Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Tag - littérature britannique

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vendredi, juin 29 2012

Pleins Feux - Patricia Wentworth (Grande-Bretagne)

Spotlight Traduction : Patrick Berthon

Extraits Personnages

Ah ! Enfin, diront certains, un roman avec Miss Silver ! Eh ! bien, oui, et même l'un des plus réussis, selon moi.

Le décor qui s'installe très vite semble d'ailleurs imaginé pour elle : un vieux manoir nommé "La Grange", possession d'un homme d'affaires qui vient de se faire assassiner. Miss Silver n'y est pas appelée à proprement parler pour résoudre le crime mais bparce qu'elle avait eu l'occasion de rendre un signalé service à l'héritière du disparu/b et que celle-ci s'estime plus rassurée si la vieille demoiselle vient lui tenir compagnie pendant la durée de l'enquête.

Bien que sacrifiant à quelques traits classiques - la jeune fille sans emploi qui en déniche un au pied levé, le soupirant qui feint le cynisme mais l'aime en secret, etc ... - que l'on retrouve souvent chez Wentworth mais que l'on accepte de bonne grâce tant on veut "savoir la fin", l'intrigue de "Pleins Feux" est plutôt complexe. En fait, la victime, Gregory Porlock - dont ce n'était pas le vrai nom, soit-dit en passant - exerçait depuis des lustres le très vilain métier de maître-chanteur. Et il était doué. Mais tant va la cruche à l'eau qu'un jour ...

Provocateur dans l'âme, Porlock n'avait pas résisté au désir de réunir ce soir-là à sa table une dizaine de personnes qui, toutes, pour une raison ou pour une autre, avaient bien des raisons de lui en vouloir et de le redouter. De Dorinda Brown, qui le reconnaît immédiatement comme "le Méchant Oncle" de son enfance, celui qui, avant de l'abandonner sans tambour ni trompette, fit tant pleurer la tante qui l'avait élevée, à Mr et Miss Masterman, qui viennent tout juste d'hériter une somme astronomique de la part d'une vieille cousine morte intestat, se dévide l'intégralité de la gamme des suspects : le couple Oakley dont l'épouse manque s'évanouir devant le cadavre en appelant celui-ci du prénom de "Glen", Mr Tote qui a le temps de confesser à sa femme, un peu avant la soirée fatale, que Porlock le "tient" par une histoire de marché noir, la belle Moira Lane qui, pour satisfaire aux exigences de la vie mondaine, a dû se résoudre à dérober, puis à vendre un bracelet de grande valeur, et enfin Leonard Carroll, comédien de son état et, dans le fond, un aussi vilain monsieur que l'était son hôte.

Ajoutez à cela un majordome qui n'est en fait qu'un détective privé expédié chez Porlock par des particuliers qu'il faisait chanter et le tableau sera complet.

Pour résoudre l'affaire, la police officielle en la personne de Frank Abbott, ancien élève de Miss Silver, et son supérieur hiérarchique, l'inspecteur Lamb. Et Miss Silver, bien entendu.

C'est à la fois tranquille et inquiétant, aussi embrouillé parfois que l'un de ces écheveaux de laine qu'aime à défaire l'ancienne gouvernante ou, au contraire, si clair, si évident, semble-t-il, que l'esprit recule en se disant que cette solution-là est bien trop criante pour être la bonne. De toutes façons, cela constitue un excellent moment de lecture - et de relecture.

jeudi, juin 28 2012

Cache-Cache Avec Le Diable - Patricia Wentworth (Grande-Bretagne)

Devil in the Dark Traduction : Delphine Rivet

Extraits Personnages

"Devil in the Dark" est un roman où n'intervient pas Miss Silver, l'"armchair detective" prototype de la Miss Marple d'Agatha Christie et de quelques autres. L'atmosphère en est donc un tantinet différente, Miss Silver apportant avec elle son sens tout edwardien des convenances et de la réflexion. Les personnages comme Frank Abbott, inspecteur au Yard, et son supérieur, March, sont donc tout aussi absents et les aficionados de l'ex-gouvernante reconvertie dans les enquêtes privées - dont je suis, je l'écris sans honte - regretteront sans doute les "Mon cher Frank !" régulièrement adressés au premier par son ancienne institutrice. Car, qu'elle l'ait voulu ou non, Wentworth reste pour ses fans inéluctablement liée à Miss Silver.

Pour autant, "Cache-Cache Avec Le Diable" est loin d'être un mauvais roman. Assez bizarrement, il émane de lui un parfum hitchcockien et le suspense est rigoureusement maintenu pendant les deux tiers - voire un peu plus - de l'ensemble. Même s'il trouve que quelque chose ne colle pas dans cette histoire de frères dont deux sont morts et un troisième porté disparu, le lecteur ne cesse de changer d'opinion sur l'identité réelle du dénommé John Brown. L'aimable et flirteur Bertrand Darnac, une bonne connaissance pourtant de l'héroïne, en tous cas en principe, parvient également à exhaler çà et là quelques relents de souffre. A l'exception sensible de la tante Marina, tous les membres de la famille Hildred peuvent d'ailleurs être tenus pour suspects, à l'un ou l'autre moment.

L'intrigue tourne autour d'un héritage très important que, suite à la "disparition" de ses deux oncles, Henry et Maurice, et de la mort de son père, Jack, la jeune Lucilla recevra dans son intégralité à sa majorité. Par un tour de passe-passe notarié, l'oncle qu'il lui reste et qui est aussi son tuteur - avec la tante Marina - Geoffrey Hildred, pas plus que son fils, Richard, surnommé Dicky, n'y ont aucun droit.

Et bien entendu, toute une pléthore d'"accidents" étranges et susceptibles de se révéler mortels semblent prendre pour cible l'adolescente, sous les yeux de plus en plus inquiets de Sarah Trent, une jeune fille engagée par la famille pour lui servir plus ou moins de "demoiselle de compagnie."

Qui est à l'origine de ces "accidents" ? Le simple hasard ? Une personne malintentionnée ? Lucilla elle-même, atteinte de quelque trouble mental non diagnostiqué ? Après tout, alors qu'elle se trouvait en pension, un incendie a éclaté par deux fois dans sa chambre ...

Ici encore, un policier classique qui se savoure tranquillement. A réserver aux amateurs d'intrigues un peu désuètes mais bien agencées et aux amoureux d'une atmosphère qui n'existe pas dans nos polars et thrillers contemporains.

mercredi, avril 18 2012

Chez Mrs Lippincote - Elizabeth Taylor (Grande-Bretagne)

At Mrs Lippincote's Traduction : Jacqueline Odin

Extraits Personnage

Un premier roman a toujours des maladresses d'enfant accomplissant ses premiers pas, surtout si son auteur maîtrise la nouvelle. Le premier roman publié - mais "Chez Mrs Lippincote" est en fait le second roman qu'elle ait rédigé - par Elizabeth Taylor n'échappe pas à la règle. On sent bien que l'Anglaise cherche ses marques et tâtonne un peu entre les multiples fils qu'elle tend sur sa toile pour entreprendre l'un de ces savants tissages dont elle a le secret. Mais, au bout du compte, l'ensemble finit par s'agencer et remporte l'adhésion du lecteur.

Le thème central : toujours les relations entre les êtres, bien sûr, pris dans un petit groupe contraints par la famille, le travail, les vacances ..., à se supporter les uns les autres. Pour habiller tout cela, l'histoire intérieure - mais jamais expressément avouée - d'une jeune femme d'officier qui, pendant le Blitz, rejoint son mari dans la petite ville de province où il a été muté. Le couple a un fils, Oliver, de santé apparemment fragile et très attaché à sa mère, femme aimable, cultivée et virevoltante, dont on saisit d'emblée l'anticonformisme inné. En outre, la guerre a eu pour conséquence de leur dépêcher comme voisine à demeure Eleonor, cousine éternellement célibataire du mari - Rodney.

La petite famille recomposée s'est installée dans la petite villa de Mrs Lippincote, une veuve aisée du coin, qui se fait ainsi un peu d'argent. Par deux fois d'ailleurs, on entreverra l'ombre de Mrs Lippincote et celle de son chapeau (qui impressionne beaucoup Oliver, seul témoin de la visite que l'hôtesse vient faire par politesse à une Julia malheureusement absente.) Plus présente, plus inquiétante aussi car elle semble souffrir de troubles de la personnalité, a silhouette de la fille de Miss Lippincote, qui s'introduit la nuit dans la propriété et court droit à la chambre dans la tour, seule pièce toujours fermée à clef sur les instances de la propriétaire, mais qui n'est en fait qu'une sorte de lingerie remplie de toilettes plus ou moins excentriques.

Et puis, il y a le supérieur hiérarchique de Rodney, un colonel bien plus âgé que Julia mais dont on devine qu'il se met peu à peu à ressentir pour elle quelque chose qui ressemble bien à de l'amour. Pour des raisons qu'on mettra tout le roman à comprendre, c'est lui qui se trouve à l'origine de la venue de la jeune femme auprès de son mari.

Tout à la fin du roman, alors que le couple Julia/Rodney semble sur le point d'éclater, un coup de théâtre, plus ou moins créé par une Eleonor en pleine crise de mesquinerie, produit l'effet inverse. Mais non parce que Julia est follement amoureuse de son mari ou en raison de quelque chose du même genre : simplement parce que, plus intelligente et bien plus fine que son époux et sa cousine par alliance, elle était, depuis le début, au courant de la teneur d'un certain billet retrouvé avant le lavage dans les poches de l'une des vestes maritales ... et qu'elle en avait pris son parti.

Toute la subtilité d'Elizabeth Taylor est dans cette fin qui met aussi un terme au séjour du jeune couple et de leur fils chez Mrs Lippincote. Avec le soin unique, minutieux et quasi pointilleux que Taylor apporte à camper cette atmosphère de campagne anglaise submergée par les préoccupations guerrières du temps, ainsi que les personnages qui s'y meuvent, cachant tous ou presque au fond d'eux-mêmes une douleur muette ou une bizarrerie du caractère - comme le pseudo-amoureux gauchiste et éternellement moribond d'Eleonor - cette fin fait oublier les petites maladresses d'exposition et les quelques moments de flottement que l'on perçoit çà et là.

jeudi, février 23 2012

L'Héritage de Miss Peabody - Elizabeth Jolley

Miss Peabody's Inheritance Traduction : Claire Malroux

Extraits Personnages

Voici un curieux petit roman, à la fois amer et drôlatique, dans ce style particulier à quelques romancières anglaises à vrai dire assez peu connues chez nous mais très appréciées dans le monde anglo-saxon, à savoir Elizabeth Taylor, Barbara Pym et l'incontournable et surprenante Ivy Compton-Burnett. Ajoutons à cette triade la mansfieldienne Elizabeth Bowen et Muriel Spark et le portrait de groupe sera encore plus parlant.

Miss Peabody est ce que l'on appelle encore, à l'époque où se déroule le roman, "une vieille fille." Elle a grandi dans une petite maison de la banlieue londonienne, entre un père et une mère qui l'aimaient, certes, mais la couvaient un peu trop. Le père - avec qui elle semble avoir eu un lien privilégié - décédé, la jeune femme s'est retrouvée seule avec sa mère. Le temps a passé avec ce naturel et cette rapidité dont lui seul est capable et les espoirs de mariage de Miss Peabody se sont envolés, complètement évanouis dans la nature, ne laissant derrière eux qu'une Mrs Peobody désormais impotente et à laquelle la fille se dévoue sans relâche matin et soir, avant de partir à et en revenant de son travail.

Seule échappatoire pour Miss Peabody : la lecture. Esprit relativement simple, elle aime les succès de librairies et, un jour, trouve on ne sait où le courage d'écrire à Diana Hopewell, romancière australienne dont elle a énormément apprécié le dernier ouvrage, une histoire de pensionnaires entrant en communion avec la Nature par le biais de chevauchées au clair de lune et d'explorations tâtonnantes d'amours adolescentes au parfum de lesbianisme. Ce dernier détail en dirait long sur les propres rêveries de Miss Peabody mais elle est à vrai dire si naïve - et le lecteur ne cessera d'ailleurs de la trouver de plus en plus naïve - qu'on peut douter de sa bonne compréhension de l'intrigue.

Miss Peabody est la première à s'en étonner : Diana Hopewell lui répond. Mieux : la romancière prend l'habitude de lui écrire très régulièrement et de lui faire part de ses travaux sur son prochain ouvrage. Là encore, il y aura des pensionnaires, celles d'une institution haut-de-gamme pour jeunes filles de bonne famille, dénommée "Les Hauts du Pin". Mais on y verra un peu plus de professeurs - des femmes elles aussi, bien sûr. Au premier rang, Miss Thorne, directrice pleine d'allant et débordante d'idées, toujours flanquée de la pâle, terne et pleunicharde Miss Edgely avec laquelle, on le découvre au fil des extraits et commentaires reçus par Miss Peabody, elle a jadis vécu une liaison torride et avec qui elle forme l'un de ces vieux couples qui sont légion chez les hétérosexuels et dont on a tort de sous-estimer le nombre chez les homosexuels.

Avec une habileté d'autant plus remarquable qu'elle paraît absolument naturelle, Elizabeth Jolley mène de main de maître ses trois intrigues : la découverte d'elle-même que, par le biais de sa correspondance avec Diana Hopewell, fait Miss Peabody, l'étude des difficultés rencontrées par la romancière australienne pour mener à bien son dernier projet littéraire et bien entendu les tribulations de Miss Thorne, partie en voyage en Europe avec sa bonne "Edge" et une jeune pensionnaire qui inspire à cette dernière une redoutable jalousie.

Le plus étonnant, c'est qu'on entre dans ce roman avec un petit sourire distrait, en se disant presque que ça ne fonctionnera pas et qu'on en sort fasciné par la technique de l'auteur. Tout est clair et calculé au millimètre. Loin de s'embrouiller avec ses voisins, chaque fil met en valeur le suivant. Et tout ça avec une économie de moyens qui laisse rêveur et admiratif.

Avec un projet un peu plus long - le roman ne fait que deux-cent-dix pages chez Payot-Rivages - l'effet en aurait peut-être été gâché. Mais Jolley a conscience de ses limites et nous invite à refermer le livre quand tout est joué - sauf pour Miss Thorne et ses compagnes, encore dans les limbes de l'imaginaire et léguées par Diana Hopewell à une Miss Peabody désormais bien plus sûre d'elle. A plus de cinquante ans, il était temps que cela lui arrive, non ?

Elizabeth Jolley a écrit d'autres romans dont "Foxybaby", qui prend pour cible les cures amaigrissantes. Je crois bien que, un de ces jours, je vais me l'acheter. Et, bien entendu, je reviendrai vous en parler.

mercredi, février 22 2012

Cher Edmund - Elizabeth Taylor

The Blush Traduction : François Dupuigrenet Desroussilles

Extraits Personnages

J'avais pris par hasard ce recueil de nouvelles que ma fille aînée avait acheté, attirée par le titre. Et ce fut une excellente surprise, que je classe d'ores et déjà comme l'une des meilleures de cette année. Par son élégance, sa manière de s'attacher aux détails tout en suggérant une foule de choses et d'idées, par sa maîtrise de l'art du récit, par son humour enfin et même par une certaine cruauté qui perce ici et là dans le regard qu'elle pose sur ses personnages, Elizabeth Taylor mérite de figurer au rang des meilleurs nouvellistes du XXème siècle. (Comme j'ai acheté dans la foulée "Vue du Port", je vous dirai sans doute dans quelque temps si je lui trouve autant de talent pour le roman, pierre d'achoppement de tant de génies de la nouvelle. )

Au programme, douze nouvelles se déroulant toutes en Angleterre et très souvent d'ailleurs à la campagne. Une seule - l'antépénultième - "Pauvre Fille", histoire d'une jeune gouvernante hantée sans le savoir par l'esprit de la future gouvernante de la fille de son actuel élève (Elizabeth Taylor applique à la lettre la théorie du temps "en boucle" où il n'y a en fait ni passé, ni présent, ni avenir) présente un fond fantastique qui ravira les amateurs autant, je l'espère, qu'elle m'a ravie. C'est une vraie gourmandise que cette "Pauvre Fille" qui met en valeur l'art de l'écrivain et son impeccable technique.

Les onze autres nouvelles appartiennent au genre réaliste. Mesdames qui avez à vous plaindre de la gent masculine, je vous recommande vivement le jubilatoire "Une Tare Héréditaire Peut-Etre" où l'on voit un jeune marié tout neuf et grand amateur d'alcools et de stations au pub (comme son papa ) ... Mais chut ! Je n'en écrirai pas plus : la fin est vraiment trop méchante - mais aussi trop vraie, toutes celles ayant connu un tant soit peu l'univers des bars et des messieurs aimant y boire "entre copains" partageront mon avis. Certains se récrieront peut-être en disant : "C'est caricatural, voulez-vous dire !" Oh ! si peu, messieurs, si peu ... Des cas comme celui du triste héros de cette nouvelle existent, hélas ! Mais, fidèle à notre réputation de discrétion, nous ne citerons aucun nom.

"Le Rouge au Front", seconde nouvelle du recueil, vaut aussi largement son pesant d'encre : Mrs Allen a pour femme de ménage une certaine Mrs Lacey, femme assez vulgaire qui se plaint tout le temps : de ses enfants, de son mari, etc ... Or, un jour, se présente justement à la porte de Mrs Allen un Mr Lacey embarrassé mais bien décidé à obtenir un peu plus de temps libre pour sa malheureuse épouse, laquelle se retrouve enceinte pour la énième fois ...

"Malaise", l'une des plus longs parmi les textes recueillis, est une petite merveille de construction qui nous détaille avec subtilité et retenue comment la jalousie s'installe entre deux jeunes filles dont l'une a épousé le père, forcément plus âgé, de l'autre.

Mais la palme de la subtilité revient peut-être à la nouvelle qui ouvre le bal, "Le Piège", que devraient lire toutes les mères abusives et avides de pouvoir.

Bref, amateurs de nouvelles et d'auteurs anglais, n'hésitez pas à vous procurer "Cher Edmund" : ce petit livre sans prétention, aussi discret que celle qui l'écrivit, vous fera passer de très bons moments. Et qui sait ? Peut-être en redemanderez-vous.

lundi, août 2 2010

23 Avril 1815 : Anthony Trollope

Anthony Trollope naquit le 24 avril 1815, à Londres.

Son père, Thomas Trollope, était un "barrister" (= avocat plaidant) dont le caractère difficile avait freiné la réussite. Il avait cependant des liens avec l'aristocratie des propriétaires terriens et voulait, pour ses fils, Oxford ou Cambridge. Mais hélas ! il n'était pas très doué pour faire de l'argent - et pas même pour le conserver car il en perdit pas mal dans une entreprise agricole. Cette semi-pauvreté sera, pour son fils Anthony, une source aiguë de souffrance.

Le futur romancier fut externe à Harrow School avant d'entrer, à l'âge de dix ans, au Winchester College. Trois ans après, il revint à Harrow mais, que ce fût dans l'un ou l'autre établissement, l'enfant ne fut guère heureux. Il n'avait pas d'amis et aucune de ces relations qui sont indispensables dans le milieu des "public schools" anglaises. On le brutalisait souvent et, à douze ans, il pensait au suicide. Heureusement pour lui, sa facilité à se créer des mondes imaginaires lui permit de survivre.

A partir de 1831, c'est Frances Trollope, la mère d'Anthony, qui fit bouillir la marmite en se faisant un nom dans le milieu littéraire. En parallèle, son père dut s'enfuir en Belgique pour éviter la prison pour dettes. La famille l'y suivit.

A Bruges, Anthony travailla comme professeur assistant dans une école. Mais sa mère lui ayant obtenu un emploi de fonctionnaire au Bureau des Postes britanniques, il regagna Londres. Là, il fit le tour de diverses pensions de familles, restant à l'écart de toute vie sociale et vivotant plus qu'il ne vivait jusqu'en 1841, date à laquelle il fut nommé en Irlande.

Trollope aimera l'Irlande et les Irlandais. Il osera même écrire que les classes populaires irlandaises lui paraissaient bien plus intelligentes que celles d'Angleterre. C'est dans ce pays qu'il se maria - à une Anglaise - et c'est aussi là qu'il commença à écrire, plaçant naturellement ses intrigues sur place, ce qui déplut fort aux critiques littéraires britanniques pour qui les Irlandais étaient ni plus ni moins des sous-hommes.

Au milieu des années 1860, Trollope avait atteint un certain niveau dans la hiérarchie des Postes. On notera au passage que ce fut lui qui introduisit en Grande-Bretagne l'usage des boîtes-aux-lettres rouges (les "pillar-boxes") qui sont devenues si familières à tous.

En 1867, il quitta le Bureau des Postes et tenta de se présenter au Parlement. Mais ce fut un échec et il revint à l'écriture.

Son premier grand succès est sans conteste "The Warden" ("Le Directeur") qui, en 1855, étrenne la série des "Chroniques du Barsetshire", comté fictif qui inspira George Elliott pour "Middlemarch." Avec "Les Tours de Barchester" et "Le Docteur Thorne", cette série traite surtout des moeurs et coutumes du clergé anglican.

Autre série majeure de l'écrivain : "Les Chroniques de Palliser" ("Peut-on lui pardonner ? - Phineas Finn - Les diamants Eustace - Les Antichambres de Westminster - Le Premier ministre - Les Enfants du Duc") qui, elles , se consacrent au monde politique.

A l'actif de Trollope, on compte près d'une cinquantaine de romans, des douzaines de nouvelles et quelques livres de voyages. Comme Flaubert ou Zola, il se contraignait à un plan très strict et à un certain nombre de feuillets par jour. Chose étrange, alors qu'on admire la chose chez les auteurs français, on a toujours eu tendance à railler Trollope pour sa régularité.

Trollope mourut le 6 décembre 1882 et fut inhumé au Kensal Green Cimetery, près de son contemporain et ami, Wilkie Collins.

Après sa mort, sa renommée décrut considérablement mais, en 1940, on assista à un regain d'intérêt envers son oeuvre. Périodiquement depuis lors, à peu près tous les vingt ans, Trollope redevient à la mode.

Du XIXème siècle, il a le style détaillé et touffu avec ces appels au lecteur qui sont typiques de l'époque. Ses portraits sont toujours très complets et il n'a pas hésité à s'attaquer aux problèmes sociaux contemporains. Le handicap de Trollope est peut-être d'avoir été le contemporain d'un Dickens et d'un Thackeray, tous deux plus brillants et moins lourds. Ses romans n'en sont pas moins à lire car, au même titre que les vastes fresques de l'un et de l'autre, ils portent témoignage sur toute une culture disparue. ;o)

mardi, juillet 27 2010

Dracula - Bram Stoker ( III )

Des éclairs qui annoncent le XXème siècle illuminent les personnages et tout particulièrement les femmes.

Après le comte, pour beaucoup de lecteurs, le personnage principal restera Mina Murray, devenue par son mariage Mina Harker. Sous son apparence de jeune victorienne bien élevée, elle dissimule un caractère ferme et puissant. Dans le duo qu'elle forme avec Jonathan, puis dans le groupe d'hommes résolus à traquer Dracula, c'est elle, le pilier, le roc, le pivot. Pour compléter son portrait, Stoker laisse - avec discrétion - deviner en elle une sensualité réelle, attirée - et éveillée en partie - par son unique rapport avec le vampire.

Le personnage de Lucy Westenra, la malheureuse jeune fille que Dracula vampirise dès son arrivée à Londres, est peut-être moins intelligente que son amie Mina. Mais son aura sexuelle, déjà perceptible avant qu'elle devienne la victime du comte, est presque insoutenable. A tel point qu'il ne serait pas déplacé de voir en ce personnage une projection des incroyables refoulements victoriens.

Parmi les héros masculins, j'ai un faible pour Van Helsing bien sûr, excentrique, excessif, profondément intelligent et dont on a parfois l'impression qu'il est tout aussi fasciné que nous par celui qu'il veut tuer, et pour Renfield, le dément qui tente en vain de protéger Mina. Les autres, eh ! bien, ils sont là pour donner la réplique. En outre, si Renfield ne fait pas mystère de son désir d'égaler "le Maître", il n'est pas exclu que Van Elsing n'abrite pas en lui un désir similaire (Enfin, ce n'est que mon opinion. ;o) ) et qu'il tente donc de détruire aussi bien Dracula que ses propres fantasmes de surpuissance - sur tous les plans, y compris sexuel.

Bref, si j'ai un conseil à vous donner, abandonnez toutes vos idées préconçues sur Dracula, l'homme, le vampire et le roman, idées qui, pour la plupart, viennent du traitement cinématographique infligé au mythe. Et plongez-vous dans ce gros volume où vous attend l'un des enfants les plus ténébreux et les plus séduisants de la littérature d'épouvante. Oui, invitez-vous chez Dracula : vous verrez, c'est un hôte qu'on n'oublie pas ;o)

Dracula - Bram Stoker ( II )

C'est cette humanité, avec ses ombres et ses lumières, qui rend le personnage du comte Dracula, tel que Stoker nous le présente, tout à fait exceptionnel et, reconnaissons-le, si attachant. Pas un seul instant, même lorsqu'il laisse parler ses instincts vampiresques, on ne parvient à oublier l'homme qu'il fut et que, quelque part, il demeure.

Et c'est à cette double composante que le roman qui porte son nom doit sans doute d'avoir traversé les ans avec autant d'aisance.

Si l'on excepte quelques pages démodées sur la nature de "pauvre-petite- chose-à-protéger-à-tous-prix" qui, selon les victoriens, était celle de la Femme, et les radotages d'usage sur les croix et autres objets bénis seuls à même de repousser les vampires en général et le comte en particulier, le style n'a pas pris une seule ride. Stoker développe en outre ici un sens extraordinaire de la description : il n'est jamais aussi bon, aussi moderne et - allons, écrivons-le, ce mot ;o) - aussi cinématographique que lorsqu'il décrit les cimetières (abandonnés ou pas), les sauvages falaises qui assistent à l'arrivée du navire transportant le vampire, les briques décrépies de l'asile d'aliénés où se morfond Renfield ou les salles poussiéreuses du château perdu des Carpathes. L'ouverture du roman, connue aussi sous le nom de "L'Invité de Dracula" et dont Lydia vous a déjà parlé, est en ce sens un vrai chef-d'oeuvre.

Avec cela, la construction du roman, qui fait alterner extraits de journaux intimes ou de bord et articles de quotidiens, est d'une précision, d'une netteté, d'une logique auxquelles on ne peut rien reprendre. Cette efficacité sans faille entraîne le lecteur de plus en plus loin, en une boucle parfaite et hypnotique qui, partie des Carpathes, y revient inexorablement.

Dracula - Bram Stoker ( I )

Dracula Traduction : Lucienne Molitor

Extraits Personnages

Connu depuis l'Antiquité, le vampire dut attendre des siècles avant d'obtenir ses lettres de noblesse littéraire. Polidori, le secrétaire malchanceux de lord Byron, en créa le premier type connu dans la littérature occidentale en la personne de lord Ruthwen, aristocrate on ne peut plus britannique qui se sert de son physique avantageux et de la fascination pré-romantique qu'il exerce sur les hommes comme sur les femmes pour se maintenir dans son état de non-mort.

Plus tard dans le siècle, Sheridan Le Fanu féminise le thème en imaginant sa Carmilla, héroïne langoureuse et meurtrière d'une longue nouvelle aux relents gorgés de soufre et de sapphisme. Plus clairement que le texte de Polidori, celui de Le Fanu a le mérite de poser le problème de l'homosexualité dans la mythologie vampirique. Nous sommes encore à l'ère victorienne : évoquer ne fût-ce que dans un souffle glacé la notion de bisexualité - pourtant traditionnelle chez tout vampire qui tient à sa survie - est hors de question.

Survient alors un second Irlandais qui va révolutionner le genre tout en lui donnant ce qu'il est habituel de considérer depuis lors comme la Bible du genre : "Dracula."

Son auteur, Bram Stoker, qui fréquente les milieux occultistes et appartient à la "Golden Dawn" (où il croisera entre autres Arthur Machen, autre prince du Fantastique et de l'Epouvante), ne se lance pas dans l'aventure à l'aveuglette. Il écume les bibliothèques, recopie des pages et des pages de documentation, rassemble tout ce qu'il peut sur ce qui a été dit et répété sur le vampirisme. Pour conférer plus de poids à son roman en gestation, il a même un trait de génie : lier son héros tout à fait imaginaire à un personnage bien réel, le prince Vlad III de Valachie, surnommé Vlad Ţepeş, l'une des plus grandes figures de la résistance aux Ottomans en Europe de l'Ouest.

Vlad l'Empaleur - c'est ce que signifie "Ţepeş" - est tout à fait le personnage de la situation : il appartenait à la haute aristocratie et nul, fût-ce parmi ses pires ennemis, ne put jamais l'accuser de lâcheté. Aussi grand stratège que grand homme d'Etat, il fit preuve d'une volonté d'acier pour reconquérir le royaume de ses ancêtres et s'y maintenir. Grand stratège et impitoyable meneur d'hommes, il était réputé pour la cruauté dont il n'hésitait jamais à faire preuve pour frapper de terreur ceux qu'il tenait pour ses adversaires. Il faut préciser que, envoyé dès ses dix ans comme otage à la cour du sultan Murad III, il passa toute son adolescence dans une cour raffinée mais extrêmement cruelle. C'est de l'Empire ottoman qu'il ramena le supplice du pal.

Un tel homme ne pouvait, tant par ses qualités que par ses défauts, aussi démesurés les unes et les autres, que marquer ses contemporains et leurs descendants. Cependant, en cette fin du XIXème siècle, Vlad III n'est toujours qu'un personnage historique. Sans en avoir probablement conscience, Stoker, en lui imaginant un "double" de papier et d'encre, va le faire accéder au vaste univers des mythes littéraires. ;o)