Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Tag - littérature USA

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mercredi, novembre 14 2012

Lumière d'Août - William Faulkner

Light in August Traduction et préface : Maurice-Edgar Coindreau

ISBN : 9782070366217

Extraits Personnages

Une symphonie. Ou un fleuve. C'est à cela que l'on songe lorsque l'on arrive à la dernière page de "Lumière d'Août." On peut même dire que l'idée vous en vient dès que s'ouvre le coeur du livre : l'histoire de Christmas. Une symphonie au phrasé parfait, un fleuve au cours parfait : Faulkner maîtrise ici son art et oui, tout y est dans un équilibre parfait.

"Lumière d'Août" pourtant n'est pas un roman dont on vous parlera volontiers - à moins d'avoir affaire à un aficionado de Faulkner. Les grands et déstabilisants romans du début, comme "Le Bruit & la Fureur" ou encore "Sanctuaire", ont l'habitude de rafler la mise, avec leur parfum de scandale et cette espèce de chaos verbal et temporel que l'auteur s'est amusé à y semer. Avec une écriture dont la seule étrangeté réside dans le parler local utilisé pour les dialogues, et la ligne pure des trois mouvements de l'intrigue se succédant sans aucune de ces tricheries temporelles affectionnées par l'écrivain américain, "Lumière d'Août" a pratiquement tout ce qu'il faut pour être considéré comme le roman le plus classique de Faulkner, en tous cas dans sa forme. Parce que, pour les thèmes ...

Le passé du Sud, les fantômes de ces soldats gris et or qui foncent à toute allure sans se soucier beaucoup - à l'exception de généraux comme Johnston et Lee - de stratégie pratique, cet univers vaincu qui refuse de disparaître de la mémoire collective - ce thème majeur, l'un des premiers à pointer son nez dans les premières pages de "Sartoris", le Livre-Père, est ici confié aux bons soins du révérend Gail Hightower afin qu'il le défende, si nécessaire jusqu'à la mort. Et c'est ce que fera ce personnage étrange, mourant d'une attaque, les yeux ouverts sur une charge de cavaliers où il croit se voir, lui, bien vivant mais sous les traits de son grand-père. Le drame du révérend - celui qui conduit d'ailleurs à son bannissement de l'Eglise dans laquelle il fut ordonné - c'est son obsession pour la Guerre civile et sa certitude de ne faire qu'un avec le grand-père esclavagiste qui la vécut. Ce protestant bon teint préserve en lui un petit coin bien caché pour le principe de la réincarnation - pour sa réincarnation. Etait-il fou dès le début ? L'est-il devenu ? Ou ne ferait-il pas preuve, au contraire, d'une grande lucidité ?Quel est le but exact de cette quête qui lui fait sacrifier ses études, sa foi, son église, sa femme et sa vie d'homme à une espèce de mirage ? Le lecteur n'obtiendra pas la réponse mais c'est pour Faulkner une nouvelle manière de tenter d'exorciser la malédiction du Sud.

Ce que l'on peut désigner comme le "mouvement" Hightower se mêle étroitement au "mouvement" Lena Grove, sur lequel s'ouvre le roman. Lena est une jeune femme originaire de l'Alabama, qui a pris la route de Jefferson et donc du Mississippi afin de rejoindre un certain Lucas Burch, beau parleur qui lui a fait un enfant mais dont elle ne doute pas qu'il soit parti à la ville pour y trouver du travail et préparer leur avenir commun. Simple, gentille pas aussi naïve qu'on serait en droit de se l'imaginer, Lena est un personnage lumineux, apaisant, qui, une fois n'est pas coutume dans l'univers faulknerien, verra le Destin lui sourire.

A Jefferson en effet, où elle arrive un samedi après-midi, elle se rend droit à la scierie du coin, persuadée d'y trouver Lucas. En lieu et place, il n'y a que Byron Bunch, ouvrier modèle, l'un des rares Blancs à visiter encore Hightower, brave garçon paisible au coeur généreux qui, en la voyant, succombe au coup de foudre (le premier et le seul de son existence) et ne va plus la quitter. Mais quand il lui décrit les autres employés de la scierie - comme c'est samedi, il est seul à travailler - Lena comprend que son fameux Lucas y a travaillé sous un nom d'emprunt, celui de Joe Brown. Il faut en parler au passé car, depuis plusieurs mois, Burch-Brown s'est associé à un autre ancien employé de la scierie, un certain Joe Christmas. Les deux hommes vendraient de l'alcool trafiqué.

Et c'est ainsi que, après quelques notes timides mais entêtantes au tout début du livre, éclate dans toute sa puissance le "mouvement" central de "Lumière d'Août", celui consacré à Joe Christmas, homme que son teint basané et ses cheveux noirs font passer pour un étranger de souche italienne ou mexicaine mais qui sait, lui - ou croit savoir et il faut noter que le doute reste entier jusqu'à la fin du livre - qu'il a du sang noir dans les veines. Faulkner nous détaille l'essentiel de son existence d'orphelin songeur, adopté par une famille de paysans strictement religieux (son père adoptif est le puritain-type, qui voit une Jézabel dans chaque femme et ne parle de sexe qu'avec mépris et dégoût), puis vagabond qui choisit la marginalité parce qu'il est convaincu que "la goutte de trop" qu'il a dans les veines le condamne à ce genre de vie. Arrivé à Jefferson, Christmas y devient l'amant de la seule héritière de la famille Burden, vit avec elle une liaison passionnée et chaotique et finit par lui trancher la gorge avant de mettre le feu à la maison. Il s'enfuit alors et échappe quelque temps aux autorités jusqu'au moment où il choisit de se laisser capturer. Par une manoeuvre habile de Faulkner, et plutôt difficile à réaliser sans tomber dans l'incroyable ou le mélodramatique, son arrestation va lui permettre de retrouver ses grands-parents et de connaître les circonstances de sa naissance et de son abandon. Sous le choc, il parvient à s'échapper et tombe dans la même journée, les armes à la main, sous les balles d'un milicien de la garde locale qui le castre.

Le livre entier est porté par trois forces primaires que nous donnons ici dans un ordre qui n'est peut-être pas le bon - à chacun de choisir celui qu'il voudra : le sentiment religieux et l'éternel clivage sudiste du Blanc et du Noir, ce dernier se confondant cependant parfois avec la question religieuse puisque cette goutte de sang à la fois fatale et problématique, seule responsable du gâchis absolu que sont la vie et la mort de Christmas, est similaire à la malédiction biblique ancestrale subie, pour d'autres raisons, par Adam et Eve.

Il va de soi que Faulkner ne saurait présenter ces forces de manière simpliste. Ainsi, le sexe, la troisième de ces forces et une véritable jouissance pour Joanna Burden à une certaine époque de sa liaison avec Christmas, reste ambigu pour beaucoup de personnages. Christmas lui-même, avec l'éducation qu'il a reçue, méprise totalement les femmes et certains des affrontements qu'il a, enfant et adolescent, avec son père adoptif, ne sont pas sans révéler chez ce dernier une tendance à l'homosexualité qui réapparaît, effleurée plus qu'affirmée, dans les rapports de Christmas adulte avec celui qui le dénoncera, "Joe Brown" (on admirera l'ironie du nom usurpé), alias Lucas Burch. Mais le sentiment religieux est sans doute celui qui s'en tire le plus mal dans l'affaire puisque Faulkner démontre qu'il sert trop souvent de masque et de justification à l'asservissement de l'espèce féminine et, de façon générale, à celui des minorités.__

Que dire encore sur cette "Lumière d'Août" ? Peut-être que Joanna Burden est la petite-fille ou l'arrière-petite-fille de l'un des deux Nordistes que le colonel Sartoris abattit lors de la Reconstruction. Surtout, que ce roman de Faulkner est l'un de ses meilleurs livres, qu'il faut se garder de mépriser au prétexte qu'il n'a pas bénéficié de la même publicité que ses aînés. Et plus encore que sa lecture conforte dans la certitude qu'on gagne beaucoup à lire l'oeuvre de l'écrivain américain dans son ordre de parution.

samedi, juin 23 2012

Le Postier - Charles Bukowski

Post Office Traduction : Philippe Garnier

Extraits Personnages

Pour les gens de ma génération qui, s'ils se sont intéressés aux livres dès leur berceau, y ont assisté en direct, Charles Bukowski, c'est avant tout 'extraordinaire numéro filmé par les caméras d'Antenne 2 le 22 septembre 1978, sur le plateau d'"Apostrophes", en présence d'un Bernard Pivot sidéré, d'une Catherine Paysan très gênée et d'un François Cavanna qui, tenta lui-même, à sa façon bien spéciale ("Ta gueule, Bukowski !"), de raisonner l'écrivain américain. Pour les hommes, Bukowski, c'est aussi un auteur qui, dans ses textes, appelle ... eh ! bien, un félin, un félin et qui, visiblement, se complaît à le faire - procédé qui, de tous temps, a soulevé l'admiration des messieurs, avouons-le, et a souvent fidélisé leur clientèle. Pour les femmes, l'effet est en général inverse et dans le sexe dit "faible", nombreuses sont celles qui tiennent Charles Bukowski pour un fameux pervers et un obsédé absolument dégoûtant.

Bien que de nature non bégueule et considérant qu'il faut de tout pour faire un monde, je me tenais jusqu'ici - aurais-je le courage de l'avouer ? - plutôt du côté féminin. Mais avec l'âge, on évolue et on se dit - surtout quand on a sur son forum un dénommé "Ignatius" , dont l'un des Dieux littéraires est justement Bukowski : "Pourquoi pas ? Essayons." Et bien entendu, j'ai essayé par ce qui fut le premier roman de Bukowski. Tout d'abord parce que je trouvais ça logique pour un auteur que je n'avais jamais lu. Ensuite parce que je me disais que, comme il s'agissait d'un premier opus, il y aurait peut-être dans ses pages un peu moins de félins appelés par leur nom.

Et alors là, mes amis, quelle surprise ! Et même quelle surprise plaisante ! Et quels fous rires aussi car, si vous lisez "Le Postier", vous ne pouvez vous empêcher ni de sourire, ni de rire même si, de temps à autre, notamment quand il évoque le décès de Betty, femme qu'il aima visiblement sincèrement, la tristesse de Bukowski vous atteint d'un trait sûr.

Dès la première page, j'ai eu l'impression - assez déconcertante et des plus rares - que l'auteur s'invitait à ma table et commençait à me raconter son histoire avec la familiarité tranquille de qui vous connaît depuis longtemps. Plus déconcertant encore, si possible : il me semblait avoir toujours connu Bukowski.

Pour réaliser ce tour de force, s'installer chez son lecteur, et un lecteur pas si bien disposé que ça après tout, dès les premières pages d'un livre, et sans lui donner un seul instant l'impression de s'imposer autrement que comme un ami, il faut déjà être un sacré bon écrivain. Pour tenir la route pendant près de deux-cents pages, sans que jamais l'intérêt ne retombe, et tout ça sans avoir écrit un thriller, il faut même être un très grand écrivain - un vrai. D'autant que, dans le cas de Bukowski, il y a, bien sûr, le problème de la traduction - je précise que j'ai trouvé celle de Philippe Garnier très réussie.

Car pour atteindre à cette simplicité si paisible, si évidente, il faut avoir un sens aigu du mot. N'importe qui ne peut pas faire ça : il faut beaucoup de travail pour y arriver même si l'on peut penser que la veine poétique de Bukowski l'a beaucoup favorisé.

"Le Postier" est, pour l'essentiel, le récit, insolite, drôlatique, émouvant, des tribulations de l'auteur, dissimulé sous son avatar d'Henry Chinaski, du temps où il travaillait pour la Poste des Etats-Unis - et il y a quand même bossé douze ans, au bout desquels il se plaignait d'ailleurs d'avoir pris je ne sais combien de kilos. Cela déborde d'un humour si féroce et en même temps si jovial que cela ne se raconte pas - ou alors très mal. Et en filigrane, allant et venant comme un requin rôdant dans les grands fonds, cet "A quoi bon ?" terrible de Bukowski s'interrogeant sur la nécessité même de l'existence, cet "A quoi bon ?" dont, pourvu qu'on sache faire preuve d'honnêteté envers soi-même, on sait bien que, certains soirs ou encore certains petits matins, dans les brumes du réveil sur une journée sans but, on perçoit en son coeur les échos lassés et pleins d'humeur.

Après ça, Bukowski, c'est pour ainsi dire un frère. Un frère souvent mal embouché et qui aurait dû boire un peu moins, un frère exaspérant et désespérant quand il se met à parler sexe, sexe et rien que sexe, mais un frère tout de même. Un frère doté d'un charme plutôt mélancolique mais indéniable qui explique sans doute en partie pourquoi cet homme plaisait tant aux femmes. Je vais peut-être me faire taper sur les doigts par Ignatius mais tant pis : il y a beaucoup de l'enfant, chez Bukowski, un enfant râleur, buté, toujours prêt à inventer la bêtise du jour et à poser les questions qu'il ne faut pas, mais aussi un enfant avide de tendresse et de compréhension. Et qui refuserait à cet enfant de s'asseoir à sa table, surtout quand celle-ci est bien garnie ?

Moi, en tous cas, je ne le ferai pas et désormais, Charles Bukowski aura table ouverte chez moi. Dans son intérêt, je garderai tout de même un oeil sur les bouteilles - il boirait n'importe quoi, ce petit ...

samedi, février 4 2012

Cercueils sur Mesure - Truman Capote

Handcarved Coffins Traduction : Henri Robillot

Extraits Personnages

Extrait du recueil d'articles et d'entretiens "Musique pour Camélons", "Cercueils sur Mesure" se présente sous la forme d'une série de conversations entre Capote et les différents protagonistes de l'affaire. Ici et là, les notes du journal de l'écrivain. Il s'agit d'une histoire authentique, un peu, toutes proportions gardées, comme celle qui servit de base à "De Sang-Froid", rapportée ici à Capote par un détective de ses amis qui connaissait son intérêt pour les récits curieux, surtout s'ils étaient pris dans la réalité.

L'ensemble laisse perplexe : on se demande où Capote veut en venir exactement. Il démarre sur des chapeaux de roue et on le sent, ma foi, aussi émoustillé que le lecteur par ces cercueils miniatures dont l'envoi chez telle ou telle personne est suivi, au bout de quelques mois, de la mort violente de l'intéressé. Les cercueils sont visiblement "faits main" par un artisan ou un bricoleur habile. A l'intérieur de chacun, une photo de la (ou des) future(s) victime(s). Souvent, la photo est rare et on se demande où, comment, voire par qui elle a pu être prise.

Les morts enregistrées vont du fait divers difficilement explicable - un couple devient prisonnier de sa voiture où sont coincés avec lui une palanquée de serpents venimeux rendus furieux par des piqûres d'amphétamines - à l'accident banal - la noyade d'Addie, la fiancée de l'enquêteur. Mais une chose est sûre : de manière insensible, le nombre de ceux qui ont osé s'opposer, dans une affaire de barrage de rivière, à Bob Quinn, riche propriétaire foncier et notable respecté de la petite ville où sévit la Faucheuse traquée par Jake Pepper, diminue chaque jour un peu plus.

Jusqu'au final, Capote maintient l'ambiguïté : Quinn est-il, oui ou non, responsable de cette hécatombe ? Le lecteur ne le saura pas et ce n'est d'ailleurs pas là le but recherché. L'écrivain réfléchit d'une part à la possibilité du meurtre parfait et, d'autre part, au fait - plutôt dérangeant - que les sympathies et les compromissions, les intérêts des uns et des autres dans une petite ville de l'Amérique profonde, sont susceptibles de jeter le voile bien opaque de l'oubli volontaire sur ce qui demeure une impressionnante succession d'homicides.

Au fur et à mesure que la figure de Jake Pepper, l'enquêteur qui met Capote sur le coup, sombre dans une sorte d'obsession paranoïaque, la figure de Bob Quinn, meurtrier présumé, gagne en crédibilité et en force de conviction - alors que, tout bien considéré, ce type, capable de tuer seulement parce qu'on s'oppose à lui, est lui aussi tout proche de la folie.

Capote expose les faits, nous fait partager la chaleur d'un moment au coin du feu, chez Addie, précise l'affaire du barrage, enregistre scrupuleusement les changements que la mort de sa fiancée occasionnent dans la psyché de Jake, note également ses doutes personnels comme ceux de la propre soeur d'Addie et, en définitive, nous abandonne sur la vision ultime d'un Bob Quinn pas si antipathique que ça. Et c'est là la différence radicale avec "De Sang-Froid" : on dirait que Capote, en dépit de tout, prend parti - et qu'il le fait en faveur d'un assassin qui est, au mieux, un fou, au pire, un tyran local.

Comme d'habitude - ou presque - le style et la technique sont d'une qualité exceptionnelle. Capote sait dès le début où il va et où il veut nous entraîner. Ce que l'on ne parvient pas à définir, c'est l'image qu'il veut nous donner non de Jake Pepper ou de Bob Quinn, mais de lui-même, le rapporteur des faits. Il faut un certain temps avant de se rendre compte que l'interrogation première de Capote vise ce qu'il fut et demeure et, une fois qu'on l'a saisi, on s'en retrouve deux fois plus déstabilisé que s'il s'était contenté de manifester sa sympathie envers Bob Quinn. Est-ce une façon de sacrifier une fois encore à la culpabilité qui le dévorait depuis "De Sang-Froid", ce chef-d'oeuvre qu'il mena à sa perfection en acceptant d'user de son charme envers l'un des jeunes assassins ? Est-ce une façon de nous révéler que, oui, il avait bien été séduit par un meurtrier mais que, de toutes façons, un meurtrier peut se révéler objet de fascination, d'adoration ? Ou bien encore Capote tente-il ici de nous prouver que la différence qui marque l'artiste-créateur trouve un écho, si noir soit-il, en un assassin qui se prend pour la main de Dieu ? (C'est, grosso modo, le cas de Bob Quinn.)

Beaucoup de questions, et pas des plus simples. Aucune réponse - ou alors, il y en a trop. Capote exécute une dernière pirouette et nous laisse seuls, face à elles.

vendredi, février 3 2012

Une Prière Pour Owen - John Irving

A Prayer for Owen Meany Traduction : Michel Lebrun

Extraits Personnages

"Une Prière pour Owen" ressemble à un haut-de-forme de prestidigitateur. Dans ce livre-fleuve (près de sept-cents pages chez Points), John Irving a mis tout de sa nature de romancier : l'amour de la fresque, le souffle, une technique remarquable, des personnages que Dickens aurait pu imaginer et une réflexion sociale et politique qui sous-tend l'ensemble. Mais ces caractéristiques ne sont pas que des vertus : si le prestidigitateur, s'emportant, veut faire montre de trop d'audace, il risque de dévoiler ses trucs à un public qui cessera de croire en lui. Qu'importe : pour raconter l'histoire d'Owen Meany, John Irving prend tous les risques.

Terrible fut pour moi l'instant où je sentis vaciller ma foi en ce romancier - car ce moment, je l'ai connu, eh ! oui ! :O( Lorsque Owen, alors un gamin de onze-douze ans, donne ses ordres (il n'y a pas d'autre terme) à celles et ceux, enfants et adultes, qui préparent le spectacle de la crèche de Noël. Owen, qui en a plus qu'assez du rôle qu'on lui attribue depuis des années, a résolu d'obtenir la vedette : il veut représenter l'Enfant Jésus. Mais comment réussir à convaincre l'épouse du pasteur, femme très autoritaire sous ses dehors souriants, de la justesse de son raisonnement ?

Je ne vais pas vous expliquer comment Owen parvient à ses fins - si je vous ai mis l'eau à la bouche, foncez vous procurer le livre. Mais il parvient non seulement à décrocher le rôle mais encore à imposer ses propres vues sur les autres personnages et sur la mise-en-scène. Tout ça, à onze ans, avec sa stature qui en fait facilement trois de moins et sa voix si particulière que John Irving a éprouvé le besoin de le faire parler, du début jusqu'à la fin de son roman, en majuscules.

Quand j'ai lu la scène pour la première fois, je suis restée incrédule. Je me suis même dit : "Ce n'est pas possible, il prend son lecteur pour un imbécile !" La deuxième fois, j'étais toujours aussi sceptique mais je croyais sentir que, en grattant un tout petit peu ... La troisième fois, j'avais compris : j'avais pris le seul parti qu'il me restait, j'avais choisi d'y croire.

Comme je crois à Samuel Weller, à la régénération de Mr Dombey, à Mr Micawber et à Betsy Trotwood, à l'agonie de la petite Nell, à Pip et la vieille Miss Haversham et même aux malheurs d'Oliver Twist.

C'est le propre des créateurs-nés - et des illusionnistes-nés - d'attirer ainsi le lecteur-spectateur dans la réalisation de ses rêves personnels. En ce sens et quelles que soient ses faiblesses (et il en a, nous les distinguons aujourd'hui d'un oeil aussi implacable que l'était celui des contemporains lisant le "Pot-Bouille" de Zola, en attendant, très probablement, que les lecteurs du siècle prochain les occultent complètement ou ne les considèrent plus qu'avec une indulgence amusée), John Irving est un romancier fabuleux, un vrai. Avec Owen Meany et son incroyable destin, il a créé un personnage qu'on ne peut pas oublier.

Parce que, en chacun de nous, sommeille un Owen Meany, c'est-à-dire un être humain qui s'interroge désespérément sur le sens à donner à son existence. Plus que la certitude d'un Dieu biblique ou pas, John Irving affirme ici le lien éternel de l'espèce humaine avec un univers physique et spirituel dont la conscience la dépasse. Il le fait avec candeur et roublardise, avec tristesse et humour mais toujours avec Foi - une Foi qui, parce qu'elle ne se borne pas au domaine religieux, mérite largement sa majuscule.

Mon Antonia - Willa Cather

My Antonia Traduction : Blaise Allan

Extraits Personnages

Introduit par la citation deVirgile : "Optima dies ... prima fugit" ("Ce sont les temps les plus heureux qui s'enfuient les premiers" - traduction libre), "Mon Antonia" prouve certes que les plus grands nouvellistes, ce qu'était indubitablement Willa Cather, sont beaucoup moins à l'aise, perdus sur le vaste fleuve du roman. Mais il suffit de faire un petit effort, surtout si l'on a déjà été séduit par l'univers de la nouvelliste américaine, pour accrocher à l'histoire de la petite Antonia Shimerda, émigrée de sa Hongrie natale avec toute sa famille pour trouver fortune dans les plaines du Nebraska.

Elle nous est contée par Jim Burden, qui a grandi avec Antonia et qui, dans sa jeunesse, eut certainement pour elle un sentiment amoureux. Mais au-delà la destinée d'Antonia et de sa famille, au-delà celle des fermiers, puis des citadins qui les entourent, c'est une page de l'immigration européenne sur le Nouveau continent que Willa Cather nous dépeint ici, avec fierté mais aussi avec une nostalgie douce-amère.

Des émigrants, il y en a partout aux Etats-Unis en ce tout début du XXème siècle : les plus anciens fermiers eux-mêmes ne sont-ils pas, pour la plupart, issus de colons anglais ? Outre les Shimerda qui arrivent directement de Bohême, on y croise une forte colonie scandinave, Norvégiens et Suédois pour la plupart, des Tchèques et même deux Russes. Avec plus ou moins de bonheur, tous affrontent une nature superbe mais exigeante et résolument hostile lorsque se lève l'hiver. Et, à quelques exceptions près, se montrent solidaires les uns des autres. Nous sommes bien loin de l'Amérique hyper-consumériste qui va se développer après la Grande guerre et culminer avec la fin du siècle.

A un point tel que le lecteur, européen ou pas, est en droit de se demander ce que penseraient les modèles dont Cather se servit pour donner vie à ses personnages de leurs actuels descendants.

Plus qu'un roman véritable, avec intrigue complexe ou flux de conscience, "Mon Antonia" est surtout un hommage délicat et attendri, rendu par Willa Cather à son pays natal et aux pionniers ses ancêtres. Il doit se lire comme tel, en se laissant bercer par son rythme paresseux.

mardi, janvier 31 2012

L'Histoire de Bone - Dorothy Allison

Bastard Out Of Carolina Traduction : Michèle Valencia

J'avais ce livre sous le coude depuis près de quatre ans et je ne me décidais pas à le lire. Bien que j'achète régulièrement des ouvrages traitant de l'inceste, il me faut parfois bien du temps pour "passer à l'acte" et les lire.

"L'Histoire de Bone" a en effet pour pivot les violences incestueuses que lui fait subir son beau-père, Glenn Waddell, un bon à rien que sa mère a épousé non sans méfiance, après qu'il lui eût fait la cour pendant près de deux ans mais dont elle a fini, hélas ! par tomber éperdument amoureuse, corps et âme.

La petite Ruth, surnommée "Bone" en raison de la finesse de sa morphologie, est née alors que sa mère avait tout juste seize ans. De son père, on ne sait pratiquement rien, si ce n'est qu'il était marié. Dans cette Caroline du Sud qui émerge à peine de la Seconde guerre mondiale, le statut de bâtarde n'est guère enviable mais, heureusement pour Bone, elle est entourée par la chaleur et l'affection de ses innombrables tantes et oncles maternels.

Bone a une soeur, Reese, née de l'union légitime de sa mère avec Lyle, un ouvrier agricole qui est mort dans un accident stupide.

Quand paraît pour la première fois l'ombre de Glenn Waddell, Bone et sa soeur n'ont pas vraiment d'a priori. Il leur semble aimer passionnément leur mère - et c'est sans doute vrai - et fait du mieux qu'il peut pour leur manifester, à elles aussi, un minimum d'affection.

Mais le jour même où sa mère accouchera du fils mort-né de Glenn, Bone comprendra tout son malheur ...

Il n'y a, dans ce roman qui dépeint à la fois une perversion sexuelle plus fréquente qu'on ne le croit et la pauvreté d'un certain milieu paysan, aucune volonté de mélodrame. Tout y est brut et carré, magnifié par cette haine douloureuse qui, tant d'années après, déchire encore l'auteur. Car, même après le viol de sa fille, la mère accepte de suivre Glenn qui, peu soucieux des foudres de la justice, quitte l'Etat .

Dans des conditions pareilles, peut-on pardonner ? Au violeur, non, car - et la photographie de l'auteur vous le prouvera aisément - la chair demeure à jamais marquée. A la mère, alors ? ... Dans cette histoire, la mère se contente au début de laisser Glenn "corriger" son aînée et elle ne semble pas comprendre qu'il prend un plaisir purement sexuel à ce qu'il se passe entre l'enfant et lui derrière la porte fermée de la salle-de-bains. Certes, elle soigne ensuite l'enfant et l'on peut croire qu'elle aime sa fille ...

Mais ...

Dans ces histoires-là, il y a toujours un "mais."

Quand on aime vraiment son enfant, on ne laisse pas une brute se venger sur lui des déceptions que lui cause, entre autres exemples, sa recherche d'un emploi. Puis, quand ces "corrections" deviennent quasi quotidiennes, on a l'honnêteté de se poser des questions. Enfin, quels que soient les sentiments que l'on éprouve envers la brute en question, on se doit de mettre ses enfants à l'abri. C'est ce que finira par faire d'ailleurs la mère de Bone mais seulement quand le viol sera devenu effectif - en d'autres fermes, quand elle ne pourra plus se voiler la face ou la détourner ... Sa fille a alors treize ans : sa destinée est scellée ; pour elle, qui doit déjà vivre avec la "tache" de la bâtardise, il est trop tard.

Je doute fort que Dorothy Allison ait pardonné à sa mère. Mais le pire, c'est que je doute tout autant qu'elle soit parvenu à éteindre en elle tout amour filial et que je sais que cette toute petite braise doit cohabiter avec un maelstöm de haine pratiquement ingérable.

Sauf par l'écriture qui, en pareilles circonstances, mérite plus que jamais son titre de "don des dieux." ;o)