Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Tag - Chine impériale

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lundi, avril 2 2012

Au Coeur de la Cité Interdite - Reginald F. Johnston

Twilight in the Forbidden City Traduction : Christian Thymonier

Extraits

Pour les amateurs de mémoires et de journaux, ce livre, rédigé par celui qui fut le précepteur britannique du dernier empereur de Chine appartenant à la dynastie mandchoue, Hsüan T'ung, mieux connu sous son nom de naissance, P'u Yi, constitue une aubaine.

Non que le lecteur soit tout-à-fait dupe de l'enthousiasme avec lequel Johnston évoque son impérial élève. On sait la ferveur que l'idée royaliste inspire en général à nos cousins d'outre-Manche : et bien que se voulant un loyal sujet de Sa Très Gracieuse Majesté le Roi George V, il est normal qu'un gentleman tel que Johnston ait reporté un peu de sa vénération monarchique sur l'occupant du trône du Dragon.

A cet élève prestigieux, il prête beaucoup de qualités. Mais il arrive que son intégrité foncière - on ne peut en effet mettre en doute l'honnêteté du personnage - rattrape notre précepteur occidental qui, dans un éclair de lucidité, note avec beaucoup de finesse que les qualités de son pupille lui venaient certainement de sa mère alors que nombre de ses zones d'ombre - et de lâcheté - lui avaient été léguées par sa famille paternelle.

Reginald Johnston a voué au dernier monarque Ch'ing une affection que celui-ci lui a bien rendue. On se prend même à rêver sur l'influence, assurément bénéfique, que le précepteur aurait pu exercer sur son élève s'il n'avait été contraint par les règles diplomatiques de l'abandonner à son destin après son départ pour le Japon. Certes, dans ces pages, Johnston affirme que la fuite de l'Empereur à la légation japonaise de Pékin constituait, sur l'instant, la seule bonne solution. Mais on peut douter que, après l'entrée en guerre de la Grande-Bretagne contre le Japon, il aurait maintenu cette position. Seulement, il était mort depuis un an lorsque éclata la Seconde guerre mondiale.

En un style élégant et précis, il nous détaille dans le menu non seulement la fin d'une dynastie séculaire mais aussi le paysage politique de la Chine de l'époque, partagée entre monarchistes, pseudo-républicains, nationalistes et seigneurs de la guerre opportunistes. Les communistes quant à eux sont encore loin de posséder la notoriété qu'ils connaîtront par la suite mais cela ne les empêche pas de tenir leur rôle dans ce jeu trouble et effrayant, qui se joue à l'échelle d'un continent et dans un climat de gotterdammerung asiatique. (Le titre original est d'ailleurs infiniment plus juste que sa traduction française - et plus poétique.)

Tous ceux qui s'intéressent à l'Histoire et tout particulièrement à l'Histoire de la Chine moderne ne pourront que dévorer ces "Mémoires" d'un homme que l'on devine assez vaniteux, très tâtillon, amoureux de la pompe, mais aussi intelligent, intègre et loyal - à sa patrie, à ceux qu'il servait et à ses convictions. ;o)

samedi, mars 31 2012

Mémoires d'un Eunuque - Dan Shi

Yige Quinggong taijian de caoyu Traduction : Nadine Perront

Longtemps, les dynasties impériales chinoises se contentèrent de castrer les serviteurs les plus proches des épouses impériales. Et, jusqu'à l'arrivée des Han orientaux au pouvoir, vers l'an 25 de notre ère, il était hors de question que les eunuques accédassent à des postes non-serviles.

Mais les choses allaient changer sous l'Empereur Guangwu. Ce fut lui qui, le premier, institua la castration pour tous les serviteurs évoluant dans la Cité Interdite. Et ce fut lui encore qui, le premier, en éleva certains aux plus hautes dignités, provoquant ainsi la colère des lettrés qui, non sans raison, prédirent que pareil état de fait ne ferait que multiplier les intrigues.

Intermédiaires obligés entre l'Empereur et ses courtisans, les eunuques devinrent vite indispensable. Un haut fonctionnaire souhaitait-il voir sa requête présentée au meilleur moment ? Il versait alors un pot-de-vin à tel ou tel eunuque et, pot-de-vin après pot-de-vin, finissait par obtenir satisfaction. Ce qui permit aux plus habiles des castrats impériaux de se préparer de très confortables retraites hors de la Cité interdite.

En règle générale, c'était d'ailleurs la misère qui les avait poussés à renoncer à leur virilité. Mais si certains le faisaient en pleine connaissance de cause, il existait en parallèle un véritable marché de jeunes garçons que des pourvoyeurs avisés achetaient à leurs parents avant de les vendre aux castrateurs impériaux.

A l'époque où Yu Chunhe, le héros de ce récit, devint eunuque, il existait à Pékin deux castrateurs officiels : Bi le Cinquième et Liu-la-Fine-Lame. L'avantage de ces castrateurs était que, en véritables professionnels, ils évitaient la mort à leurs patients. La mort mais pas la douleur, ainsi que le constatera Yu, alors âgé de 17 ans. Pour le reste, Bi et Liu usaient de procédés qui n'auraient pas dépaysé un proxénète occidental : ils acceptaient souvent de loger chez eux les enfants ou les adolescents que leur amenait un parent "bien attentionné" - l'oncle Qian dans le cas de Yu - le nourrissaient, l'encourageaient à reprendre des forces et à se détendre jusqu'au jour où ils lui mettaient le marché en main : "J'ai dépensé tant de taëls pour toi. Rembourse-les moi ou alors, laisse-moi te castrer et te faire entrer au Palais afin que tu puisses me rembourser."

C'est de cette manière que le piège se referma sur le malheureux Yu Chunhe. Fort heureusement pour lui, il ne fut pas commis au service de l'Impératrice douairière Tseu-Hi, réputée extrêmement difficile et cruelle avec ses dames de compagnie comme avec ses serviteurs.

Yu Chunhe, personnage ayant authentiquement existé et dont le récit forme la base de cet ouvrage, sera l'un des derniers eunuques de la dynastique mandchoue des Qing. Après l'abdication du petit-neveu de Tseu-Hi, Pu Yi, et la prise de pouvoir par Sun Yat-sen en 1912, il se verra contraint de quitter la Cité interdite et de retourner à la vie ordinaire, largement diminué bien sûr. Dan Shi rapporte une fin heureuse, un amour de jeunesse enfin retrouvé et qui accepte d'épouser Yu mais, si cela est vrai, tous, parmi les 1900 eunuques que comptait la cour des Qing sur sa fin, n'eurent pas cette chance.

D'aucuns s'étonneront de voir le mot "mariage" accolé à celui d'"eunuque." C'est ignorer que, en se privant de leur virilité, les eunuques n'en perdaient pas pour autant tout désir sexuel. Même dans la Cité interdite, les eunuques trouvaient chaussures à leur pied et consommaient leur union au moyen de substituts bien connus des sex-shops. La frustration n'en demeurait pas moins présente et, chose encore plus grave dans la société chinoise, le castrat ne pouvait prétendre à aucune descendance : dans ces conditions, qui ferait brûler l'encens pour sa mémoire sur les tablettes des ancêtres ?

La légende veut que certains grands eunuques et favoris soient parvenus à conserver intact leur potentiel sexuel. Pour la période qui nous intéresse, on citera An Te-Haï, que l'Impératrice Tseu-Hi sacrifiera cependant à la raison d'Etat et surtout son autre grand favori, Li Lianying, que nous dépeint ici Yu Chunhe.

Pour en savoir un peu plus sur la grandeur et la misère des eunuques impériaux, à la fois hommes de pouvoir et de servitude, lisez "La Vallée des Roses", ce roman que Lucien Bodart reconnaissait avoir écrit sous alcool et sous emphétamines et qui est d'une flamboyance quasi sadienne et visionnez - si vous le pouvez - "L'Eunuque impérial" de Tan Zhuangzhuang, que le cinéaste réalisa en 1991 sur la vie justement de Li Lianying :

http://www.filmclubcannes.com/l_eunuque_imperial.htm