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Tag - Ismaïl Kadare

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dimanche, janvier 13 2013

Les Tambours de la Pluie ( II ) - Ismaïl Kadare (Albanie)

N'allez pas croire pour autant que Kadare nous donne ici un roman revanchard ou d'un claironnant chauvinisme. Bien au contraire : son coup de génie est de nous présenter tous les protagonistes, Turcs et Albanais, du plus humble fantassin au pacha en personne, sous leur aspect avant tout humain. Ils sont capables de fanfaronner, de pavoiser, de triompher mais aussi de souffrir, de réfléchir à la condition de l'Autre au-delà de la leur et de s'interroger enfin, pour les plus intelligents, sur la vanité de toute chose en ce monde. Les seules exceptions - ce qui n'étonnera personne - appartiennent à la race des politiques et des religieux. Kadare voue d'ailleurs à ces derniers une haine bien particulière et dépeint leur fanatisme inexorable, intemporel, comme une force aveugle et infiniment malveillante, susceptible de jeter n'importe quelle troupe dans le plus sanglant et le plus sot des massacres pour la seule gloire supposée de Dieu.

Cette haine s'explique en partie par le fait que les Turcs ne se contentèrent pas de chercher à islamiser l'Albanie. Ils firent bien pire : ils cherchèrent, en l'interdisant, à éradiquer la langue du pays. Non tant par mépris de l'albanais et par vénération de leur propre dialecte mais parce que l'albanais était, avec le latin, la langue du clergé local, évidemment chrétien. Cette tentative d'assassinat linguistique est probablement la plus grave erreur commise par la Sublime Porte dans son traitement des terres et des populations albanaises.

N'oublions pas de mentionner les quelques femmes de ce livre : on ne voit pour ainsi dire pas les Albanaises assiégées, sauf lorsqu'elles viennent sur les remparts de la citadelle assister au spectacle du cheval assoiffé que les Turcs font tourner et tourner dans l'espoir qu'il parviendra à dénicher les canalisations cachées qui alimentent en au la forteresse ; les concubines que le pacha a emmenées avec lui sont au pire des objets, au mieux des ventres ; quant aux malheureuses prisonnières ramenées d'une razzia par les soldats turcs, elles ne survivront pas aux viols multiples qu'elles auront à subir. Pour toutes, le lecteur tire le triste constat d'un machisme certes omniprésent chez les Ottomans mais qui semble presque aussi naturel chez les Albanais.

En résumé - si la graphomane que je suis peut se permettre l'expression - "Les Tambours de la Pluie" est un roman ample, puissant, d'une puissance qui repose sur une technique d'une simplicité absolue. L'auteur se veut d'une impartialité totale, sauf quand il désigne du doigt les véritables responsables du siège : la classe politique et religieuse. Il n'y a pas vraiment de "méchants" et de "bons" dans ce roman, rien que des hommes, avec leurs grandeurs et leurs faiblesses, qui s'affrontent pour une certaine idée qu'ils se font de leur nation. Fatalement, cette idée diverge selon la partie prise en compte et pourtant, tous souffrent et s'interrogent, sous la chaleur éclatante de cet été qui semble ne jamais vouloir prendre fin. Et puis, c'est l'éclatement, les tambours de la pluie se mettent à résonner et l'espoir change de camp - enfin, jusqu'à l'été prochain ...

Les Tambours de la Pluie ( I ) - Ismaïl Kadare (Albanie)

Kështjella Traduction : Jusuf Vrioni

ISBN : 9782070371426

Extraits Personnages

Qu'on apprécie ou pas l'homme qui se cache derrière les lunettes d'Ismail Kadare, on ne saurait nier à l'écrivain qui co-habite avec lui un grand, un très grand talent. Ces "Tambours de la Pluie", parus dans leur langue originelle sous le titre peut-être plus révélateur, de "La Citadelle", en constituent une preuve nouvelle et éclatante.

Notons cependant que, pour une fois, le titre français est pratiquement aussi évocateur que l'original puisque la pluie et les roulements de tambour qui, dans les camp ottoman, annoncent sa venue, tiennent ici, et de façon assez paradoxale car on ne les entend à vrai dire que deux fois, le tout premier rôle, bien avant, pourrait-on dire, les troupes en présence, celles, énormes, de la Sublime Porte opposées à celles, forcément réduites mais terriblement pugnaces, de la pugnacité du désespoir, des Albanais retranchés dans la citadelle qu'ils défendent.

De la pluie, de son absence ou de sa présence, dépend l'issue du siège./b Tout le monde le sait, aussi bien les assiégés dont le porte-parole s'exprime bdans de brefs chapitres en italiques que les assiégeants, auxquels reviennent les chapitres plus longs en caractères normaux. Longueur bien explicable puisque l'Empire ottoman, dans sa longue marche décidée vers l'Europe - rappelons que, deux siècles après les événements relatés par Kadare, les Turcs seront aux portes de Vienne d'où parviendra heureusement à les chasser le roi de Pologne Jean III Sobieski - n'a cessé de jeter dans la bataille un maximum de troupes. Si "Les Tambours de la Pluie" se termine par leur défaite et même par le suicide de leur chef, Tursun Pacha, qui n'a pourtant failli ni en courage, ni en talent de stratège mais préfère mourir de sa propre main plutôt que de celle des sbires d'un sultan, lequel envoie en fait ceux dont il veut se débarrasser combattre les redoutables et fiers Albanais, les Turcs, un jour, finiront par conquérir la fameuse citadelle et quelques autres et à soumettre, on le sait, l'Albanie tout entière.

Pas plus qu'elle ne le fera au XXème siècle en faveur de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne dépecées par Hitler, l'Europe ne viendra pas en aide à l'Albanie du XVème siècle. Qu'ils se débrouillent avec les mahométans, ces lointains Albanais qui ne sont d'ailleurs que des chrétiens orthodoxes et ne s'agenouillent pas devant Rome ! Leur pays n'est pas franchement la porte à côté et avant que les Turcs arrivent à Vienne, bien de l'eau aura coulé sous les ponts ... Si encore ils y arrivent un jour ! ...

Le Temps tourne et file mais les mentalités politiques, on peut le constater, demeurent. Comment, dans de telles conditions, s'étonner des perpétuels recommencements auxquels semble vouée l'Histoire ?

Fort heureusement, la résistance nationale fait aussi partie de ces éternels retours historiques. Le récit de Kadare rend hommage au premier héros national albanais, Gjergj (ou Georges) Kastriot, mieux connu sous le surnom que lui donnèrent ses ennemis les Turcs : Iskander Bey = prince Alexandre, par référence..., devenu, par allitérations successives, Skënderbeu en albanais et Skanderbeg en allemand et en français.

Skanderbeg rôde dans les pages des "Tambours de la Pluie" mais on ne le voit jamais. Ses attaques-éclair se font en général de nuit et sont la terreur des Ottomans. Ceux-ci n'ignorent pas son courage car ce prince albanais fut jadis pris comme otage à la cour du Sultan et grandit pour devenir un janissaire, en d'autres termes l'un des membres d'un véritable corps d'élite de l'armée musulmane. Il a si bien combattu pour Murad II que celui-ci l'a fait gouverneur général de certaines provinces albanaises. Mais après la mort de ses frères, empoisonnés dans des circonstances mystérieuses, le dernier des Kastriot se laisse submerger par la révolte et, rejetant l'islam qu'on lui a imposé, redevient chrétien et prend la tête de la rébellion contre la Sublime Porte. De succès en succès, invisible mais terriblement présent, Skanderbeg entre vivant dans la légende albanaise : il n'en sortira plus jamais et aujourd'hui encore, son nom continue à être vénéré dans son pays natal comme celui du premier libérateur de l'Albanie.

lundi, juin 11 2012

Chronique de La Ville de Pierre - Ismaïl Kadare (Albanie)

Kronikë në gur Traduction : Edmond Tupja

Extraits Personnages

Après la raideur compassée du "Général de l'Armée Morte", après l'errance blafarde, parmi les brumes du petit jour et celles, plus malignes, du crépuscule, de ces deux protagonistes principaux pour ainsi dire anonymes, après la boue froide du sol albanais, transformé par les pluies en une gangue qui rechigne à restituer les os des soldats étrangers morts depuis plus de vingt ans - après les tâtonnements d'un auteur à ses débuts, conscient de la valeur du sujet choisi mais aussi du traitement délicat qu'il lui impose, après ces phrases courtes, qui piétinent et hésitent, aussi désorientées semble-t-il que les deux héros, après ce texte prometteur mais qui réclame du lecteur constance et même entêtement ...

... cette "Chronique de la Ville de Pierre" constitue une surprise des plus agréables. Optant cette fois pour la fraîcheur de l'enfance, Kadare réveille, pour nous conter cette vision de la Seconde guerre mondiale s'invitant dans l'Albanie profonde, le petit garçon qu'il était à l'époque. Du coup, s'il ne peut éviter les scènes d'horreur dont il fut le témoin, il lui est par contre loisible d'adoucir un peu les angles en faisant preuve de cette gaieté, de cet humour que l'on recherche en vain dans son "Général de l'Armée Morte."

Une ville bâtie à flanc de montagne, où l'ivrogne qui glisse dans une rue peut fort bien se retrouver le lendemain à cheval sur un toit, un peu plus bas ; un monôme de femmes tout de noir vêtues et commérant de porte en porte en s'arrêtant à chaque perron pour déguster le café traditionnel ; des hommes qui répondent à leurs lamentions en pérorant de leur côté, de manière considérée comme plus "virile", au café du coin ; des jeunes gens qui traînent en ayant l'air d'attendre quelque chose (mais quoi ?) ; des occupants qui changent souvent de nationalité, Italiens le matin avec le commandant Arcivocale à leur tête et Grecs l'après-midi, sous la houlette du commandant Katantzakis en attendant les Allemands qui entreront, à la nuit tombée ou au petit jour, avec leur chef Kurt Vollersee ; des collaborateurs et des maquisards qui rongent leur frein en épiant et en dénonçant ; quelques sorcières ou qui se prennent pour telles ; les Grandes Vieilles qui, parce qu'elles ont dépassé le siècle d'existence, énoncent, lorsqu'elles se risquent au soleil, des oracles dignes de l'Antiquité ; des éxécutions qui ressemblent à des règlements de compte et des règlements de compte qui ressemblent à des exécutions, et la vie quotidienne qui continue à mener parmi tout cela son petit train d'indifférence, voilà tout ce que voit, se rappelle, vit et commente le jeune narrateur.

Il le fait avec la naïveté de ses onze ans préservés qui, en même temps, découvrent le monde des adultes, un monde perturbé par une guerre que personne, dans la ville de pierre, pas même les lâches, ne considère comme une guerre pour l'Albanie. Tous patientent, tous courbent la tête, attendant la fin de celle-ci et le départ des étrangers pour passer enfin à la seule guerre qu'ils accepteront : celle qui rendra l'Albanie libre et indépendante.

Ayant posé sa main dans celle de l'enfant-narrateur, le lecteur le suit avec confiance et une sorte de fascination, tant dans ses vagabondages personnels (son béguin contrarié pour Maguerite et ses rêves avec Suzanne) que dans ceux qui intègrent les siens et ses concitoyens. A son tour, le lecteur redevient enfant et jette, sur cette mini-société remuante et conformiste, où les filles n'ont d'autre espoir que le mariage, un regard étonné, amusé ou réprobateur mais curieusement dénué des a priori de l'âge adulte. C'est que, sous la plume de Kadare, il découvre en fait une Albanie plus complexe qu'il ne l'imaginait, avec des personnages hauts en couleur et très bien campés - peut-être aussi un peu idéalisés mais sans excès - des personnages incroyablement vivants avec lesquels il ne détesterait pas faire connaissance. Pour autant, l'auteur ne fait pas l'impasse sur les défauts de son peuple comme ce désir de vendettaqui tourne ici à la maladie pure et simple ou encore cette éternelle minorité qui est le lot de la femme albanaise.

"Chronique de la Ville de Pierre" remporte donc une double victoire : avant tout, il incite à découvrir d'autres ouvrages de Kadare mais il pousse également son lecteur à s'interroger sur l'Albanie et à tenter de voir au-delà de l'image sociétale, à la fois réactionnaire, figée et machiste, qu'elle a malheureusement tendance à donner d'elle.

lundi, janvier 23 2012

Le Général de l'Armée Morte - Ismaïl Kadare (Albanie)

Gjenerali i Ushtrisë së vdekur Traduction : Jusuf Vrioni Introduction : Eric Faye

Extraits Personnages

Sorti en 1963, ce roman est le premier d'Ismaïl Kadare (ou Kadaré), l'auteur albanais le plus lu certainement dans le monde occidental. Malgré la simplicité apparente de la trame de l'action, il s'agit d'un roman difficile à investir - je n'y suis personnellement parvenue qu'à la moitié du texte, c'est vous dire. Pourtant, les phrases sont simples, sèches même mais, curieusement, on a l'impression que cela joue contre l'écrivain. Si simples, si sèches, avec une pointe de maussaderie çà et là : comme si l'auteur s'en voulait (ou se retenait ?) d'écrire. Mais à la réflexion, on se dit que Kadare cherchait peut-être tout simplement son style.

Néanmoins, si l'on persévère, le discours du "Général de l'Armée morte" finit par toucher son lecteur. L'histoire est simple, répétons-le : une bonne vingtaine d'années après la fin de la Seconde guerre mondiale, les représentants d'une puissance européenne ayant combattu et occupé l'Albanie, un général et un aumônier ayant rang de colonel, sont expédiés dans la dictature communiste d'Enver Hoxha afin d'y rassembler les restes de leurs soldats, gradés ou non, jadis tombés et inhumés en terre albanaise. Les deux hommes sont particulièrement soucieux de ramener la dépouille d'un certain colonel Z., issu de l'une des familles les plus influentes de leur pays.

Selon toute vraisemblance et bien que l'auteur les laisse dans un anonymat absolu, le général et l'aumônier sont italiens. Au cours de leur périple dans la boue noire de l'hiver albanais, ils croisent un lieutenant général et un bourgmestre probablement d'Allemagne de l'Ouest, venus eux aussi récupérer leurs morts. Moins heureux que leurs homologues italiens, les Allemands ne disposent ni des cotes, ni des descriptions physiques qui leur permettraient de creuser et d'exhumer sans risque excessif d'erreur.

La funèbre expédition des deux Italiens, entourés d'un expert et de terrassiers albanais, les amène à s'enfoncer dans l'Albanie profonde, dans des villages où ils constatent que rien ne semble avoir été oublié. Cette rancoeur toujours en éveil de l'occupé face à l'ancien occupant culmine avec la scène du mariage durant lequel la vieille Nice, une paysanne dont le mari a été fusillé et la fille de quatorze ans violée par le colonel Z. en personne, jette aux pieds du malheureux général le sac dans lequel, vingt ans plus tôt, elle a enseveli le cadavre de Z., qu'elle avait exécuté de ses propres mains.

"Le Général de l'Armée morte" est aussi une tentative, au début assez timide, puis carrément triomphante et même exaltée, de glorification du caractère de l'Albanais : follement nationaliste, toujours prêt à régler la moindre dispute en faisant parler les armes, fier et tout d'une pièce. La critique du régime d'Enver Hoxha est ici à peine esquissée mais on sent bien, en tous cas lorsque le général et l'aumônier réintègrent la grande ville, une menace latente, celle d'un pouvoir militaire qui ne se pose pas de questions et frappe à tout-va.

Jamais peut-être, pour un "premier roman", aucun auteur ne s'est autant cherché que Kadare dans celui-ci. Si l'on passe le cap de la moitié du roman, ces tâtonnements, cette espèce d'étonnement qu'on sent chez l'auteur face à son propre pouvoir d'écriture, son irritation aussi devant son impuissance à faire vraiment ce qu'il veut des mots (ce n'est un mystère pour personne que l'écrivain a révisé nombre de ses textes, mettant et remettant vingt fois sur le métier des ouvrages qui avaient pourtant été publiés avec son aval) et l'ambiguïté qu'on lui devine envers le régime qui asservit ses compatriotes (il l'asservit certes mais il est aussi farouchement pro-albanais), finissent par inciter à se procurer au moins un autre livre de Kadare. Pour voir. Pour approfondir. Pour comprendre cette fascination que lui-même et son univers semblent avoir exercé et exercer encore sur l'Occident.

Nous en reparlerons. ;o)