Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Tag - littérature américaine

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mardi, décembre 18 2012

Les Mystères de Winterthurn - Joyce Carol Oates

Mysteries of Winterthurn Traduction : Anne Rabinovitch

ISBN : 9782234071131

Extrait Personnages

Divisé en trois parties débouchant toutes sur un épilogue, "Les Mystères de Winterthurn" peut se lire comme un hommage parodique au genre gothique, qui apparut à la fin du XVIIIème siècle en Grande-Bretagne et connut son heure de gloire avec des auteurs comme Horace Walpole, Ann Radcliffe et Matthew G. Lewis. On ne s'étonnera pas de voir Joyce Carol Oates, cette touche-à-tout littéraire, relever ce défi en le doublant, par habitude, d'une critique de la société américaine à la fin du XIXème siècle et au tout début du XXème.

Néanmoins, en tant que lecteur, nous avons été déçu et nous restons pour le moins sceptique quant au résultat obtenu.

C'est que la romancière nous avait habitués à tant de subtilité, tant de cruauté aussi - pour ne rien dire de la profondeur de textes aussi divers que "Délicieuses Pourritures", "Nous Etions Les Mulvaney" ou "Blonde." Dans ces "Mystères ..." , c'est la parodie qui l'emporte. Ou qui, plutôt, noie tout. L'humour est là, bien sûr, mais il n'est pas vraiment grinçant et, pour un récit voué au genre gothique, il n'a rien de cette noirceur extasiée dont on se repaît dans "Délicieuses Pourritures" ou dans "Zombi" - pour ne citer que ces deux-là. Bon, montrons-nous juste : si, cela grince, parfois, de trop rares fois mais ce n'est pas cela. Quelque chose fait défaut et cette chose, c'est la subtilité.

L'ironie est ici trop visible, on la reçoit comme une pluie de gifles qui vous étourdit avant de vous laisser hébété : pourquoi une telle volonté de s'afficher ? Le lecteur sait que la romancière se complaît depuis des lustres à dénoncer les ridicules et les injustices de la société dans laquelle elle est née. En ouvrant l'un de ses livres, nouvelles ou roman, il s'y attend. Alors oui, pourquoi ? Pourquoi cette ironie si lourde qui se répand de page en page au point d'incommoder celui qui les lit ?

Le plus déstabilisant, c'est que les ombres et les demi-teintes qu'auraient réclamées le style viennent opacifier à plaisir les personnages et les mille-et-un fils de l'intrigue. Trop de personnages (il est vrai appartenant pour la plupart à la bonne société de Winterthurn, au langage châtié et retenu) papotent à demi-mot de choses finalement sans importance et ignorent carrément celles qui en ont. Beaucoup d'entre eux sont à la limite de la caricature. S'il ne s'agissait encore que de personnages secondaires ! Mais l'une des héroïnes, Georgina Kilgarvan, la "Nonne bleue", qui domine toute la première partie, est elle aussi une caricature. Parodier le genre gothique, pourquoi pas ? Mais le destin de la pauvre Georgina est une tragédie tellement cruelle que, si marquée au coin du gothique qu'elle puisse paraître, elle aurait dû la placer d'emblée à l'abri de la caricature.

Son cousin, Xavier Kilgarvan, révèle lui aussi, surtout dans ses jeunes années, pas mal de traits caricaturaux, qui s'expliquent en partie par son statut de héros "gothique."_ Comme nombre de héros du genre, il n'a d'ailleurs pas de personnalité digne de ce nom. Dans le roman noir gothique en effet, seul le Méchant jouit de ce privilège essentiel qu'est une personnalité solide, qui en impose : méchant, diabolique, oh ! que oui ! mais si attirant ... C'est pour ainsi dire la règle. Règle à laquelle Oates déroge sans vergogne en faisant paradoxalement de son méchant de la seconde partie une lavette déplorable et maniérée dont on a bien de peine à croire que certains de ses disciples - enfin, l'un d'entre eux au moins - puissent l'appeler "Maître."

Et toutes ces questions laissées sans réponses ! Ces cadavres de nourrissons découverts dans le grenier de Glen Mawr sont-ils, comme le lecteur finit par le supposer (et comme quelques réflexions du cousin Xavier, dans la troisième partie, le laissent à penser), les rejetons de l'inceste répété imposé par son terrible père à la malheureuse Georgina ? Qui ou quoi se dissimule dans la fameuse "chambre des Jeunes Mariés" (dite aussi "chambre du Général"), où trône une superbe et inquiétante peinture murale en trompe-l'oeil et où le nourrisson d'Abigail Whimbrel, une cousine de Georgina, hébergée une nuit à Glen Mawr, trouve une mort aussi sanglante qu'inexpliquée ? Que signifient les mille mensonges de Perdita ? Son mari est-il bien le "corbeau" qui inonde de lettres obscènes les femmes les plus honorables de Winterthurn ?

Tel quel, "Les Mystères de Winterthurn" constitue un ouvrage curieux, résolument inégal, voire bancal - la seconde partie, avec ses meurtres en série qui trouvent une solution aussi cruelle que vraisemblable (on n'est plus dans la parodie mais dans une réalité que l'on peut croiser à n'importe quel coin de rue, y compris aujourd'hui) est sans conteste supérieure aux deux autres. Parmi les inconditionnels de Joyce Carol Oates - et nous en sommes toujours - il ne séduira que ceux qui se voilent systématiquement la face à chaque faux pas de leur auteur adoré. Car une chose est sûre, le gothique, parodié ou pas, n'est assurément pas sa tasse de thé.

... A moins que nous n'ayons rien compris et qu'elle ait voulu faire la parodie gothique d'une parodie gothique ? ... Dans ce cas, rien à dire : c'est un chef-d'oeuvre.

samedi, novembre 17 2012

De Sang-Froid - Truman Capote

In Cool Blood Traduction : Raymond Girard

ISBN : 3280050864503

Extraits Personnages

Dans la nuit du 14 au 15 novembre 1959, à Holcomb, sorte de banlieue de la ville de Garden City, dans le Kansas, les quatre membres de la famille Clutter étaient froidement mis à mort par un ou plusieurs inconnus dont le mobile demeura longtemps inconnu ou plutôt inacceptable puisque tout le monde savait que Herbert W. Clutter, quoique fortuné, ne conservait chez lui que de très faibles sommes en espèce. (Par la suite, les assassins devaient confirmer qu'ils n'avaient retiré de l'affaire qu'entre quarante et cinquante dollars.) Le 30 décembre de la même année, à Las Vegas, Perry Smith et Dick Hickock, considérés depuis peu comme les principaux suspects, sont arrêtés par la police locale assistée de membres du K. B. I. (Kansas Bureau of Investigtion). Ceux-ci vont effectivement recueillir les aveux des deux criminels qui seront condamnés à la peine de mort au printemps suivant. D'appel en appel, leur exécution n'aura lieu que le 14 avril 1965. Entretemps, Truman Capote, qui enquête sur l'affaire depuis pratiquement son début, aura achevé le livre qui est généralement tenu pour son chef-d'oeuvre mais qui est aussi son chant du cygne - car il n'écrira plus ou très peu de valable après sa parution. Ce livre, c'est "De Sang-Froid."

Capote souhaite que son lecteur y voie une enquête minutieuse et objective sur l'affaire Clutter dans tous ses développements. On doit reconnaître qu'il n'a pas ménagé sa peine car il a passé quatre ans à recueillir propos et témoignages et à rencontrer un maximum de protagonistes dont évidemment les deux assassins. Fasciné par la personnalité torturée de Perry Smith, il dira à son sujet, de façon très explicite : "Nous avons grandi dans la même maison. Mais l'un est sorti par la grande porte et l'autre, par l'entrée de service." Le drame de Capote, conséquence inattendue du quadruple meurtre des malheureux Clutter, gît là, dans cette relation privilégiée qu'il entretiendra avec les deux tueurs et tout particulièrement avec Smith, jusque dans le couloir de la Mort.

A-t-il trahi leur confiance en écrivant "De Sang-Froid" tel que nous pouvons le lire aujourd'hui ? A-t-il d'ailleurs trahi celle d'autres intervenants ? Oui et non. Car Truman Capote est avant tout un écrivain, et pas n'importe lequel : l'un de ceux qu'on peut assurer "grands" alors même qu'ils consacrent une bonne partie de leur existence à s'auto-détruire avec conscience. Certains témoins interrogés affirmeront ainsi que Capote n'a pas retranscrit leurs dires aussi scrupuleusement qu'il l'a déclaré pour la promotion de son livre. Pour Hickock et Perry, l'horreur de leurs actes rend la chose bien plus ambiguë : sans nier le Mal qui a fini par leur empoisonner l'âme, il maintient en eux cette part d'humanité dont les criminels ne jouissent pas en général dans les ouvrages qui leur sont consacrés. Pour Smith, son favori évident - et à qui il n'est pas exclu qu'il s'identifiait d'une certaine façon - Capote va même bien plus loin : reprenant à son compte le rôle du grand oiseau jaune qui, dans les rêves de Perry enfant et adolescent, arrivait à temps pour le sauver des pires situations, il brosse de lui un portrait tel qu'il lui confère l'immortalité littéraire.

Mais quoi que l'on pense de l'attitude de Capote, le "faiseur d'argent" comme l'appelait Jack Olsen, "De Sang-Froid", son enfant bien-aimé, n'en reste pas moins un grand livre, dense comme la forêt de l'Ogre, haletant comme un thriller haut-de-gamme, profond comme les méandres de l'inconscient - et construit de main de maître. Si les premières pages peuvent paraître un tantinet paresseuses, on se rend compte tout de suite que cette chaleur et cette quiétude aussi accablantes l'une que l'autre sont là pour souligner l'horreur de la tragédie qui va s'abattre sur Holcomb. Chose rarissime - et même unique à notre connaissance - pour un ouvrage consacré à une enquête criminelle, les petits côtés agaçants, pour ne pas dire les défauts des victimes, sont alignés, sans fard, ni tentative de justification, à côté de leurs réelles qualités. De même, chez les meurtriers, qualités et vices sont représentés avec le même souci d'impartialité. Enfin, Capote a le courage d'attirer l'attention sur les conditions dans lesquelles se déroula le procès de Smith et Hickock, conditions qui, en bonne logique et dans un tout autre Etat que le Kansas, auraient sans doute frappé le verdict d'irrecevabilité.

Que le lecteur se rassure : nous ne cherchons pas ici à prétendre que les deux criminels ne méritaient pas la peine capitale. Mais cela n'empêche pas de rester intègre. Or, que le psychiatre ayant procédé à l'expertise des accusés n'ait pas eu le droit de développer sa réponse sur leur état mental - il devait se contenter de répondre par oui ou par non à la question : "Un tel était-il légalement en état de démence quand il a accompli l'acte qu'on lui reproche ?" - relève de la malhonnêteté morale et juridique la plus absolue et fait malheureusement planer sur la condamnation des senteurs pour le moins déplaisantes.

Tel quel, que son auteur ait parfois "monté un peu la sauce" comme certains l'ont assuré ou que, au contraire, il se soit astreint à une stricte objectivité, "De Sang-Froid" brille d'un éclat singulier, mêlant, en un genre où, depuis Villon, on ne les y attendait guère, poésie et humanité. C'est là la marque du "don" reçu par le poète ou l'écrivain, un don qui s'anime sans toujours consulter celui qui le possède mais qui insuffle une vie étrange, magique et un peu irréelle - un peu de poussière d'étoiles en somme - à des matériaux qui, en d'autres temps et sous une autre plume, seraient demeurés d'une lamentable platitude. Ce don, Truman Capote en était investi au plus haut degré : il suffit de lire "De Sang-Froid" pour le comprendre.

dimanche, septembre 2 2012

Le Chanteur de Gospel - Harry Crews (USA)

The Gospel Singer Traduction : Nicolas Richard

ISBN : 9782070389902

Extraits Personnages

Un roman noir dansant avec grâce sur le fil d'un funambule, telle pourrait être la définition parfaite de ce roman lancinant dont l'action se situe dans le Sud des Etats-Unis et traite essentiellement deux thèmes : la ferveur religieuse si particulière - et disons-le si dérangeante à plus d'un titre - propre à tant d'Américains et le phénomène, inexpiable aux yeux de trop de gens, de la différence. Ce sont ces deux thèmes qui créent le troisième : le meurtre d'une jeune fille blanche, poignardée soixante-et-une fois par un Noir qui ne se souvient pas de la raison qui l'a poussé au crime.

Bien que publié en tant que polar et/ou roman noir, "Le Chanteur de Gospel" pourrait à bon droit avoir son fil dans notre rubrique "Littérature made in USA." Sans avoir la puissance et les subtiles ramifications du "Sanctuaire" de Faulkner, il le rappelle tout comme, par moments, il fait songer non sans malaise à l'univers baroque et sinistre des "pauv' Blancs" de Caldwell. Et puis, au-delà la traduction, on perçoit un style travaillé, alliant la réflexion la plus aiguë et le vocabulaire qui va en général avec, au langage infiniment plus fruste et brut de décoffrage de personnages qui, dans l'ensemble, ont dû quitter l'école à la fin du primaire. Le découpage enfin ne compte aucun temps mort. Sachant que ce roman constitue le premier de son auteur, c'est du bel art.__

Nous sommes en Géorgie, à Enigma, une agglomération des plus modestes qui tient plus du hameau que de la ville mais dont les habitants ne seraient vraiment pas satisfaits si on le leur faisait remarquer. Au moment où s'ouvre le roman, un drame vient d'assombrir ces cieux pourtant d'habitude si paisibles qu'on en vient à détester leur immuable placidité : Mary Bell Carter, à peine âgée de vingt ans, a été assassinée de soixante-et-un coups de pic-à-glace par un prédicateur noir de la région, Willallee Bookatee, lequel l'aurait aussi violée. Forcément : un Noir ne tue une Blanche que pour la violer. Pour les gens d'Enigma, c'est l'évidence même.

Mais avant de procéder à l'inhumation et maintenant que l'assassin a été traîné en prison, tout Enigma attend la venue de l'Enfant prodigue du pays : le Chanteur de Gospel. Surtout que le Chanteur de Gospel, il l'aimait bien, Mary Bell. On pensait même que ces deux-là se marieraient. Alors, il est normal qu'on attende le retour du Chanteur de Gospel afin qu'il puisse chanter une dernière fois pour Mary Bell. Comme, de toutes façons, un grand revival est prévu dans le même temps à la sortie de la ville, on sait que le Chanteur de Gospel viendra.

De fait, il arrive.

Et plus rien ne sera plus jamais pareil, ni pour Enigma, ni pour le Chanteur de Gospel.

Comment dire la fascination - le mot n'est pas trop fort - que j'ai éprouvée à lire ce roman d'une noirceur irrécupérable ? Crews/b nous dépeint un héros qui, bdepuis l'enfance, se sent différent non seulement des membres de sa famille mais aussi de tous ceux qui l'ont vu grandir, à Enigma. Certes, il aime les premiers et il appelle toujours les seconds par leur prénom. Mais beau, blond, avec une voix offerte par Dieu et une intelligence correcte, le Chanteur de Gospel n'a qu'un rêve : quitter Enigma pour toujours, sans jamais avoir besoin d'y revenir. Et pourtant, les sentiments - très ambigus - qu'il porte à Mary Bell l'ont toujours contraint à revenir. En apprenant sa mort, il se sent enfin libéré. Mais ayant commis l'erreur de rendre visite à Willalee, qui fut l'un des copains de son enfance, il prend conscience que, même s'il ne l'a pas commis directement, il est le seul responsable du meurtre. Alors, il veut fuir mais pas sans sauver la peau de Willalee. Or, enlever leur proie aux amateurs de lynchage, surtout en plein état sudiste, relève de la folie suicidaire. Le Chanteur de Gospel finit par renoncer. Mais son Destin - Dieu pour certains - ne l'entend pas ainsi ...

Autour de l'axe central, une stupéfiante galerie de portraits : le shérif obèse qui ne tente que pour la forme de s'opposer au lynchage, le croque-morts qui réclame au Chanteur de Gospel la faveur d'autoriser sa petite fille de trois ans, aveugle, à lui toucher le visage afin de le "voir", la mère de la défunte, son bonnet noir et ses pleureuses, l'incroyable famille du Chanteur de Gospel - ne ratez ni son frère, Mirst, ni sa soeur, Avel]: avec eux, comique garanti mais comique complètement frappadingue et qui laisse un goût d'amertume - Didymus, son imprésario, persuadé que sa propre mère siège à la droite du Seigneur et que lui-même est venu sur terre pour sauver l'âme du Chanteur de Gospel, Pied, le directeur de la foire aux freaks qui suit comme une ombre avide l'itinéraire du Chanteur de Gospel, et bien sûr, monstrueuse, épouvantable, dénuée du moindre atome d'empathie, ne pensant qu'à satisfaire ses besoins de vampire, la Foule se pressant, s'étouffant, s'étalant, se gonflant, se propulsant, pour assister au revival - comme à tout spectacle supplémentaire tel un bon vieux lynchage.__

Fascinant je le répète, émouvant, authentique et noir, résolument noir parce que noir rime avec sans espoir, "Le Chanteur de Gospel" est un grand livre. Vérifiez donc par vous-même.

vendredi, août 10 2012

Sartoris - William Faulkner

Sartoris Traduction : R. N. Raimbault & H. Delgove

ISBN : 9782070369201

Extraits Personnages

Sartoris ... Nom de grandeur, nom de folie, nom de l'une de ces grandes familles de l'aristocratie sudiste si chères à Faulkner parce que, jusque dans leur dégénérescence, leurs membres refusent de s'incliner devant le vainqueur yankee. Pour eux, le Sud, avec ses toddies que l'on déguste sur les vérandas en regardant le soleil se coucher, ses immenses champs de cotonniers blanchis par la saison, ses Noirs d'abord esclaves, puis domestiques, mais toujours liés aux familles blanches par des chaînes dont le Yankee primaire ne comprendra jamais l'étonnante et sulfureuse complexité, le Sud avec tous ses rêves et ses fantasmes, tous les siens et tous ceux que l'on projette sur son Histoire - ce Sud-là n'a jamais capitulé et il convient de continuer à le célébrer.

Car même s'il ne fait pas l'impasse sur les défauts et les excès du système dans lequel il naquit - voyez par exemple "Absalon ! Absalon !" - c'est bien à une célébration que nous invite le grand romancier américain. Une célébration amère, nostalgique, et pourtant fière, fière de tous ses Sudistes, depuis les rescapés de la bonne société de jadis que sont les Sartoris ou les Compson jusqu'aux "pauv' blancs" de "Tandis Que J'Agonise" ou encore la famille Snope en passant par les Noirs, domestiques, ouvriers, silhouettes à peine entrevues et pourtant si vivantes. Tous, il les dessine, les peint, les habille, fait naître en eux vertus et défauts, espoirs et désirs, tristesses et échecs. Et puis il les lâche dans ses pages, les laisse s'y pavaner, s'y déchirer, s'y tuer afin qu'ils l'aident à rendre au Sud l'un des hommages les plus grandioses qu'ait jamais connus la littérature américaine.

"Sartoris" - parfois publié sous le titre "Etendards dans la Poussière" - est le premier vrai roman de Faulkner sur le Sud et l'on peut y voir le point de départ de la saga qui aura pour décor le comté de Yoknapatawpha. L'action se situe à la fin de la Grande guerre, quand le jeune Bayard Sartoris, qui a vu son frère John, pilote de chasse comme lui, mourir au combat, revient dans la grande maison familiale. Le caractère déjà difficile de Bayard ne s'est guère arrangé, d'autant que, n'ayant pu rattraper son frère, qui venait de sauter de son appareil en flammes, dans son propre avion, il se sent coupable de sa mort.

A partir de là, on peut dire que, sauf durant le bref intermède de sa passion pour Narcissa Benbow, qu'il finit par épouser, Bayard le Violent, Bayard le Casse-cou, Bayard le Hanté va tout faire pour mourir avant l'heure.

Son entourage le regarde faire sans pouvoir lui imposer de frein. Miss Jenny, son arrière-arrière-grand-tante, l'une de ces femmes du Sud au dos plus rigide qu'un cierge et au tempérament d'acier, vous le dira - mais peut-être pas en ces termes : chez les Sartoris, les mâles ont tous un grain. Depuis le Grand Ancêtre, le colonel John Sartoris, qui combattit vaillamment les Nordistes et fut assassiné pendant la Reconstruction, après avoir lui-même froidement abattu deux politicards yankees qui voulaient faire élire des Noirs, c'est à qui, parmi ses descendants, sera le premier à mourir de mort violente et inattendue.

Peut-être est-ce pour cette raison que Miss Jenny, grande, sèche, tourmentée mais aimante, veille sur le vieux Bayard (le grand-père de notre Bayard suicidaire) comme une poule sur le dernier de ses poussins. Avec un peu de chance, celui-là finira dans son lit.

Mais c'est sous-évaluer l'adversaire, ce Destin omniprésent dans l'oeuvre de Faulkner ...

Par delà la traduction, le style est riche, d'une poésie colorée et puissante qui nous fait voir, humer, sentir, entendre le Sud de Faulkner au début des années vingt. Comme l'a chanté quelqu'un, le temps y dure longtemps ; les après-midis au soleil s'y étirent indéfiniment ; dans le jardin, Miss Jenny se chamaille avec Isom, le jeune jardinier noir, puis, aussi vexés l'un que l'autre, chacun part de son côté, un outil à la main, et n'en fait qu'à sa tête ; dans l'office, Elnora, la mère d'Isom, prépare le repas et chantonne ; Simon, le majordome et cocher, grand-père d'Isom, attelle les chevaux pour aller chercher le vieux Bayard à sa banque ; et la petite voiture de Miss Benbow se profile à l'horizon, venant de la ville aux rues poussiéreuses et endormies ; là-bas, le vieux docteur Loosh Peabody, qui demanda jadis la main de Miss Jenny, attend paisiblement ses clients en lisant et relisant des romans de quatre sous, allongé sur son canapé ; son confrère et néanmoins ami, le jeune Dr Alford, fait des projets de mariage dont Miss Benbow est le centre ; comme elle est le centre des fantasmes de Snope, l'employé de banque, qui lui envoie des lettres anonymes qu'elle s'en vient régulièrement montrer à Miss Jenny ; et puis, il y a encore le vieux Falls, qui a connu l'époque de la Sécession et qui, tous les mois, se rend dans le bureau du vieux Bayard, à la banque, pour y évoquer le bon vieux temps, un bon vieux temps que Faulkner brosse avec panache et mélancolie dans un long récit d'ouverture qui ressuscite Jeb Stuart, la plume au chapeau, fonçant avec ses troupes, tel un diable gris et or, au beau milieu d'un camp de nordistes au repos et y faisant prisonnier, avec une si exquise courtoisie, un major ennemi confondu par tant de politesse ...

Et malgré tout cela, il y en a pour prétendre que, dans "Sartoris", il ne se passe rien. J'espère bien que vous lirez ce livre à votre tour et que vous vous joindrez à moi pour affirmer que celui qui affirme pareille chose ou n'a pas bien lu, ou ne sait carrément pas lire.

mardi, juillet 31 2012

Juillet de Sang - Joe R. Lansdale (USA)

Cold in July Traduction : Claro

Extraits Personnages

Que peut-il y avoir de pire que d'apprendre que son fils, cambrioleur sans envergure, s'est fait abattre d'une balle en pleine tête par le propriétaire de la maison dans laquelle il s'était introduit, de nuit et armé, pour commettre son forfait ?

Rien, pense-t-on presque tout de suite. Surtout que, ayant assisté à la scène - c'est celle qui ouvre le roman, eh ! oui, ce Lansdale-là démarre fort - le lecteur sait pertinemment que Richard Dane (celui qui a tiré) se trouvait en état de légitime défense, son cambrioleur ayant tenté de le trucider avant que lui-même ne trouve le courage de presser la détente de son .38.

Eh ! bien, si vous continuez la lecture de ce polar nerveux, où seul un humour déjanté permet de supporter une réalité plutôt crade, vous vous apercevrez que si, il y a quelque chose de pire. De bien pire.

Comme toujours chez Lansdale, qui a retenu toutes les règles des "grands" du roman noir, l'intrigue, sanglante et bien tordue, se double d'une réflexion personnelle. Sur la violence certes mais aussi sur l'hérédité, l'acquis et l'inné, et bien entendu sur les mille et un coups que le Destin passe votre vie à vous envoyer dans le foie - là où ça fait le plus mal, paraît-il. Sans oublier les interrogations sur la justice et son application dans certains cas.

Le style est simple, plus simple, plus direct, plus percutant que dans les polars classiques de l'auteur du style "Les Marécages" ou "Du Sang dans La Sciure." Le principe du narrateur unique est conservé mais ici, pas question d'évoquer l'enfance ou l'adolescence, moins encore un paradis perdu. Les personnages sont très typés - certains jugeront qu'ils font cliché - et si l'on devine en eux une certaine complexité, Lansdale ne s'y attarde pas : Richard Dane (le narrateur) est l'Américain moyen, honnête et sincère, qui respecte la Loi sauf lorsque celle-ci le prend pour un imbécile ; Freddy Russell (le père) est un vieux délinquant qui aurait certainement pu faire mieux dans sa vie s'il s'était posé dans sa jeunesse autant de questions qu'il s'en pose aujourd'hui ; quant à Jim Bob Luke, c'est une belle figure de privé atypique, à la fois tonitruant et discret, cynique et humaniste, et surtout très, très efficace.

Pour les méchants ... Je ne peux pas vous en dire grand chose : vous connaîtriez alors le noeud de l'intrigue et ce n'est pas le but recherché, n'est-ce pas ? Mais on se demande tout de même comment le principal d'entre eux, celui qui surclasse tous ces cogneurs par la noirceur de ce qui lui sert d'âme, en est arrivé là. Le fait qu'il n'ait pas eu de père pour l'élever n'explique rien. Et c'est bien d'ailleurs ce que nous laisse entendre l'auteur.

"Juillet de Sang" : un bon polar, avec un maximum d'action, des répliques qui font souvent mouche et une foule de petites questions bigrement irritantes - un polar parfait pour les vacances qui arrivent.

vendredi, juillet 20 2012

Les Liens du Sang - Thomas H. Cook (USA)

The Cloud of Unknowing Traduction : Clément Baude

Extrait Personnages

Il était une fois deux enfants très bien élevés et très intelligents dont le père, lui-même esprit particulièrement brillant, sombra dans la folie. Les médecins, qui ont une étiquette pour tout, le déclarèrent schizophrène paranoïaque mais, les Services de protection de l'Enfance n'ayant pas eu vent de la chose ou s'en désintéressant complètement (ça s'est déjà vu, vous savez, et pas qu'aux Etats-Unis ), les deux petits continuèrent à vivre avec leur père. Celui-ci s'enfonça de plus en plus dans ce qui lui apportait une certaine paix, les livres, et ses enfants suivirent le mouvement.

Hélas ! Le père, "le Vieux" comme l'appelaient ses enfants, considérait avant tout les livres comme une source de travail. Ensuite seulement venait le plaisir. Et, à vrai dire, avec le Vieux, il fallait tant travailler sur les livres qu'on finissait par oublier qu'ils étaient là aussi pour faire rêver. Comme de juste, le Vieux contraignait ses enfants, tous deux doués semble-t-il d'une mémoire photographique, à mémoriser des pages entières de Shakespeare et de bien d'autres. Et quand ils les lui avaient récitées sans rater une virgule, il les interrogeait sur la signification de telle expression, sur l'idée cachée derrière les mots, et ainsi de suite ... Dans une telle optique, on en arrive rarement à s'esclaffer de bon coeur des "Joyeuses Commères de Windsor" ...

Sa fille, Diana, eut tôt fait de comprendre que la meilleure manière d'apaiser les troubles paternels était de jouer vraiment le jeu, de réciter sans se lasser et de discuter à n'en plus finir. Ce fut ainsi que, jusqu'au bout, elle assura à son père la paix terrestre.

Le fils, David, pour des raisons non explicitées par l'auteur, était mal vu de son père qui le tenait pour un incapable et, en prime, avait même tenté de le tuer. Au lieu de se rebeller, cette andouil ... pardon, ce bon fils qu'était David se coucha et fit de son mieux pour justifier les a priori paternels : il se fit une petite vie bien pépère, dans un cabinet d'avocats médiocres, dans une petite ville qui l'était tout autant, et il n'en bougea plus.

... Jusqu'à ce que le mariage de sa soeur vole en éclat après la mort de son fils unique, Jason.

Pour la jeune femme, il ne fait pas de doute que Mark, son mari dont elle s'empresse de divorcer, est responsable de cette mort. Jason avait été diagnostiqué schizophrène et le comportement de Mark à son égard n'était pas des plus chaleureux. Il était même tout disposé à placer l'enfant dans une institution spécialisée, véritable chiffon rouge sur lequel foncera toujours l'amour maternel. Diana part donc en guerre contre son ex-mari et cherche à lui faire avouer l'infanticide qu'elle lui prête.

Exposés comme ça, ces "Liens du Sang" ont l'air assez simples à comprendre. Pourtant, la seule chose que j'ai vraiment comprise au sortir de ce livre, c'est que Mark est bien l'assassin de son fils, soit qu'il l'ait laissé s'approcher de l'étang où il devait se noyer, soit qu'il lui ait carrément enfoncé la tête sous l'eau. Le personnage dégage une telle froideur qu'il en est bien capable, croyez-moi.

Mais à part ça ... Une intrigue embrouillée, un discours "off" où David, le narrateur, se parle à lui-même avant chaque chapitre (à ce propos, David est-il, lui aussi, schizophrène ?), l'hystérie qui monte chez la fille de David comme une courbe de température et sans que, au final, on comprenne pourquoi elle a adopté un tel comportement envers son père, des personnages faussement inquiétants et dans le fond peu crédibles, qui tiennent des propos ou bateau, ou outranciers et qui agissent comme si l'auteur leur indiquait une certaine direction au début de l'histoire et, en cours de route, les redirigeait vers le point opposé, aucune trace d'humour, fût-il noir, bref rien, absolument rien de ce que, jusqu'ici, j'avais eu le plaisir de découvrir chez Thomas H. Cook.

Pour moi, "Les Liens du Sang" constitue un raté de l'auteur - ou alors, il avait la brigade polyvalente sur le dos et il lui fallait écrire n'importe quelle ânerie pour la régler.

Sur La Ligne Noire - Joe R. Lansdale (USA)

A Fine Dark Line Traduction : Bernard Blanc

Extraits Personnages

Un garçon de treize ans, ayant accompli les menues taches confiées par son père, le propriétaire du drive-in local, va distraire son ennui dans la forêt voisine. En courant avec son chien, il trébuche et tombe ...

... Perdu. Ce n'est pas un cadavre cette fois-ci mais une boîte en métal toute rouillée, dont l'un des angles se régalait à l'avance, sous son tapis de feuilles, de la belle entorse dont il serait responsable.

Nous ne sommes pas dans le Missouri mais au Texas, et Stanley Mitchell n'est ni Tom Sawyer, ni Huckleberry Finn. Et pourtant, comme ceux-ci qui s'imaginaient en voir partout ou presque, Stan suppute avec ravissement les chances qui sont les siennes de voir un trésor se matérialiser dans la boîte qu'il vient de déterrer avec le plus grand soin. Rentré chez lui, il l'ouvre non sans mal et là, grosse, énorme déception : la boîte ne contient que des paquets de lettres, qui pis est enrubannées de rose, signe incontestable (en tous cas pour un garçon de treize ans), qu'elles sont l'oeuvre d'une femme amoureuse.

De fait, en approfondissant un peu sa lecture et avec l'aide de sa soeur aînée, Callie, Stan découvre que la scriptrice, qui ne signait que de l'initiale de son prénom, "M.", avait une relation semble-t-il passionnée avec un non moins énigmatique "J." Parce que, toujours pour un enfant de treize ans et dans une petite ville tranquille de l'Amérique profonde dans les années cinquante, "J." de son côté ne peut appartenir qu'au sexe prétendu fort. D'ailleurs, çà et là, "M." parle de la nécessité de faire face à une grossesse. Si ce n'est pas une preuve, ça ...

Mais enfin, grossesse ou pas, c'est tout de même bateau comme histoire. Et puis, après tout, ces gens-là doivent être vieux, maintenant ...

Mais voilà que diverses coïncidences amènent le frère et la soeur à faire le lien entre les lettres et l'assassinat de Margret, une jeune fille dont le cadavre a été retrouvé décapité, près de trente ans plus tôt, près de la vieille voie ferrée. Margret ... "M." ... Le plus inquiétant, c'est que, la même nuit, la jeune Jewel Ellen Stilwind, fille cadette de l'homme le plus important de la ville, mourait dans dans l'incendie de la maison familiale. Les pompiers n'ont retrouvé d'elle qu'un cadavre calciné, attaché aux restes de son lit. Jewel ... "J." ... Et deux crimes en une seule nuit ... Voilà de quoi donner à réfléchir.

Avec une patience de limier et l'aide bienvenue de Buster, le projectionniste du drive-in, un vieux Noir métissé de sang indien, Stan finira par obtenir le fin mot de l'histoire. Ce faisant, il gagnera en maturité et découvrira que l'âge adulte recouvre trop souvent des secrets innommables et des actes peu glorieux. Il perdra aussi - ou plutôt croira avoir perdu - son vieil ami Richard - l'un des personnages les plus touchants du roman - et, évidemment, il s'en fera au moins deux autres.

"Sur la Ligne Noire" est l'un de ces polars qui se doublent d'un voyage initiatique et aussi d'une critique sociale. Car, contrairement à ce que peuvent en penser certains, cette critique existe mais il faut bien se dire que, dans les années cinquante, une ville comme Dewmont recelait certainement beaucoup plus de Noirs comme Rosy Mae, la nouvelle femme de ménage des Mitchell, et Buster, que des activistes du style Malcolm X. De même, tous les Blancs ne se mettaient pas en chemise de nuit pour promener la nuit des croix de flammes et lyncher des malheureux qui n'avaient pas eu la "chance" de naître blancs. Et certains, sans le percevoir bien nettement, sentaient bien que la ligne de démarcation entre les deux mondes commençait à frémir.

Les personnages ne sont donc pas héroïques, ils se contentent d'être moyens mais ils ne sont jamais médiocres. L'intrigue est correcte, bien menée et, en dépit du genre, largement assaisonnée d'humour. L'ensemble baigne dans cette atmosphère inimitable, tour à tour étouffante et glaciale, inquiétante et naïve, qui signale à l'aficionado la "patte" de Lansdale quand celui-ci est dans son trip classique. En un mot comme en cent, "Sur la Ligne Noire" n'est peut-être pas un chef-d'oeuvre mais ses personnages restent dans la mémoire et dans le coeur, ce qui, au final, prouve, s'il le fallait, qu'il s'agit là de l'un des meilleurs livres de son auteur.

mercredi, juillet 18 2012

Les Marécages - Joe R. Lansdale (USA)

The Bottoms Traduction : Bernard Blanc

Extraits Personnages

Roman amer et nostalgique, axé sur deux des thèmes favoris de l'auteur, le temps qui file et la jeunesse qui ne reviendra jamais plus, "Les Marécages" débute au ralenti, dans la maison de retraite où le narrateur de l'histoire, Harry, vit les dernières années qui le séparent de la Faucheuse. N'ayant plus que cela à faire et y puisant ses joies ultimes, le vieil homme se remémore le passé et avant tout sa jeunesse dans le Texas des années trente, où la ségrégation raciale régnait comme si la Guerre de Sécession n'avait jamais eu lieu et où la vie s'écoulait avec cette lenteur étrangement sereine dont le monde moderne a fini par avoir la peau.

En ce temps-là, les bois étaient plus touffus, les animaux plus féroces, les chasseurs plus rares et les "viandards", carrément des exceptions. En ce temps-là, l'herbe était plus verte, l'eau bien plus pure, les brumes des marécages bien plus glauques et l'Homme-Chèvre y courait depuis des lustres sans que personne n'eût réussi à l'approcher. En ce temps-là, les parents gardaient souvent leurs enfants à la ferme pour les faire travailler à leurs côtés et l'instituteur, résigné, faisait contre mauvaise fortune bon coeur. En ce temps-là, c'était un autre monde. Tout simplement.

A cette époque, Jacob, le père de Harry, gère sa petite ferme tout en exploitant l'unique salon de coiffure de la ville. Avec sa femme et leurs deux enfants - Harry et Thomasina, dite Tom - cet homme paisible, qui n'a pas eu la chance de suivre un bon parcours scolaire mais n'a pas pour autant renoncé à penser par soi-même, est aussi heureux qu'on peut l'être. Sauf lorsque ses obligations de constable - la petite ville n'a pas encore de sherif - le contraint à enquêter sur un meurtre.

Soyons franc : c'est, Dieu merci, assez rare. Tout d'abord et même si Jacob la regarde d'un sale oeil, la Tradition veut qu'on laisse la communauté noire régler seule les morts illégales qui endeuillent ses membres. Si un Blanc s'en prend à un Noir, même topo : on n'a rien vu, on n'a rien entendu, on n'a rien à dire - et d'ailleurs, on n'était même pas là, monsieur le constable. En ce qui concerne maintenant les accrochages musclés entre Blancs, comme le constable ne perd pas une seconde à se demander s'il doit intervenir, il est clair qu'ils finissent rarement par un crime de sang. Enfin, quand un Noir s'attaque à un Blanc - ou si on le soupçonne seulement de l'avoir fait - la loi de Lynch s'applique sans discuter : quand la Loi - la vraie - arrive à son tour, c'est trop tard.

Beaucoup trouvent ces règles non seulement très simples mais en outre excellentes. Pas le père de Harry et l'on comprend que, dans un tel contexte, il ne soit pas précisément satisfait lorsque ses propres enfants découvrent, dans les terres marécageuses jouxtant la forêt, le cadavre d'une femme. Quelqu'un l'a attachée avec du fil de fer barbelé et en plus, c'est manifestement une Noire.

Evidemment, Jacob peut fermer les yeux et se contenter de faire inhumer la malheureuse. Mais voilà, le bonhomme a une conscience et c'est heureux car, si tel n'était pas le cas, nous passerions à côté d'un polar qui se double d'une critique virulente du racisme primaire. Y sont également stigmatisés les excès auxquels l'habitude des Blancs de sexe masculin de faire des enfants d'abord à leurs esclaves, puis à leurs domestiques noires a amené la société sudiste dans son ensemble, une société aux racines aussi inextricablement mêlées que celles de ces arbres qui poussent non loin des marais - une société dans laquelle le drame peut naître d'une toute petite révélation, faite aujourd'hui par hasard, par haine ou par simple bêtise, au détour de plusieurs lustres d'ignorance.

Les personnages, Blancs, Noirs, métissés, ont de la profondeur à l'exception, sans doute, des père et fils Nation ou encore de Doc Stephenson. Si je vous dis que leur intellect brille par sa ressemblance avec une petite bille de crasse malsaine et que, de surcroît, leur coeur se situe encore plus bas sur l'échelle de l'humanité, vous conviendrez que l'auteur ne pouvait pas grand chose pour eux. Le pire est sans doute que de tels personnages existent - mais c'est ainsi.

L'intrigue ... Le trait de génie de Lansdale est peut-être de nous la faire découvrir par les yeux du gamin qu'était alors Harry, avec ses naïvetés, ses révoltes et son solide bon sens. D'un autre côté, ce choix d'un jeune garçon qui, vu son âge et son statut social - sans oublier les idées de son père - peut côtoyer avec plus de facilité le milieu des Noirs, est tout à fait logique.

L'intrigue, disais-je. Eh ! bien, un tueur en série. Qui s'en prend aux femmes. Aux Noires et à des prostituées pour commencer, puis à une métisse et enfin, il fallait s'y attendre, à une Blanche. Selon la règle numéro une du genre, dans la vie de tous les jours, il est comme vous ou moi - il est même sacrément sympathique, si vous voulez mon avis. En d'autres termes, l'intrigue tient le coup.

Pour beaucoup, "Les Marécages" constitue le chef-d'oeuvre de Joe Lansdale. Je dirai, pour ma part, que c'est l'un d'entre eux. Et qu'il y en a d'autres. De quoi réjouir n'importe quel lecteur.

mercredi, juillet 4 2012

Les Feuilles Mortes - Thomas H. Cook (USA)

Red Leaves Traduction : Laetitia Devaux

Extraits Personnages

Les interrogations sur le passé, le passé qui vient détruire le présent et bloquer à jamais les perspectives d'avenir, la perte du petit monde stable et heureux que l'on croyait s'être bâti à jamais, tels sont les thèmes principaux de ce polar qui, à mon sens, sans être désagréable à lire, reste inférieur aux "Leçons du Mal."

Vous connaissez la chanson : un homme sympathique, en général professeur ou commerçant dans une petite ville provinciale mais de toutes façons membre de la bonne société du lieu, se voit projeté, avec sa famille, dans l'ouragan d'un meurtre dont on le suspecte, lui ou l'un de ses proches. A partir de là, l'auteur a en général deux options : ou bien les soupçons pèsent sur la bonne personne, à qui l'on donnerait pourtant le Bon Dieu sans confession, ou bien l'on se trouve en face d'une poignante erreur judiciaire. Parfois, la personne suspectée se contente d'être complice mais, que sa complicité soit le fait de mauvais instincts péniblement refoulés, ou que l'assassin l'ait contrainte à l'aider, cela suffit à la déconsidérer aux yeux de tous. L'homme sympathique ne résiste ni à la honte, ni au chagrin, sa famille implose et un exil loin de la petite ville tranquille est à prévoir en tant que fin inéluctable et programmée.

A quelques petits détails près, c'est ce qu'il se passe dans la famille Moore où je vous donne le père (Eric, qui tient un magasin de photographies d'art et d'encadrement plutôt prospère), la mère (Meredith, professeur de littérature anglaise au lycée du coin, une femme de tête), le fils unique (Keith, un ado grognon, renfermé, qui n'aurait aucun ami et encore moins d'amiEs), l'oncle (Warren, une espèce de "nounours" qu'une enfance difficile auprès d'un père qui l'humiliait sans cesse, a privé de toute confiance en lui et a rendu alcoolique) et le grand-père (le Grand Humiliateur, un sale type dont on est bien content d'apprendre qu'il n'a les moyens de s'offrir qu'une minable maison de retraite où, d'ailleurs, il doit empoisonner avec délectation la vie de tous, personnes âgées aussi bien que membres du personnel).

En ombres chinoises parce que depuis longtemps réunies au cimetière : la grand-mère (la mère d'Eric et de Warren et la malheureuse épouse de l'Abominable Retraité, qui a choisi de se suicider il y a déjà pas mal d'années parce qu'elle n'en pouvait vraiment plus) et la tante qui n'a jamais pu le devenir (Jenny, la soeur d'Eric et de Warren, décédée vers ses dix ans d'une tumeur au cerveau, la "petite fille adorable" qui reste à jamais dans le coeur de ses frères et tout spécialement dans celui de Warren).

Côté personnages secondaires, le confident de Keith (Delmot Price, fleuriste de son état, chez qui l'ado a un jour cherché à dérober la caisse), quelques collègues de Meredith au lycée, le psychologue de l'établissement (Stuart Rodenderry), l'avocat de la famille Moore (Leo) et le duo bon-flic, méchant-flic (Peak & Kraus__ ou vice versa).

Dans le rôle des parents éplorés, Vince et Kate Giordano. Dans celui de la victime, leur petite Amy - huit ans - elle aussi une "petite fille adorable."

Cook est trop bon conteur pour ne pas avoir cherché à mettre en valeur tout ce potentiel - et peut-être aurait-il fait mieux si le récit avait été plus long. Il n'y a rien à redire au suspense : la tension monte, monte ... et même si l'on sait que ça va mal se terminer, on s'intéresse tout de même à la manière dont ça va se passer. Malheureusement, côté personnages, ça pêche un peu : il y a trop d'incohérences, trop de zones floues aussi.

Par exemple, on n'acquiert jamais vraiment la preuve que Meredith trompe son mari. On la soupçonne, comme le fait Eric. Mais ce pourrait être un effet d'une sorte de "paranoïa du lecteur", devenu solidaire du personnage principal. La "réconciliation" entre Eric et son fils vient aussi de manière beaucoup trop abrupte, un peu comme si l'auteur la plaçait là uniquement pour lui permettre d'amener la solution de l'énigme - et de terminer son roman. Enfin, désagréablement plus visible à moins que j'ai loupé quelque chose au détour d'un paragraphe, que devient la fameuse voiture qui aurait accompagné Keith à la maison, la fameuse nuit durant laquelle Amy a disparu ?

Mais évidemment, un auteur ne peut écrire de chef-d'oeuvre chaque fois qu'il prend sa plume ou son clavier. (Sauf s'il s'appelle Marc Lévy, Guillaume Musso ou encore BHL. ) Thomas H. Cook se contentant, en toute humilité, d'être un sacré raconteur d'histoires noires et mélancoliques, il est donc tout excusé et on lira tout de même avec plaisir ces "Feuilles Mortes" couleur de sang.

lundi, juillet 2 2012

Les Leçons du Mal - Thomas H. Cook (USA)

Master of the Delta Traduction : Philippe Loubat-Delranc

Extraits Personnages

Le polar a aussi ses conteurs. On évoquera bien sûr James Ellroy, capable de récits classiques tel "Un Tueur Sur La Route" aussi bien que d'oeuvres plus spécifiquement "ellroyesques" comme l'admirable "Grand Nulle Part", et Ed McBain, plus direct, plus cinématographique dans sa conception du roman et certainement l'un des meilleurs dialoguistes qui soit. Il y a aussi, dans un style bien à lui, Jo Lansdale dans ses meilleures performances comme "Les Marécages" ou "Du Sang Dans La Sciure" - nous y reviendrons.

Comme Lansdale, Thomas H. Cook vient du sud des Etats-Unis et par delà la traduction, on sent bien, chez lui, l'influence de ce poète graphomane de génie que fut Thomas C. Wolfe. Mais Cook sait les barrières que lui impose le polar et il les respecte. Mieux : il s'en sert. Ce mélange d'un style qu'on peut, sans exagération, qualifier de raffiné avec la violence inhérente à toute intrigue de polar, aboutit à un résultat pour le moins étonnant et, dans ce cas précis, éblouissant. D'autant que l'auteur nous a préparé une "chute" qu'on ne voit pas arriver avant qu'elle ne nous dégringole sur la nuque. C'est du grand art.__

Le décor et l'intrigue se mettent lentement en place - on prend son temps, dans les Etats du Sud. Les personnages sont extrêmement fouillés et complexes. Souvent, le lecteur se dit : "Ah ! ça y est, je vois où l'auteur nous mène !" Et tout aussi souvent, il finit par se retrouver en train de patauger dans la mauvaise direction. Le principe du retour en arrière est, lui aussi, utilisé avec une subtilité extrême. Bref, à moins d'être un fanatique du gore, des personnages creux et du premier degré (mais si, il y en a qui adorent ! ) on ne peut que succomber à l'atmosphère de ce roman profondément noir qui se fonde sur l'une des règles que la vie nous apprend souvent trop tard : à savoir que certains jouent leur destin avec des dés pipés et qu'il n'y a malheureusement personne pour les mettre en garde.

Un excellent roman, vraiment - un roman qui vous donne envie de découvrir d'autres oeuvres de son auteur - et aussi un roman qui confirme une fois encore, s'il le fallait, que le polar est un genre à part entière de la littérature.

jeudi, juin 21 2012

Mots de Tête - Robert Olen Butler

Severance Traduction : Isabelle Reinharez

Extraits Personnages

Avec ses cent-trente-quatre pages, "Mots de Tête" appartient à la catégorie des exercices de style. L'auteur s'est interrogé sur les dernières pensées qui pouvaient s'agiter dans une tête brutalement séparée de son corps, que cette séparation (Cf. le titre anglais) soit accidentelle ou volontaire.

Les décapités illustres ne manquent pas : Cicéron, exécuté sur l'ordre de Marc-Antoine, Messaline, épouse trop libertine de l'Empereur Claude, Jean-Baptiste, prophète bien connu pour, entre autres, s'être nourri exclusivement de miel et de sauterelles, Ann Boleyn, seconde épouse d'Henry VIII Tudor et sa cousine, Catherine Howard, qui en fut la cinquième et avant-dernière, Marie Stuart, reine d'Ecosse et, très brièvement, de France, Louis XVI, roi de France qui ne savait pas faire couler le sang du peuple, et son épouse Marie-Antoinette qui, si elle ne vécut pas toujours de cette manière, sut en tous les cas mourir en reine, Robespierre, l'un des rares hommes politiques de notre planète célèbre pour son incorruptibilité (d'où son surnom), André Chénier, poète de son état mais aussi Lacenaire et Landru, le poète-assassin et le séducteur à la barbe fleurie, l'écrivain japonais Mishima Yukio, qui pratiqua le seppuku, suicide dont le second acte, si l'on peut dire, réside en une décapitation dans les formes et Robert Olen Butler lui-même, probablement décapité par un éditeur en furie dans un avenir qu'il préfère ne pas trop préciser , voici quelques uns de ceux que vous croiserez dans ce petit livre à l'ultime instant de leurs pensées. Dans un louable souci démocratique, l'auteur y a ajouté plusieurs parfaits inconnus, une poule et même des créatures mythiques comme la Gorgone.

Bien que très sanguinolent quant à son thème, l'ouvrage se laisse lire, d'autant qu'il n'est pas dépourvu d'humour. Un petit moment agréable, mais rien de plus même si Olen Butler a, c'est visible, beaucoup et sérieusement réfléchi aux idées qu'il allait prêter à ses personnages.

vendredi, mars 2 2012

Nouvelles du Sud - Elizabeth Spencer

The Stories of Elizabeth Spencer Traduction : Simone Darses, Geneviève Doze & Monique Manin

Extraits Personnages

Dix-sept nouvelles en tout, qui se déroulent toutes dans le Sud - sauf "Moi Maureen" - des Etats-Unis, dans la petite ville de Richton, dans le Mississippi. On peut voir d'ailleurs dans cette ville l'alter ego littéraire de celle où naquit et grandit l'auteur tout comme la famille Wirth et ses ramifications évoquent sa propre parentèle.

Si l'on excepte la première nouvelle, "A la Brune", où se manifeste le spectre d'un vieil homme noir, et "Sharon", où la narratrice se rappelle la liaison qui existait entre son oncle Hernan et une servante, Mélissa, qui lui avait d'ailleurs donné quatre ou cinq enfants, on ne croise ici __aucun Noir. C'est l'univers des Blancs - ceux de la classe moyenne et mieux encore ceux de la vieille aristocratie sudiste, ayant ou non sauvé leur fortune du naufrage de la Sécession - que nous dépeint Elizabeth Spencer. De temps à autre, se profile la silhouette d'un "pauvre Blanc", paysan ou ouvrier agricole, et de sa misérable famille, mais sans la vigueur, la hardiesse et la hargne teigneuse que leur prête même une Margaret Mitchell.

A vrai dire, ces nouvelles parlent beaucoup du statut des femmes dans la société sudiste, un statut qui, quoi qu'on en dise, ne semble avoir guère changé depuis la Guerre civile. "Etre belle, tout supporter et se taire", la Scarlett d'"Autant en emporte le vent" jugeait déjà la chose stupide et injuste et l'avis de Spencer, s'il est un peu plus délicatement exprimé, n'en diffère guère. Ses héroïnes, jeune ou plus âgées, se retrouvent confrontées à des soupirants ou des maris qui veulent tout diriger (ou, à tout le moins, le faire croire) et qui boivent, semble-t-il, plus que de raison puisque, dans le Sud, boire est un art de vivre, en tous cas pour les hommes. Les plus modernes, celles qui ont le plus de moyens intellectuels et financiers, se rebellent et s'enfuient un peu plus au Nord pour tenter d'échapper à l'existence que leur a préparée la Tradition. (L'une d'entre elles, Maureen, ira même jusqu'au Canada pour tout oublier et se faire oublier.) Les plus "coincées" ou celles qui ont eu le malheur de naître trop tôt dans le siècle restent et se confient à la religion ou à la dépression - parfois aux deux. Comme les plus pauvres de leurs soeurs, elles subissent et se résignent.

Sortant tout juste des merveilleuses nouvelles d'Elizabeth Taylor lorsque je décidai de lire celles de Spencer, je pense n'avoir pas apprécié les siennes autant que j'aurais dû. Mais je sais avoir retrouvé en elle cette atmosphère inimitable, moite et lourde, qui vous donne l'impression de voir le Temps passer devant vous d'un pas superbement ralenti, cette atmosphère qui apparaît aussi bien chez Faulkner, Thomas C. Wolfe et Caldwell que chez Mitchell, O'Hara et Conroy et qui n'appartient qu'aux auteurs du Sud.__

Cela, déjà, suffirait pour lire un autre livre d'Elizabeth Spencer. Nous en reparlerons. ;o)

mardi, février 14 2012

La Couleur Tombée du Ciel - Howard Philip Lovecraft

The Colour Out of Space Traduction : Jacques Papy

Extraits

Ce recueil de quatre nouvelles doit son nom à celle qui demeure l'une des plus terrifiantes jamais écrites par Lovecraft. On n'y voit pourtant pas trop les tentacules des Grands Anciens et l'écrivain use en fait de descriptions très simples pour amener son lecteur à un rare degré d'effroi. Mais c'est le propre du génie d'atteindre à de tels sommets avec si peu de moyens ou encore avec des moyens en apparence aussi faibles. Et Lovecraft était un génie.

Enfin, telle est mon opinion, confortée par les trente-sept ans qui séparent désormais ma première lecture de "La Couleur Tombée du Ciel" de la seconde et toute récente que je viens de faire. A quinze ans, on n'a pas encore vu grand chose, on est tout neuf, on s'émeut vite. Trente-sept ans plus tard, on a accumulé les films d'épouvante ("Alien", "Ring", "The Blair Witch Project" ...) et les lectures du même genre (tous les Stephen King, les Graham Masterton première époque, "Le Tour d'Ecrou" de James et autres friandises venimeuses de la littérature). Sans compter qu'on a vu se fissurer Tchernobyl, croître et s'épanouir une pollution qui redynamise les grandes maladies respiratoires, apparaître le SIDA, l'encéphalite spongieuse et toute cette sorte de choses - et que ça, malheureusement, c'est du réel, une horreur bien concrète amplifiée par les fûts de déchets nucléaires enfouis en dépit du bon sens un peu partout sur notre chère planète.

Et c'est peut-être tout ce contexte pollution-écologie qui a permis à "La Couleur Tombée du Ciel" de ne pas concéder au Temps un seul atome de sa puissance.

Certes, dans la nouvelle, la mystérieuse couleur est bien liée à un météorite probablement habité par l'une de ces entités extra-terrestres et extra-temporelles qu'affectionnait Lovecraft. Mais l'art avec lequel le romancier nous la décrit, s'infiltrant tout d'abord dans les sols, puis dans les cultures, enfin dans les humains qui vivent là, nous évoque rétrospectivement le fléau d'une pollution mystérieuse et incontrôlable. Et quand une partie de la couleur finit par rejoindre sa dimension originale, le lecteur sait bien qu'elle laisse derrière elle, tout au fond d'un puits, l'horreur en germe ...

A côté de ce texte, d'une intensité exceptionnelle, les trois autres en paraîtraient presque - presque - gais, optimistes et même anodins. "L'Abomination de Dunwich", lui aussi d'une très grande qualité, semble une adaptation lovecraftienne du "Grand Dieu Pan" d'Arthur Machen - adaptation mais non copie, attention ! ;o) "Le Cauchemar d'Innsmouth" introduit pour la première fois la ville d'Innsmouth et ses inquiétantes mutations génétiques dans l'univers du créateur de Chthulu et "Celui qui chuchotait dans les ténèbres" reprend le thème de l'invasion de la Terre par des extra-terrestres très mal intentionnés.

A mon sens, ce volume est, avec "Dagon" et "Par delà le Mur du Sommeil", le meilleur qui soit pour découvrir H. P. Lovecraft et son oeuvre. Avec d'autant plus de plaisir que ses traducteurs ont accompli un travail remarquable, qui faisait dire à Jean Cocteau, fin connaisseur, que "Lovecraft est encore mieux, si possible, en français qu'en anglais." ;o)

lundi, février 13 2012

Compagnon de Nuit - Lisa Tuttle

The Pillow Friend Traduction : Alain Dorémieux

Extraits

Sous les voiles du fantastique et plus encore de l'insolite insidieux, "Compagnon de Nuit" traite de la relation mère-fille et tout particulièrement du cheminement qu'elles partagent lorsque la seconde grandit et s'éveille peu à peu à la sensualité et à la sexualité.

On peut aussi voir, en la figurine remise par sa "tante" à la jeune Agnes au tout début du roman et que lui subtilise sa "mère" à la fin de la première partie, le témoin d'une sorte de course magique ou d'un parcours initiatique réservé aux impétrantes dans les anciens rites exclusivement féminins que les religions monothéistes devaient par la suite recouvrir du sombre manteau de la sorcellerie.

A un moment donné, soit par peur de ce tout ce que symbolise ce témoin à double tranchant (toute connaissance suppose sa part d'ombre et de souffrance), soit par jalousie et refus de voir la fillette, puis l'adolescente accéder à un savoir similaire à celui qu'elle détient (et qui passe par la sexualité), la tante-mère pose des obstacles et suscite des retards sur la voie empruntée par la fille. Mais elle ne saurait s'opposer éternellement à l'acquisition de la Connaissance, tout d'abord parce qu'elle même vieillit et que, au-delà de ses propres intérêts, domine en elle la nécessité de passer le relais pour assurer la pérennité de cette Connaissance - et la survie de l'Univers.

Lisa Tuttle dissimule cette histoire de femmes, où les hommes, fût-ce le premier d'entre eux, l'Initiateur, n'ont droit qu'à des rôles secondaires, dans une intrigue très moderne, avec la petite ville américaine traditionnelle, les parents qui s'entre-déchirent, la mère ayant sacrifié son avenir de comédienne à la naissance de ses enfants, et une tante mystérieuse qui évoque de son côté les femmes libérées des années soixante-dix.

L'ensemble est trouble, nimbé de brumes qui s'élèvent ici et là pour mieux dissimuler quelque chose que le lecteur impatient tente en vain d'apercevoir avec clarté - et dont il ne prendra vraiment conscience qu'après avoir refermé le livre et pris un peu de recul par rapport à ce qu'il paraît raconter. C'est un art subtil, parfaitement maîtrisé, qui tient plus de la vieille magie - celle-là même qui protégeait le nourrisson Harry Potter de l'énergie meurtrière de Voldemort - que de l'histoire d'horreur ou du fantastique classique. C'est aussi et c'est surtout une histoire de femmes et peut-être parlera-t-elle beaucoup moins, voire pas du tout, à des lecteurs masculins. Mais qu'ils prennent tout de même le risque d'autant que Lisa Tuttle a tout prévu : si ça les arrange, ils peuvent aussi s'imaginer que Agnes souffre simplement du même mal que sa mère ...

... Cependant, ils n'en seront jamais sûrs ... ;o)

dimanche, février 5 2012

Las Vegas Parano - Hunter S. Thompson

Fear and Loathing in Las Vegas: A Savage Journey to the Heart of the American Dream Traduction : Philippe Mikkriamos

Extraits --Personnages__

Publié pour la première fois sous forme de "feuilleton" dans "Rolling Stone" et tout au long du mois de novembre 1971, "Las Vegas Parano" est le récit fou, fou, fou de la virée à Las Vegas de deux hommes, le journaliste Raoul Duke, nom d'emprunt de Hunter S. Thompson, et son avocat, Oscar Zeta Acosta, rebaptisé pour la circonstance "Docteur Gonzo." Si l'identité réelle de Thompson est citée dans le livre, jamais on n'évoque celle d'Acosta, lequel est appelé à demeurer à jamais le Dr Gonzo, en tous cas pour les adeptes du romancier américain.

A l'origine, ce voyage mouvementé vers Las Vegas et le séjour qu'y font nos anti-héros ont pour but de couvrir la Mint 400, fameuse course qui se déroule dans le déser et qui, jusqu'en 1977, était ouverte exclusivement aux véhicules à deux roues. (De nos jours, les quatre-roues de tous types, ou presque, sont admis.) En d'autres termes, tout est réglé, et confortablement réglé, par un journal dont on est en droit de supposer qu'il s'agit de "Rolling Stone". Par la suite, abandonnant la course de motos et ses bikers, Duke et Dr Gonzo sont assaillis par l'impérieux besoin de couvrir une Convention de procureurs venus débatte à Vegas des mille-et-un dangers représentés par la drogue et plus encore par ceux qui en consomment.

Quand vous saurez que Raoul Duke, comme le Dr Gonzo, est chargé à bloc d'alcools forts, d'amphétamines, de mescaline, de coke, de nitrite d'amyle (ou poppers, si vous préférez) et même d'éther et d'extraits d'hypophyse humaine (!!!) et qu'il remet ça dès qu'il sent sa forme faiblir, vous comprendrez toute l'ironie de pareille participation à une si honnête Convention ...

Ceux qui s'imagineraient trouver ici une glorification des drogues et de leur consommation seront déçus : les hallucinations hideuses, les comportements violents et inadaptés ainsi que les phénomènes divers observés tant chez Duke que chez le Dr Gonzo - chez celui-ci surtout, d'ailleurs - et fidèlement rapportés par un Hunter S. Thompson qui, on ne sait trop comment, réussit à préserver tout au fond de son cerveau la part de lucidité qui lui permettra de mener à terme ses articles, incitent plutôt le lecteur à vider dans ses toilettes tout produit un tant soit peu addictif, de l'innocente tablette de chocolat jusqu'aux flacons de Valium, avant de rayer définitivement de son vocabulaire le mot "drogue" et tout terme s'y rapportant.*

Dans ce tourbillon d'explosions psychédéliques qui métamorphosent le monde réel en le distordant à l'extrême, quand elles n'ouvrent pas les fameuses portes de la perception dont parlait Huxley sur des Angoisses épouvantables, insupportables, terrifiantes, il y a, en définitive, très peu de joie pure. Duke et Dr Gonzo se défoncent la tête, c'est là en fait leur seule joie - et elle est de nature sado-masochiste. Thompson ne l'exprime pas ainsi mais leur quête dans le dépassement de leurs limites physiques et mentales les a avant tout rendus accros à ces jouissances glauques et auto-destructrices qu'on trouve dans la douleur qu'on s'inflige de son propre chef. Et si c'est tel est le prix de leur quête, alors, il doit en être ainsi pour tous ceux qui se sont égarés dans la même voie.

Analyse lucide - eh ! oui, lu-ci-de ! - d'une époque en pleine mutation et du mal de vivre de ses contemporains, "Las Vegas Parano" est un récit brillant, drôlatique et féroce. A ne conseiller cependant qu'aux inconditionnels de Hunter S. Thompson et aux amateurs de second degré. Les autres feraient mieux de passer au large car tout ce qu'il y a ici de technique ébouriffante, de jubilation acide et aussi, malgré tout, de compassion pour l'Etre humain, risque fort de leur échapper.

  • : Bon, d'accord, il y aura toujours des fêlés pour tomber en admiration devant l'attirail de drogues pas possible exhibé par nos deux compères. Mais il est impossible que, tout fêlés qu'ils soient, ils ne se rendent pas compte que la douleur - et elle seule - une douleur que Thompson décrit comme flamboyante, intense, corrosive, est toujours au rendez-vous. Cela observé, chacun détruit son cerveau comme il l'entend ...

samedi, février 4 2012

Winesburg-en-Ohio - Sherwood Anderson

Winesburg, Ohio Traduction : Marguerite Gay

Extraits

La collection "L'Imaginaire", chez Gallimard, est vraiment passionnante. Elle permet de se procurer, à des prix raisonnables et dans une édition soignée, des textes qui ne viennent pas toujours à l'esprit et que l'on découvre avec plaisir dans un catalogue qui recense aussi bien le "Billy Budd" de Melville,que des romans de J. M. G. Le Clézio. En prime, parfois, un DVD - comme pour "Contes de Pluie & de Lune" de Ueda Akinari.

C'est donc dans cette collection que je viens d'achever le recueil de nouvelles le plus connu de Sherwood Anderson, auteur-phare de la littérature américaine qui influença Thomas Wolfe et John Steinbeck - pour ne citer que ces deux grands noms. "Winesburg-en-Ohio" comporte vingt-et une nouvelles se déroulant toutes dans cette petite ville du Middle West, avant la Première guerre mondiale, et comportant tout un lot de personnages récurrents. Celui de George Willard, tout jeune homme qui, dans les bureaux de la gazette locale, rêve de devenir un véritable écrivain, symbolise l'alter ego de l'auteur. Un alter ego évidemment jeune et encore bourré d'illusions mais qui, déjà, laisse percer la sensibilité unique qui lui permettra de se faire un nom dans la littérature américaine.

La nouvelle est un art difficile, peut-être plus que le roman - et le Grand Dieu Thot lui-même sait combien la voie de ce dernier, bien qu'impériale, peut se révéler traîtresse ... En ce qui relève de la nouvelle classique et n'appartenant pas à un genre précis (fantastique, policier, etc ...), mon Panthéon était jusqu'ici dédié aux "Trois M" (Mansfield, Maugham, Maupassant) et à Tanizaki. J'y fais une place ce jour pour Sherwood Anderson__ - croyez-moi, il le mérite.

Chez l'Américain, le non-dit ne sert à rien. Tout est expliqué, détaillé, en long et en large. Pour autant, ses nouvelles ne s'égarent pas dans un réalisme frustrant : au contraire, la poésie de ces temps révolus, où les Etats-Unis sortaient à peine de la petite-enfance, s'exprime ici de manière particulièrement délicate. On perçoit la tendresse de l'auteur envers ce petit monde qu'il fixe par l'encre et le papier afin de le sauver du néant, et cette tendresse ressuscite en nous ce qu'il y avait de plus lumineux, de plus doux, de plus aimable dans notre enfance : une bouffée de parfum qui, à peine remontée à notre mémoire olfactive, disparaît à nouveau dans les limbes du souvenir, l'éclat d'un rayon de soleil sur un mur bleu, que nous contemplions en rêvant (mais à quoi, déjà ?) dans notre lit d'enfant, la voix de notre grand-mère s'échappant par la porte de la cuisine, à la suite de l'odeur du café au lait, le pépiement du canari dans sa cage brunie par le temps, ce calme prodigieux des dimanche-matins, sur le chemin de l'église, la tarte aux pommes qu'on achetait ce jour-là et seulement ce jour-là ... __Peu d'écrivains, qu'ils soient nouvellistes ou romanciers, sont capables de vous faire revivre tout cela en vous invitant dans leur univers. Pour moi, il n'y a eu que Proust, Mansfield, Joseph Roth ... et Sherwood Anderson

Son style, fluide, imagé - et presque aérien - creuse au plus profond du sentiment, de l'émotion, du personnage. Anderson veut comprendre mais il veut aussi que son lecteur comprenne. Il délaisse la suggestion et le non-dit, techniques si fréquentes dans la nouvelle, ou plutôt, il repousse leurs limites, ce qui caractérise plus souvent la méthode du romancier. C'est, selon moi, ce qui fait la spécificité mais aussi la puissance de cet auteur. Une puissance qui ne s'impose pas comme une masse mais qui nous encercle peu à peu, mine de rien, presque en se jouant, et nous retient pour toujours.

A lire et à relire sans modération.

dimanche, janvier 29 2012

Il Faut Qu'On Parle de Kevin - Lionel Shriver

We need to talk about Kevin Traduction : Françoise Cartano

Extraits Personnages

En raison d'un article lu sur un blog et qui reprochait à ce livre de culpabiliser la mère à outrance, j'ai longtemps tardé à lire ce roman dont le thème central est la recherche des causes de la violence adolescente, surtout lorsque celle-ci débouche sur des meurtres de masse similaires à la tuerie de Columbine, aux USA. J'ai tardé donc mais, une fois que j'en ai commencé la lecture, je n'ai pu me séparer de ce roman avant d'en avoir lu la dernière page. Pourtant, je tiens à le préciser, certains passages, dans lesquels la mère décrit elle-même son narcissisme et son égoïsme, et ceci sans aucune complaisance, ont de quoi déclencher la colère, l'antipathie et le malaise du lecteur.

Lionel Shriver a en effet choisi de ne nous donner que le point de vue de la mère de Kevin Khatchadourian. Point de vue fatalement partial, dépourvu d'objectivité, dira-t-on. Sans doute mais celui des autres acteurs de la tragédie eût-il été moins subjectif ? On accordera à cette mère qui s'interroge et déballe tout pour mieux comprendre comment son fils et elle en sont arrivés là, le mérite d'un franc-parler qui dérange, inquiète, blesse mais qui, jamais, ne tombe dans l'auto-complaisance.

Le roman se présente sous forme de lettres que Mrs Khatchadourian adresse à son mari, Franklin.Ce parti pris aurait pu rebuter des lecteurs qui ne sont plus habitués aux romans épistolaires mais le style dense, d'une précision d'analyse quasi clinique, et particulièrement soutenu utilisé par l'auteur agit comme une spirale hypnotique, accrochant et rivant le lecteur à une intrigue qui dévoile lentement une structure complexe et particulièrement travaillée. Bien qu'il s'agisse d'un récit d'introspection, il n'y a aucun temps mort : à partir du moment où l'on se plonge dans l'histoire, on veut aller jusqu'au bout, quel que soit le prix à payer pour ce faire.

Ce serait faire injure à l'habileté souveraine avec laquelle Lionel Shriver a mené sa barque que de résumer "Il faut qu'on parle de Kevin." Tout ce que vous avez besoin de savoir, c'est que Kevin s'est bien rendu coupable d'un massacre dans son lycée, qu'il a prémédité le fait et l'admet avec une curieuse bonne grâce, et que, à l'issue de son procès, sa mère est la seule personne qui vienne le voir au parloir de la prison. Le reste ne se raconte pas, il se lit.

Ce livre se double en outre d'une critique impitoyable des méthodes d'éducation laxiste qui, après avoir fleuri aux USA, ont envahi l'Europe. Non que Lionel Shriver soit pour les châtiments corporels : elle se contente de rappeler que le sens des limites et des garde-fous ne se communique pas en laissant faire à un enfant ses quatre volontés.

En ce qui concerne la culpabilisation de la Mère que certains ont voulu voir ici, j'affirme ne pas avoir compris comment ils en étaient arrivés à cette conclusion. Shriver met en évidence, de façon parfois insoutenable, c'est vrai, le lien privilégié et presque fusionnel qui s'établit entre la mère et son enfant. Force est de constater que, en dépit de tout, en dépit de ce que lui-même professe, c'est avec sa mère que Kevin a le plus d'atomes crochus. Comme Eva Khatchadourian, il fait preuve, dès le berceau, d'une personnalité désagréable, voire insupportable mais en tous les cas puissante et déterminée. Et, le livre refermé, l'on se surprend à s'interroger sur ce qui serait advenu si l'amour maternel avait été présent dès le premier souffle de Kevin.

Car l'amour maternel n'est pas inné. Cette idée, que véhicule tranquillement "Il faut qu'on parle de Kevin", a dû en choquer plus d'un aux USA et même ici, dans notre vieille Europe. L'affirmer haut et fort, sans pour autant accabler celle chez qui il ne se développe pas ou alors, chez qui il ne se développe que tardivement, c'est transgresser un tabou : jusque dans cette fonction qu'elle est seule à pouvoir assumer, la maternité, la Femme reste prisonnière d'étiquettes et de préjugés forgés par les mâles.

A la fin du roman, à la fin également d'un long, douloureux et sanglant parcours, Eva Khatchadourian aura appris - sans tomber dans le mélodrame, je vous rassure - à aimer son fils. Parce qu'elle aura compris que, dès son premier souffle, la seule, l'unique personne qui ait jamais compté pour Kevin, en dépit de tout, c'était elle, sa mère. ;o)

dimanche, février 6 2011

Petite Soeur Mon Amour - Joyce Carol Oates ( II )

Les années ont passé mais les soupçons sont toujours là. Décédée en juin 2006, officiellement d'un cancer des ovaires, Patsy Ramsey a emporté ce qu'elle savait dans la tombe. La fortune et les relations de son mari avaient permis, dès le début, d'empêcher toute implication officielle du couple dans le meurtre de l'enfant. Désir de conserver la face, bien légitime de la part d'innocents ? ou bien volonté de se préserver, en dépit de l'acte accompli ? Au-delà des interrogations de la police et des pressions qu'elle semble avoir subie, ne chose est certaine : si les Ramsey n'ont pas assassiné leur fille, ils ont cherché en tous cas à dissimuler des faits, indices ou autres, et à retarder la découverte du petit cadavre. Pour quelles raisons ?

Aux USA, l'Affaire JonBenét Ramsey est considérée par une bonne part de l'opinion publique et par certains intellectuels comme similaire à l'Affaire O. J. Simpson, de triste mémoire. Ce qui revient à dire que, aux USA, la justice est à deux vitesses : une justice pour le commun des mortels, en général privé d'argent et de relations, une autre pour ceux qui possèdent argent et entregent. Joyce Carol Oates ne l'envoie pas dire dans nombre de ses interviews sur son nouveau livre, "Petite Soeur Mon Amour", dans lequel, avec le prodigieux talent qu'on lui connaît et qu'on a déjà vu si souvent à l'oeuvre, elle reprend l'Affaire JonBenét Ramsey en tentant d'en donner une explication vraisemblable.

Avec Oates, la critique sociale et culturelle n'est jamais loin. La romancière déchire ici à belles dents la manie américaine du "paraître à tous prix" et cette volonté de compétition et de réussite à tous crins qui, plus encore à notre époque, est devenue le leitmotiv de nos amis d'Outre-Atlantique. Qu'elle ait transposé le drame de la petite JonBenét (Bliss dans le roman) de l'univers des Mini-miss à celui du patinage artistique, ne change rien à son côté sordide et glauque. Parents fortunés et avides de réussite, Bix et Betsey Rampike cherchent en fait à vivre, par l'intermédiaire de Skyler (leur fils aîné) et de sa petite soeur, Edna-Louise, rebaptisée Bliss par sa mère dès qu'elle commence à se faire remarquer sur la glace, ce qu'eux-mêmes n'ont pu, voulu ou su accomplir : l'un rêve d'une carrière de champion olympique pour son fils, puis, quand celui-ci se blesse - uniquement par la faute de son géniteur d'ailleurs - se détourne de l'enfant et le laisse tomber, comme on le ferait d'une chaussette trouée ; pendant ce temps, l'autre s'aperçoit qu'Edna-Louise ne patine pas trop mal et, du coup, déploie son propre rêve de gloire ...

Dans son réquisitoire, Oates réserve également une place de choix aux laboratoires pharmaceutiques, aux psychologues et aux psychiatres qui, aux USA, se spécialisent dans le traitement des angoisses enfantines. Elle en dresse un portrait tout bonnement hallucinant. Pas une seule fatigue, pas un seul désir enfantin qui ne soit immédiatement taxé de névrose, de TOC, de TED, etc, etc ... et traité à grand renfort d'anti-dépresseurs et d'anxyolitiques. Quand on sait que l'Europe - pourquoi ? on se le demande - a tendance à imiter les Etats-Unis en matière d'éducation, on ne peut que frémir et cauchemarder devant cette avalanche de drogues imposées, dans la plus stricte légalité, à des êtres si jeunes. Si les parents américains obéissent vraiment les yeux fermés au premier psy venu qui leur assure que leur enfant souffre de névrose, il ne faut plus s'étonner de voir le pays parcouru de tragédies comme la tuerie de Columbine ...

La ferveur religieuse très particulière des Américains - Betsey Rampike est présentée comme une fanatique qui assaisonne Jésus à toutes les sauces - et le comportement des medias sont tout aussi implacablement mis sur la sellette dans ce qui restera, selon nous, l'un des meilleurs livres de son auteur.

Oui, "Petite Soeur Mon Amour" est un roman à lire absolument, une réussite d'une rare maîtrise, aussi puissant et détonant que "Blonde" - et c'est de plus une très belle chanson funèbre, dédiée aux mânes perdus d'une petite fille à qui le désir des adultes déroba sa courte vie avant de la détruire définitivement. Délibérément, froidement - avec autant d'indifférence que si l'on écrasait une mouche.

dimanche, octobre 10 2010

Rhum Express - Hunter S. Thompson

The Rum Diary Traduction : Bernard Cohen

Merci aux Editions Gallimard qui, en partenariat avec Babélio, nous ont gracieusement permis de découvrir "Rhum Express."

Ce livre, je l'ai dévoré en un après-midi. Pourtant - oserai-je l'avouer ? - dans la liste que j'avais choisie parmi les exemplaires proposés, il me tentait bien moins par exemple que "Kornwolf" de Tristan Egolf. Pauvre sotte que j'étais ! Sans la bienveillance du grand dieu des Scribes, je serais passée à côté d'un texte dont, s'il appartenait à notre espèce, on dirait qu'il possède une incroyable présence.

Non par le style, plus littéraire certes qu'on pouvait s'y attendre mais sans plus puisque Thompson ne se démarque pas encore ici par la férocité de sa griffe. Encore moins par l'histoire, surtout envisagée de loin, dans un résumé de quatrième de couverture. Grosso modo, il y est question d'un journaliste free-lance qui, sur un coup de tête et parce qu'il a envie de voir du pays, accepte un poste à Porto Rico, au sein d'un journal américain qui commence à être mangé aux mites. De récit de beuveries au rhum blanc en rapports de magouilles minables, il raconte l'année qu'il a passée dans la chaleur des Caraïbes et les expériences - limitées compte tenu de la situation - qu'il y a vécues.

Oui, tout cela est bien banal. Mais ...

Mais il y a Hunter S. Thompson.

Sous sa plume, Porto Rico prend des airs de gros fruit à demi pourri et très satisfait de l'être, les Etats-Unis affichent, avec une fatuité de dindon, leur volonté de colonisateurs sans complexes, Paul Kemp, le narrateur soit-disant paumé, se révèle intelligent et volontaire alors que son collègue déjà sur place, le solide Yeamon, ne va pas tarder à mettre sur la place sa nature d'authentique tête brûlée, la rédaction du "Daily News" se transforme en un exotique panier de crabes à l'agonie, les autochtones avancent comme des ombres indifférentes ou hautement malveillantes, le rhum trouble l'esprit ou le remet à flots, la chaleur moite des Caraïbes vous dégouline dans le dos et "Rhum Express" s'affirme comme un roman très, très prenant.

En le lisant, on songe à Malcolm Lowry et à "Au-dessous du volcan", l'un des plus grands romans qui aient jamais été écrits sur le mal de vivre, la solitude intérieure et leurs conséquences, l'angoisse et le ou les addictions censées la combattre. Mais si l'auteur britannique est plus flamboyant, plus lyrique - et moins cynique - l'Américain, lui, vit la dépendance à l'alcool comme un parcours initiatique et non comme une volonté autodestructrice. Thompson reste lucide et ne s'apitoie pas. Le cynisme total qui est le sien et que maîtrisait si peu Lowry, lui sert de garde-fou. Le vide l'attire, on n'en doute pas un seul instant et il n'en fait pas mystère, mais il parvient toujours à empêcher la face la plus sombre de lui-même d'y sombrer. On l'entend bien penser "A quoi bon, finalement ?" mais une curiosité qu'on peut qualifier d'extraordinaire, d'inhabituelle même, le pousse à dépasser ce raisonnement trop simple. Au-delà des cuites au rhum dont son ialter ego/i ne conserve que bien peu de souvenirs, le romancier, lui, veut savoir ce qu'est le Vide avant d'accepter de s'y jeter.

... Question qui demeure sans réponse, bien sûr. ;o)

Quoi qu'il en soit, l'acharnement de Thompson à "voir plus loin" donne déjà à ce premier roman une puissance qui fascine et réveille en soi tout un flot de rêves (et de cauchemars) qu'on est étonné et ému de redécouvrir si jeunes, si pleins d'allant, si vigoureux. C'est l'éternel et incompréhensible miracle du conteur-né : le Temps n'est plus, les mots demeurent et le lecteur renaît à lui-même. ;o)

samedi, août 28 2010

Une Etoile Brille Sur Mount Morris Park - Henry Roth

Mercy of a Rude Stream : A Star Shines Over Mount Morris Park Traduction : Michel Lederer

Extraits Personnages

Premier volume de la tétralogie autobiographique de l'auteur, "Une Etoile Brille sur Mount Morris Park" est un texte qui déstabilise souvent son lecteur par son étrange construction. En effet, le récit compte btrois types de narration /b: le récit autobiographique impersonnel, à la troisième personne, avec un narrateur omniscient ; le récit autobiographique personnel, à la première personne, dans lequel l'auteur se confond avec son héros, Ira, mais toujours dans un action et un décor qui datent du début du XXème siècle ; et enfin, des sortes d'intercalaires, où l'écrivain évoque sa vie présente, auprès de sa femme, désignée par l'initiale M. Ces dernières pages se présentent en outre comme une forme de dialogue entre Henry Roth et son ordinateur, surnommé "Ecclésias."

A notre humble avis, pareil choix dessert le texte qui alterne des scènes de réelle puissance avec un ergotage assez fastidieux, centré sur une chose mystérieuse que, selon Ecclésias, Henry Roth ferait bien de révéler au plus tôt à ses lecteurs. Et c'est bien vrai : pourquoi ne le fait-il donc pas ? Car, à la fin de ce premier tome, on ne dispose d'aucun élément nouveau sur l'énigme en question.

Le romancier-biographe tourne autour du pot, avance d'un pas pour reculer de trois, énerve prodigieusement son lecteur mais lui permet aussi de comprendre quel enfer d'angoisses dut être son existence. Ce refus de révéler ce que l'on soupçonne assez tôt toucher à sa sexualité lui vient peut-être de sa religion mais là encore, il y a ambiguïté puisque Roth admet assez vite - et sans difficultés majeures - rejeter sa judéité.

A part cela, que retient-on d'"Une Etoile ..." ? Avant toute chose, un tableau réaliste et impressionnant du New-York d'avant 1914, avec ses carrioles de laitiers tirées par des chevaux, ses premières voitures automobiles, ce conflit qu'on croit d'abord si lointain mais qui finira par toucher le Nouveau Monde, et cette masse d'immigrants venus des quatre coins de la Vieille Europe.

Henry Roth dépeint les communautés qu'il a bien connues : sa communauté natale, tout d'abord, des Juifs issus de Galicie, au parler yiddish savoureux (fort intelligemment, un glossaire a été placé à la fin du livre) où les initiés s'amuseront à retrouver mêlés des mots d'origine allemande ; la communauté irlandaise catholique ensuite, où le petit Ira se fera des ennemis mais aussi des amis ; et enfin, à un moindre degré, la communauté noire, cette communauté dont les membres, au retour de la Grande guerre, veulent de plus en plus être tenus pour des citoyens à part entière - ce qui stupéfie tous les bons WASPS avant de commencer à les inquiéter.

Puis l'atypisme, la bizarrerie de caractère du petit Ira. Si Henry Roth a vraiment ressemblé à son ""alter ego"" de papier, avec lequel sa plume le confond d'ailleurs souvent en utilisant le "Je" comme si l'écrivain, perdu dans sa transe, se mettait en pilotage automatique, on conçoit combien sa vie put ne pas être simple. Ira redoute son père - là encore, on perçoit que bien des choses sont passées sous silence - adore sa mère - mais qui ne l'aimerait pas ? - étouffe sous les tentacules de la sa vaste parentèle et pourtant n'aime pas à envisager l'idée qu'un jour, ses membres puissent venir à lui faire défaut, et enfin se cherche une identité qui ne soit pas juive tout en conservant tout ce qu'il peut y avoir de meilleur dans la judéité.

Ergoteur, oui : complexe aussi, hypersensible, touché par la grâce de l'écriture mais accablé en parallèle par la certitude que sa prose n'était pas si terrible que ça, tel nous apparaît Henry Roth à la fin d'"Une Etoile Brille sur Mount Morris Park." Et le lecteur, tout surpris, s'aperçoit que, malgré les tours et détours empruntés, malgré tout ce qui a pu l'agacer et l'ennuyer dans la structure du texte, il s'est pris de sympathie pour cet étrange personnage et désire l'accompagner jusqu'au bout de son périple intime.

Un livre déconcertant mais bien plus riche qu'il n'y paraît. ;o)

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