Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Littérature européenne non-anglophone.

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dimanche, janvier 13 2013

Les Tambours de la Pluie ( II ) - Ismaïl Kadare (Albanie)

N'allez pas croire pour autant que Kadare nous donne ici un roman revanchard ou d'un claironnant chauvinisme. Bien au contraire : son coup de génie est de nous présenter tous les protagonistes, Turcs et Albanais, du plus humble fantassin au pacha en personne, sous leur aspect avant tout humain. Ils sont capables de fanfaronner, de pavoiser, de triompher mais aussi de souffrir, de réfléchir à la condition de l'Autre au-delà de la leur et de s'interroger enfin, pour les plus intelligents, sur la vanité de toute chose en ce monde. Les seules exceptions - ce qui n'étonnera personne - appartiennent à la race des politiques et des religieux. Kadare voue d'ailleurs à ces derniers une haine bien particulière et dépeint leur fanatisme inexorable, intemporel, comme une force aveugle et infiniment malveillante, susceptible de jeter n'importe quelle troupe dans le plus sanglant et le plus sot des massacres pour la seule gloire supposée de Dieu.

Cette haine s'explique en partie par le fait que les Turcs ne se contentèrent pas de chercher à islamiser l'Albanie. Ils firent bien pire : ils cherchèrent, en l'interdisant, à éradiquer la langue du pays. Non tant par mépris de l'albanais et par vénération de leur propre dialecte mais parce que l'albanais était, avec le latin, la langue du clergé local, évidemment chrétien. Cette tentative d'assassinat linguistique est probablement la plus grave erreur commise par la Sublime Porte dans son traitement des terres et des populations albanaises.

N'oublions pas de mentionner les quelques femmes de ce livre : on ne voit pour ainsi dire pas les Albanaises assiégées, sauf lorsqu'elles viennent sur les remparts de la citadelle assister au spectacle du cheval assoiffé que les Turcs font tourner et tourner dans l'espoir qu'il parviendra à dénicher les canalisations cachées qui alimentent en au la forteresse ; les concubines que le pacha a emmenées avec lui sont au pire des objets, au mieux des ventres ; quant aux malheureuses prisonnières ramenées d'une razzia par les soldats turcs, elles ne survivront pas aux viols multiples qu'elles auront à subir. Pour toutes, le lecteur tire le triste constat d'un machisme certes omniprésent chez les Ottomans mais qui semble presque aussi naturel chez les Albanais.

En résumé - si la graphomane que je suis peut se permettre l'expression - "Les Tambours de la Pluie" est un roman ample, puissant, d'une puissance qui repose sur une technique d'une simplicité absolue. L'auteur se veut d'une impartialité totale, sauf quand il désigne du doigt les véritables responsables du siège : la classe politique et religieuse. Il n'y a pas vraiment de "méchants" et de "bons" dans ce roman, rien que des hommes, avec leurs grandeurs et leurs faiblesses, qui s'affrontent pour une certaine idée qu'ils se font de leur nation. Fatalement, cette idée diverge selon la partie prise en compte et pourtant, tous souffrent et s'interrogent, sous la chaleur éclatante de cet été qui semble ne jamais vouloir prendre fin. Et puis, c'est l'éclatement, les tambours de la pluie se mettent à résonner et l'espoir change de camp - enfin, jusqu'à l'été prochain ...

Les Tambours de la Pluie ( I ) - Ismaïl Kadare (Albanie)

Kështjella Traduction : Jusuf Vrioni

ISBN : 9782070371426

Extraits Personnages

Qu'on apprécie ou pas l'homme qui se cache derrière les lunettes d'Ismail Kadare, on ne saurait nier à l'écrivain qui co-habite avec lui un grand, un très grand talent. Ces "Tambours de la Pluie", parus dans leur langue originelle sous le titre peut-être plus révélateur, de "La Citadelle", en constituent une preuve nouvelle et éclatante.

Notons cependant que, pour une fois, le titre français est pratiquement aussi évocateur que l'original puisque la pluie et les roulements de tambour qui, dans les camp ottoman, annoncent sa venue, tiennent ici, et de façon assez paradoxale car on ne les entend à vrai dire que deux fois, le tout premier rôle, bien avant, pourrait-on dire, les troupes en présence, celles, énormes, de la Sublime Porte opposées à celles, forcément réduites mais terriblement pugnaces, de la pugnacité du désespoir, des Albanais retranchés dans la citadelle qu'ils défendent.

De la pluie, de son absence ou de sa présence, dépend l'issue du siège./b Tout le monde le sait, aussi bien les assiégés dont le porte-parole s'exprime bdans de brefs chapitres en italiques que les assiégeants, auxquels reviennent les chapitres plus longs en caractères normaux. Longueur bien explicable puisque l'Empire ottoman, dans sa longue marche décidée vers l'Europe - rappelons que, deux siècles après les événements relatés par Kadare, les Turcs seront aux portes de Vienne d'où parviendra heureusement à les chasser le roi de Pologne Jean III Sobieski - n'a cessé de jeter dans la bataille un maximum de troupes. Si "Les Tambours de la Pluie" se termine par leur défaite et même par le suicide de leur chef, Tursun Pacha, qui n'a pourtant failli ni en courage, ni en talent de stratège mais préfère mourir de sa propre main plutôt que de celle des sbires d'un sultan, lequel envoie en fait ceux dont il veut se débarrasser combattre les redoutables et fiers Albanais, les Turcs, un jour, finiront par conquérir la fameuse citadelle et quelques autres et à soumettre, on le sait, l'Albanie tout entière.

Pas plus qu'elle ne le fera au XXème siècle en faveur de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne dépecées par Hitler, l'Europe ne viendra pas en aide à l'Albanie du XVème siècle. Qu'ils se débrouillent avec les mahométans, ces lointains Albanais qui ne sont d'ailleurs que des chrétiens orthodoxes et ne s'agenouillent pas devant Rome ! Leur pays n'est pas franchement la porte à côté et avant que les Turcs arrivent à Vienne, bien de l'eau aura coulé sous les ponts ... Si encore ils y arrivent un jour ! ...

Le Temps tourne et file mais les mentalités politiques, on peut le constater, demeurent. Comment, dans de telles conditions, s'étonner des perpétuels recommencements auxquels semble vouée l'Histoire ?

Fort heureusement, la résistance nationale fait aussi partie de ces éternels retours historiques. Le récit de Kadare rend hommage au premier héros national albanais, Gjergj (ou Georges) Kastriot, mieux connu sous le surnom que lui donnèrent ses ennemis les Turcs : Iskander Bey = prince Alexandre, par référence..., devenu, par allitérations successives, Skënderbeu en albanais et Skanderbeg en allemand et en français.

Skanderbeg rôde dans les pages des "Tambours de la Pluie" mais on ne le voit jamais. Ses attaques-éclair se font en général de nuit et sont la terreur des Ottomans. Ceux-ci n'ignorent pas son courage car ce prince albanais fut jadis pris comme otage à la cour du Sultan et grandit pour devenir un janissaire, en d'autres termes l'un des membres d'un véritable corps d'élite de l'armée musulmane. Il a si bien combattu pour Murad II que celui-ci l'a fait gouverneur général de certaines provinces albanaises. Mais après la mort de ses frères, empoisonnés dans des circonstances mystérieuses, le dernier des Kastriot se laisse submerger par la révolte et, rejetant l'islam qu'on lui a imposé, redevient chrétien et prend la tête de la rébellion contre la Sublime Porte. De succès en succès, invisible mais terriblement présent, Skanderbeg entre vivant dans la légende albanaise : il n'en sortira plus jamais et aujourd'hui encore, son nom continue à être vénéré dans son pays natal comme celui du premier libérateur de l'Albanie.

lundi, novembre 19 2012

Un Meurtre Que Tout Le Monde Commet - Heimito von Doderer (Autriche)

Ein Mord den jeder begeht Traduction : Pierre Deshusses

ISBN : 9782869303058

Extraits Personnages

Voici un roman hybride, qui tient à la fois du roman d'apprentissage, du conte philosophique et du livre policier. Le style en est riche, choisi, avec des digressions qui paressent sans honte au gré de la vie du héros, Conrad Castiletz, une première et une seconde parties qui pourront paraître interminables ou bourrées de trop d'anecdotes sans importance - erreur : de l'importance, l'une d'entre elles au moins en a énormément - suivies par une troisième et une quatrième parties où tout s'emballe mais à l'allemande, si j'ose dise, c'est-à-dire que l'on passe du pas au simple trot.

Il faut dire que Castiletz est un homme pondéré. Enfant, adolescent et jeune homme, il est hanté en permanence par l'idée de "mettre tout en ordre." A-t-il pour projet de jouer un peu plus tard par un certain après-midi que, la veille, il prend de l'avance dans ses devoirs. Ressent-il ses premiers besoins sexuels qu'il trouve normal de visiter les prostituées tout en prenant, bien sûr, ses précautions. Sa première vraie maîtresse, une jeune couturière tuberculeuse, tombe-t-elle amoureuse de lui qu'il met froidement fin à cette liaison qu'il savait vaine dès le début mais dont il n'a pas hésité un instant à profiter sans vergogne. A-t-il un examen à passer qu'il potasse absolument tout ce qui lui est nécessaire. Une certaine diplomatie s'impose-t-elle lorsqu'il prend son premier poste chez les Veik qu'il fait des courbettes sans aucun état d'âme. La jeune fille qu'il doit épouser est de six ou sept ans son aînée, qu'importe : de toutes façons, il préfère les femmes plus âgées et c'est donc mieux comme ça. Ce mariage sera sans amour ? Peut-être mais ce sont ceux-là qui tiennent le plus longtemps.

Tout, absolument tout chez Conrad Castiletz, est ainsi : posé, ordonné, équilibré. Nul romantisme ici, rien que du pragmatisme : Conrad représente à merveille la classe sociale dans laquelle il est né, la bonne bourgeoisie industrielle.

Ce n'est pas qu'il soit entièrement dépourvu de sensibilité. Seulement, il s'en défend avec vigueur et tient avant tout à mener une vie tranquille et confortable. Il faut tout le talent poétique, toute la vive intelligence de von Doderer et son questionnement incessant sur l'Etre et son destin pour que le lecteur, lassé, n'abandonne pas trop tôt ce personnage à qui la Vie va jouer un très mauvais tour.

En entrant dans la famille Veik, Conrad apprend que Louison, la soeur cadette de sa future épouse, est morte mystérieusement assassinée dans un train. Le vol - la jeune fille adorait les bijoux de prix et les emportait toujours avec elle - serait le motif de cet assassinat perpétré, semble-t-il, avec un grand sang-froid, par un ou plusieurs inconnus. Pour des raisons inexpliquées - une sorte de fascination pour la beauté de la disparue, peut-être, voire un sentiment amoureux larvé envers elle - Conrad décide de résoudre cette affaire. Son motif avoué est le soulagement que cela apporterait à la famille : on sait bien que rien n'est pire que l'incertitude - enfin, c'est ce que l'on aime à croire. Mais sa femme, Marianne, n'est pas dupe et la mésentente comme la froideur s'installent très tôt dans le ménage.

On le sait depuis pratiquement le début du livre : lorsque Conrad décide d'accomplir quelque chose, il va toujours jusqu'au bout. Il reprend donc ici tous les éléments de l'enquête, opportunément débattus devant lui lors d'une réunion entre hommes, chez son ancien propriétaire, M. de Hohenlochen, réunion à laquelle assiste le Dr Inkrat, qui fut jadis chargé de l'affaire. Il va jusqu'à faire lui-même le trajet qui fut fatal à sa belle-soeur et inspecte la voie à un certain endroit, lieu présumé de l'assassinat, pour tenter d'y découvrir une trace des bijoux envolés que le ou les meurtriers y auraient jetés. Lors d'un voyage d'affaires à Berlin, il reprend contact avec un ami d'enfance qui, par l'une de ces coïncidences dont le Hasard se montre toujours généreux, connaît Henry Peitz, celui qui fut soupçonné du meurtre mais qu'on fut obligé de relâcher, faute de preuves.

... Ainsi, à sa manière lente, calme, raisonnable, avec seulement, ici et là, une petite pointe d'excitation qu'il aurait honte de laisser voir, Conrad Castiletz se hâte à la rencontre de son Destin. Car le but du livre, c'est bien cela : prouver que, qui que nous soyons, à quelque niveau de la société que nous nous trouvions, le Destin nous attend. Il nous surveille depuis l'enfance, pauvres idiots que nous sommes. Il nous accompagne comme une ombre fidèle que nous ne discernons pas et quand le moment est venu, il se dévoile. Et nous comprenons. Mais c'est trop tard : il n'est donné à personne de pouvoir revenir en arrière pour "mettre de l'ordre."

Amateurs de textes courts ou de romans simples, qui appellent un chat un chat et ne s'embarrassent pas de subtilités philosophiques, "Un Meurtre Que Tout Le Monde Commet" n'est pas pour vous : il prend trop son temps pour atteindre ce qui apparaît trop longtemps comme une nébuleuse informe. Si vous recherchez le roman social, ne vous attardez pas non plus : l'action se situe en Allemagne dans les années vingt mais le contexte social et politique n'y est jamais évoqué. Maintenant, si vous aimez les auteurs à questionnements philosophiques, sachez aussi que von Doderer diffère sensiblement de son compatriote Musil : la poésie de son style, l'adresse avec laquelle il complète peu à peu le puzzle qu'il a, tout construit, dans la tête, ces qualités relèvent plus de la littérature que de la philosophie - et c'est sans doute pour cela que nous sommes arrivés au bout de son roman. Quoi qu'il en soit, armez-vous de patience pour appréhender ce livre, n'hésitez pas à relire certains passages - voire à les lire à haute voix - et surtout, faites attention aux moindres détails : Heimito von Doderer sait très bien où il va même si vous, vous vous sentez en droit d'en douter.

dimanche, novembre 18 2012

La Convocation - Herta Müller (Roumanie / Allemagne)

Heute wär ich mir lieber nicht begegnet Traduction : Claire de Oliveira

ISBN : 9782757820148

Extraits Personnages

Herta Müller a une façon bien à elle de dire la tyrannie sous Ceaușescu. Peut-être en raison de ce Prix Nobel remporté en 2009, le lecteur s'attend à une histoire et à une construction classiques autour d'une intrigue classique entre toutes dans cette Roumanie en esclavage : une femme est convoquée une fois de plus dans un bureau de la Securitate, la police du régime, de sinistre mémoire. Tout cela parce que, il y a quelque temps, lasse de la vie qu'elle menait, elle a glissé des appels à l'aide dans les doublures des pantalons que l'usine où elle travaille devait expédier en Italie.

En lieu et place, on tombe sur une technique très moderne, avec un présent de l'indicatif nerveux et sec, qui vous fait plonger au plus direct de l'histoire, et une construction morcelée entremêlant souvenirs et réalités actuelles. Il faut aussi, et assez souvent, non pas lire vraiment entre les lignes mais presque, et relire certains passages qui, si innocents qu'ils paraissent, parlent en fait de la situation de la narratrice. Pour un lecteur convaincu, le résultat est un peu déstabilisant. Pour un lecteur épisodique, il le sera bien plus encore. La langue n'est pourtant pas ardue ou touffue. Là encore, c'est un mélange : poésie et réalisme, réflexions sur une société qui étouffe dans la prison qu'on lui impose et illuminations oniriques partant parfois en tous sens. Tout cela n'est pas gratuit : cette façon d'écrire correspond bien à une héroïne qui ne sait plus où se procurer l'oxygène nécessaire à une existence un tant soit peu correcte et qui, par conséquent, n'hésite pas à frayer avec l'absurde, l'irréel, l'insaisissable. Sous une dictature, tous les moyens sont bons pour rêver - et pour penser.

En dépit de cette dispersion apparente des idées, l'ensemble du récit constitue un bloc compact qui atteint sans mal le but recherché : restituer l'ambiance de ces années-là dans la vie d'une femme de la classe moyenne qu'une imprudence a placée sous la surveillance incessante de la Securitate. Müller démontre la perversité du système qui ne se contente pas de s'attaquer à celle qu'il tient pour coupable mais tisse en outre autour d'elle une véritable toile d'araignée dans laquelle viennent se prendre, quelquefois - mais pas toujours - en toute innocence ses relations, ses voisins et même son amant.

... A moins, bien sûr, que la paranoïa atteigne chez notre héroïne un si haut degré qu'elle finit par y attirer celui qui la lit, lequel, à son tour, s'imagine que ... La fin est en ce sens un énorme et inquiétant point d'interrogation : vrai ou faux ? coïncidence ou pas ? apparence ou réalité ?

Peu à peu, on se prend au jeu amer de Herta Müller, à ses phrases sèches qui alternent le rêve et le pragmatisme, à ses personnages qui jamais, au grand jamais, n'évoquent le dictateur mais qui ont conscience de l'esclavage dans lequel les maintient son régime et qui, pour certains, sont tout prêts à en tirer avantage dès que l'occasion leur en est donnée. C'est le cas par exemple de Nelu, supérieur hiérarchique de l'héroïne qui, la voyant rompre, s'acharne à la faire renvoyer de l'usine en la noircissant un peu plus auprès de la Police secrète.

Dans cette Roumanie aux arrêts, l'espoir n'est pas, on s'en doute, la valeur dominante. "La Convocation" s'en fait l'écho, livre désespéré, épuisé, exsangue, dont l'héroïne ne peut compter, en définitive, que sur elle-même - tant qu'elle gardera sa raison.

Un ouvrage intéressant à plus d'un titre, d'où il émane par moments une curieuse impression hypnotique, mais dans lequel on aura parfois du mal à entrer en raison de son caractère épuré, proche du minimalisme. Si l'on y parvient, il y a en revanche beaucoup de chances pour que l'on soit tenté de lire d'autres romans de Müller.

vendredi, novembre 16 2012

Le Régiment des Deux-Siciles - Alexander Lernet-Holenia (Autriche)

Beide Sizilien Traduction : Bruno Weiss

ISBN : 9782742706761

Extraits Personnages

Sous couvert d'une enquête plus ou moins policière, ce livre est une méditation sur la Mort : mort de l'individu bien sûr, mais aussi mort d'une époque, mort d'une civilisation et même mort d'un régiment. Il n'est donc pas d'une lecture facile. Sans atteindre les complexités philosophiques - et pour nous hélas ! somnifères - de "L'Homme Sans Qualités" de Musil, il promène cependant le lecteur dans un paysage où l'onirisme grignote avec vigueur une réalité de plus en plus chancelante et où les doubles et les reflets trompeurs ou tronqués deviennent monnaie courante.

A l'origine donc, la mort ou la disparition inexpliquée des membres survivants du régiment des Deux-Siciles, régiment dissous depuis la fin de la Grande guerre mais dont ceux qui en ont fait partie, appliquant un strict esprit militaire, ne parviennent pas à se désolidariser. Le premier décès, l'assassinat d'Engelshausen, compromet plus ou moins Gabrielle, la fille du colonel von Rochonville, qui commandait jadis le fameux régiment. Comme un seul homme, les officiers qui restent décident alors de mener leur propre enquête afin de rétablir la réputation de la jeune fille. (L'un d'entre eux, von Sera, lui proposera même de l'épouser afin de rétablir l'honorabilité de sa situation.)

Le mystère planant sur la mort brutale d'Engelshausen est renforcé par la présence sur les lieux d'un curieux personnage, Gasparinetti, lui-même ancien officier ayant, semble-t-il, été fait prisonnier par les Russes alors qu'il combattait dans les rangs autrichiens durant la Grande guerre. Chez lui, tout est étrange : son comportement, sa façon de s'exprimer et plus encore les histoires qu'il raconte. C'est d'ailleurs lui qui, dès les premières pages, donne au roman la connotation onirique, à la limite du fantastique, qui le caractérise.

Autre détail bqui relève du fantastique - même si Lernet-Holenia lui prévoit en parallèle une explication logique : la blessure de Silverstolpe qui le conduit à une mort lente mais paisible. Silverstolpe décède d'un empoisonnement du sang qu'il aurait contracté en se piquant à la pointe d'une épingle de sûreté ayant servi à rajuster la tunique d'uniforme d'Engelshausen alors que celui-ci se trouvait exposé sur son lit de mort. On saisit tout de suite le rapport entre cet empoisonnement issu d'un corps en train de se corrompre et le cadavre, jamais clairement évoqué mais toujours présent, de la société austro-hongroise d'avant-guerre, en pleine décomposition de ses us et coutumes.

Si tous les personnages parlent de la Mort, c'est Silverstolpe qui l'évoque de la façon la plus subtile et la plus profonde. Sa fin s'inscrit dans un été finissant, au coeur d'une nature qui se prépare elle-même à mourir pour un temps avant de renaître au printemps. La partie qui lui est consacrée est d'une saisissante beauté poétique.

En ce qui concerne le prétexte du livre, l'intrigue policière par elle-même, elle se trouve résolue à la toute fin du volume et, comme d'habitude, cette élucidation déçoit le lecteur plus qu'elle ne satisfait sa curiosité. On s'en accommode sans problème pour peu que l'on ait saisi - ce qui se devine très vite - qu'elle ne constituait pas le thème majeur du roman - loin s'en faut.

Tant par ses buts que par son style, riche et soutenu, "Le Régiment des Deux-Siciles" est à réserver aux lecteurs qui apprécient les méditations philosophiques. Précisons toutefois que l'ouvrage reste abordable. Il révèle en outre un auteur certes difficile mais d'une grande sensibilité et d'une intelligence aiguë. A découvrir donc mais quand on se sent dans la disposition d'esprit adéquate.

jeudi, novembre 15 2012

Le Volcan - Klaus Mann

Der Vulkan Traduction : Jean Ruffet

ISBN : 2855651964 ''Extraits'' Personnages

Moins maîtrisé - en tous cas à notre sens - que "Méphisto", "Le Volcan", sous-titré : "Un Roman de l'Emigration Allemande (1933 - 1939), n'en occupe pas moins une place importante dans l'oeuvre de Klaus Mann en ce sens qu'il dépeint sur le vif les comportements, à vrai dire très divers, qu'engendra en Allemagne l'arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes.

L'action se situe pourtant presque entièrement hors d'Allemagne, essentiellement à Paris et, dans la dernière partie, aux Etats-Unis. Dans la capitale française - qu'il semble avoir beaucoup aimée - Mann recrée tout un groupe d'exilés, de ceux qui quittèrent l'Allemagne soit dès 1933, soit un peu avant, soit un peu après. Les deux figures marquantes en sont Marion von Kammer, jeune comédienne en qui on peut sans doute retrouver quelques traits d'Erika, la soeur de Klaus, et Martin Korella, ex-comédien homosexuel que ses tendances autodestructrices conduiront à sombrer dans l'héroïne. Ce mal de vivre, qui est comme la ligne directrice du personnage, fait penser de son côté au destin personnel de l'auteur, lequel se suicida en 1949.

Autour d'eux gravite une foule de personnages : Kikjou, jeune mystique partagé entre l'homosexualité et la foi, la mère Schwalbe, dont le restaurant qu'elle a rouvert à Paris est devenu l'un des points de ralliement des émigrants allemands, Dora Proskauer, jeune femme qui fait des pieds et des mains pour faire sortir d'Allemagne nombre de Juifs et de personnes suspectées par le gouvernement nazi, Marcel Poiret, écrivain français et amant épisodique de Marion, qui finira par mourir en Espagne, en combattant aux côtés des Républicains, et bien d'autres.

De temps à autre, en Suisse, nous retrouvons la mère et la soeur de Marion, Tilly von Kammer. Elles ont dû fuir leur pays parce que Marie-Louise, la mère, avait épousé un Juif et que, ce faisant, ses filles n'étaient plus en sécurité dans le Reich. Le destin de Tilly n'en sera pas moins tragique : elle se suicidera après un avortement raté. Quelques scènes en Hollande nous font apercevoir celui qui deviendra le grand amour de Marion, le professeur Abel, universitaire juif évidemment chassé d'Allemagne en raison de ses origines ethniques.

La majeure partie de ces personnages sont ou franchement communistes, ou fortement orientés à gauche. Ces choix politiques, que l'on peut comprendre en se remettant dans la perspective de l'époque - et bien que Mann ne fasse pas allusion au pacte germano-soviétique ou encore aux querelles terribles qui, à l'intérieur du parti républicain espagnol, permirent à Franco de prendre le pas sur ses ennemis - sont malheureusement très mal gérés par l'auteur.

Cela commence à déraper au dernier tiers du livre, dans des réunions politiques où l'on voit un Kikjou à demi illuminé s'enflammer tellement à la tribune pour le Parti communiste qu'il en vient à brandir le poing - un geste beaucoup moins anodin à l'époque qu'il ne l'est devenu. Klaus Mann bascule dans l'écriture engagée ... et perd le contrôle d'un attelage fringant et bien mené.

Mais pires que l'engagement politique - bien pires - les interpellations semi-mystiques aux personnages principaux, sur Dieu et sur la foi, rendent la fin du "Volcan" pratiquement imbuvable, non pour tous les lecteurs sans doute, mais pour une certaine catégorie d'entre eux. Ce mélange politique-foi crée un cocktail tout à fait indigeste qui, bien loin d'éblouir et d'enivrer, s'évapore dans un "pshitt" d'eau gazeuse mal conditionnée à la fermeture. On le déplore avec d'autant plus de tristesse que "Le Volcan", dans ses deux premiers tiers, tient du "grand livre" et révèle, chez son auteur, une tendance à manier la fresque au moins égale à celle manifestée par son père, Thomas Mann, dans l'inoubliable "Montagne Magique."

Et puis, répétons-le, Klaus Mann nous dépeint l'Allemagne et les Allemands - les exilés et les autres - tels qu'il les a connus et pratiqués à l'époque, donc avant que l'Histoire ne soit réécrite par les vainqueurs. Même si on peut l'accuser de subjectivité, cette vision n'en demeure pas moins précieuse. Et puis, l'on sent bien que le sérieux de l'écrivain l'emporte sur sa subjectivité - sur son désir d'oublier ou de ne pas mentionner certaines choses. Il va même jusqu'à évoquer les paroles de Juifs allemands de province, estimant (nous citons de mémoire) que "les Juifs de Berlin étaient allés trop loin et qu'Hitler avait bien raison de les traiter comme il le faisait."

Pour lire "Le Volcan" jusqu'à sa fin ouverte, il faut donc ou bien témoigner d'une remarquable imperméabilité au pathos, ou bien se sentir assez de courage pour y plonger sans s'y noyer. Nous l'avouons, la chose nous fut difficile. Surtout que l'écriture s'en ressent : Mann ne s'en rendait peut-être pas compte mais la dernière partie de son livre est pesante, il peine à l'achever et, pour résumer l'affaire, il fait rejaillir là-dedans ce qu'il y a de pire dans la littérature allemande : le romantisme échevelé et larmoyant.

Doit-on pour autant laisser de côté "Le Volcan"  ? Non, ce serait une erreur. Après tout, certains lecteurs apprécieront et d'autres feront la part des choses. Seuls quelques irréductibles s'agaceront et auront des petits boutons - au dernier tiers seulement. En outre, la sincérité de Klaus Mann est patente et, rien que pour cela, son livre mérite d'être lu. Son livre ? Que dis-je ? Son oeuvre entière plutôt. A bon entendeur.

samedi, juin 23 2012

Effi Briest - Theodor Fontane (Allemagne)

Effi Briest Traduction : André Coeuroy Préface : Joseph Rovan

Extraits Personnages

Si le premier roman publié de Theodor Fontane se distinguait, paraît-il, par sa mièvrerie et par tout un ensemble de défauts dont le peu de stature des personnages et le style plat, "Effi Briest", l'un de ses derniers, constitue à l'opposé une vraie merveille de construction et de réalisme. A l'époque de sa parution, c'est-à-dire en 1894, le monde littéraire européen et américain était encore sous le choc du Naturalisme, que Zola, son créateur, avait pourtant baptisé ainsi près de trente ans auparavant. Fontane, comme tout un chacun à cette époque, a lu l'épopée des Rougon-Macquart - le roman "Nana" est même évoqué dans "Effi Briest". Mais les excès du Naturalisme ne sont pas pour lui. Il va simplement lui emprunter le regard sévère qu'il porte sur la société et, en en gommant la tendance au paroxysme, l'adapter à la raideur et aux conventions prussiennes. On en revient au réalisme, la base même du Naturalisme.

"Effi Briest" ressemble à un cours d'eau serpentant, avec douceur et tranquillité, à travers la Marche du Brandebourg et la Poméranie. Au début, ce modeste ruisseau est d'une clarté chantante. Mais, au fur et à mesure que l'héroïne avance dans sa découverte de la vie, des sentiments amoureux et de leurs conséquences, il se fait de plus en plus sombre avant, dans sa dernière partie, de retourner peu à peu à sa pureté originelle. Quand on évoque ce livre, on pense souvent à la "Mme Bovary" de Flaubert. Mais restons attentifs. L'univers dans lequel évolue la malheureuse Emma est beaucoup plus noir et peint d'un trait plus chargé, qui, avec un personnage comme Homais, peut même prétendre à la caricature. A se demander, après avoir lu le roman de Fontane, si Flaubert était si "réaliste" que ça ... Ou si sa recherche frénétique du mot juste ne relevait pas d'un désir profond d'éradiquer en lui les velléités flamboyantes et baroques qui font la grandeur et la faiblesse de "Salammbô."

Si réalisme il y a, celui de Flaubert est en tous cas marqué - nul ne pourra le nier - au coin d'un pessimisme puissant, qu'explique le caractère de l'homme. Celui de Fontane au contraire refuse de faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre. Pour le premier, le monde ne peut être sauvé (en vaut-il la peine, d'ailleurs ?), pour le second, on ne perd rien à essayer ... Quoi qu'il en soit, le Français et le Prussien se rejoignent en ceci que tous deux prennent fait et cause pour leur héroïne - Flaubert avec certainement plus d'agressivité.

L'héroïne de Fontane n'a que dix-sept ans quand elle épouse un ancien soupirant de sa mère, le baron von Innstetten, de vingt-et-un ans son aîné. J'aimerais pouvoir vous dire que cette différence d'âge, la rapidité avec laquelle se nouent les fiançailles - vingt-quatre heures - le fait aussi que le baron, jeune homme, ait courtisé la mère d'Effi, causent problème à un moment ou à un autre. Mais non : c'est admis dans les moeurs. Or, Effi est une jeune fille docile, élevée dans l'idée de faire un "bon" mariage, si possible avec un fonctionnaire impérial doté d'un bel avenir - et c'est le cas de son prétendant, qu'on voit déjà finir ministre. Elle l'épouse donc et le suit en Poméranie, dans une petite ville de province.

C'est un début banal, pour une histoire banale. La suite, bien sûr, c'est la liaison adultère entre Effi et le capitaine von Crampas. Une liaison aussi passionnée que secrète, à laquelle met fin la mutation de von Innstetten à Berlin. Puis vient la découverte, par le mari, de quelques billets doux conservés par la sentimentale Effi dans sa boîte à ouvrage et alors, le drame éclate ...

Six ans après, alors qu'il y a pour ainsi dire prescription, parce que le baron a des principes et tient à les faire respecter. Résultat : une vie gâchée, humiliée - renvoyée au néant.

L'intrigue, comme on le voit, est simple, pour ne pas dire classique. Les personnages s'incarnent lentement mais sûrement sans que l'auteur éprouve le besoin d'approfondir leurs états d'âme (Fontane suggère, il ne dit pas). Pour calmer les bien-pensants, il joue avec habileté avec la culpabilité qui mine la malheureuse Effi et la mène à sa perte - laquelle est aussi, à ses yeux comme pour ceux qui l'observent, sa rédemption. Mais au-delà, le lecteur ne manque pas de saisir la critique sévère portée sur une société capable non seulement de marier une innocente de dix-sept ans à un homme qui pourrait être son père, mais aussi de proposer ce genre d'unions comme LE modèle parfait. Le sacrifice que fait Innstetten de sa femme au nom des principes édictés par la société et pour conserver son rang, est aussi appelé au banc des accusés. Fontane n'oublie pas enfin de blâmer les parents d'Effi qui, en un premier temps, se refusent à donner asile à leur fille désormais divorcée : eux non plus ne veulent pas perdre leur rang et voir se détourner d'eux leurs amis. Ce n'est que lorsque la Mort est là, lorsqu'elle s'installe, bien décidée à ne pas repartir sans Effi, que les von Briest acceptent de reprendre leur fille.

Cet acte d'humanité, pour tardif qu'il soit, permet à l'auteur de poser une ultime question : ces parents pourtant affectueux et pour qui Effi avait tant d'amour ne sont-ils pas les premiers coupables de tout ce gâchis ? La question résonne d'autant plus juste que c'est celle qui, justement, semblait avoir en cette histoire un aussi grand amour des principes que le baron von Innstetten, la mère d'Effi, qui finit par l'exprimer devant la tombe de sa fille.



En fait, "Effi Briest" est l'histoire d'une jeune fille que ses parents eux-mêmes préférèrent immoler sur l'autel des conventions et des règles édictées par la bonne société prussienne. Avec un tel programme et les circonstances atténuantes que l'auteur prête (de très bon coeur) à son héroïne - en particulier la note terrible par laquelle il signale que "Innstetten n'était pas un amant" - on comprend que le livre ait paru subversif à nombre de ses contemporains.

jeudi, juin 21 2012

Le Liseur - Bernhard Schlink (Allemagne)

Der Vorleser Traduction : Bernard Lortholary

Extraits Personnages

Avant toute chose, je tiens à dire que je n'ai pas compris pourquoi l'on n'avait pas traduit le titre tout simplement par "Le Lecteur." En effet, dans certains milieux, les dames de compagnie servaient aussi de "lectrices." Alors, pourquoi ne pas adopter ici le masculin puisque, effectivement, le héros sert bien de lecteur à sa maîtresse ? ... Enfin, passons.

Le style est simple, fluide, les chapitres ramassés et l'auteur va droit à l'essentiel. Mais alors, question personnages et surtout thèmes choisis, quelle complexité et plus encore quelle ambiguïté, mes aïeux !

Oui, l'on peut dire que l'auteur soulève ici la question de la perception des agissements du Troisième Reich par les générations qui n'ont pas vu les Nazis directement à l'oeuvre. Maintenant, soutenir qu'il s'agit là du seul thème traité avec, bien sûr, l'inévitable Shoah, c'est tout de même un peu fort de café ! Déjà, le jugement que porte sur les faits dont Hanna s'est rendue coupable l'homme qui l'a jadis aimée est plus qu'ambigu. Ces faits, il les réprouve, certes - qui ne les réprouverait ? - mais il laisse aussi la porte ouverte à un effort de compréhension de ces actes, compréhension qui ne les justifie en rien, cela va de soi. De temps à autre, comme il semble redouter, en tant qu'Allemand - et on le comprend ! - d'écrire un mot de trop ou de travers sur la question, Schlink sort une ou deux phrases hautement vertueuses et délaie consciencieusement sa sauce. Ca a pour principal effet de rendre son propos encore plus ambigu mais - à moins qu'ils ne soient complètement idiots ou naïfs - ça ne convaincra que ceux qui veulent bien se laisser convaincre.

C'est d'ailleurs en cela que "Der Vorleser" est intéressant et même, à certains moments - comme l'instant où Hanna demande au juge : "Et vous, qu'auriez-vous fait ?" - carrément passionnant - et oh ! combien dérangeant.

Pourtant, elle n'a pas l'air bien dangereuse, au premier abord, cette histoire d'amour entre un adolescent de quinze ans (Michael Berg], qui est aussi le narrateur) et une femme de trente-six ans (Hanna Schmitz.) Un jour, Hanna disparaît. Comme ça, brusquement, sans rien dire. Comme Michael commençait alors à s'intéresser à des filles de son âge, ça le soulage plutôt qu'autre chose : c'est la vie, pourrait-il dire.

La deuxième partie s'ouvre vraisemblablement au début des années soixante, à l'époque des derniers grands procès des anciens collaborateurs des Nazis. Michael, maintenant étudiant en droit et jeune Allemand conscient du fardeau qui pèse sur la génération de ses parents, assiste régulièrement à ces procès. Or, un jour, il aperçoit Hanna parmi les accusés. Une Hanna de quarante-trois ans maintenant, donc un peu plus lourde, un peu changée mais c'est bien elle tout de même. Au fil des audiences, le jeune homme apprend qu'elle a été gardienne dans divers camps de concentration.

Plus tard - une vingtaine d'années à peu près - Berg demandera à Hanna si, pendant leur liaison, dans ces moments où ils étaient dans les bras l'un de l'autre, il lui arrivait de penser à cette époque-là de sa vie. "Non", répondra-t-elle simplement.

C'est qu'Hanna n'a pas rejoint l'administration nazie par désir d'exercer son sadisme et sa méchanceté. Non, à l'époque, le responsable de l'usine où elle travaillait voulait la faire passer contremaître. Et Hanna a préféré laisser tout tomber et "se réfugier", en quelque sorte, dans cette carrière de garde-chiourme : tout ça pour ne pas avoir à avouer qu'elle était analphabète.

C'est là le grand, le terrible secret d'Hanna. C'est ce qui la poussait à demander à son jeune amant de lui lire à haute voix les livres que lui-même aimait et connaissait. C'est ce qui la poussait, dans les camps, à choisir, toujours parmi les plus faibles, parmi celles qui n'auraient pas résisté aux travaux forcés, une déportée capable de lui faire chaque soir la lecture.

Mais les juges ne le sauront jamais - Berg, qui comprend enfin durant le procès, ne sait comment en parler au président et, finalement, en dépit de sa conscience qui le tourmente, se résigne à ne rien dire. Impuissant et comme anesthésié - un mot qui revient souvent sous sa plume - il voit même Hanna accepter en silence d'endosser la responsabilité d'un rapport mensonger sur un crime de guerre alors que, ne sachant ni lire, ni écrire, elle aurait été bien incapable de le rédiger. Cet aveu, bien sûr, alourdira sa peine : dix-huit ans de prison.

Devant une intrigue apparemment si simple, le lecteur, qui ne s'y attendait guère, n'arrête pas de se poser des questions. Et la principale, la voici :

Le personnage d'Hanna, qu'on est parfois tenté de qualifier d'"animal" dans le sens de "sain, sans complication, naturel", symbolise-t-il l'Allemand moyen de sa génération, pas plus mauvais qu'un autre finalement mais qu'un concours de circonstances aberrantes, allié sans doute à l'instinct de conservation propre à l'être humain, a contraint à composer avec le gouvernement nazi en espérant que tôt ou tard, celui-ci chuterait ?

J'entends d'ici les arrogants, les sûrs d'eux, les pour ainsi dire parfaits, s'exclamer en un choeur vertueux : "Et le libre-arbitre, alors ?" Et ils auront raison : le libre-arbitre, ça existe ...

... Dommage que le juge qui va condamner Hanna n'ait pas finalement l'air si convaincu de cette existence ...

"Le Liseur" de Bernhard Schlink : un livre ambigu et qui pose les bonnes questions à ceux qui veulent bien ne pas se boucher les oreilles. Si vous êtes de ceux-là, lisez-le. Sinon, rendormez-vous sur votre confort moral : on vous réveillera au prochain arrêt.

mercredi, juin 20 2012

La Fin de Horn - Christoph Hein (Allemagne)

Horns Ende Nouvelle Traduction : François Matthieu

Extraits Personnages

Publié cinq ans après "L'Ami Etranger" mais achevé bien avant lui, "La Fin de Horn" permet à son auteur de donner la pleine mesure de son style avec un récit complexe et foisonnant, où chacun tente de fuir ou de ranimer ses souvenirs autour de la mort d'un homme. Qu'en est-il exactement des raisons de cette mort ? Pourquoi Horn est-il allé se pendre à un arbre, dans la forêt de Guldenberg ? Etait-ce une affaire personnelle ou politique ? Et la version officielle de l'histoire recoupe-t-elle bien les évènements ?

Hein aime à dénoncer les mille manières que peut avoir une société totalitaire pour étouffer, pour écraser un homme - et pour bâillonner les autres. Il pose ici la question de la falsification de la mémoire collective par des procédés dont celui - bien connu des staliniens pour ne citer qu'eux - qui consiste à gommer un tel ou un tel sur une photographie officielle reste le moins subtil. Il reste entendu que ce que l'on peut faire à l'échelle mondiale, est aussi possible dans une dimensions plus privée, lorsque les circonstances l'exigent.

Infime rouage administratif, envoyé pour une faute vénielle sur la voie de garage qu'est le musée de de Guldenberg, Horn est un homme réservé, qui se livre peu mais fait honnêtement son travail d'historiographe Jusqu'à ce qu'une nouvelle erreur de sa part, provoquée par cette partie de lui qui refuse de penser "selon la ligne", vienne réveiller les vieux démons et ramène à son domicile deux policiers d'un genre très spécial, qui lui rappellent fort à propos que sa soeur a quitté illégalement le pays et qu'on le suspecte d'entretenir des relations avec elle ...

Autour de Horn, une petite ville thermale assoupie sous les brumes de l'hiver ou sous l'entêtant soleil de l'été et où les jours s'écoulent avec une feinte insouciance. Et les narrateurs qui nous restituent leurs souvenirs fragmentés : Kruschkatz, le maire, qui aurait tant voulu que les choses ne se fussent pas déroulées ainsi ; le Dr Spodeck, un cynique qui gagne à être connu ; Gertrud Fishlinger, l'épicière, peut-être le personnage le plus attachant du roman ; Thomas qui, adolescent, a découvert le corps de Horn, pendu à un arbre dans la forêt, et puis, de temps à autre, Marlene, la fille "différente" mais chérie de M. Gohl, personnage qui nous rappelle l'une des pages les plus inhumaines de l'époque nazie. Tous ont connu Horn, tous ont vécu le drame et tous le déplorent. Certains regrettent de ne pas avoir su écouter, voir, prévoir ... Et d'autres regrettent d'avoir détourné le regard pour, justement, ne pas voir.

Un roman d'une grande richesse stylistique, qu'on a plaisir à lire à haute voix. Un roman bourré d'émotion mais qui ne tombe jamais dans le mélodrame. Un roman qui, mieux que "L'Ami Etranger", nous fait pénétrer dans l'univers de Christoph Hein, assurément l'un des plus grands auteurs allemands contemporains.

L'Ami Etranger - Christoph Hein (Allemagne)

Der fremde Freund Traduction : François Mathieu avec la collaboration de Régine Matthieu

Extraits Personnages

Bien que ce soit lui qui, en 1982, ait apporté le succès à Christoph Hein, ce n'est pas "L'Ami Etranger" que je conseillerai de lire pour faire connaissance avec cet auteur. "Der fremde Freund" est en effet l'étude, glacée quoique impeccablement détaillée, de la vie d'une petite fonctionnaire de la santé, dans l'ancienne R. D. A. Mais attention : si le système politique de la République Démocratique Allemande brille par sa froideur et sa volonté, typique du totalitarisme, de déshumaniser l'humain, on peut dire que, avec Claudia, l'héroïne ou plutôt l'anti-héroïne de ce roman, il n'a pas eu à se donner beaucoup de mal pour la faire correspondre au modèle rêvé du parfait citoyen est-allemand. Par nature, Claudia ne s'intéresse qu'à elle et, en dépit de la profession qu'elle a choisie - médecin - elle n'attache pratiquement aucune importance à l'Autre.

Sa relation, éphémère et dissoute dans la Mort, avec Henry, l'un de ses voisins, semble un temps parvenir à la rattacher à la vie normale par le biais de la jalousie. Mais elle se reprend bien vite : Claudia ne veut avoir aucun problème et, après tout, Henry est encore marié.

Le titre* du livre indique d'ailleurs suffisamment que son amant lui demeurera étranger jusqu'au bout. Il y a, chez cette femme à la personnalité pourtant affirmée - en apparence tout au moins - une véritable et tragique angoisse à l'idée de se démarquer de la masse, de se faire remarquer. Sa phrase favorite - sa règle d'or - qui apparaît de plus en plus au fur et à mesure que défilent les pages, c'est : "Ce n'est pas mon problème." Et, l'ayant prononcée ou pensée, elle se recroqueville sur elle-même dans son minuscule appartement où elle amasse des milliers et des milliers de photographies qu'elle prend et développe elle-même. Des photos de ruines ou de végétaux, en général rabougris ou desséchés : jamais un seul portrait, jamais un seul être vivant.

Claudia est-elle née ainsi ou son incapacité à "voir" l'Autre tel qu'il est, à s'intéresser à lui, à s'ouvrir à lui, est-elle le résultat de la pression exercée, sur elle et sur sa génération, par la société dans laquelle elle a vu le jour et où elle a toujours vécu ? Une société où, dans les écoles et dans les milieux étudiants, on conseille de rapporter à qui de droit les propos tendancieux ou "contraires à l'esprit socialiste" ? Une société où cet espionnage est chose courante dans tous les milieux, certains y sacrifiant par conviction, d'autres parce que la Stasi les tient d'une façon ou d'une autre ?

Hein n'évoque pas ainsi le problème. Il choisit de nous dépeindre la vie au jour le jour de Claudia - et c'est épouvantable. L'annonce de la mort, pourtant inattendue, de son amant la trouble à peine. Oh ! on sent bien que cela la touche tout de même un peu mais, presque instantanément et comme si sa propre vie en dépendait, elle transforme l'émotion ressentie en une forme de soulagement : maintenant qu'Henry l'a quittée sans aucun espoir de retour, maintenant qu'elle vient de fêter ses quarante ans, elle ne court plus aucun risque, elle peut, en toute tranquillité, se replier dans son cocon. Loin des problèmes. De tous les problèmes.

Le style de Hein est toujours aussi riche : l'homme aime à raconter. Mais le contraste entre ce style et ce qu'il nous dépeint - la routine glacée, les réflexions mesquines, l'égocentrisme affiché de son personnage - a quelque chose d'implacable. Le lecteur se cramponne pourtant à l'histoire, bataille, cherche avec désespoir à y trouver quelque chose qui sorte de l'ordinaire. Mais rien, il n'y a rien. Et si l'on pressent, à la page finale, que toute cette satisfaction d'une femme qui se retrouve enfin seule dissimule un degré d'amertume au moins égal à son égoïsme, on ne peut s'empêcher de se dire que c'est peut-être un effet de notre imagination ...

* : le titre est-allemand. En République Fédérale, le livre sortit sous celui de "Le Sang du Dragon", par référence à la "carapace" que l'héroïne se construit pour vivre et à laquelle elle fait référence comme un procédé similaire à celui employé par Siegfried dans les "Niebelungen", lorsqu'il se plonge dans le sang du dragon qu'il vient de tuer. A notre humble avis, le titre ouest-allemand est mieux approprié.

lundi, juin 18 2012

Trame d'Enfance - Christa Wolf (Allemagne)

Kindheitmuster Traduction : Ghislain Riccardi Postface : Danièle Sallenave

Extraits Personnages

Voici l'un des ouvrages les plus complexes que j'aie jamais lus. Non en raison de son style, qui demeure, en dépit de la traduction de l'allemand, largement accessible au lecteur moyen, mais en raison de ses thèmes principaux : la mémoire individuelle face à l'Histoire d'une part et, de l'autre, le choix de l'intervention chez l'être humain confronté à la dictature et enfin, bien sûr, la culpabilité. ("Trame d'Enfance" est même si complexe qu'il nécessitera certainement, à un moment ou à un autre, une relecture.)

Ce livre éveille chez son lecteur une profonde fascination. Fascination pour l'intelligence de celle qui écrit mais aussi fascination pour l'impossibilité dans laquelle Christa Wolf s'est trouvée, en dépit (ou à cause de) son intelligence, d'éviter la chape de plomb de la culpabilité qui s'est abattue sur l'Allemagne de l'après-guerre.

Avec ce sûr instinct de l'écrivain qui entend exprimer ce qu'il ressent avec un maximum d'intégrité, Wolf souligne - consciemment ou non, il est difficile de l'affirmer sans se tromper - cette contradiction en utilisant tour à tour les trois premières personnes du singulier pour évoquer son propre personnage. L'enfant qu'elle fut, celle qui vécut sous le nazisme puisqu'elle avait eu la malchance de naître en 1929 et dans une petite ville proche de la frontière germano-polonaise, elle l'habille d'une nouvelle identité et la baptise d'un nouveau prénom : Nelly. Et quand elle raconte Nelly, ses parents qui, comme tant d'Allemands, préféraient ne rien voir parce qu'ils ne pouvaient pas faire grand chose, et le cours de leur existence trop paisible si l'on considère les malheurs qui s'abattaient à l'époque sur tant de malheureux, Wolf préfère utiliser le "elle" : c'est la seule façon qu'elle a trouvée, nous explique-t-elle, pour avoir un recul acceptable.

Lorsqu'elle parle de son incarnation actuelle, c'est-à-dire la Christa Wolf écrivain, l'un des plus connus de la République démocratique allemande, elle n'a par contre aucune difficulté à utiliser le "Je". Mais le plus troublant - et ce que certains lecteurs jugeront déstabilisant - c'est le "Tu" qu'elle emploie pour s'adresser au fantôme de sa jeunesse et, de temps à autre, au "Je-Christa Wolf", ce qui lui arrive par exemple quand elle analyse son travail d'écrivain sur le présent manuscrit.

La forme de "Trame d'Enfance" n'est donc pas simple et risque d'occasionner quelques maux de tête à certains.

Le fond, maintenant : Christa Wolf, citoyenne de R. D. A. probablement revenue de certains aspects parmi les plus rebutants du communisme stalinien mais plaçant encore tous ses espoirs dans les théories socialistes, met en parallèle un voyage qu'elle fit dans les années soixante-dix, en compagnie de son mari et de leur fille, dans sa ville natale entretemps redevenue polonaise (Landsberg-an-der-Warthe, actuelle Gorzów Wielkopolski), et les souvenirs qu'elle a conservés de sa jeunesse sous les aigles nazies. La question centrale est, on le devine : pourquoi ?

Vu le contexte, ce serait une question banale si Wolf ne s'interrogeait en fait non seulement sur les motifs qui ont permis au national-socialisme de prendre son envol mais aussi - mais surtout et l'on est tenté d'écrire hélas ! - sur les raisons qui l'ont empêchée, elle ou plutôt Nelly, petite fille, puis adolescente et toute jeune fille, de s'opposer au régime totalitaire.

Le lecteur en reste ébranlé. Il aimerait pouvoir saisir l'écrivain par les épaules, la secouer et lui dire : "Mais vous n'étiez qu'une enfant ! "

Qu'est-ce qu'un enfant pouvait comprendre au monde des adultes ? Pour un enfant, si intelligent soit-il, les adultes détiennent la Vérité et l'enfant accepte leurs conclusions sans broncher : il se soumet - il ne peut rien faire d'autre. Et pour ce qui est de l'adolescence, bien sûr, bien sûr, Nelly-Christa aurait pu se révolter. A cela près que, de manière assez paradoxale, l'adolescence, c'est aussi la période de sa vie où l'on veut être le plus en phase avec les gens de son âge. Or, dans l'univers de l'époque, tous les jeunes appartenaient aux "Jeunesses Hitlériennes" et l'endoctrinement était puissant - tout-à-fait comme il l'était chez les Soviétiques, soit-dit en passant. Sophie Scholl elle-même appartenait au mouvement. Ce qui faisait la différence, c'était la solide éducation religieuse reçue par Scholl, éducation dont l'humanisme lui permit de réfléchir et de passer à l'acte, et bien entendu sa maturité : elle était de huit ans plus âgée que Nelly-Christa.

De ce "soutien passif" au régime national-socialiste, Christa Wolf ne s'est visiblement jamais remise. Cette femme, dont nul ne niera ni la profondeur de pensée ni les facultés de réflexion, a conservé, envers cette "faute", ce "péché" évidemment capital, le même sentiment ambivalent et trouble, fait de nausées et de jouissances, qui préside à la destinée de ceux qui aiment à se savoir coupables. Pas forcément coupables de quelque chose de déterminé d'ailleurs : rien que coupables.

Doit-on y voir la conséquence d'une enfance durant laquelle Nelly accompagna ses parents très régulièrement à l'église ? (Aller régulièrement à la messe ou au culte n'est pas toujours garant d'une bonne compréhension des valeurs premières du christianisme. Bien souvent, cela garantit même le contraire ... ) Ou du discours, culpabilisateur à outrances, qui, après la Défaite allemande, succéda à l'embrigadement hitlérien - discours qui, rappelons-le, est malheureusement toujours de rigueur pour trop de gens de nos jours ? Le passage sous la férule communiste de la République démocratique allemande, aux ordres de Staline et de l'URSS, y a-t-il tenu un rôle ? Y a-t-il un quelconque rapport avec cet incomparable esprit de discipline et de groupe qui reste l'une des caractéristiques du peuple allemand ?

Toujours est-il que "Trame d'Enfance" est LE roman de la Culpabilité allemande post-hitlérienne. Une culpabilité qui s'exerce essentiellement, et c'est en cela qu'elle est doublement inique, envers des innocents. Une culpabilité obtenue au prix d'une sorte d'effarant "lavage de cerveaux" qui n'aurait retenu que l'adage de l'Ancien Testament sur la malédiction du prétendu Eternel se déchaînant sur sept fois sept générations. Une culpabilité enfoncée dans le coeur et le cerveau pour paralyser, déprécier, humilier et faire souffrir au maximum en particulier ceux "qui n'y étaient pas." Une culpabilité contre laquelle Christa Wolf, convaincue pour on ne sait quelle raison du bien-fondé du châtiment, n'a pas cherché à se défendre.

Pour cette femme sensible et particulièrement intelligente, ce dut être un martyre. Mais toute médaille à son revers. Et cela nous permet, à nous, ses lecteurs, de réaliser combien cette manière de déclarer le peuple allemand, dans sa totalitéet, attention ! dans sa totalité passée, présente et à venir, coupable du nazisme revient à le charger d'une malédiction à vie - une malédiction à laquelle, comme visait à le dire Martin Walser|fr]dans le discours si controversé qu'il prononça à Francfort le 11 octobre 1998, il serait grand temps de mettre un terme.

Quoi qu'il en soit, lisez "Trame d'Enfance" et penchez-vous sur le reste de l'oeuvre de Christa Wolf : vous ne devriez pas le regretter.

Le Cabinet de Curiosités - Alfred Kubin (Autriche)

Aus meiner Werkstadtt Traduction : Christophe David

Extraits Personnages

Ce tout petit ouvrage, qui n'excède pas quatre-vingt-et-un page, est bâti carrément à l'envers. Son auteur tira de sa production dix dessins qui, sur le moment, l'inspiraient particulièrement et, autour de chacun d'eux, imagina une histoire, souvent de type philosophique comme "Le Franchissement du Col" ou "Le Sultan Fatigué", parfois fantastique ou mystérieuse comme "La Chasse au Vampire", plus rarement absurde comme "Un Pari" ou encore simplement humoristique comme "Deux Anglaises" - humour normal - ou "Le Dernier Vagabond" - humour noir.

Curieux exercice de style, réalisé en un style poétique et très fluide, par phrases courtes et simples, d'un étonnant naturel. Bien entendu, le lecteur comprend vite que l'histoire racontée n'est qu'une parmi les multiples qu'auraient pu inspirer encore la gravure à son auteur. L'imagination de Kubin s'est fixée sur celle-là plutôt que sur celle-ci mais on ne saura jamais pour quelles raisons exactes et l'auteur invite en quelque sorte son lecteur à plonger lui-même au coeur de l'image et à imaginer encore autre chose. En ce sens, le titre français est double puisqu'il fait référence à l'aspect insolite et curieux que revêtent certains de ses récits mais aussi aux "curiosités" que le lecteur, fouillant dans son imagination, pourrait à son tour dénicher et mettre en forme.

A lire pour le plaisir de découvrir le talent de Kubin - et par curiosité.

lundi, juin 11 2012

Portrait de Groupe Avec Dame - Heinrich Böll (Allemagne)

Gruppenbild mit Dame Traduction : S. & G. de Lalème

Extrait Personnages

Voici un livre dont nous attendions beaucoup et qui nous a, malheureusement, déçu. Pendant plus de quatre cents-pages environ - et le livre en comporte un peu plus de cinq cents dans cette édition - tout se passe pourtant bien. Mais à compter de l'intermède romain, c'est-à-dire de la visite rendue par le narrateur à Soeur Clémentine, afin d'essayer de faire le point sur les rapports de l'héroïne avec la soeur Rachel Maria Guinzburg, on plonge. Et vertigineusement. C'est un peu comme si, à la toute fin d'un film sur l'Allemagne et son peuple pendant les années hitlériennes, le metteur en scène avait l'idée incongrue d'amener des couplets de comédie musicale et l'intrigue qui va avec. En tous cas, c'est ce que nous sommes au regret d'avoir ressenti.

C'est d'autant plus regrettable que tout le reste du roman empoigne le lecteur même si les tics d'écriture imposés au narrateur sont susceptibles d'indisposer quelques impatients. L'héroïne, Leni, qui ne s'exprimera jamais directement, avait vingt ans durant la Seconde guerre mondiale. Fille d'un homme d'affaires brillant mais volontiers escroc et d'une jeune femme au tempérament anticonformiste, Leni paraît avoir traversé cette période ô combien épineuse sans s'y être véritablement impliquée. Non parce qu'elle détourne la tête ou ne veut pas voir ce qui se trame autour d'elle : simplement parce que sa réalité n'est pas la même que celle de ses contemporains. Qu'on le veuille ou non, Leni reste en effet une femme "décalée", peu en phase avec son environnement. Le lecteur peut même penser à un trouble de la personnalité mais cela n'est jamais dit de manière explicite.

Leni, qui a bon coeur et n'aime pas l'injustice, apportera pourtant de la nourriture et des cigarettes à Soeur Rachel lorsque les origines juives de cette dernière contraindront sa communauté à la dissimuler dans leur couvent. Elle restera marquée - le contraire eût été invraisemblable pour une nature aussi sensible - par l'exécution de son frère, lequel s'était enrôlé dans la Wehrmacht pour le seul plaisir, semble-t-il, de s'opposer aux autorités militaires. Et bien sûr, au beau milieu de la guerre, la jeune femme, veuve d'un homme qu'elle a épousé comme par ennui, trouvera le moyen non seulement de tomber amoureuse d'un prisonnier soviétique mais encore de se retrouver enceinte de ses oeuvres. Pour finir, soutenue par à peu près toutes ses connaissances, à commencer par son employeur, le fleuriste en tous genres Pelzer, elle accouchera d'un fils dans un caveau funéraire, alors que les bombes américaines n'arrêtent pas de pilonner Berlin.

Pour quelqu'un qui n'a jamais l'air d'y toucher, c'est là un beau parcours.

Böll nous le raconte avec une finesse malicieuse, dans un ordre qui n'est pas toujours chronologique (il nous immerge dès le début dans l'Allemagne des années soixante-dix), avec des digressions, des retours en arrière, des réflexions très sérieuses sur le destin commun d'un peuple et, cela va de soi, toute une foule de témoignages émanant de ceux qui ont connu, aimé ou détesté Leni - et dont le temps écoulé n'a pas modifié les sentiments. Toutes figures hautes en couleur avec une mention spéciale pour Pelzer, pour lequel, nous l'avouons, nous avons un faible très accentué.__

... Et c'est alors que, abandonné par les Muses ou induit en erreur par le terrible démon de la Banalité, l'auteur nous assène l'intermède romain et le personnage de Soeur Clémentine. Vous étonnerez-vous si l'on vous dit que le narrateur tombe immédiatement amoureux de cette nonne improbable ? Non ? Alors vous devez avoir compris que, dans la pure tradition des pires navets télévisés, Soeur Clémentine revient très vite sur ses voeux et, rendue à la vie profane, se précipite dans les bras et le lit de notre rédacteur anonyme aux anges. Toute la puissance du livre, tout ce qu'il contenait de tragique sous le couvert d'un humour toujours présent, est balayé, éradiqué. Ces cent pages démoniaques ne tendent plus qu'à un but : maintenir Leni et son fils dans l'appartement de l'ancienne maison familiale que cette tête de linotte a jadis vendu pour une bouchée de pain au père de sa meilleure amie. Cerise sur le gâteau : Leni, qui partageait son appartement avec d'autres personnes, est à nouveau enceinte (à quarante-huit ans) mais cette fois-ci d'un travailleur turc immigré plus jeune qu'elle. Enfin, si la loi s'oppose à ce qu'elle reste dans les lieux, peu importe : le narrateur et Clémentine, sans oublier les amis plus ou moins communistes de Leni sont prêts à tout pour vaincre, du sit-in à l'immolation par le feu - après tout, l'époque s'y prête, n'est-ce pas ?

Ca part dans tous les sens comme des feux d'artifices en folie, on ne comprend plus ni le pourquoi, ni le comment de toute l'affaire, et ce roman touffu mais à la construction originale, dont les personnages dits secondaires étaient presque tous parvenus à retenir la sympathie ou, à défaut, l'attention du lecteur, s'achève en un "flop" lamentable. "Tout ce travail pour ça ?" finit-on par se dire.

Dommage. Vraiment.

Chronique de La Ville de Pierre - Ismaïl Kadare (Albanie)

Kronikë në gur Traduction : Edmond Tupja

Extraits Personnages

Après la raideur compassée du "Général de l'Armée Morte", après l'errance blafarde, parmi les brumes du petit jour et celles, plus malignes, du crépuscule, de ces deux protagonistes principaux pour ainsi dire anonymes, après la boue froide du sol albanais, transformé par les pluies en une gangue qui rechigne à restituer les os des soldats étrangers morts depuis plus de vingt ans - après les tâtonnements d'un auteur à ses débuts, conscient de la valeur du sujet choisi mais aussi du traitement délicat qu'il lui impose, après ces phrases courtes, qui piétinent et hésitent, aussi désorientées semble-t-il que les deux héros, après ce texte prometteur mais qui réclame du lecteur constance et même entêtement ...

... cette "Chronique de la Ville de Pierre" constitue une surprise des plus agréables. Optant cette fois pour la fraîcheur de l'enfance, Kadare réveille, pour nous conter cette vision de la Seconde guerre mondiale s'invitant dans l'Albanie profonde, le petit garçon qu'il était à l'époque. Du coup, s'il ne peut éviter les scènes d'horreur dont il fut le témoin, il lui est par contre loisible d'adoucir un peu les angles en faisant preuve de cette gaieté, de cet humour que l'on recherche en vain dans son "Général de l'Armée Morte."

Une ville bâtie à flanc de montagne, où l'ivrogne qui glisse dans une rue peut fort bien se retrouver le lendemain à cheval sur un toit, un peu plus bas ; un monôme de femmes tout de noir vêtues et commérant de porte en porte en s'arrêtant à chaque perron pour déguster le café traditionnel ; des hommes qui répondent à leurs lamentions en pérorant de leur côté, de manière considérée comme plus "virile", au café du coin ; des jeunes gens qui traînent en ayant l'air d'attendre quelque chose (mais quoi ?) ; des occupants qui changent souvent de nationalité, Italiens le matin avec le commandant Arcivocale à leur tête et Grecs l'après-midi, sous la houlette du commandant Katantzakis en attendant les Allemands qui entreront, à la nuit tombée ou au petit jour, avec leur chef Kurt Vollersee ; des collaborateurs et des maquisards qui rongent leur frein en épiant et en dénonçant ; quelques sorcières ou qui se prennent pour telles ; les Grandes Vieilles qui, parce qu'elles ont dépassé le siècle d'existence, énoncent, lorsqu'elles se risquent au soleil, des oracles dignes de l'Antiquité ; des éxécutions qui ressemblent à des règlements de compte et des règlements de compte qui ressemblent à des exécutions, et la vie quotidienne qui continue à mener parmi tout cela son petit train d'indifférence, voilà tout ce que voit, se rappelle, vit et commente le jeune narrateur.

Il le fait avec la naïveté de ses onze ans préservés qui, en même temps, découvrent le monde des adultes, un monde perturbé par une guerre que personne, dans la ville de pierre, pas même les lâches, ne considère comme une guerre pour l'Albanie. Tous patientent, tous courbent la tête, attendant la fin de celle-ci et le départ des étrangers pour passer enfin à la seule guerre qu'ils accepteront : celle qui rendra l'Albanie libre et indépendante.

Ayant posé sa main dans celle de l'enfant-narrateur, le lecteur le suit avec confiance et une sorte de fascination, tant dans ses vagabondages personnels (son béguin contrarié pour Maguerite et ses rêves avec Suzanne) que dans ceux qui intègrent les siens et ses concitoyens. A son tour, le lecteur redevient enfant et jette, sur cette mini-société remuante et conformiste, où les filles n'ont d'autre espoir que le mariage, un regard étonné, amusé ou réprobateur mais curieusement dénué des a priori de l'âge adulte. C'est que, sous la plume de Kadare, il découvre en fait une Albanie plus complexe qu'il ne l'imaginait, avec des personnages hauts en couleur et très bien campés - peut-être aussi un peu idéalisés mais sans excès - des personnages incroyablement vivants avec lesquels il ne détesterait pas faire connaissance. Pour autant, l'auteur ne fait pas l'impasse sur les défauts de son peuple comme ce désir de vendettaqui tourne ici à la maladie pure et simple ou encore cette éternelle minorité qui est le lot de la femme albanaise.

"Chronique de la Ville de Pierre" remporte donc une double victoire : avant tout, il incite à découvrir d'autres ouvrages de Kadare mais il pousse également son lecteur à s'interroger sur l'Albanie et à tenter de voir au-delà de l'image sociétale, à la fois réactionnaire, figée et machiste, qu'elle a malheureusement tendance à donner d'elle.

mercredi, avril 18 2012

Le Pays Où L'On Ne Meurt Jamais - Ornela Vorpsi (Albanie)

Il Paese Dove Non Si Muore Mai Traduction : Marguerite Pozzoli en collaboration avec l'auteur

Extraits Personnages

Plus qu'un roman véritable, ce petit livre de cent-cinquante pages est une suite de scènes et de portraits ayant pour toile de fond l'Albanie communiste dans laquelle naquit l'auteur. Celui-ci appartenant au sexe féminin, le point de vue diffère sensiblement et met l'accent sur l'extraordinaire machisme qui caractérise la population mâle du pays, si policés que s'attachent à paraître ses membres les plus cultivés.

Ce machisme, certes, on le voyait déjà poindre son nez écoeurant ici et là, tant dans "Le Général de l'Armée Morte" de Kadare, dont l'essentiel de l'intrigue se déroule, il est vrai, dans l'Albanie rurale, que dans les romans de Fatos Kongoli, romans plus urbains certes mais dans lesquels le statut de la femme est loin d'être toujours facile. ''++Vorpsi, elle, évoque le phénomène avec une franchise totale : son héroïne, Elona-Ornela-Eva, se voit tout de suite suspectée de "putinerie" dès lors qu'elle passe de l'enfance à l'adolescence.

Ce qui exaspère encore plus la lectrice, c'est que, comme d'habitude dans ce genre de sociétés, les femmes sont les premières à vouer la féminité au Diable et au péché. La mère de l'héroïne la menace de faire vérifier sa virginité par le médecin alors que la pauvre petite vient à peine d'atteindre ses treize ans et est par ailleurs si surveillée, tant à droite qu'à gauche, qu'elle aurait bien du mal à s'en aller courir une précoce prétentaine. En outre, comme le dit le proverbe albanais : "Un homme se lave avec un bout de savon et redevient comme neuf mais une fille, même la mer ne la lave pas."

Raisonnement pour le moins absurde, en particulier à mes yeux de Bretonne qui a tous les jours sous les yeux les millions de litres d'eau, bien froide et bien verte, de l'Atlantique. Raisonnement d'homme, ajouterai-je, et d'homme injuste et sournois, raisonnement sans doute repris et ressassé par la bonne vieille église chrétienne - Vorpsi est orthodoxe - et, de manière générale, par toutes les religions patriarcales dont nul n'ignore la haine profonde qu'elles vouent à la Femme.

Alors, bien sûr, on ne parle pas toujours sexe et virginité des filles dans "Le Pays Où L'On Ne Meurt Jamais". Certaines scènes sont plus légères et font sourire ou alors, comme tout ce qui touche à l'indifférence du père de l'héroïne, indignent et/ou attendrissent. Mais, en dépit de tous mes efforts, c'est avec un malaise certain et la volonté bien arrêtée de ne jamais visiter l'Albanie que j'ai refermé ce livre qu'il faut lire car si déjà les écrivains albanais mâles sont peu traduits chez nous, la situation est encore plus grave pour leurs homologues féminines. Ce qu'on ne p

samedi, février 25 2012

Le Train Etait A L'Heure & Autres Nouvelles - Heinrich Böll (Allemagne)

Der Zug war pünktlich suivi de : Über die Brücke, Kumpel mit der langen Haar, Steh auf, steh doch auf, Damas in Odessa, Trunk in Petöcki, So ein Rummel, Abschied, Die Essenholer, Wiedersehen in der Allee, In der Finsternis, Geschäft ist geschäft, An der Angel, Kerzen für Maria, Die schwarzen Schafe"

Traduction : Colette Audry pour "Le Train Etait à l'Heure" et Mathilde Camhi pour les quatorze nouvelles

Extraits Personnages

Ce recueil paru chez Gallimard dans la collection "Folio" recense les premiers textes de Böll, à commencer par le tout premier, "Der Zug war pünklitch / Le Train Etait A L'Heure." Le thème : en 1943, un jeune soldat allemand regagne son poste, à la frontière russo-polonaise. A peine est-il monté dans le train que s'installe en lui la certitude qu'il n'atteindra jamais sa destination finale. Comme dans un jeu morbide, il pense à des noms de villes, à des tronçons de parcours. Et tombe finalement sur la certitude qu'il mourra quelque part entre Lemberg et Czernowitz. Au fur et à mesure que le train poursuit sa route et que le principal protagoniste noue amitié avec deux compagnons de route, le lecteur se rend compte que, sauf miracle, le jeune homme est en effet en route vers son destination ultime.

Deux choses m'ont frappée dans cette histoire. La première est de peu d'importance. Simplement, André, le héros, passe beaucoup de temps à prier. Il prie d'ailleurs pour tout le monde, aussi bien pour les Juifs que pour les S. S. croisés à un arrêt du train. C'est très oecuménique et hautement chrétien et je me suis même demandé, à un certain moment, si je n'étais pas en présence d'un futur saint. Mais enfin, probablement prie-t-on avec plus d'ardeur quand on sent rôder la Faucheuse - impression qui taraude André, c'est indéniable.

La seconde remarque est plus intéressante. Avec son développement lent, ses prières aussi étonnantes que radieuses, le viol de l'un des deux compagnons d'André par un adjudant abusif, la drame personnel du sous-officier Willi qui, retour de permission, est tombé sur un Russe dans le lit de sa femme, et enfin avec l'intégralité de l'épisode se déroulant dans une maison close de Lemberg, "Le Train Etait A L'Heure" ne saurait avoir été écrit que par un Allemand.

Non en raison de l'époque à laquelle se déroule l'action, encore moins en raison de la couleur des uniformes des protagonistes, mais parce que, sous ses dehors de conte moderne s'enracinant profondément dans l'un des grands conflits mondiaux du XXème siècle, cette longue nouvelle recèle en elle, par je ne sais quel miracle, toutes les composantes du conte romantique allemand. Avec des phrases plus longues et plus ampoulées, Von Kleist aurait pu l'écrire. C'est à Goethe mais aussi aux grands romantiques allemands comme Arnim et les grands poètes de l'époque que l'on songe irrésistiblement en lisant cette histoire. Böll aurait-il un peu plus forcé sur le macabre et l'onirisme qu'on aurait pu citer aussi Hoffmann. Quoique, je le répète, à mes yeux, ce soit bien Kleistque de manière parfaitement inexplicable, rappelle "Le Train Etait A L'Heure."

C'est en lisant des textes comme celui-ci qu'on se rend compte que la sentimentalité allemande n'est pas une expression vaine, dépourvue de tout sens. Au-delà les siècles, c'est toute une nation qui vibre dans "Le Train Etait A L'Heure", une nation certes trahie par une idéologie et vaincue par la guerre qu'elle avait elle-même déclenchée mais une nation libérée, qui retrouve d'instinct les valeurs inaltérables de son passé littéraire et artistique.

Face à ce récit curieusement prenant en dépit de sa lenteur, les nouvelles qui suivent baignent comme d'habitude dans une inégalité certaine. Toutes - sauf la dernière - se déroulent soit durant la guerre, soit immédiatement après celle-ci. Böll nous décrit le quotidien de protagonistes qui, le plus souvent, vont à la dérive car ils ont perdu tous leurs points de repère. Avec un minimum de mots, il brosse des scènes réalistes comme les immondes tanières dans lesquelles les soldats attendent la relève sous les obus qui tombent ("Dans le Noir"), le transport d'une moitié de cadavre ("Corvée de Soupe"), la Mort guettant tranquillement le soldat qu'elle doit emporter tout au fond d'une allée qui n'existe que dans le rêve de ce soldat ("Rencontre dans une allée").

L'ironie reprend parfois ses droits : il faut bien survivre. Il y a l'humour désespéré de "Jadis à Odessa" et de "Boire à Petöcki", celui, presque printanier, des "Adieux" et celui, complètement noir, des "Brebis galeuses". En prime, on a le droit à un soupçon d'humour tendre avec la nouvelle "Des Cierges pour la Vierge."

Tel quel, ce recueil donne au lecteur une assez bonne approche de l'art de Heinrich Böll. Si l'on veut voir à quoi ressemble son univers, c'est un premier pas somme toute très instructif qui donne envie d'aller plus avant.

Les Exclus - Elfriede Jelinek (Autriche)

Die Augesperrten Traduction : Yasmin Hoffmann et M. Litaize Présentation : Nicole Bary

Extraits Personnages

Je suppose qu'Elfriede Jelinek n'apprécierait pas ce que je vais écrire mais elle est, avec Céline et, dans un autre registre, James Joyce, l'un des rares écrivains dont le style et/ou l'univers m'ont porté, dès la première lecture, un coup que je ne pense pas pouvoir oublier. Il faut dire que le premier ouvrage de l'auteur autrichien que j'ai lu était "La Pianiste", l'un des romans les plus terribles à lire, à mon avis, pour celles et ceux qui ont eu une mère abusive - et plus particulièrement pour les femmes puisque, que nous le voulions ou non, nous partageons avec notre mère haïe/adorée une féminité qui nous enchante et/ou nous répugne.

"Les Exclus" est, précisons-le tout de suite, moins éprouvant pour les nerfs - ouf ! Attention : l'histoire n'en est pas pour autant plus gaie ! Chez Jelinek en effet, la Haine règne en maîtresse sur un univers tordu où se meuvent des personnages soit d'une médiocrité honteuse, soit d'une méchanceté et d'une mesquinerie absolues. Chez Jelinek, souvenez-vous-en bien, l'espoir n'existe pas.

Née en 1946 dans un milieu familial qu'elle qualifiera un jour de "démoniaque", l'Autrichienne n'a survécu que par la Haine et par l'Ecriture. Impitoyable, elle dénonce, sans se lasser et avec une rage jouissive, les faux-semblants de son pays natal et de la société où elle a vu le jour. Evoque-t-on la dénazification rapide de l'Autriche ? Elle explique avec jubilation que cette rapidité est normale pour un pays traditionnellement catholique : après tout, les catholiques, c'est bien connu, se confessent chaque vendredi pour communier le dimanche et n'en retournent qu'avec plus d'ardeur à leurs péchés rituels et hebdomadaires.

Tape-t-on sur l'Allemagne nazie ? Elle rappelle avec un malin plaisir que, toutes proportions gardées, il y a eu plus de vrais Nazis en Autriche qu'en Allemagne : normal, le dénommé Hitler était bien autrichien, non ? ...

S'opposant avec violence au régimes totalitaires de type fasciste et national-socialiste et se positionnant, en principe, à gauche, voire à l'extrême-gauche, Jelinek porte par ailleurs en elle un si grand désir de clamer haut et fort sa souffrance d'appartenir à un peuple qui donna naissance à l'un des plus terribles dictateurs du XXème siècle qu'il lui devient impossible de fermer les yeux sur la sottise et l'étroitesse d'esprit des classes sociales converties au communisme et, partant, susceptibles, elles aussi - elles l'ont d'ailleurs prouvé - de permettre à un dictateur "de gauche" d'arriver lui aussi au pouvoir.

Et, comme si ça ne suffisait pas, Jelinek claironne partout qu'elle ne supporte pas Mozart. Elle le juge sirupeux, mièvre ... si terriblement, si autrichiennement autrichien, en somme.

Forte de toutes ces haines, la romancière base "Les Exclus" sur un fait divers qui en contient au moins les principales : haine de la famille d'abord, haine de la société ensuite, haine du corps et de la sexualité et, pour terminer, haine de soi. En 1965, un adolescent qui s'apprêtait à passer son bac massacre les membres de sa famille : le père, la mère et sa soeur. Comme ça, sans grandes explications. L'Autriche entière est sous le choc.

Jelinek reprend l'idée centrale et la replace en 1959. Mais elle va s'attacher à personnaliser les quatre adolescents qui mènent ce bal de mort et de nihilisme : Rainer, l'"intellectuel", le "chef", pour qui la violence est une fin et qui cite Sartre et Camus à tire-larigot ; sa soeur jumelle, Anna, personnage par qui Jelinek s'introduit dans le récit, personnage très intelligent, lui aussi, mais qui se détruit totalement de l'intérieur en sacrifiant notamment à l'anorexie ; Sophie, leur seule camarade au lycée, une Sophie "von", issue d'un milieu très favorisé et qui, à la fin du roman, envoie ni plus ni moins bouler le frère et la soeur, provoquant la crise finale ; et enfin Hans, un jeune ouvrier, fils d'ouvriers, esprit plutôt primaire mais avide d'arriver, qui cognerait sur n'importe qui pourvu que Sophie le veuille.

Rainer et Hans sont tous deux amoureux de Sophie. D'abord fascinée par les beaux discours de Rainer, Sophie finira par comprendre qu'il s'agit là de mots, et rien que de mots et se tournera vers Hans, qu'elle est sûre et certaine de pouvoir dominer. Si jeune qu'elle soit, Sophie est un parfait prototype de garce qui ne s'est donné que le mal de naître avec une cuillère d'argent dans la bouche.

Renvoyant dos à dos deux idéologies qui s'opposent bien qu'elles puissent aboutir au même résultat sur le plan de la répression des masses, Jelinek a fait de Rainer le fils d'un ancien SS obsédé sexuel et unijambiste et, de Hans, celui d'un communiste déporté et mort à Malthausen. Certains diront que ce n'est vraiment pas sympa, d'autres savoureront en connaisseurs.

Anti-héros principal, Rainer est évidemment le personnage le plus intéressant. On retrouve en lui - dans le contexte, par la faute de son père, qui prend des photos pornographiques de sa mère et les lui montre - la peur du corps et de la sexualité, ce sujet cher à l'auteur de "La Pianiste". Si Anna l'exprime par une anorexie galopante qui la fait maigrir au fil des pages, Rainer, en qualité de membre du sexe mâle, n'a d'autre solution que d'intellectualiser à mort - la Mort, une fois encore - son propre désir pour Sophie.

Ce personnage étrange, toujours vêtu de noir et les cheveux gras en bataille, qui comprend de travers les théories de Sartre aussi bien que celles de Camus, qui se vante auprès des autres élèves d'avoir un père qui roule en Porsche, qui proclame que la violence pour la violence doit seule finir par dominer le monde, est celui qui interpelle le plus le lecteur. Non pas tant, curieusement, par l'horreur de son crime mais parce qu'on approuve toute la haine qu'il porte à son père, parce qu'on comprend la profondeur de son refus de s'identifier à cette brute dont la cervelle ne dépasse pas le bas-ventre et aussi parce que, à un certain moment, il songe vraiment à sauver sa mère des griffes du monstre.

Evidemment, nous sommes dans un livre de Jelinek : alors, on ne va pas s'apitoyer sur un meurtrier qui préfigure d'ailleurs, par son rejet des structures sociétales, les terroristes de la Bande à Baader et autres jeunes exaltés en rupture de tout. N'empêche que l'auteur elle-même déclare en toutes lettres qu'Anna est en train de perdre la raison tandis que son frère court le même danger.

Tordus, Rainer et Anna ? Oui. Complètement. Mais tordus par qui ? Comment ? Pourquoi ? Derrière les deux jeunes gens en noir, c'est toute la bien-pensance autrichienne, le respect des convenances et aussi les intérêts d'une société qui détourne la tête devant tous ceux qui ne veulent pas (ou ne peuvent pas, par exemple pour des raisons financières) rentrer dans ses rangs et qui les abandonne à un sort misérable, que Jelinek montre du doigt. Face à Sophie la Bien-Née et à Hans l'Arriviste, Rainer et Anna sont bien des exclus. Mais ils ne se sont pas exclus de leur propre chef et s'ils finissent par le prétendre, c'est par fierté et en espérant ainsi apaiser la souffrance qu'ils en ressentent. Ce n'est pas une excuse mais ça explique bien des choses.

vendredi, février 24 2012

Tirana Blues - Fatos Kongoli (Albanie)

Te porta e shën pjetrit Traduction : Edmond Tupja

Extraits Personnages

C'est dans l'Albanie de 2003 que se déroule l'action de "Tirana Blues", et toujours en milieu urbain. Enver Hoxha est mort depuis vingt-trois ans et le régime communiste qui lui avait survécu, l'un des plus répressifs au monde, s'est effondré depuis douze. Une république parlementaire et démocratique s'est installée en lieu et place, à peu près comme dans tous les pays jadis soumis au communisme et retournés à une liberté au moins nominale avec l'effondrement de l'URSS et de son immense bloc de nations-satellites. Mais, comme souvent également, la mafia, une mafia à la slave, dont la violence n'a rien à envier à l'originale sicilienne, s'est installée avec elle. Fatos Kongoli nous démontre ici que n'importe qui peut avoir affaire à elle, même s'il n'a jamais, de toute son existence, trempé dans des opérations crapuleuses.

"Tirana Blues" est un récit à trois voix : celle de la victime, Platon Guri, universitaire victime d'un attentat qui met ses jours en grave danger, celle de l'enquêteur, l'inspecteur Zabit Kurti, qui se persuade bientôt que l'attentat est lié à un complexe immobilier détenu par la mafia albanaise, et celle d'Erald Periakou qui, sans savoir ce qu'il allait faire, a véhiculé le poseur de bombe, l'un de ses amis d'enfance. Peu à peu, l'histoire se développe, chaque voix ayant droit à un chapitre où elle raconte - et se raconte ...

Aux portes de la Mort, Guri est surtout préoccupé de sa situation affective et sexuelle. C'est vraiment l'"intello" du groupe, dont les idées sont telles que le lecteur se demande vraiment qui, à part peut-être un amant jaloux de son épouse, aurait pu commandité l'attentat. Cette voix-là symbolise aussi une certaine classe sociale de l'Albanie actuelle, dont les membres n'ont pas vraiment à s'occuper de ce que sera fait leur lendemain.

L'inspecteur Kurti, lui, a tout du limier. Un limier malheureusement tenu en laisse par ses supérieurs hiérarchiques, lesquels, bien qu'on ne soit plus sous la tyrannie totalitaire, sont toujours susceptibles de corrompre et d'être corrompus. D'ailleurs, l'un des collègues de Kurti, qui enquêtait sur le fameux complexe immobilier surnommé "Les Sept Garages", a été froidement abattu à la mitraillette, un soir qu'il rentrait chez lui.Fonctionnaire honnête mais aux mains liées, craignant parfois pour sa vie et pour sa famille, Kurti représente une classe moyenne qui aspire à une existence normale, rangée et véritablement démocratique mais qui doit encore courber l'échine pour survivre.

Erald Periakou, lui, est né à la campagne, dans une famille peu aisée mais forte des traditions de la vieille Albanie. Son frère, Mark, l'a pris chez lui, à la ville, afin qu'il puisse réaliser le rêve de leur père disparu : faire des études et devenir médecin. Mais Erald, bien que bon élève, est très vite attiré par des camarades que, dès leur adolescence, la Police a pris l'habitude de surnommer "les marchandises avariées." Il est surtout fasciné par Altin Kora et sa jeune soeur, Klodi. Et c'est pour rester en contact avec celle-ci, pour pouvoir lui rendre visite, lui parler et, qui sait, aller plus loin, qu'il devient l'un des familiers d'Altin. Altin qu'on retrouve un jour, une balle dans la nuque, après l'attentat survenu à l'universitaire. Altin, qui avait posé la bombe. (Mais pour qui ?) Altin, qui avait demandé à son vieux copain de lui servir de chauffeur jusqu'à la rue du professeur Guri. En apprenant son assassinat, Erald comprend qu'il n'en a plus pour longtemps et que, même s'il ne sait pas grand chose, il est devenu trop dangereux pour ceux qui ont décidé de l'attentat. Son frère tente bien de le mettre en sûreté mais ceux-là mêmes qu'il a payés pour ce faire abattront Erald sans état d'âme ...

A la fin - à la toute fin - on apprend le nom du commanditaire de l'attentat. Un nom qu'on avait déjà lu plusieurs fois auparavant, un nom qu'on avait peut-être soupçonné soi-même. Mais la raison de l'attentat est si futile, si effarante : le commanditaire, fort de son argent et de sa puissance, est sûr que cela lui permettra de se rapprocher de la veuve, qu'il désire en secret depuis longtemps.

Voilà comment et pourquoi Platon Guri, qui n'avait jamais eu aucun lien avec la mafia albanaise, mourut de la main d'un de ses tueurs. Si certains membres de la police tentèrent de résoudre l'affaire, d'autres, dans la même administration, s'acharnèrent à contrer leurs efforts. Et l'affaire du professeur ne fut jamais officiellement résolue.

C'est amer, c'est sans espoir, mais c'est superbement écrit aussi. Alors, laissez-vous tenter.

Sans Nouvelles de Gurb - Eduardo Mendoza (Espagne)

Sin noticias de Gurb Traduction : François Maspero

Extrait uibPersonnages/b/i/u

Freud aurait sans doute conclu qu'Eduardo Mendoza et moi-même n'avons pas les mêmes rêves. C'est la seule explication que je trouve à l'absence d'enthousiasme que suscite en moi ce que, jusqu'ici, j'ai lu de cet auteur.

Pourtant, en choisissant "Sans Nouvelles de Gurn", roman hyper-court ou longue nouvelle écrite dans un style ouvertement parodique, je pensais que tout irait bien. Eh ! bien, non. Certes, il y a quelques scènes où l'on sourit et d'autres où l'on rit. Les commentaires de l'extra-terrestre abandonné par son acolyte Gurb, parti en mission dans une ville espagnole après avoir adopté la plastique de Madonna (non, je n'invente rien), sont souvent pince-sans-rire et, bien entendu, son discours, si absurde qu'il paraisse parfois, cherche à remettre en cause notre manière de vivre, à nous, "civilisés" terriens - ou prétendus tels.

J'ai compris tout ça, j'ai souri, j'ai ri mais ... dès avant le milieu du roman, je m'ennuyais déjà.

Alors, comme je m'en veux un peu - j'aime bien comprendre - je ferai sans doute une troisième tentative avec Eduardo Mendoza. Après tout, avec un peu de chance et si Dieu me prête vie (comme aurait dit le Général ), il me reste encore trente ans pour pouvoir dénicher le roman de cet écrivain que j'aurais toujours eu envie de lire.

mercredi, janvier 25 2012

Le Tambour - Günter Grass (Allemagne)

Die Blechtrommel Traduction : Jean Amsler Présentation : Jean-Pierre Lefebvre

Extraits Personnages

Ceux qui sont en quête d'un tableau réaliste de l'Allemagne de l'Entre-deux-guerres, du IIIème Reich puis de l'immédiat Après-guerre seront certainement déçus et plus encore déroutés par la lecture de ce livre brillant, matois, chargé jusqu'à la gueule d'un humour étrange, tour à tour féroce et nostalgique, et par-dessus tout hanté par les fantasmes et un onirisme qui refuse éperdument de regarder la Vérité en face.

Car "Le Tambour" raconte, sous forme d'une fable qui flirte ouvertement avec l'absurde et le non-sense, le refus d'une certaine Allemagne de regarder la Vérité en face alors que cet acte, si elle l'avait accompli, l'aurait peut-être sauvée. Mais, tout comme Oscar, le héros du livre, c'est volontairement que l'Allemagne a choisi l'incapacité et une forme de passivité sous le grand vent de l'Histoire qui devait lui coûter pendant de longues années la moitié de son territoire d'avant-guerre.

Tel est, en tous cas (et à ce qu'il nous a semblé, bien sûr ), le propos de Günter Grass dans ce livre qui, en 1959, le "lança" définitivement sur la scène littéraire allemande mais aussi européenne et même mondiale.

Raconter "Le Tambour" est chose impossible. Qui oserait se substituer à Oscar, bébé d'une précocité telle qu'il décide, à trois ans, de ne plus grandir et, pour expliquer aux adultes ce défaut de croissance, imagine une chute débaroulante dans l'escalier menant à la réserve de boîtes de conserve de son père officiel, l'épicier Matzerath ? IIIème Reich ou pas, guerre ou pas, défaite ou pas, Oscar ne renonce jamais à son statut de narrateur quasi omniscient. C'est son histoire à lui que prétend raconter contre vents et marées cet égocentrique, si dégoûté par tout ce qu'il contemple à l'extérieur (sauf sa mère, peut-être) qu'il préfère le plus souvent ne communiquer avec autrui que par les roulements de son éternel tambour en fer-blanc décoré de rouge.

Que cette histoire mouvementée, qui évoque plus d'une fois un film mélangeant allègrement des vues expressionnistes à la Caligari à celles, outrées, provocantes, choquantes et géniales d'un Fellini, suive la voie empruntée en Allemagne par tous ceux qui fermèrent les yeux dans l'espoir qu'ils pourraient ainsi continuer à avancer dans la boue et le sang sans se salir le moindre brin d'âme et de mémoire, Oscar ne le reconnaîtra jamais. De temps à autre pourtant, il glisse une phrase ironique sur le bonheur qu'il éprouvait à aller fausser de ses notes tambourinantes les hymnes nationaux-socialistes, ou une allusion guindée, qui se refuse elle aussi à penser trop loin, au sort qui aurait été le sien si son père avait accepté, dans les jours apocalyptiques de la fin du conflit, de le confier aux autorités médicales nazies. Mais c'est tout.

Spectateur indifférent et passif en apparence, Oscar est en fait un survivant avisé qui, au prix d'une vie marginalisée, tronquée même à dessein, a traversé sans trop de soucis un demi-siècle qui fut pour son pays un véritable enfer de misère, de doutes et d'horreur. Doit-on l'admirer pour le génie avec lequel il a su se maintenir "au-dessus de la mêlée" ? Ou n'a-t-il droit qu'à notre mépris pour sa lâcheté et sa fuite constante, acharnée devant les responsabilités ? Qu'il termine ses jours dans une institution psychiatrique ne signifie rien en soi puisqu'il y a été placé non pas en raison des bizarreries passées et présentes de son surprenant parcours mais parce qu'il a commis un meurtre et conservé de la chose un macabre trophée. Jugé irresponsable pour le meurtre qu'il a bel et bien commis, Oscar l'est-il pour tous ceux sur lesquels, par la force des choses et par la seule volonté de se préserver de l'extérieur, il a fermé les yeux ?

Roman touffu mais jubilatoire, qui recèle, sous sa poésie, son ironie et l'absurdité de certaines situations imaginées par l'auteur, une réflexion authentique sur la lâcheté et sur le degré de déresponsabilisation volontaire qu'elle implique, "Le Tambour" est d'une lecture beaucoup moins facile qu'il n'y paraît. C'est cela qu'il faut garder à l'esprit quand on s'y enfonce pour la première fois et que, par conséquent, il réclame énormément de la part de son lecteur.

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