme dernière phrase : "C'est bien" ; beaucoup moins heureux que ses glorieux aînés, Nietzsche mourut dans l'horreur de la folie et un état quasi végétatif ; plus proches de nous, Camus l'Intègre nous a tirés sa révérence dans un accident d'automobile sur lequel toute la vérité n'a peut-être pas été faite ; quant à son grand rival, l'"Agité du Bocal" que vilipandait si bien Céline, j'ai nommé Jean-Paul Sartre, il déclarait, faux modeste, ne pas se soucier de sa mort - sans doute espérait-il des funérailles grandioses, à la manière de Hugo, ce dont il profita hélas ! grâce à la chape de bêtise imposée à notre pays par la bien-pensance et le politiquement correct qu'il avait contribué à instaurer à compter de la Libération.

Mais Critchley évoque également des noms moins connus du néophyte et il le fait avec une absence si totale de pédantisme et une passion si vive de son propos que le lecteur, charmé, lit presque d'une traite __"Les Philosophes meurent aussi."

Un livre que je vous recommande, en cette période de fin d'année. ;o)__

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