Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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dimanche, avril 15 2012

La Piscine / Les Abeilles / La Grossesse - Ogawa Yôko

Daivingu puru / Domitorï / Ninshin karendä Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle

Extraits Personnages

Trois courts romans ou trois longues nouvelles : c'est au choix du lecteur. Sur tous en tous cas plane l'ombre glauque de la corruption et de la perversion qui marquait ainsi, dès ses débuts littéraires, l'intérêt qu'éveille en l'auteur ce qui pervertit la norme et entraîne sa décomposition.

Le premier récit, "La Piscine", nous est conté par la fille du directeur d'un orphelinat. Parmi tous les enfants et adolescents abrités par cette institution perdue dans la campagne japonaise, elle est la seule à vivre encore, et depuis sa naissance, avec ses parents. Dans ce climat particulier, la chose en elle-même a fini par devenir anormale. L'adolescente est lasse, on le sent, de la mission dont se croient investis ses parents, elle étouffe, elle voudrait retrouver la norme - ou ce qu'elle croit l'être. Seule éclaircie dans son ciel morne et routinier : le sentiment amoureux qu'elle a développé, sans qu'il s'en doute, pour Jun, orphelin que ses parents ont plus ou moins adopté. Tous les jours ou presque, elle va l'admirer à l'entraînement, dans la piscine de la petite ville voisine, se perdant dans la contemplation fascinée des muscles de son corps, immobile sur le plongeoir avant le grand saut. Autre plaisir également, mais encore plus secret parce que nettement malsain : sentir s'éveiller en elle certain mauvais instinct qui la pousse à faire du mal aux plus jeunes des orphelins ...

Le troisième texte, "La Grossesse" détaille, toujours à la première personne mais sous la forme d'un journal, les événements qui ponctuent la grossesse de la soeur de la narratrice. De tempérament assez fragile sur le plan nerveux et d'abord heureuse d'attendre un bébé, la jeune femme connaît l'enfer quand apparaissent les premières nausées qui vont la suivre pendant près de cinq mois. Au sixième, par un brutal retournement de situation, elle est prise d'une boulimie dévorante qui se concentre peu à peu sur une délicieuse compote de pamplemousses que lui concocte journellement sa soeur aux petits soins. Mais le lecteur sait, pratiquement depuis le début, que les pamplemousses en question, bien que vendus légalement, ont subi l'atteinte de pesticides capables de faire beaucoup de mal à un bébé en gestation. Le pire est que la narratrice le sait aussi et qu'elle agit sciemment pour des raisons qu'Ogawa nous laisse imaginer ...

"La Piscine" et "La Grossesse" sont les plus explicites du lot, adjectif qui, appliqué à l'écrivain japonais, ne signifie pas, loin s'en faut, clarté et rectitude. Le lecteur est amené à s'interroger, à se creuser la cervelle, à supputer, à revenir sur ce qu'il croit avoir découvert, à remettre en question les réponses qu'il tente de trouver aux actions des protagonistes. Le désir de faire le mal est ici vécu comme un abandon consenti à une sorte de virus d'origine inconnue : la notion de culpabilité en général associée à ce désir n'intervient jamais. Le mal est là, tapi dans une cellule de notre âme comme une maladie le serait dans un de nos gènes : il faut faire avec, voire - et c'est cela sans doute le plus dérangeant - l'exploiter du mieux que l'on peut.

"Les Abeilles" représente le texte le plus long et aussi - à notre sens - le plus subtil. On y voit une jeune femme, dont le mari est parti travailler en Suède, aider son cousin à trouver une chambre dans la résidence d'étudiants qui fut jadis la sienne. Elle le présente au directeur de l'institution, un homme cultivé et extrêmement courtois à qui il manque les deux bras et une jambe mais que cela n'empêche en rien de servir le thé à ses visiteurs. L'affaire se conclut et par la suite, la jeune femme se présente par trois fois à la résidence pour prendre des nouvelles de son cousin. Par trois fois, sous un prétexte ou sous un autre, le cousin est absent et elle finit par goûter avec le directeur, ce qui lui donne entre autres l'occasion de constater que, dans l'angle de sa chambre, au plafond, se dessine une tache sombre qui n'arrête pas de prendre de l'importance. A chaque visite également, elle constate, d'abord distraitement il est vrai, que les couleurs des parterres de tulipes sortent assez de l'ordinaire pour aboutir, au jour final, à un bleu soutenu. Enfin, dans leurs conversations, le directeur finit par lui révéler que l'incroyable baisse de fréquentation d'une résidence qu'elle-même avait connue si agitée provient de la disparition inexpliquée, quelques années plus tôt, d'un étudiant en mathématiques dont on n'a jamais retrouvé le corps.

Dans ce récit, Ogawa sort de l'ombre et entraîne presque sans détour son lecteur à soupçonner le directeur d'avoir tout d'abord tué l'étudiant en mathématiques avant de s'en prendre au cousin de la narratrice. L'homme connaît en effet sur les corps des deux jeunes gens des détails qu'il ne peut avoir remarqués que s'il les a vus tous deux dans le plus simple appareil, connaissance qu'il justifie tout naturellement en expliquant que, lui-même étant gravement handicapé, il porte une attention particulière au physique de tous ceux qu'il rencontre.

Finalement, dans les dernières pages, le directeur, malade, s'endort sur son lit et la tache au plafond se met à couler. Affolée par le liquide poisseux qui glisse sur ses doigts, la narratrice part finalement à l'aveuglette dans la résidence pour en chercher la source et découvre, dans un conduit d'aération, un essaim d'abeilles qui y a fait son nid. Mais la manière dont l'auteur amène la conclusion abrupte de son histoire nous fait voir non pas un nid banal mais la carcasse d'un corps où les abeilles auraient trouvé refuge, se contaminant elles-mêmes au contact de la décomposition, ce qui expliquerait les couleurs étranges prises par les fleurs du jardin ...

Oh ! ce n'est pas dit ainsi, rassurez-vous. Ce n'est pas écrit, non. N'empêche que cette carcasse, le lecteur finit par la voir.

Bref, vous l'avez compris, il faut avoir l'esprit aux aguets et l'estomac assez bien accroché pour lire ces trois récits d'Ogawa. Ils n'en restent pas moins fascinants, sachez-le. Toutefois, nous prendrons sur nous de déconseiller la lecture de "La Grossesse" aux femmes enceintes : en ce domaine, croyez-en notre expérience, on n'est jamais trop prudent.

samedi, février 25 2012

Le Train Etait A L'Heure & Autres Nouvelles - Heinrich Böll (Allemagne)

Der Zug war pünktlich suivi de : Über die Brücke, Kumpel mit der langen Haar, Steh auf, steh doch auf, Damas in Odessa, Trunk in Petöcki, So ein Rummel, Abschied, Die Essenholer, Wiedersehen in der Allee, In der Finsternis, Geschäft ist geschäft, An der Angel, Kerzen für Maria, Die schwarzen Schafe"

Traduction : Colette Audry pour "Le Train Etait à l'Heure" et Mathilde Camhi pour les quatorze nouvelles

Extraits Personnages

Ce recueil paru chez Gallimard dans la collection "Folio" recense les premiers textes de Böll, à commencer par le tout premier, "Der Zug war pünklitch / Le Train Etait A L'Heure." Le thème : en 1943, un jeune soldat allemand regagne son poste, à la frontière russo-polonaise. A peine est-il monté dans le train que s'installe en lui la certitude qu'il n'atteindra jamais sa destination finale. Comme dans un jeu morbide, il pense à des noms de villes, à des tronçons de parcours. Et tombe finalement sur la certitude qu'il mourra quelque part entre Lemberg et Czernowitz. Au fur et à mesure que le train poursuit sa route et que le principal protagoniste noue amitié avec deux compagnons de route, le lecteur se rend compte que, sauf miracle, le jeune homme est en effet en route vers son destination ultime.

Deux choses m'ont frappée dans cette histoire. La première est de peu d'importance. Simplement, André, le héros, passe beaucoup de temps à prier. Il prie d'ailleurs pour tout le monde, aussi bien pour les Juifs que pour les S. S. croisés à un arrêt du train. C'est très oecuménique et hautement chrétien et je me suis même demandé, à un certain moment, si je n'étais pas en présence d'un futur saint. Mais enfin, probablement prie-t-on avec plus d'ardeur quand on sent rôder la Faucheuse - impression qui taraude André, c'est indéniable.

La seconde remarque est plus intéressante. Avec son développement lent, ses prières aussi étonnantes que radieuses, le viol de l'un des deux compagnons d'André par un adjudant abusif, la drame personnel du sous-officier Willi qui, retour de permission, est tombé sur un Russe dans le lit de sa femme, et enfin avec l'intégralité de l'épisode se déroulant dans une maison close de Lemberg, "Le Train Etait A L'Heure" ne saurait avoir été écrit que par un Allemand.

Non en raison de l'époque à laquelle se déroule l'action, encore moins en raison de la couleur des uniformes des protagonistes, mais parce que, sous ses dehors de conte moderne s'enracinant profondément dans l'un des grands conflits mondiaux du XXème siècle, cette longue nouvelle recèle en elle, par je ne sais quel miracle, toutes les composantes du conte romantique allemand. Avec des phrases plus longues et plus ampoulées, Von Kleist aurait pu l'écrire. C'est à Goethe mais aussi aux grands romantiques allemands comme Arnim et les grands poètes de l'époque que l'on songe irrésistiblement en lisant cette histoire. Böll aurait-il un peu plus forcé sur le macabre et l'onirisme qu'on aurait pu citer aussi Hoffmann. Quoique, je le répète, à mes yeux, ce soit bien Kleistque de manière parfaitement inexplicable, rappelle "Le Train Etait A L'Heure."

C'est en lisant des textes comme celui-ci qu'on se rend compte que la sentimentalité allemande n'est pas une expression vaine, dépourvue de tout sens. Au-delà les siècles, c'est toute une nation qui vibre dans "Le Train Etait A L'Heure", une nation certes trahie par une idéologie et vaincue par la guerre qu'elle avait elle-même déclenchée mais une nation libérée, qui retrouve d'instinct les valeurs inaltérables de son passé littéraire et artistique.

Face à ce récit curieusement prenant en dépit de sa lenteur, les nouvelles qui suivent baignent comme d'habitude dans une inégalité certaine. Toutes - sauf la dernière - se déroulent soit durant la guerre, soit immédiatement après celle-ci. Böll nous décrit le quotidien de protagonistes qui, le plus souvent, vont à la dérive car ils ont perdu tous leurs points de repère. Avec un minimum de mots, il brosse des scènes réalistes comme les immondes tanières dans lesquelles les soldats attendent la relève sous les obus qui tombent ("Dans le Noir"), le transport d'une moitié de cadavre ("Corvée de Soupe"), la Mort guettant tranquillement le soldat qu'elle doit emporter tout au fond d'une allée qui n'existe que dans le rêve de ce soldat ("Rencontre dans une allée").

L'ironie reprend parfois ses droits : il faut bien survivre. Il y a l'humour désespéré de "Jadis à Odessa" et de "Boire à Petöcki", celui, presque printanier, des "Adieux" et celui, complètement noir, des "Brebis galeuses". En prime, on a le droit à un soupçon d'humour tendre avec la nouvelle "Des Cierges pour la Vierge."

Tel quel, ce recueil donne au lecteur une assez bonne approche de l'art de Heinrich Böll. Si l'on veut voir à quoi ressemble son univers, c'est un premier pas somme toute très instructif qui donne envie d'aller plus avant.

jeudi, février 23 2012

Le Papier Tue-Mouches - Elizabeth Taylor

Devastating Boys Traduction : Nicole Tisserand

Extraits Personnages

Ce recueil de onze nouvelles réserve sans doute moins de "chutes" que "Cher Edmund." Pour autant, il ne lui est en rien inférieur.

"Irrésistibles Vandales", première histoire du lot, qui donne son titre à l'édition anglaise, est le récit, tout en suggestions et en délicatesse, du séjour de deux petits Noirs, Sep et Benny, issus des quartiers difficiles de Londres, chez un couple de notables ruraux dont le mari a des opinions nettement "labour." C'est surtout l'épouse, Laura, qui va s'occuper d'eux tout au long de la quinzaine qu'ils passent dans la paisible campagne anglaise. D'abord maladroits, tantôt se voulant supérieurs parce que "urbains", tantôt feignant l'indifférence aux joies qu'ils découvrent, Sep (pour Septimus) et Benny finiront, à la fin de l'histoire, par se révéler de simples enfants en mal d'affection et d'attention. Et Laura, tout d'abord parniquée par leur arrivée, les verra la quitter avec nostalgie.

La troisième nouvelle, "La Grande Perche", met aussi en scène un personnage de couleur, Jasper, qui a trouvé un modeste emploi à Londres et envoie régulièrement une grande partie de son salaire à sa mère, restée au pays avec ses deux petites soeurs. Simple et sans malice, Jasper est aussi de ces gens qui, sous n'importe quelle latitude et dans n'importe quelle circonstance, sont heureux de vivre. Les pages qui lui sont consacrées reflètent admirablement cet art de la vie qu'il cultive avec naturel, sans même s'en rendre compte.

Nostalgie encore avec "Eloges", où la première vendeuse du rayon de vêtements pour dames d'un grand magasin londonien, Miss Smythe, arrive au jour de sa retraite. Une retraite qu'elle attend évidemment avec impatience. Mais sur le chemin du retour, le soir, chez elle, dans le train de banlieue, elle réalise que c'est aujourd'hui pour la dernière fois qu'elle croisera tel voyageur ou tel autre que, peu à peu, au fil de toutes ces années, elle avait appris à connaître. Qu'importe ! Après un bref moment d'abattement, Miss Smythe redressera la tête et partira vers sa retraite ...

"Oeuvre de Chair" est un petit bijou de tendresse et de sensualité dont les héros, Phyl, épouse en vacances d'un propriétaire de pub londonien, et Stanley, un homme seul, se rencontrent et sympathisent lors d'un voyage organisé. Ce sont des gens tout ce qu'il y a de plus ordinaires, tous deux gros buveurs et gros mangeurs, tous deux sur le retour, tous deux bruts de décoffrage si l'on peut dire (quoique Phyl soit plus raffinée) et c'est sans doute pour cela qu'ils nous touchent. Leur romance n'aura peut-être pas la fin souhaitée par Stanley mais il se dégage de ce récit une telle douceur et une telle authenticité que le lecteur ne s'en plaindra pas. Pas plus que Phyl d'ailleurs.

"Miss A. et Miss M." prouve, avec élégance et cruauté, que dans un couple, fût-ce celui de deux êtres du même sexe, l'un aime toujours plus que l'autre et risque son coeur et parfois sa vie au jeu de la passion. Le tout est raconté par une adolescente qui, sans trop l'analyser, a, selon l'expression consacrée, "le béguin" pour un professeur qu'elle admire bien à tort, Miss A.

"Crêpes Flambées" se déroule dans un pays maghrébin où deux touristes anglais, de retour pour les vacances, recherchent en vain un groupe d'Arabes avec lesquels ils avaient sympathisé l'année précédente. Finalement, ils tombent sur le chef du groupe, Habib, qui leur affirme être devenu chef-cuisinier dans un hôtel-restaurant de luxe. Mais quand nos deux héros s'y pointent pour lui faire une surprise, pas d'Habib à l'horizon ... Empreinte de tristesse malgré les couchers de soleil radieux qu'elle dépeint en parallèle, cette nouvelle révèle que son auteur avait pris le temps d'étudier la société patriarcale maghrébine.

Viennent ensuite les nouvelles "à chute" :

1) "L'Excursion à la Source", où deux Anglaises en vacances en France finissent par trouver ce qu'elles cherchaient l'une et l'autre, la première, Gwenda, autoritaire et intéressée, la seconde, la lumineuse Polly, avide d'absolu.

2) "D'une Maison A L'Autre", de loin la plus drôle, la plus ironique du lot, où une petite concierge en herbe, la jeune Kitty, actuellement en vacances, va d'une maison à une autre dans le petit village qu'elle habite, colportant les rumeurs les plus exactes comme les plus exagérées et jouant ainsi le rôle d'une gazette locale vivante.

3) "Soeurs" révèle la regrettable histoire familiale de Mrs Mason, femme discrète et plutôt collet monté, qui a eu la malchance d'avoir pour soeur une extravertie de quelque talent, devenue romancière célèbre. Dans son oeuvre, la romancière n'a cessé de modifier le profil général de la famille qui était la sienne, mentant et déformant sans vergogne et prêtant notamment au personnage de Mrs Mason des comportements et des paroles d'une incorrection effarante - comportements et paroles qu'elle n'a évidemment jamais eus ni tenues.

4) "Hôtel du Commerce" voit deux jeunes Anglais en voyage de noces prendre pension pour un soir dans un hôtel où leurs voisins de chambre vont leur servir durant la nuit une sérénade d'insultes et de reproches conjugaux avant, au matin, de ... mais chut !

5) et enfin l'inquiétant et accablant "Papier Tue-Mouches" dont on comprend vite pourquoi l'éditeur français a choisi de lui donner l'honneur du titre principal. Pour le résumer, disons simplement que, si les victimes de Michel Fourniret et de son horrible compagne avaient lu cette nouvelle glaçante et glacée, elles seraient peut-être toujours en vie.

Elizabeth Taylor était un grand écrivain, croyez-moi.

mercredi, février 22 2012

Cher Edmund - Elizabeth Taylor

The Blush Traduction : François Dupuigrenet Desroussilles

Extraits Personnages

J'avais pris par hasard ce recueil de nouvelles que ma fille aînée avait acheté, attirée par le titre. Et ce fut une excellente surprise, que je classe d'ores et déjà comme l'une des meilleures de cette année. Par son élégance, sa manière de s'attacher aux détails tout en suggérant une foule de choses et d'idées, par sa maîtrise de l'art du récit, par son humour enfin et même par une certaine cruauté qui perce ici et là dans le regard qu'elle pose sur ses personnages, Elizabeth Taylor mérite de figurer au rang des meilleurs nouvellistes du XXème siècle. (Comme j'ai acheté dans la foulée "Vue du Port", je vous dirai sans doute dans quelque temps si je lui trouve autant de talent pour le roman, pierre d'achoppement de tant de génies de la nouvelle. )

Au programme, douze nouvelles se déroulant toutes en Angleterre et très souvent d'ailleurs à la campagne. Une seule - l'antépénultième - "Pauvre Fille", histoire d'une jeune gouvernante hantée sans le savoir par l'esprit de la future gouvernante de la fille de son actuel élève (Elizabeth Taylor applique à la lettre la théorie du temps "en boucle" où il n'y a en fait ni passé, ni présent, ni avenir) présente un fond fantastique qui ravira les amateurs autant, je l'espère, qu'elle m'a ravie. C'est une vraie gourmandise que cette "Pauvre Fille" qui met en valeur l'art de l'écrivain et son impeccable technique.

Les onze autres nouvelles appartiennent au genre réaliste. Mesdames qui avez à vous plaindre de la gent masculine, je vous recommande vivement le jubilatoire "Une Tare Héréditaire Peut-Etre" où l'on voit un jeune marié tout neuf et grand amateur d'alcools et de stations au pub (comme son papa ) ... Mais chut ! Je n'en écrirai pas plus : la fin est vraiment trop méchante - mais aussi trop vraie, toutes celles ayant connu un tant soit peu l'univers des bars et des messieurs aimant y boire "entre copains" partageront mon avis. Certains se récrieront peut-être en disant : "C'est caricatural, voulez-vous dire !" Oh ! si peu, messieurs, si peu ... Des cas comme celui du triste héros de cette nouvelle existent, hélas ! Mais, fidèle à notre réputation de discrétion, nous ne citerons aucun nom.

"Le Rouge au Front", seconde nouvelle du recueil, vaut aussi largement son pesant d'encre : Mrs Allen a pour femme de ménage une certaine Mrs Lacey, femme assez vulgaire qui se plaint tout le temps : de ses enfants, de son mari, etc ... Or, un jour, se présente justement à la porte de Mrs Allen un Mr Lacey embarrassé mais bien décidé à obtenir un peu plus de temps libre pour sa malheureuse épouse, laquelle se retrouve enceinte pour la énième fois ...

"Malaise", l'une des plus longs parmi les textes recueillis, est une petite merveille de construction qui nous détaille avec subtilité et retenue comment la jalousie s'installe entre deux jeunes filles dont l'une a épousé le père, forcément plus âgé, de l'autre.

Mais la palme de la subtilité revient peut-être à la nouvelle qui ouvre le bal, "Le Piège", que devraient lire toutes les mères abusives et avides de pouvoir.

Bref, amateurs de nouvelles et d'auteurs anglais, n'hésitez pas à vous procurer "Cher Edmund" : ce petit livre sans prétention, aussi discret que celle qui l'écrivit, vous fera passer de très bons moments. Et qui sait ? Peut-être en redemanderez-vous.

mardi, janvier 24 2012

La Marquise d'O & Autres Nouvelles - Heinrich von Kleist (Allemagne)

Die Marquise von O ... , Das Erdbeden in Chili, Die Verlobung in St. Domingo, Das Bettelweib von Locarno, Der Findiling, Die Heilige Cäcilie oder die Gewalt der Musik, Der Zweikampf

Traduction : M. L. Laureau & G. La Flize Introduction : Antonia Fonyi

Extraits

Rejeté par Goethe, courant d'échec en échec littéraire, optant en définitive, après avoir assassiné la femme qu'il aimait, pour un suicide par balle, Von Kleist mérite amplement la place d'ovni qu'il occupe dans la littérature allemande. Romantique, il l'est par le style (ah ! ces paragraphes à la Balzac, qui n'en finissent pas d'en finir !), par l'amour du mélodrame et aussi par la caractérisation, très début du XIXème, de ses personnages. Néanmoins, au beau milieu de ce que certains (moi la première) considèreraient comme une soupe de mots et d'intrigues un tantinet trop épaisse, jaillissent des fulgurances, des audaces même d'une surprenante - voire choquante - modernité.

L'auteur donne l'impression de se dédoubler et de confier la rédaction de certains passages à son alter ego. Quand on sait l'importance du double dans la littérature romantique et fantastique allemande - fascination que l'on retrouvera au XXème siècle dans la grande époque du cinéma de l'UFA, entre les deux guerres - on se dit que la chose n'est certes pas un hasard. A moins que Kleist ait parfois écrit sous l'influence de certaines drogues - c'est une idée qui vient tout naturellement à l'esprit, je vous l'assure.

Si l'on prend par exemple la nouvelle qui donne son titre à ce volume, "La Marquise d'O ...", on s'aperçoit qu'à une héroïne aristocrate, élevée de telle façon qu'on ne l'a jamais laissée lire le moindre roman ou la moindre gazette douteuse, veuve admirable et mère dévouée, bref, un personnage qui fait corps avec les lois de son siècle, Kleist oppose ce qu'on serait tenté de définir comme un anti-héros même si, à la fin du texte, il finit par rejoindre le giron de la bonne société. Brutal, dissimulateur, guidé par la violence de l'instinct sexuel, le comte F ... est un violeur qui, en outre, a mis à profit l'évanouissement de sa victime pour abuser d'elle. Tout ce qui, dans la nouvelle, relève des pulsions non maîtrisées du comte est exposé avec une franchise qui, pour le public de l'époque, pouvait se confondre avec de la crudité pure et simple.

Mais il y a plus dérangeant : la scène au cours de laquelle la marquise et son père se réconcilient tandis que la mère, qui a facilité leur entrevue, les observe d'abord par le trou de la serrure avant de les rejoindre tranquillement :

... ... L'oreille délicatement collée à la porte, Mme de G ... écouta et perçut les tout derniers mots d'un léger chuchotement qui lui sembla venir de la marquise. Par le trou de la serrure, elle aperçut la fille sur les genoux de son père, ce qu'il n'avait encore jamais admis de sa vie. Elle ouvrit enfin la porte et, le coeur tout débordant de joie, elle vit la marquise silencieuse, la nuque ployée en arrière, les yeux tout à fait clos, affaissée dans les bras de son père. Et lui, assis dans le fauteuil, ouvrant de grands yeux brillants de larmes, posait sur sa bouche de longs baisers brûlants et avides comme un véritable amoureux ! Sa fille se taisait et lui se taisait aussi ; il restait assis, le visage penché sur elle, comme sur la jeune fille de son premier amour, et il lui tournait la tête pour l'embrasser encore. La mère était aux anges ; ( ... ) se penchant de part et d'autre du siège, elle le regarda de côté tandis que, avec un bonheur indicible, il caressait des doigts et des lèvres la bouche de sa fille. ... ...

Dans "Les Fiancée de Saint-Domingue", on s'aperçoit très vite que, sous le pathos romantique, c'est la question des relations sexuelles entre les Blancs et les Noirs qui sous-tend tout le récit avec une connotation dominant-dominé qui n'étonnera pas le lecteur d'aujourd'hui mais dont on se demande ce qu'en pensa celui de l'époque, surtout après l'équipée de Toussaint-Louverture à Haïti. "L'Enfant Trouvé" reprend le thème de l'inceste - mais ici, la mère du fils incestueux ne l'est pas par le sang. Le sommet de l'ambiguïté est atteint par "La Mendiante de Locarno", court récit assez bâtard qui se veut histoire de fantômes et dont l'ambiguïté réside dans la première ligne, lorsque le gentilhomme demande à la mendiante d'aller derrière le poêle. Précisons que, dans cette histoire, s'il y a viol, il s'agit de celui d'une vieille femme handicapée par un homme dans la force de l'âge.__

Bref, vous l'aurez compris, ce recueil, avec son étrangeté et son culte pour l'ambiguïté, titille sans cesse la curiosité du lecteur qui se demande s'il "lit double" ou pas. A découvrir, ne serait-ce que pour partager les impressions ressenties et en débattre. Le lecteur a-t-il l'esprit mal placé ou Von Kleist aurait-il pu prétendre à être le Georges Bataille de son siècle ?

lundi, janvier 2 2012

Le K - Dino Buzzati (Italie)

Il Colombre Traduction : Jacqueline Rémillet

Eh ! bien, j'ai trouvé ce volume très inégal, chose banale, me direz-vous, et presque immanquable quand il est question de nouvelles. "Le K", qui donne son titre au recueil, est d'une excellente facture. Idem pour, entre autres, "L'Arme Secrète" (les dirigeants internationaux décèdent un à un dans des circonstances énigmatiques dès lors qu'ils commencent à parler de guerre ...), "Le Défunt par erreur" (déclaré mort suite à une erreur dans un journal, un peintre joue le jeu et voit avec stupeur la cote de ses oeuvres atteindre des hauteurs inespérées ...) ou "Pauvre petit garçon !" (vision très particulière de la jeunesse d'un certain petit Adolf ...)

Mais d'autres, notamment le final : "Voyages aux Enfers du Siècle", ne m'ont vraiment pas "accrochée." D'autant que Buzzati fait parfois preuve d'un pessimisme - voire même d'un mépris de la femme - qui me consternent.

Mais le plus ennuyeux, je pense, c'est que Buzzati mêle, à un sens réel du fantastique et à un jouissif humour noir, un surréalisme qui n'a jamais été ma tasse de thé. Le surréalisme me semble ici trop présent, trop absurde, perdant ainsi son authantictité. Peut-être, utilisé à doses plus réduites ...

Enfin, cela ne m'empêchera pas de lire "Le Désert des Tartares" dont j'ai toujours trouvé l'intrigue fascinante.

jeudi, août 5 2010

La Mendiante de Shigatze - Ma Jian

Liangchu nide Shitai Traduction : Isabelle Bijon

Extraits

Ce mince recueil paru chez Actes Sud comporte cinq nouvelles ayant toutes pour thème la civilisation tibétaine, que Ma Jian examine d'un oeil fasciné mais impartial.

La première nouvelle, "La Femme en Bleu", évoque le destin de Mima, jeune Tibétaine morte à dix-sept ans sans avoir pu donner naissance à l'enfant qu'elle attendait. Si bref qu'il ait été, son destin aura été marqué au sceau du tragique : troquée tout enfant contre neuf peaux de mouton, donnée en mariage à deux frères brutaux et alcooliques, elle n'aura connu que de très rares instants de bonheur aux côtés d'un soldat chinois en garnison à Langkatze. Instants volés et tenus secrets que le soldat anonyme, interrogé par le narrateur, considère comme autant de pierres précieuses. La nouvelle s'achève par la vision des vautours s'abattant sur le cadavre qui, selon l'usage, leur est offert, pièce par pièce, par les plus proches parents de la défunte, à savoir ses maris.

Moins intense et plus bref, "Le Sourire du Lac du Col de Dolm" relate le retour parmi les siens d'un jeune Tibétain parti faire des études à la ville. A la fois heureux et gêné de retrouver sa famille si semblable et pourtant si différente, il se remémore son enfance et prend peu à peu conscience que, en dépit de ses racines, beaucoup de choses se sont transformées en lui.

La troisième nouvelle, "Le Chörten d'Or", est une histoire d'adultère entre un apprenti et la femme de son maître. L'époux, maître Sangboutza, a été chargé par un monastère de construire un chörten, c'est-à-dire une sorte de pagode destinée à abriter les cendres d'un saint, et de le recouvrir d'or. Au sommet, une flèche tout en or qui scellera le destin de Koula Djouli, l'épouse adultère et avide.

La quatrième nouvelle, celle qui donne son titre au recueil, est peut-être la plus horrifiante. La pauvreté morale et sociale engendrée par l'ignorance, l'alcool et la tradition y va jusqu'au bout de l'extrême et, une fois de plus, le lecteur constate que le statut de la femme tibétaine est loin d'être enviable même si l'on en parle peu.

"L'Ultime Aspersion" enfin, sur lequel se clôt l'ouvrage, tire à boulets rouges sur certains rites à connotation fortement sexuelle imposés par la religion. Ici aussi, c'est la femme qui en fait les frais, bien évidemment.

On s'étonnera peut-être de découvrir autant de puissance et de violence dans des textes si courts. On s'étonnera plus sûrement de découvrir un Tibet glauque, pétri de traditions sanglantes et arriérées, en totale contradiction avec l'éternel sourire du Dalaï-Lama. Certes, on peut toujours prétendre que Ma Jian est chinois. Mais, vu son parcours, on ne saurait guère le suspecter de propagande envers le régime de la République populaire de Chine. La vision du Tibet qu'il donne ici est bien une vision personnelle et acquise sur le vif, dans un mélange d'étonnement, de dégoût, d'horreur et, répétons-le, de fascination.

Pour vous faire votre avis, lisez ce petit livre mais attention : avec ses passages "bruts de décoffrage", il risque de choquer les âmes sensibles. Quoi qu'il en soit, il ne laissera personne indifférent. ;o)

lundi, juin 7 2010

Rashômon & Autres Contes - Akutagawa Ryûnosuke

Sakuhin-shu Traduction & introduction : Arimasa Mori

La présente édition est une intégrale, contrairement au petit volume Folio qui lui, ne comporte que quatre nouvelles sur les quinze qui composent le manuscrit originel.

Comme toujours dans un recueil de ce type, certains récits parlent au lecteur de façon plus directe que d'autres. En ce qui me concerne, voici mon palmarès par ordre de préférence décroissant : "Le Nez - Le Mouchoir - Chasteté d'Otomi - Les Kappa - Villa Genkaku - Dans le Fourré - Figures Infernales."

Au fil de ses contes, Akutagawa mêle les récits remontant au Japon féodal et les histoires contemporaines. La nouvelle "Les Kappa" est à part car on peut la voir comme une réflexion à la Jonathan Swift émise par l'auteur sur le monde dans lequel il évolue : le narrateur, à la suite d'une chute dans un trou, tombe dans un monde parallèle, celui des Kappa, peuple mi-batracien, mi-humain, chez qui il va résider quelque temps. S'en suit toute une série de digressions des plus intéressantes, mettant en parallèle les valeurs humaines (et spécialement japonaises) et les valeurs kappa. Lorsque notre narrateur retourne dans son monde, on le prend pour un fou et il finit dans un asile d'où il ne désespère pas de s'enfuir pour rejoindre le monde des Kappa qui, désormais, lui manque ...

Finesse et ironie sont les armes favorites d'Akutagawa. Avec elles, il parvient à faire sourire mainte et mainte fois son lecteur alors que, pour peu qu'on analyse la trame des histoires, on s'aperçoit qu'il n'y en a pas une seule qui ne soit tissée de tristesse.

Dans "Figures Infernales", fondée sur le terrible sacrifice consenti par un peintre pour atteindre à la perfection de son art, ou dans "Le Fil d'Araignée", qui met en scène un damné auquel le Bouddha offre une chance qu'il gâche par égoïsme, sans oublier "Ogin", où une famille de Japonais christianisés renonce à "Deus" devant les flammes du bûcher, nous plongeons dans le drame le plus noir, mais avec un élément fantastique que, en dépit du discours de l'Ombre, ne joue pas un rôle si important "Dans le Fourré."

"Chasteté d'Otomi" - en temps de guerre, une jeune femme risque de se faire violer pour préserver la vie d'un chat - "Villa Genkaku" - récit des conséquences de l'adultère d'un mari désormais mourant sur toute une famille - et le superbe "Mouchoir", où l'auteur oppose avec subtilité les coutumes japonaises et les coutumes occidentales, ne seraient pas déplacés dans une anthologie où trôneraient également Tchékhov et Mansfield. Petite touches à peine visibles, demi-teintes, silences qui disent tout, temps suspendu l'espace de quelques secondes primordiales ... : ce sont de vraies merveilles.

Quant au "Nez", où un moine affligé d'un appendice nasal encombrant parvient à se le faire réduire pour regretter ensuite le temps où ce nez le rendait "anormal", c'est, à mon avis, le joyau le plus étincelant de cet écrin serti de nouvelles qu'est "Rashômon." Et même si je ne vous ai pas parlé de celle qui a donné son titre au recueil ni encore de quelques autres, vous auriez bien tort de supposer qu'elles ne valent pas qu'on s'y arrête. Lisez Akutagawa : c'était un conteur de génie. ;o)