Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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vendredi, mars 16 2012

Ceux Qui Aiment Tuer ( II ) - Thierry Simon & Daniel Pujol

Dès leur introduction, j'avais trouvé le ton des auteurs un peu orienté. Mais je m'accusai de paranoïa et d'étroitesse d'esprit et décidai de continuer. Manque de chance - pour Messieurs Simon et Pujol - ils affirmaient, dès leur premier cobaye, que celui-ci, un meurtrier compulsif nommé William George Heirens et surnommé "Le Tueur au rouge-à-lèvres" (à ce jour le plus vieux prisonnier des pénitanciers américains) était autiste. Comme ça, sans aucune sommation. Je repris le chapitre depuis le début : aucun signe d'autisme. De problème avec la mère et la sexualité, oui mais d'autisme, non. Peu après, Simon & Pujol, croyant sans doute utiliser un synonyme, taxaient leur tueur de déséquilibre mental.

Par acquis de conscience, je fouillai un peu à d'autres sources, y compris anglo-saxonnes, pour voir si, par hasard, le terme "autisme" ne se trouvait pas associé ailleurs à Heirens. Mais rien : ni en français, ni en anglais, je ne découvris rien. Simon et Pujol avaient utilisé le terme sans savoir exactement quelle genre d'affection il représente et surtout sans se demander un seul instant si l'idée du crime en série peut être associé avec raison à celui d'autisme. En d'autres termes, peu leur importait que des personnes ignorant tout de l'autisme et des autistes puissent s'imaginer, en les lisant, courir un danger en présence de quelqu'un atteint par ce trouble.

Dire que pareille désinvolture, pareil mépris de la souffrance d'innocents et pareil "réajustement" de la vérité, me blessèrent et me choquèrent, c'est trop peu dire. En tous cas, je continuai ma lecture, bien décidée à dénicher d'autres incohérences, d'autres approximations, et à les inventorier dans ce billet.

Ceux Qui Aiment Tuer ( I ) - Thierry Simon & Daniel Pujol

Ceux Qui Aiment Tuer : Tueurs en Série, Une Tragédie Américaine

Beaucoup de théories ont été échafaudées pour tenter d'expliquer le phénomène des tueurs en série. On a parlé et on parle toujours de démence, d'infirmité de la conscience, voire d'absence absolue de conscience, d'inadaptation sociale, de rejet, de traumatismes sexuels et de maltraitances diverses subis dans l'enfance, etc, etc ... Jusqu'ici, j'avais toujours vu ces motifs ou quelques uns d'entre eux évoqués au pluriel : c'est-à-dire que plusieurs d'entre eux doivent être au rendez-vous pour créer le tueur en série. Théorie qui, si elle n'explique pas tout, paraît quand même assez cohérente.

Vous jugerez donc de mon étonnement, puis de ma stupeur grandissante, au fur et à mesure que Thierry Simon et Daniel Pujol développaient la leur au fil des pages d'un ouvrage que je ne recommanderai à aucun lecteur à moins qu'il ne soit un fervent supporter d'Olivier Besancenot et consorts.

Pour Simon et son compère, une seule explication à ce qu'ils nomment "une tragédie américaine" - à croire que l'Europe n'a jamais eu et n'a toujours pas ses tueurs en série : le capitalisme galopant qui s'incarne dans une course-poursuite à la réussite et qu'aggrave la liberté de se procurer une arme dès que bon vous en chante.

Oh ! bien sûr, nos auteurs ne l'écrivent pas de façon aussi péremptoire - encore que, par moments ... Mais enfin, à l'arrivée, le résultat est le même : d'ailleurs, le livre s'achève sur une citation de Malcolm X, en appelant - déjà - à Allah.

Cependant, pour étayer leur discours outrancièrement anti-américain, Simon et Pujol sont bien obligés de s'attarder un peu sur quelques tueurs en série parmi les plus connus. Ils en ont retenu une dizaine, qu'ils présentent à l'innocent lecteur comme autant d'exemples des méfaits suscités par la société américaine.

Le problème, c'est que, tout tueur en série étant en fait le résultat d'un certain nombre de facteurs plutôt disparates, la démonstration risquait de perdre très vite son caractère politique. D'où l'obligation pour Simon & Pujol de passer en douceur sur certains détails - quand ils ne les passent pas carrément sous silence. Le néophyte ne décèlera pas la manipulation, mais il n'en sera pas de même pour celui qui a déjà lu d'autres ouvrages sur la question.

jeudi, mars 15 2012

Affaires Non Classées - John Douglas & Mark Olshaker

The Cases That Haunt Us : From Jack the Ripper to Jobenet Ramsey Traduction : Emmanuel Scavée

Extraits

Co-écrit par John Douglas, ancien agent du FBI, et le journaliste Mark Olshaker, ce volume de plus de quatre cents pages ne casse pas trois pattes à un canard. Certains lecteurs, parmi les néophytes, risquent même de s'ennuyer grave s'ils ne possèdent pas une connaissance assez étendue des affaires criminelles qui se sont déroulées de l'autre côté de la Manche et surtout de l'Atlantique.

Contrairement à ce qu'ils se proposaient de faire, Douglas et Olshaker n'apportent aucun éclairage nouveau sur les affaires qu'ils extraient de leurs cartons plus ou moins poussiéreux. En ce qui concerne Jack l'Eventreur, premier grand tueur en série officiellement répertorié et qu'admirait Joseph Vacher, notre hexagonal "tueur de Bergères", la chose ne saurait trop étonner : les noms des principaux suspects valables sont toujours là mais nous n'aurons jamais, sauf miracle authentique, la preuve décisive qui désignera le seul coupable parmi eux - en admettant d'ailleurs qu'il y soit réellement.

Même son de cloche pour l'enlèvement du tout jeune Charles Lindbergh Jr : les auteurs se contentent de démontrer que Bruno Hauptmann, qui fut exécuté en avril 1936 comme seul responsable du kidnapping et de la mort du bébé, avait sans doute des complices, lesquels ne furent évidemment jamais retrouvés.

Le meurtre atroce d'Elizabeth Short, mieux connu sous le nom d'"Affaire du Dahlia Noir", ne reçoit pas non plus d'illumination particulière : ce qu'en disent nos auteurs sonne plutôt comme un ronron reprenant à son compte les éléments de l'enquête et les réalignant les uns après les autres, mais sans plus.

Le traitement réservé à l'Etrangleur de Boston est un peu plus imaginatif puisqu'il rappelle, mais très brièvement, qu'Alberto de Salvo ne fut peut-être dans l'affaire qu'une espèce de bouc-émissaire, coupable des viols reprochés à l'Homme en Vert mais qui, par la suite, peut n'avoir reconnu que des faits qui lui auraient été rapportés par l'un de ses co-détenus de jadis. Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Par vanité, bien sûr mais aussi dans la certitude que, de toutes façons, il serait enfermé dans un hôpital psychiatrique et non dans une prison d'Etat - ce qui ne fut pas le cas.

Deux autres "cas" sont traités de la même façon, de manière si banale, si peu digne d'intérêt, si dénuée de punch que j'ai même oublié à qui ils se rapportaient. Bref, le lecteur européen n'apprend quelques menues choses que lorsque Douglas et Olshaker s'attaquent à l'affaire Lizzie Borden et à celle de la petite JoBenet Ramsey.

Le nom de Lizzie Borden est bien connu des amateurs de fantastique puisque, pour une raison mal définie - peut-être la petite comptine très évocatrice qui courut après les meurtres, "Lizzie Borden took an axe, etc ..." n'est-elle pas étrangère au phénomène - la littérature, le cinéma et la télévision ont fait d'elle une espèce d'équivalent féminin de Jack Nicholson dans "Shining." Mais à notre connaissance, aucun ouvrage documentaire n'est paru en français sur cette affaire qui défraya la chronique dans l'Amérique du début du XXème siècle. En ce sens, l'ouvrage de Doublas et Olshaker a le mérite de nous familiariser avec ce double parricide supposé - rien ne fut prouvé.

De même, le viol et le meurtre de la petite JonBenet Ramsey, retrouvée, le 25 décembre 1996, dans la cave de la maison où elle vivait avec ses parents et son frère, sont rarement évoqués dans les médias et l'édition français. A ce jour, en dépit d'une revendication survenue dix ans plus tard mais rejetée par les autorités comme étant une affabulation de pervers désireux d'avoir son quart d'heure de célébrité, l'affaire demeure tout aussi mystérieuse que celle du Dahlia Noir.

En résumé, un livre planplan, sans aucune originalité, qui ne passionne guère mais qu'on feuillette jusqu'au bout au cas où les auteurs se réveilleraient, ce qui, malheureusement, n'arrive à aucun moment. ;o)

Staline : La Cour du Tsar Rouge - Simon Sebag Montefiore

Stalin : The Court of the Red Tsar Traduction : Florence La Bruyère et Antonina Roubichou-Stretz

Extraits

Ce livre, scindé en deux tomes - 1929/1941 d'une part et 1941/1953 d'autre part - pour les besoins de l'édition, complète "Le Jeune Staline""Le Jeune Staline|fr] dont nous avons déjà parlé. Le point de vue de Montefiore, à mille lieues des préoccupations d'un Ian Kershaw, n'a pas changé : il essaie d'expliquer Staline le Dictateur, Staline l'Organisateur de massacres en série, Staline le Coryphée (un titre qu'il aimait, paraît-il) de la Déportation en masse, par Staline l'homme, ce qu'il a laissé apparaître d'humain, en mal comme en bien, dans ce qu'il fut. Tâche ardue s'il en est quand on songe à la carrure historique du personnage ici mis en cause. Mais tâche honorable et on ne peut plus passionnante qui, sans justifier, sans pardonner, tente au moins d'expliquer.

Aux failles enregistrées chez le "camarade Koba" au temps de sa jeunesse de terroriste et de chef de bandes, toujours à l'affût de fonds à braquer afin de constituer une trésorerie valable à un Lénine qui se la coulait douce dans son exil helvète, Montefiore ajoute ici celle qui, selon lui, fut "la goutte d'eau" qui fit déborder le vase : la mort brutale, officiellement par suicide même si l'on accusa Staline de l'avoir assassinée dans une crise de colère, de sa seconde et dernière épouse, Nadejda Sergueïevna Allilouïeva.

Déjà, en 1907, lorsqu'il était revenu en catastrophe de l'un de ses mystérieux voyages pour assister aux derniers moments de sa première femme, Ekaterina Svanidze, morte à vingt-sept ans soit de la tuberculose, soit du typhus, Staline avait montré une affliction qu'on peut croire sincère même si, bien entendu et ainsi qu'il le laissa entendre, la victime dans l'histoire, c'était lui et non pas celle qui venait de le quitter pour toujours. Mais le passage à l'acte de Nadejda éveilla chez lui un désespoir encore plus absolu, probablement parce que Staline, de vingt-cinq ans l'aîné de la disparue, avait déjà cinquante-six ans en 1932 et parce qu'il était bien trop intelligent pour ne pas se rendre compte qu'il était impossible de corriger les nombreuses erreurs qu'il avait commises dans sa vie privée.

Selon Montefiore, qui puise ses sources dans les mémoires longtemps non autorisés des proches du dictateur, ceux qu'il liquida comme ceux qu'il laissa vivre, Staline le Monstre est né de ce suicide qui confirmait, non seulement à ses yeux mais aussi à ceux du monde soviétique et même du monde entier, l'échec de Staline l'être humain. Bien sûr, jusque là, Staline n'avait jamais fait dans la dentelle. Il comptait à son actif pas mal d'attentats et d'assassinats. Mais si horribles qu'ils fussent, ces meurtres étaient tous politiques : il s'agissait surtout d'éliminer les ennemis des bolcheviks, puis certains bolcheviks eux-mêmes qui voyaient d'un mauvais oeil la confiscation du pouvoir par le Géorgien.

A compter de la mort de Nadejda, tout change et chacun, qu'il fasse partie des familiers ou qu'il n'ait jamais vu le dictateur qu'en photo, peut devenir l'ennemi de Staline - et, par conséquent, est susceptible de se voir arrêté, fusillé ou déporté du jour au lendemain. La paranoïa qui rampait en lui dès son passage dans la clandestinité, paranoïa somme toute normale dans de telles conditions d'existence où il ne fallait accorder l'intégralité de sa confiance à personne, cette paranoïa propre au terroriste à travers l'Histoire se libère alors des quelques chaînes qui la maintenaient encore en respect. A un Staline qui a déjà vécu plus d'un demi-siècle,il ne reste plus que le Pouvoir et sa saveur à la fois merveilleuse et empoisonnée. Et ce Pouvoir, bien sûr, il doit être le seul à le maîtriser, le seul à le posséder : peu importe le prix à payer et plus on tuera et plus on déportera, mieux ce sera.

Et puis, Staline doit façonner son image de Dirigeant supérieur, faire en sorte qu'elle soit la seule dont on souvienne - faire en sorte qu'elle efface Josef Djougachvili, l'homme qui n'a su préserver de la Mort ni l'une, ni l'autre de ses épouses, le père qui ne saluera son fils aîné comme un homme de valeur que lorsque celui-ci, prisonnier des Nazis, se sera suicidé pour ne pas trahir son père et son pays, le père qui laissera son cadet s'enfoncer dans l'alcool et la corruption, le père enfin que sa fille pourtant adorée reniera un jour.

C'est cette manipulation marquée au coin de la démence et de l'irréel que nous raconte Montefiore, égrenant les noms de tous ceux qui, par intérêt et surtout pour ne pas mourir, acceptèrent d'entrer dans le jeu pervers du Dictateur. Beaucoup, comme Iakov, comme Iagoda, comprirent trop tard que le Grand homme goûtait un plaisir sadique à leur confier le poste de bourreau en chef et que le nombre de torturés et de fusillés n'y ferait rien : ils y passeraient aussi - comme tout le monde. Après tout, Staline n'était pas disposé à épargner les membres de ses belles-familles successives, coupables le plus souvent de "bavardages" sans grande conséquence : pourquoi se serait-il montré plus clément envers ses hommes de main les plus vils ? ...

La seule chose qu'on reprochera à ce livre, c'est une traduction certainement moins soignée que celle du "Jeune Staline". A part cela, il s'agit de l'une des biographies les plus intéressantes qu'on ait jamais consacrée à Staline, l'Homme et le Monstre. ;o)

mercredi, mars 14 2012

Hitler - 1889-1936 : Hubris - Ian Kershaw

Hitler - 1889-1936 : Hubris Traduction : Pierre-Emmanuel Dauzat avec le concours du Centre national du livre

Extrait

Si vous ignorez tout, ou presque tout, de l'Histoire du parti national-socialiste allemand, le NSDAP, appelé aussi parti nazi, et si les cours magistraux ne vous rebutent pas, le livre de Kershaw est pour vous. Dans ce registre, il se révèle tout bonnement passionnant bien qu'un peu ardu, avec un luxe de détails et une analyse pointue qui vous font parfois oublier que, si l'auteur ne chante pas les louanges du "Kommunistische Partei Deutschlands" ou KPD, en d'autres termes du Parti communiste allemand issu de la Grande guerre, il omet curieusement de préciser que, sur le plan violence, rixes et volonté de prendre le pouvoir par un coup d'Etat, il n'eut pas grand chose à envier aux nazis.

Mais le problème posé par ce premier tome d'une biographie pourtant, si j'ai bien compris, universellement encensée, n'est pas vraiment dans ce désir diffus de taire pieusement les excès de la Révolution allemande de 1918, échos directs mais moins chanceux de ceux de la Révolution russe. Non, il est dans la hantise, affirmée dès la préface de l'auteur - sous le titre "Réfléchir sur Hitler" - d'écrire un seul mot positif sur Hitler.

Entendons-nous. Que Kershaw ne veuille pas dire quoi que ce soit de positif sur le dictateur impitoyable et mégalomaniaque, obsédé par l'idée de l'épuration ethnique, c'est une chose toute naturelle. On se demande d'ailleurs comment, à moins d'être un révisionniste acharné, on pourrait se le permettre en conscience. Mais que le biographe applique le même procédé à Hitler enfant, à Hitler adolescent, à Hitler soldat, bref, pour reprendre une formule de Jacques Brosse, à "Hitler avant Hitler", voilà qui est plutôt curieux et jette une ombre sur la crédibilité de l'ensemble.__ /b Ainsi, c'est avec les plus grands, les plus lourds regrets - on le sent bien à la lecture - que Kershaw condescend à admettre que le petit Adolf n'eut pas une enfance très heureuse. Il traîne les pieds, c'est le moins qu'on puisse dire. Pourtant, le fait n'est pas niable. En outre, c'est un fait qui n'excuse pas et justifie encore moins le comportement ultérieur du Führer : si tous les enfants affligés d'un père abusif se transformaient en Hitler, vous imaginez le tableau ? ... Alors, comme il ne peut nier l'évidence, Kershaw jette sur elle un flou très artistique. L'étrange et complexe "roman familial" d'Hitler (les multiples mariages de son père, dont le dernier avec sa propre nièce) est passé sous silence et le goût prononcé d'Aloïs Hitler pour la bière (il en buvait six bocks par jour et il serait étonnant que les bocks en question ne fussent pas des bocks à l'allemande, soit le double des bocks français de l'époque) devient naturel et perd tout ce qu'il avait d'excessif, ce qui revient à sous-entendre que le père d'Hitler n'était pas alcoolique. La tyrannie de cuisine dont usait aussi Hitler Sr passe aux oubliettes - ou c'est tout comme.

Bien entendu, on s'en doute, il n'est plus question du tout de prêter des origines juives et tchèques à la famille Hitler. Le petit Adolf est à peine doué pour le dessin et les théories nationalistes et anti-sémites qui fleurissaient dans l'Empire austro-hongrois de sa naissance l'ont à peine effleuré. Volontaire pour servir au front, Hitler ne se comporte pas comme un lâche, non, mais les autres en font autant que lui, sinon plus. Rendu à la vie civile, ce n'est pas un talent naturel pour prendre la parole qui le sauve du vagabondage, c'est le fait qu'il se trouve là où il faut quand il le faut, tel un pion poussé par quelque main invisible.

En fait, à la lecture de ce premier tome, on a l'impression qu'Hitler ne fut, depuis le berceau, qu'une coquille vide, une espèce d'automate sans aucune personnalité (ni bonne, ni mauvaise), tout prêt à être investi par le Mal, le Démon ou même l'un des Grands Anciens de Lovecraft. Toujours cette volonté d'en faire un être démoniaque absolument unique afin - oui, je le sais, il ne faut pas l'écrire, les champions de la bien-pensance vont tomber dans les pommes et me vouer aux gémonies : tant pis ! - de souligner le caractère unique de la persécution qu'il mena contre les Juifs.

Ce qu'il y a d'unique, dans cette persécution, ce sont les moyens utilisés pour la mener à bien et qui ont épouvanté le XXème siècle parce que, jusque là, ce même siècle avait chanté sur tous les tons les miracles de la Science et la rapidité, la facilité avec laquelle le Progrès enchantait l'existence. Mais les Juifs n'en étaient pas à leur première persécution - lisez la Bible, déjà.

Pour le reste, Hitler, malgré tous ses efforts - le personnage qu'il se construisit, le passé qu'il se créa, la "mission" qu'il s'inventa et la mort qu'il se donna - reste un homme comme les autres, capable d'abriter en lui le pire comme le meilleur. Pourquoi choisit-il le pire ? Subit-il vraiment des pressions, occultes ou pas ? Les méandres et les ambiguïtés de l'histoire familiale ont-ils joué le rôle qu'on leur prête ? C'est une autre histoire dont nous n'aurons jamais le fin mot. Tout au plus pouvons-nous affirmer que Hitler ne serait pas devenu Hitler sans l'argent et le soutien gracieusement fournis au NSDAP par la grande bourgeoisie allemande et certains membres de son aristocratie. Il ne le serait pas non plus devenu sans les bouleversements créés en Europe par la Révolution d'Octobre et la création de l'URSS. Ont joué également un rôle-clef dans l'affaire le manque de clairvoyance des hommes d'Etat de Weimar et la foi en un système démocratique qui peut se retourner contre ses fidèles lorsqu'apparaît dans son orbe un homme aussi intelligent et aussi sûr de son destin que le fut Hitler.

Cette dernière leçon reste d'ailleurs d'actualité. Nous ne nous étendrons pas.

Bref, ce premier tome de la biographie de Kershaw fut pour moi une grande déception et si j'en avais connu le postulat de départ, à savoir ne pas laisser passer un seul mot positif sur le personnage central même quand celui-ci se trouvait encore dans ses langes, je ne l'eusse certes pas ajoutée à ma PAL. Même avec un dictateur comme Hitler, Staline ou Pol Pot, pareil postulat est d'une stupidité abyssale - j'ajouterai même qu'il est anti-historique.

Le Jeune Staline - Simon Sebag Montefiore

Young Stalin Traduction : Jean-François Sené - Avec le concours du Centre National du Livre

Extraits

Contrairement à son ennemi, Hitler, qui est né et mort à l'Ouest de l'Europe et dont l'enfance, l'adolescence et la jeunesse ont été passées et repassées au crible, parfois pour y démêler des failles si profondes qu'elles fourniraient une explication (mais non une justification, bien entendu) à la malédiction qu'il jeta sur notre monde, mais trop souvent aussi - il n'y a qu'a lire la biographie toute récente de Ian Kershaw pour s'en affliger - dans l'espoir de prouver définitivement que l'homme ne fut qu'une coquille absolument vide, dans l'attente, semble-t-il, que le Mal s'incarnât enfin en lui - contrairement à Hitler, donc, Staline a pu conserver longtemps secret tout ce qui concernait ses propres racines et sa jeunesse. Lui qui a, autant qu'Hitler, façonné l'Histoire, a sans doute fini par croire qu'il la dominerait éternellement et que jamais elle ne le rattraperait.

C'était bien mal connaître l'Histoire qui, telle la Vérité jaillissant du puits dans le plus simple appareil, a beaucoup de la Mule du Pape si chère à Daudet.

Avec l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, les archives ont commencé à s'entrebâiller timidement et quelques pages ont osé prendre leur envol. Dans le livre de Simon Sebag Montefiore, ce sont des milliers d'entre elles qui ont parlé, bavardé, dénoncé, affirmé, prouvé et le résultat est tout à la fois stupéfiant et passionnant.

Stupéfiant parce qu'il y a, chez le jeune Josef Djougatchvili, beaucoup de traits attachants. D'abord, il est intelligent et aime apprendre. (Que l'entêtement de son père officiel à vouloir le priver d'école pour le placer en apprentissage à ses côtés soit pour quelque chose dans cette résolution farouche de lire et d'apprendre, on ne peut en douter. Mais il est certain que le phénomène pré-existait chez l'enfant.) Ensuite, il a du cran et il met la main à la pâte. Que ce soit dans les bagarres de rues de son enfance où il est déjà "le" chef ou, quelques années plus tard, lorsqu'il organise des braquages pour alimenter les caisses du parti bolchevik, représenté par un Lénine qui, soulignons-le, se la coule plutôt douce dans son exil suisse, le futur Staline, qui, à cette époque, se fait surtout appeler "Koba", ne recule pas. Ce ne sera que lors de sa relégation dans un trou perdu de Sibérie, alors que le régime tsariste est proche de la fin, qu'on le voit près de craquer sous l'effet d'une dépression qu'on ne saurait, à vrai dire, vu les circonstances de sa détention, lui reprocher.

Avec ça, le camarade Koba écrit des poèmes - et en édite certains qu'il signe "Sosso", diminutif géorgien de son prénom. Et si les exégètes n'ont pas fini de s'interroger sur la vie sexuelle d'Hitler, avec son grand rival historique, aucun doute n'est possible : Staline était bien un "homme à femmes". De certaines d'entre elles, en-dehors de celles qui allaient devenir ses épouses légitimes, il eut même des enfants.

Ajoutons que cet homme qui, jusqu'au bout, n'aimait rien tant que se faire passer pour un rustre quasi illettré, avait un faible pour les auteurs du XIXème siècle, tenait Zola pour un dieu et, même s'il ne lui facilita pas l'existence, considérait en son privé Boulgakov comme le génie qu'il était. Staline demeura aussi toute sa vie capable d'analyser brillamment une oeuvre littéraire, de lui reconnaître d'immenses qualités et, pour ces qualités justement, de la faire interdire ...

Il y a une faille chez Staline. Une faille au moins aussi importante, aussi grave que celle qui existe chez Hitler. Pour l'un comme pour l'autre, les thèses freudiennes la repèrent facilement dans l'enfance. Pour l'Autrichien, il s'agit des relents incestueux familiaux et l'ambiguïté ethnique et religieuse planant sur les origines de son père. Pour le Géorgien, rien d'aussi complexe et pervers en apparence : simplement un père qui, après l'avoir tendrement aimé jusqu'à ses cinq ans à peu près, se change, il est vrai sous l'influence de l'alcool, en une espèce de monstre qui le poursuit dans toute la maison parce qu'il le tient désormais pour un petit bâtard. Des doutes sérieux planent en effet sur l'identité réelle du père de Staline : officiellement un cordonnier mais peut-être un aubergiste ou un pope. Des doutes peut-être infondés mais suffisant pour priver à jamais un enfant de cinq ans qui, évidemment, n'y comprenait rien, du père qui, jusque là, le prenait sur ses genoux pour lui raconter les belles histoires de brigands géorgiens.

A ceux pour lesquels Staline, c'est surtout le Généralissime de 1945, avec son air patelin et ses yeux si froids, la lecture de ce livre s'impose. Il convient d'ajouter (surtout quand on a lu les deux autres tomes consacrés à Staline par le même auteur) que la traduction est de qualité et permet de dévorer l'ouvrage un peu comme on dévorerait un roman d'aventures.

Dommage, bien sûr, que l'aventure ait tourné si mal pour tant de millions de femmes et d'hommes. Mais nous y reviendrons. ;o)

Nota Bene : pour ceux qui disposent des deux documents, qu'ils comparent les photos de classe où les petits Hitler et Djougatchvili posent pour la postérité. Saisissant, non ? D'autant qu'il ne s'agit que de hasard ...

jeudi, mars 8 2012

Une Ombre Sur Le Roi-Soleil - Claude Quétel

Extraits

Tous ceux qui s'intéressent à l'affaire dite "des Poisons", qui défraya la chronique sous le règne de Louis XIV, savent combien il est difficile de se procurer un ouvrage moderne de qualité traitant de la question. Il y a bien le livre d'Arlette Lebigre mais, en dépit de ses nombreuses qualités, les cent-soixante-treize pages qu'il compte laissent un peu le lecteur sur sa faim. De plus, "L'Affaire des Poisons" d'Arlette Lebigre est un format poche.

"Une Ombre sur le Roi-Soleil" est de format normal et comporte une centaine de pages de plus. Claude Quétel, son auteur, a eu en outre l'excellente idée de placer en tête un répertoire des principaux protagonistes en les répartissant en trois catégories : les autorités, les accusés et enfin les clients et clientes. Cela permet au lecteur intéressé mais non familier avec l'époque et les événements de s'y retrouver sans trop de peine.

L'affaire des Poisons est importante à plus d'un titre dans notre Histoire. Elle révèle tout d'abord l'inquiétante corruption des moeurs à Paris et dans sa proche région, à une époque où, pourtant, on célèbre pieusement le Carême, où le Roi lui-même se soucie de faire ses Pâques et où les prêches des grands orateurs comme Bourdaloue sont aussi courus que les bals à la cour : certes, la vitrine est belle et même fastueuse, sa beauté culmine à Versailles mais pour peu que l'on fouille ...

Elle révèle également - et c'est ce qui épouvantera Louis XIV - que le Mal se tapit à Versailles même. Si l'on n'a jamais réellement prouvé que Mme de Montespan, alors favorite en titre et mère d'enfant légitimés par le monarque, participa à des messes noires, si l'on est par contre certain que le maréchal de Luxembourg fut accusé à tort, il n'en reste pas moins vrai que nombre de courtisans, et parmi les plus proches du Soleil - la comtesse de Soissons, nièce de feu le cardinal Mazarin, dut s'enfuir pour ne pas être arrêtée - avaient eu recours aux "devineresses" et aux empoisonneuses.

Elle révèle en même temps, dans les coulisses, la silhouette de Louvois, l'"archiministre" si l'on peut dire, si jaloux de son influence sur le Roi. Louvois, dont Saint-Simon nous décrit les réelles qualités d'homme d'Etat sans oublier toutefois d'équilibrer la balance en nous précisant les ombres (elles étaient fort noires) et les petitesses (elles étaient nombreuses) du personnage.

L'affaire des Poisons annonce enfin la création de l'ancêtre de la Police avec, à sa tête, Gabriel-Nicolas de La Reynie, nommé lieutenant général de police par Colbert, et François Desgrez, d'abord exempt, puis capitaine de la compagnie du guet. (Ce dernier service peut être tenu pour l' ancêtre direct des services de police judiciaire.) Cette création s'accompagne, il faut le noter, d'un effort réel pour rendre les rues plus agréables et plus saines sur le plan de l'hygiène.

C'est tout cela, et un peu plus, que Claude Quétel développe dans "Une Ombre sur le Roi-Soleil", un document passionnant et de haute tenue sur une affaire criminelle qui fut aussi une affaire d'Etat, et sur laquelle les siècles à venir n'ont pas fini de fantasmer autant que ceux qui les ont précédés. A lire absolument. ;o)

Histoire de la Mafia : Des Origines A Nos Jours - Salvatore Lupo

Storia della mafia, dalle origini ai giorni nostri Traduction : Jean-Claude Zancarini avec le concours du Cercle national du Livre

Extraits

Ecrite en 1996, cette "Histoire de la Mafia", rédigée par un historien qui enseigne l'histoire contemporaine à l'Université de Palerme, représente, sans ses notes, cartes et références bibliographiques, près de trois-cent-trente-cinq pages d'un texte serré et, avouons-le, un peu ardu, tout au moins en ce qui regarde sa première partie.

Il est en effet plutôt difficile pour les "Nordistes" que nous sommes - et précisons à ce sujet que, pour les Siciliens, le "Nordisme" commence à l'Italie du Nord (!!) - souvent imbibés, qui plus est, jusqu'à l'ivresse de culture américaine et de tout le folklore ressuscité ou remanié pour les feux du cinéma par une pléthore de grands cinéastes comme Scorsese et Coppola, de nous faire une idée exacte de ce qu'est la Mafia.

A l'issue de ma lecture personnelle de cet ouvrage, je suis pourtant tentée de la définir avant tout non comme une organisation, fût-elle criminelle, mais comme une mentalité, comme un état d'esprit. Et, n'en déplaise aux Siciliens et aux Italiens, il semble bien que cet état d'esprit soit né et ait prospéré en Sicile. Pourquoi ?

Même s'il évoque les différents courants qui ont colonisé la Sicile, Lupo repousse toute origine liée exclusivement à la façon de ses habitants de concevoir l'existence. Sans doute est-il plus ou moins dans le vrai lorsqu'il pointe, comme première cause de l'apparition de la Mafia dans l'île, l'antique système des latifundia, ces grandes propriétés foncières sur lesquelles travaillaient d'abord des esclaves, puis des ouvriers agricoles. Or, ce système, rappelons-le, Pline l'Ancien le jugeait déjà nuisible à l'économie. Pourtant, que ce soit en Sicile ou en Italie du Sud, il a survécu pratiquement jusqu'à l'après-guerre ...

Sous la pression des siècles et des diverses tempêtes traversées par le pays, les latifundia devinrent la propriété d'aristocrates dont certains étaient grands d'Espagne et ne mettaient jamais le pied en Sicile. Quand ils étaient italiens ou siciliens, c'était la même chose : ils possédaient mais ne géraient pas vraiment. D'où la nécessité pour eux de se trouver des sortes d'intendants sur lesquels ils pussent compter, et compter même doublement puisque, en Sicile, le brigandage et les enlèvements et demandes de rançon étaient pratiquement une institution. (Cette tendance au brigandage généralisé serait une conséquence de la pauvreté qui sévissait dans l'île et Lupo ne développe guère, arguant du tort que les folkloristes et anthropologues ont causé à l'image de la Sicile lorsqu'ils présentent la Mafia comme "bonne" à l'origine. On regrettera ce désintérêt car la différence qu'il établit par exemple entre les procédés du "brigand" Salvatore Giuliano - assassiné par un mafieux - et ceux de la Mafia est des plus ténues.)

L'intendant-intermédiaire entre le grand propriétaire et le brigand devenait ainsi un personnage très puissant, qui s'appuyait sur des hommes de main pas trop regardants sur la moralité pour faire régner l'ordre. Il est l'ancêtre du mafieux.

L'ordre : un mot-clef et peut-on dire sacré pour la Mafia, désireuse de présenter tous ses affiliés comme des serviteurs du droit, seuls capables de maintenir la paix et la justice en l'absence d'un Etat vraiment fort. Mais tout cela, bien sûr, n'est que fumée, les mafieux n'ayant jamais hésité, en fonction de leurs intérêts et en opposition flagrante avec ce code familialiste et "juste" qu'ils prétendent défendre, à faire massacrer des familles entières dans les villages de l'arrière-pays, y compris femmes et enfants.

La survivance et la dégénérescence des latifundia, telles seraient donc - très schématiquement - les parrain et marraine de la célèbre "Pieuvre." A cela s'ajoutent l'allergie à l'Autorité sous toutes ses formes qui - de toute évidence - afflige (ou magnifie, c'est comme on veut) la majorité des Siciliens et une mentalité d'îliens qui les pousse à vivre plus ou moins en autarcie. Les violentes contractions qui présidèrent à la naissance de l'Unité italienne n'ont pas arrangé les choses et la politique, et plus encore les politiciens des deux camps, chaque camp faisant tour à tour les yeux doux aux mafieux dans l'espoir de gagner les élections, a apposé sur une situation fort trouble dès l'origine le sceau indélébile de la corruption. (La tragi-comédie donnée par Andreotti, le leader incontesté du parti démocrate-chrétien, dans les années quatre-vingt, a confirmé l'ampleur du fléau.)

L'analyse de Salvatore Lupo est pointue et passionnée. On sent bien que la Sicile et ses habitants lui tiennent à coeur et qu'il a longuement réfléchi et mûri ses raisonnements. Pour peu qu'il s'accroche à la première partie, assez touffue, de son ouvrage, le lecteur finit par s'en rendre compte et par se prendre de sympathie pour l'auteur et sa démonstration. Attention cependant : ce livre n'est pas pour ceux qui fantasment la Mafia selon les critères américains. Lupo n'évoque que très brièvement celle-ci, Mafia en quelque sorte hybride et qui a perdu sa "pureté" originelle, __et ne se consacre qu'à la "Mafia-mère", la Mafia sicilienne, avec ses clans, ses rituels archaïques et ses modèles méditerranéens dans la plus mauvaise acception du terme. C'est dire qu'il faut, pour ouvrir cette "Histoire de la Mafia, des Origines à Nos Jours", s'intéresser sérieusement au sujet et en rechercher les causes historiques. Si tel n'est pas le cas, relisez Mario Puzo - ce n'est pas mal non plus./b

mercredi, mars 7 2012

Parents Toxiques - Susan Forward & Craig Buck

Toxic Parents : Overcoming Their Hurtful Legacy & Reclaiming Your Life Traduction : Isabelle Morel Préface : Danielle Ropoport

Extraits

Ils y sont tous. Ou presque. Les hybrides, les polyvalents de la maltraitance et du chantage affectif, ceux qui rassemblent en eux plusieurs de ces tares qui les empêchent de se comporter comme des parents responsables et aimants, ceux-là ne sont pas étudiés, le propos du livre de Susan Forward, écrit en collaboration avec Craig Buck, étant de disséquer les failles, de les mettre bien en vue sur la table d'examen et de laisser le lecteur tirer ses propres conclusions.

D'abord, vient le parent déficient. On ne peut pas dire de lui qu'il soit violent ou méchant mais il est d'une lâcheté incomparable. Incapable d'affronter les responsabilités qui sont les siennes, il s'arrange pour que, peu à peu, son fils ou sa fille, voire les deux, le prenne en charge. Insensiblement, au fil des années, l'enfant devient le parent de ses propres parents. C'est lui qui fait le ménage et les courses. C'est lui encore qui demande du crédit aux commerçants. C'est lui qui veille à ce que la petite soeur ou le petit frère fasse bien ses devoirs et se couche à l'heure ... Il mettra longtemps à découvrir le sens de l'expression "chantage affectif." Il se peut même qu'il refuse d'admettre que ses parents si faibles, si gentils, si "aimants", qui affirment encore "avoir toujours agi pour son bien", le pratiquaient et le pratiquent toujours en virtuose.

Le parent dominateur, lui, est un fanatique du contrôle. De même que le parent déficient, il vit son enfant comme une extension de lui-même, extension sur laquelle il doit garder une maîtrise absolue. Pour ce faire, il tend à étouffer systématiquement toute idée d'initiative chez son rejeton soit en l'infantilisant, en le couvant au maximum, de telle sorte que l'enfant devienne incapable de choisir une paire de chaussures sans lui en référer, soit en le dévalorisant par un discours étudié et les mimiques qui vont avec, tel le père qui donne un ouvrage à faire à son fils et qui lui dit ensuite, en levant les yeux au ciel et en secouant la tête, l'air navré : "Mon pauvre garçon, tu ne feras jamais rien de ta vie ..."

Et il y a encore le parent alcoolique, le parent violent et le parent incestueux.[ Sans oublier tous ceux qui mêlent allègrement les étiquettes. Un point commun à tous : c'est toujours sur eux et sur eux seuls qu'ils s'attendrissent, souvent jusqu'aux larmes. Les uns accusent le Destin de leur faiblesse. Les autres affirment qu'eux aussi, leur père les battait, et qu'ils n'en sont pas morts, et que c'était "pour leur bien", que, donc, c'est par sens du devoir qu'ils envoient régulièrement leurs enfants valdinguer contre le mur et que, vous savez, monsieur-dame, dans tout ça, c'est lui, le maltraitant, qui souffre le plus, parfaitement ! ... Les incestueux pour leur part clament bien haut que jamais, non, JAMAIS ... et que, si leur fille (ou leur fils) ne les avait pas aguichés alors qu'elle (ou il) n'avait que cinq ans ... JAMAIS, non, monsieur, JAMAIS !

... Imaginez un instant - un seul - ce que cela donne quand le parent alcoolique se confond avec le père incestueux ou encore lorsque, au père incestueux et alcoolique fuyant toutes ses responsabilités, s'ajoute une mère déficiente qui ne voit rien, n'entend rien et ne sait rien ... sauf une chose : son mari (ou son compagnon) est un dieu ...

"Parents Toxiques" est un livre que toutes celles et tous ceux qui ont eu l'un ou l'autre de ces parents-là se doivent de lire au moins une fois. Lecture douloureuse, truffée d'épines, qui réveille les plaies toujours délicatement suppurantes de l'enfance mais lecture qui, pourtant, apaise. Fidèle à ses convictions personnelles et, de manière plus générale, à la théorie psycho-religieuse qui veut que le pardon assure la guérison, Forward prône la remise des fautes à ceux qui les ont commises. Mais elle admet de bonne grâce qu'atteindre à ce résultat est extrêmement difficile.

Elle propose donc essentiellement un travail sur soi (impliquant entre autres la rédaction d'une lettre à l'enfant que l'on fut et qui n'eut pas le temps de vivre son enfance) qui, à défaut du pardon accordé aux tortionnaires du passé, permet au moins à celui ou celle qui fut leur victime de rompre avec eux et de reconstruire tout ce qui, en eux, peut l'être. Certes, il manquera toujours une parcelle infime, tout au fond, près du coeur - une parcelle que seul pourrait restituer le parent qui l'a jadis dérobée si seulement il le voulait et si la chose était encore en son pouvoir. Mais, que voulez-vous, on fera avec : les enfants de "parents toxiques" en ont l'habitude depuis si longtemps ...

Oh, Hippie Days - Carnets Américains 1966/1969 - Alain Dister

Extraits

Critique d'art pour la revue "L'Oeil" et producteur pour France-Culture, Alain Dister acquit, très jeune, une passion pour le dessin et la photographie. En 1966, il célèbre son quart de siècle en s'envolant par charter pour New-York. Les Etats-Unis, évidemment, comptent parmi ses rêves et, comme il se sent mal à l'aise dans une France dont la vague "yé-yé" est sans commune mesure avec la "Beatlemania", il s'impose des économies drastiques - et un travail de pion dans un lycée - pour s'offrir le rêve en question. (A l'époque, six-cent-quarante francs, payables en trois mensualités.)

De l'Est à l'Ouest, de New-York à ce San Francisco mythique qui, aujourd'hui, n'existe plus, les Etats-Unis vont dérouler pour lui le long tapis rouge, élimé, troué, couvert de taches, tout imprégné de marijuana et de drogues hallucinogènes, qui s'étale entre 1966 et 1969, les trois années sacrées qui virent naître, prospérer puis s'immoler le mouvement hippie, héritier direct de la Beat generation. "Comment ?" diront certains. "Mais le mouvement hippie, il a continué durant les années soixante-dix !" Oui, et non.

En 1971, Jim Morrison succombe à une surdose d'héroïne probablement mal coupée et prend ainsi son billet pour rejoindre le club des musiciens et interprètes qui symbolisèrent l'apogée et, pour l'un d'entre eux au moins, Brian Jones, l'émergence, de cette contre-culture. Ceux qui lui survivront ou bien finiront complètement fous (Keith Moon, disparu en 1978), ou bien rentreront dans le rang en imposant au rock, musique emblématique de cette époque, les compromissions nécessaires. Viendront alors la pop, le glam, etc ... Et même quand l'anti-conformisme virulent se veut au rendez-vous, avec le hard-rock ou la musique punk, cela n'a plus rien à voir avec les hippies et leur mouvement.

La caractéristique, naïve mais merveilleuse, du mouvement hippie, ce fut la certitude que le monde et ses habitants étaient bons ou que, s'ils ne l'étaient pas tout à fait, ils allaient le devenir. C'était sûr, c'était certain : fumée d'encens, retour à la nature, abolition des tabous sexuels, consommation quotidienne d'herbe et de ces drogues que les peuples anciens tenaient pour "sacrées" parce qu'elles permettaient d'approcher les dieux, tout cela allait venir bout des "mauvaises vibrations" qui faisaient - et font toujours - de notre chère planète une boule de bouse d'un rare volume. Après celle du Viêtnam - et mort à Lyndon B. Johnson ! - il n'y aurait plus de guerre, plus jamais. Tous, Blancs, Noirs, Jaunes, Rouges, Marsiens égarés sur la Terre, on tomberait dans les bras les uns des autres, on ferait un sit-in gigantesque, on se donnerait enfin la main tout autour du monde, comme le préconisait déjà Prévert, et on planerait pour l'Eternité, non plus tout à fait humains mais presque séraphins. Des séraphins porteurs de bonté, d'amour, de générosité.

Avec fierté, tendresse, nostalgie et évidemment tristesse, Alain Dister nous raconte ces trois années uniques, qu'il eut la chance de vivre de l'intérieur du mouvement, entre galères inouïes et moments de plénitude absolue. Toutes et tous, ses amis de ce temps-là comme ses plus petites relations, ceux dont il a perdu la trace, ceux qui suivirent un temps la caravane mais qui, brusquement effrayés, tournèrent bride, ceux qui trouvèrent la Mort dans la drogue, le sexe et la déchéance, il nous les présente tous, en un défilé aux couleurs psychédéliques qui s'avance joyeusement parmi les odeurs d'encens et d'herbe et les flots d'une musique détonante et créative dont on a perdu la recette en actionnant trop souvent le tiroir-caisse, funambules aimables ou lunaires comme spectres désespérés en quête du flash de l'héroïne.

Une chronique douce-amère, qui, contrairement à beaucoup d'ouvrages sur le même sujet, ne fait pas dans le "people"et qui séduira avant tout ceux qui naquirent trop tôt ou trop tard pour plonger à temps dans cette vague immense d'énergie et de créativité qui, pour le meilleur comme pour le pire, déferla sur toute la seconde moitié des années soixante.

dimanche, mars 4 2012

Guimauve & Fleur d'Oranger - Collectif Dirigé par Juliette Bettinotti et Pascal Loizet

Extraits

Méprisé, regardé comme une sous-littérature mais comptant dans ses rangs des auteurs dont les tirages feront toujours rêver, le roman sentimental, dit aussi "à l'eau de rose", a longtemps été écarté des ouvrages de référence sur la littérature. Cet ostracisme est aussi stupide que misogyne puisque, faut-il le préciser, le roman sentimental attire - en tous cas officiellement - une clientèle essentiellement féminine. Or, c'est bien connu, ce qui plaît aux têtes féminines ne saurait être digne d'intérêt.

Il est vrai que, pendant près de deux siècles, le roman sentimental non seulement était réservé aux femmes mais était aussi écrit par des femmes - les pseudonymes masculins pris dans le catalogue de la célèbre "Bibliothèque de ma fille", tels "Emmanuel Soy" ou "Max du Veuzit", ne sauraient abuser. Il faudra attendre la toute fin du XXème siècle pour que certains lecteurs de sexe mâle avouent sans détour se délasser de temps à autre avec un volume Harlequin. Mais ces valeureux, dont il faut ici saluer la remarquable intégrité intellectuelle, sont bien peu nombreux à oser ...

Depuis la "Pamela" de Richardson (oeuvre d'un homme, soulignons-le, d'où le petit parfum sadien du livre) jusqu'au dernier sorti de Cabrera Infante, auteur espagnole très prisée que Vargas Llosa qualifie même de "phénomène socio-culturel" - excusez du peu - le roman sentimental n'a cessé de reprendre les canevas des contes de fées de notre enfance en les mettant au goût du jour. Bref, comme tout genre littéraire digne de ce nom, le roman sentimental apporte à son lecteur du rêve, et encore du rêve. Simplement, il le fait de manière plus excessive que la moyenne. Les "Bons" y sont terriblement bons et les "Méchants", affreusement méchants. Du premier jusqu'à l'avant-dernier chapitre, s'ouvrent et se referment des chausse-trappes et des pièges plus sournois et cruels les uns que les autres. Enfin, au chapitre ultime, tout rentre dans l'ordre, le "Méchant" est puni (voire assassiné, c'est bien fait, tiens ! ) et le "Bon" récompensé : l'histoire se termine bien et les héros partent vivre ensemble, dans la perspective d'avoir beaucoup d'enfants.

Dans le genre, nul n'a jamais pu faire mieux que Delly et l'originalité de "Guimauve et Fleur d'Oranger" est de rendre enfin un hommage - hélas ! trop bref - à l'oeuvre de cet auteur bicéphale puisque, on ne le répètera jamais assez pour les néophytes qui le découvrent tous les jours, se dissimulaient sous ce pseudonyme sibyllin une soeur et un frère, Marie et Frédéric Petitjean de la Rosière.

L'analyse du "schéma Delly__" est finement menée et, pour une fois, on ne fait pas l'impasse sur le côté le plus intéressant de l'oeuvre : son érotisme diffus et pourtant puissant. Seule une candeur abyssale peut expliquer le nihil obstat accordé régulièrement par la sacro-sainte "Bonne Presse", d'obédience strictement catholique, aux romans de Delly. A moins qu'il ne s'agisse d'un mépris absolu exercé à l'encontre de l'intelligence des lectrices de cet auteur, trop sottes et trop naïves pour comprendre des sous-entendus pourtant très clairs. La sexualité des personnages masculins est on ne peut plus active et on ne saurait nier que les jeunes vierges qui leur sont opposées s'en rendent compte très vite et font tout pour l'attiser.__ (Rarissimes sont, chez Delly, les jeunes filles vraiment "nunuches.")

Ceci dit, faut-il vraiment s'étonner ? Delly ne nous raconte-elle pas, à sa façon, ce que Zola décrit dans "Pot-Bouille", lorsqu'il nous montre les avances de Berthe Josserand à son futur époux, Auguste Vabre ? Bien qu'aux antipodes l'un de l'autre, ces deux auteurs, la petite souris versaillaise et le fils d'immigré italien reposant au Panthéon, ne rapportent-ils pas la schizophrénie d'une société pour qui la femme ne pouvait être que mère, jeune fille ou putain ?

Quoi qu'il en soit, tous les admirateurs de Delly trouveront ici quelques réponses à leurs propres interrogations sur l'inaltérable succès de son oeuvre - ainsi qu'une bibliographie quasi complète. A compléter peut-être par des ouvrages comme "Ouvrières des Lettres", d'Ellen Constans, et quelques autres ouvrages édités dans la même collection, aux Editions Nuit Blanche. Ajoutons qu'on souhaiterait voir un ouvrage similaire consacré à l'univers de Max du Veuzit.

Manga : Histoire & Univers de la BD Japonaise - Jean-Marc Bouissou

Extraits

Si vous vous intéressez un tant soit peu à la culture japonaise, vous avez, au minimum, entendu le mot "manga." Si, dans votre entourage, vous avez en outre enfants et adolescents, il est impossible que le phénomène vous ait échappé : que vous éprouviez envers lui de l'exaspération ou de l'intérêt, de la méfiance ou une indifférence polie, vous savez qu'il existe. Maintenant, que savez-vous du manga et, surtout, voulez-vous en savoir un peu plus ?

Si oui, procurez-vous ce livre. Il s'agit de celui de Jean-Marc Bouissou, un "fondu" de culture japonaise et de mangas. En trois-cent-soixante pages, cet auteur publié chez Picquier vous fait faire un tour plutôt complet de cet art en deux parties bien distinctes : l'Histoire du manga, tout d'abord, et ensuite les repères pour comprendre cet art singulier et le très vaste marché qu'il représente, notamment dans sa mère patrie.

Avec le livre de Bouissou, on apprend ainsi que le manga moderne descend, entre autres, des e-hon, ou "livres d'histoires en images", qui proliférèrent durant la période Edo (XVIIème-XVIIIème-XIXème siècles) et qui ne sont pas sans évoquer, pour l'Occidental un peu connaisseur en bande dessinée, les "ancêtres" de celle-ci chez des auteurs comme le Français Christophe et l'Allemand Wilhelm Bush. Que ces "bouches carrées" si typiques des dessins animés japonais ou encore les flots de larmes qui coulent des yeux des protagonistes lorsque ceux-ci ont de la peine, sont une réminiscence des masques et jeux de scènes du théâtre kabuki. Qu'on ne peut vraiment utiliser le terme "manga" que pour désigner les productions sorties après 1945. Que le manga se décline au Japon pour tous les âges et dans tous les genres, y compris l'éducatif (des mangas pour expliquer aux adultes le fonctionnement d'une entreprise et même le processus des crises financières) et le pornographique, voire le sado-maso, qu'on n'aura garde cependant de confondre avec l'érotique. Que ...

Vous en voulez encore ? Continuez donc votre lecture dans "Manga : Histoire & Univers de la BD japonaise", de Jean-Marc Bouissou. Pour tout amateur de mangas, il s'agit là, croyez-moi, d'un excellent investissement.

samedi, mars 3 2012

Le Roman du Roman Rose - D. Paulvé & M. Guérin ( II )

Le troisième tableau est assuré par Berthe Bernage, un auteur que je me permettrai, en dépit de son succès, de qualifier de "gnangnan." Amateurs de mièvrerie, si vous me lisez, sachez que, avec Mme Bernage, vous serez gâtés. Univers petit-bourgeois, références permanentes à la Sainte Eglise Romaine et Apostolique et aux bienfaits de la religion, préoccupations étroites et bornées, préjugés bien-pensants et politiquement corrects, c'est ainsi qu'on peut résumer la série "Brigitte", commencée tout à fait par hasard après la Première guerre mondiale, dans les pages des "Veillées des Chaumières", avec le titre "Brigitte jeune fille." Après le décès de sa créatrice, le 14 mai 1972, la série retrouvera un nouveau souffle avec les aventures de Marie-Agnès, la benjamine de Brigitte, le tout sous la plume de Simone Roger-Vercel.

Enfin, la plus gâtée en nombre de pages avec Delly (56 pour chacune d'elles), entre en scène Jeanne Philbert, dite Magali, dite aussi "la Femme aux Cent Romans" (même si elle en écrivit bien plus), amie de Maryse Bastié et passionnée d'aviation, chroniqueuse sentimentale et romancière qui invita à la table du roman rose l'Aventure et l'Exploration. Par l'âge (elle naquit en 1910) comme par la manière de concevoir la vie, elle est sans doute la plus moderne des quatre femmes ici citées. L'imaginaire qu'elle a créé est aussi riche et aussi codifié en son genre que celui de Delly, dont elle est, curieusement, la descendante la plus directe et pourtant la plus paradoxale. Directe par la vivacité de la pensée, par l'art de remanier le conte de fées et par l'indépendance foncière d'une nature qui, venue au monde près de quarante ans après la Solitaire de Versailles, trouva mieux à s'exprimer dans un monde où le statut des femmes avait considérablement évolué. Paradoxale parce que les héroïnes de Magali travaillent, font du sport, partent à l'aventure, se veulent les égales des hommes, même quand elles sont amoureuses, et ne ressassent pas tout le temps leurs prières. Celle qui leur avait donné la vie est morte le 5 février 1986.

Cinquante-six pages donc pourDelly et Magali, une quarantaine pour du Veuzit et trente-deux pour Bernage: les chiffres sont éloquents. On peut regretter que, surtout pour les deux dernières, Guérin et Paulvé aient surtout évoqué le contexte politique et social dans lequel elles vécurent. Mais c'est là une chose qu'on trouve - en outre de façon beaucoup plus complète - dans n'importe quel livre d'histoire et cela n'apprend rien sur la démarche créatrice de ces femmes qui, certes, ont écrit pour gagner leur vie mais aussi pour le plaisir.

Hormis quelques extraits, rien n'est dit, répétons-le, sur l'oeuvre elle-même. Et pourtant, qu'on l'aime ou pas, il a des masses à dire sur le sujet : l'érotisme chez Delly, la sexualité chez Du Veuzit, le culte du politiquement correct chez Bernage et le désir de liberté absolue chez Magali, voilà quelques uns des thèmes qu'on aurait pu traiter.

Quelques uns. Seulement.

A quand l'ouvrage qui le fera ? ... En l'attendant, prenez votre mal en patience et lisez, faute de mieux, "Le Roman du Roman rose." ;o)

Le Roman du Roman Rose - D. Paulvé & M. Guérin ( I )

Extraits

Cet ouvrage est une mine non négligeable pour toutes celles et tous ceux qui désirent en savoir un peu plus sur les quatre Incontournables du roman rose (ou roman "chaste") français, à savoir Delly, Max du Veuzit, Magali et Berthe Bernage. Mais, s'il renseigne largement sur la vie de ces dames, il ne dit malheureusement pas grand chose de leurs livres, tant sur la forme que sur le fond. A peine deux ou trois pages, à la toute fin. Ce qui laisse au lecteur une encombrante impression de frustration.

A tout seigneur tout honneur, Delly ouvre le bal avec une photo qui la montre, avec son frère et partenaire d'écriture, Frédéric Petitjean de la Rosière, debout tous deux derrière leurs parents, dans le jardin de leur petite maison versaillaise. En fixant ce regard intense et sérieux, la seule vraie beauté de cette femme, l'aficionado réalise enfin pourquoi, dans pratiquement tous ses romans, elle a mis l'accent sur les yeux de ses héros. Largement millionnaire à la fin de son existence, en dépit des deux guerres traversées, Melle Marie Petitjean de la Rosière s'éteint à Versailles, le 1er avril 1947, après une existence qu'elle avait voulu strictement anonyme et pour ainsi dire cloîtrée. Son éditeur ne la rencontra qu'une seule fois : elle vivait véritablement retirée d'un monde trop matérialiste, perdue dans un univers de fantasmes et de beauté qu'elle eut le mérite de faire partager à des millions de femmes de par le monde. Sur la tombe où elle repose aux côtés de son frère, rien ne rappelle le pseudonyme devenu référence majeure d'un genre littéraire auquel Delly donna ses lettres de noblesse.

S'avance ensuite Alphonsine Vavasseur, épouse Simonet, mieux connue sous le nom de Max du Veuzit. Avec elle, les héroïnes fragiles, si typiques de Delly, se font plus volontaires mais surtout plus modernes et la religion catholique, si elle est toujours célébrée, n'est plus mise en avant de façon aussi ostentatoire. Le style également diffère : si celui de Delly possède d'indéniables qualités héritées du classicisme, celui de du Veuzit se veut plus familier, avec des mots d'argot qui, à la première publication, ancraient histoire et personnage dans la réalité contemporaine mais qui, aujourd'hui, ont beaucoup vieilli. Détail amusant - et même hilarant - qu'il faut connaître : la toute puissante "Maison de la Bonne-Presse", tenue par l'Eglise de France, fit un procès à Max du Veuzit, dont elle jugeait les romans "peu convenables", voire carrément "osés." Indignée, l'auteur répliqua et, à la fin du compte, la Maison de la Bonne-Presse dut battre en retraite. Max du Veuzit devait mourir le 15 avril 1952.

vendredi, mars 2 2012

Nouvelles du Sud - Elizabeth Spencer

The Stories of Elizabeth Spencer Traduction : Simone Darses, Geneviève Doze & Monique Manin

Extraits Personnages

Dix-sept nouvelles en tout, qui se déroulent toutes dans le Sud - sauf "Moi Maureen" - des Etats-Unis, dans la petite ville de Richton, dans le Mississippi. On peut voir d'ailleurs dans cette ville l'alter ego littéraire de celle où naquit et grandit l'auteur tout comme la famille Wirth et ses ramifications évoquent sa propre parentèle.

Si l'on excepte la première nouvelle, "A la Brune", où se manifeste le spectre d'un vieil homme noir, et "Sharon", où la narratrice se rappelle la liaison qui existait entre son oncle Hernan et une servante, Mélissa, qui lui avait d'ailleurs donné quatre ou cinq enfants, on ne croise ici __aucun Noir. C'est l'univers des Blancs - ceux de la classe moyenne et mieux encore ceux de la vieille aristocratie sudiste, ayant ou non sauvé leur fortune du naufrage de la Sécession - que nous dépeint Elizabeth Spencer. De temps à autre, se profile la silhouette d'un "pauvre Blanc", paysan ou ouvrier agricole, et de sa misérable famille, mais sans la vigueur, la hardiesse et la hargne teigneuse que leur prête même une Margaret Mitchell.

A vrai dire, ces nouvelles parlent beaucoup du statut des femmes dans la société sudiste, un statut qui, quoi qu'on en dise, ne semble avoir guère changé depuis la Guerre civile. "Etre belle, tout supporter et se taire", la Scarlett d'"Autant en emporte le vent" jugeait déjà la chose stupide et injuste et l'avis de Spencer, s'il est un peu plus délicatement exprimé, n'en diffère guère. Ses héroïnes, jeune ou plus âgées, se retrouvent confrontées à des soupirants ou des maris qui veulent tout diriger (ou, à tout le moins, le faire croire) et qui boivent, semble-t-il, plus que de raison puisque, dans le Sud, boire est un art de vivre, en tous cas pour les hommes. Les plus modernes, celles qui ont le plus de moyens intellectuels et financiers, se rebellent et s'enfuient un peu plus au Nord pour tenter d'échapper à l'existence que leur a préparée la Tradition. (L'une d'entre elles, Maureen, ira même jusqu'au Canada pour tout oublier et se faire oublier.) Les plus "coincées" ou celles qui ont eu le malheur de naître trop tôt dans le siècle restent et se confient à la religion ou à la dépression - parfois aux deux. Comme les plus pauvres de leurs soeurs, elles subissent et se résignent.

Sortant tout juste des merveilleuses nouvelles d'Elizabeth Taylor lorsque je décidai de lire celles de Spencer, je pense n'avoir pas apprécié les siennes autant que j'aurais dû. Mais je sais avoir retrouvé en elle cette atmosphère inimitable, moite et lourde, qui vous donne l'impression de voir le Temps passer devant vous d'un pas superbement ralenti, cette atmosphère qui apparaît aussi bien chez Faulkner, Thomas C. Wolfe et Caldwell que chez Mitchell, O'Hara et Conroy et qui n'appartient qu'aux auteurs du Sud.__

Cela, déjà, suffirait pour lire un autre livre d'Elizabeth Spencer. Nous en reparlerons. ;o)

samedi, février 25 2012

Le Train Etait A L'Heure & Autres Nouvelles - Heinrich Böll (Allemagne)

Der Zug war pünktlich suivi de : Über die Brücke, Kumpel mit der langen Haar, Steh auf, steh doch auf, Damas in Odessa, Trunk in Petöcki, So ein Rummel, Abschied, Die Essenholer, Wiedersehen in der Allee, In der Finsternis, Geschäft ist geschäft, An der Angel, Kerzen für Maria, Die schwarzen Schafe"

Traduction : Colette Audry pour "Le Train Etait à l'Heure" et Mathilde Camhi pour les quatorze nouvelles

Extraits Personnages

Ce recueil paru chez Gallimard dans la collection "Folio" recense les premiers textes de Böll, à commencer par le tout premier, "Der Zug war pünklitch / Le Train Etait A L'Heure." Le thème : en 1943, un jeune soldat allemand regagne son poste, à la frontière russo-polonaise. A peine est-il monté dans le train que s'installe en lui la certitude qu'il n'atteindra jamais sa destination finale. Comme dans un jeu morbide, il pense à des noms de villes, à des tronçons de parcours. Et tombe finalement sur la certitude qu'il mourra quelque part entre Lemberg et Czernowitz. Au fur et à mesure que le train poursuit sa route et que le principal protagoniste noue amitié avec deux compagnons de route, le lecteur se rend compte que, sauf miracle, le jeune homme est en effet en route vers son destination ultime.

Deux choses m'ont frappée dans cette histoire. La première est de peu d'importance. Simplement, André, le héros, passe beaucoup de temps à prier. Il prie d'ailleurs pour tout le monde, aussi bien pour les Juifs que pour les S. S. croisés à un arrêt du train. C'est très oecuménique et hautement chrétien et je me suis même demandé, à un certain moment, si je n'étais pas en présence d'un futur saint. Mais enfin, probablement prie-t-on avec plus d'ardeur quand on sent rôder la Faucheuse - impression qui taraude André, c'est indéniable.

La seconde remarque est plus intéressante. Avec son développement lent, ses prières aussi étonnantes que radieuses, le viol de l'un des deux compagnons d'André par un adjudant abusif, la drame personnel du sous-officier Willi qui, retour de permission, est tombé sur un Russe dans le lit de sa femme, et enfin avec l'intégralité de l'épisode se déroulant dans une maison close de Lemberg, "Le Train Etait A L'Heure" ne saurait avoir été écrit que par un Allemand.

Non en raison de l'époque à laquelle se déroule l'action, encore moins en raison de la couleur des uniformes des protagonistes, mais parce que, sous ses dehors de conte moderne s'enracinant profondément dans l'un des grands conflits mondiaux du XXème siècle, cette longue nouvelle recèle en elle, par je ne sais quel miracle, toutes les composantes du conte romantique allemand. Avec des phrases plus longues et plus ampoulées, Von Kleist aurait pu l'écrire. C'est à Goethe mais aussi aux grands romantiques allemands comme Arnim et les grands poètes de l'époque que l'on songe irrésistiblement en lisant cette histoire. Böll aurait-il un peu plus forcé sur le macabre et l'onirisme qu'on aurait pu citer aussi Hoffmann. Quoique, je le répète, à mes yeux, ce soit bien Kleistque de manière parfaitement inexplicable, rappelle "Le Train Etait A L'Heure."

C'est en lisant des textes comme celui-ci qu'on se rend compte que la sentimentalité allemande n'est pas une expression vaine, dépourvue de tout sens. Au-delà les siècles, c'est toute une nation qui vibre dans "Le Train Etait A L'Heure", une nation certes trahie par une idéologie et vaincue par la guerre qu'elle avait elle-même déclenchée mais une nation libérée, qui retrouve d'instinct les valeurs inaltérables de son passé littéraire et artistique.

Face à ce récit curieusement prenant en dépit de sa lenteur, les nouvelles qui suivent baignent comme d'habitude dans une inégalité certaine. Toutes - sauf la dernière - se déroulent soit durant la guerre, soit immédiatement après celle-ci. Böll nous décrit le quotidien de protagonistes qui, le plus souvent, vont à la dérive car ils ont perdu tous leurs points de repère. Avec un minimum de mots, il brosse des scènes réalistes comme les immondes tanières dans lesquelles les soldats attendent la relève sous les obus qui tombent ("Dans le Noir"), le transport d'une moitié de cadavre ("Corvée de Soupe"), la Mort guettant tranquillement le soldat qu'elle doit emporter tout au fond d'une allée qui n'existe que dans le rêve de ce soldat ("Rencontre dans une allée").

L'ironie reprend parfois ses droits : il faut bien survivre. Il y a l'humour désespéré de "Jadis à Odessa" et de "Boire à Petöcki", celui, presque printanier, des "Adieux" et celui, complètement noir, des "Brebis galeuses". En prime, on a le droit à un soupçon d'humour tendre avec la nouvelle "Des Cierges pour la Vierge."

Tel quel, ce recueil donne au lecteur une assez bonne approche de l'art de Heinrich Böll. Si l'on veut voir à quoi ressemble son univers, c'est un premier pas somme toute très instructif qui donne envie d'aller plus avant.

Les Exclus - Elfriede Jelinek (Autriche)

Die Augesperrten Traduction : Yasmin Hoffmann et M. Litaize Présentation : Nicole Bary

Extraits Personnages

Je suppose qu'Elfriede Jelinek n'apprécierait pas ce que je vais écrire mais elle est, avec Céline et, dans un autre registre, James Joyce, l'un des rares écrivains dont le style et/ou l'univers m'ont porté, dès la première lecture, un coup que je ne pense pas pouvoir oublier. Il faut dire que le premier ouvrage de l'auteur autrichien que j'ai lu était "La Pianiste", l'un des romans les plus terribles à lire, à mon avis, pour celles et ceux qui ont eu une mère abusive - et plus particulièrement pour les femmes puisque, que nous le voulions ou non, nous partageons avec notre mère haïe/adorée une féminité qui nous enchante et/ou nous répugne.

"Les Exclus" est, précisons-le tout de suite, moins éprouvant pour les nerfs - ouf ! Attention : l'histoire n'en est pas pour autant plus gaie ! Chez Jelinek en effet, la Haine règne en maîtresse sur un univers tordu où se meuvent des personnages soit d'une médiocrité honteuse, soit d'une méchanceté et d'une mesquinerie absolues. Chez Jelinek, souvenez-vous-en bien, l'espoir n'existe pas.

Née en 1946 dans un milieu familial qu'elle qualifiera un jour de "démoniaque", l'Autrichienne n'a survécu que par la Haine et par l'Ecriture. Impitoyable, elle dénonce, sans se lasser et avec une rage jouissive, les faux-semblants de son pays natal et de la société où elle a vu le jour. Evoque-t-on la dénazification rapide de l'Autriche ? Elle explique avec jubilation que cette rapidité est normale pour un pays traditionnellement catholique : après tout, les catholiques, c'est bien connu, se confessent chaque vendredi pour communier le dimanche et n'en retournent qu'avec plus d'ardeur à leurs péchés rituels et hebdomadaires.

Tape-t-on sur l'Allemagne nazie ? Elle rappelle avec un malin plaisir que, toutes proportions gardées, il y a eu plus de vrais Nazis en Autriche qu'en Allemagne : normal, le dénommé Hitler était bien autrichien, non ? ...

S'opposant avec violence au régimes totalitaires de type fasciste et national-socialiste et se positionnant, en principe, à gauche, voire à l'extrême-gauche, Jelinek porte par ailleurs en elle un si grand désir de clamer haut et fort sa souffrance d'appartenir à un peuple qui donna naissance à l'un des plus terribles dictateurs du XXème siècle qu'il lui devient impossible de fermer les yeux sur la sottise et l'étroitesse d'esprit des classes sociales converties au communisme et, partant, susceptibles, elles aussi - elles l'ont d'ailleurs prouvé - de permettre à un dictateur "de gauche" d'arriver lui aussi au pouvoir.

Et, comme si ça ne suffisait pas, Jelinek claironne partout qu'elle ne supporte pas Mozart. Elle le juge sirupeux, mièvre ... si terriblement, si autrichiennement autrichien, en somme.

Forte de toutes ces haines, la romancière base "Les Exclus" sur un fait divers qui en contient au moins les principales : haine de la famille d'abord, haine de la société ensuite, haine du corps et de la sexualité et, pour terminer, haine de soi. En 1965, un adolescent qui s'apprêtait à passer son bac massacre les membres de sa famille : le père, la mère et sa soeur. Comme ça, sans grandes explications. L'Autriche entière est sous le choc.

Jelinek reprend l'idée centrale et la replace en 1959. Mais elle va s'attacher à personnaliser les quatre adolescents qui mènent ce bal de mort et de nihilisme : Rainer, l'"intellectuel", le "chef", pour qui la violence est une fin et qui cite Sartre et Camus à tire-larigot ; sa soeur jumelle, Anna, personnage par qui Jelinek s'introduit dans le récit, personnage très intelligent, lui aussi, mais qui se détruit totalement de l'intérieur en sacrifiant notamment à l'anorexie ; Sophie, leur seule camarade au lycée, une Sophie "von", issue d'un milieu très favorisé et qui, à la fin du roman, envoie ni plus ni moins bouler le frère et la soeur, provoquant la crise finale ; et enfin Hans, un jeune ouvrier, fils d'ouvriers, esprit plutôt primaire mais avide d'arriver, qui cognerait sur n'importe qui pourvu que Sophie le veuille.

Rainer et Hans sont tous deux amoureux de Sophie. D'abord fascinée par les beaux discours de Rainer, Sophie finira par comprendre qu'il s'agit là de mots, et rien que de mots et se tournera vers Hans, qu'elle est sûre et certaine de pouvoir dominer. Si jeune qu'elle soit, Sophie est un parfait prototype de garce qui ne s'est donné que le mal de naître avec une cuillère d'argent dans la bouche.

Renvoyant dos à dos deux idéologies qui s'opposent bien qu'elles puissent aboutir au même résultat sur le plan de la répression des masses, Jelinek a fait de Rainer le fils d'un ancien SS obsédé sexuel et unijambiste et, de Hans, celui d'un communiste déporté et mort à Malthausen. Certains diront que ce n'est vraiment pas sympa, d'autres savoureront en connaisseurs.

Anti-héros principal, Rainer est évidemment le personnage le plus intéressant. On retrouve en lui - dans le contexte, par la faute de son père, qui prend des photos pornographiques de sa mère et les lui montre - la peur du corps et de la sexualité, ce sujet cher à l'auteur de "La Pianiste". Si Anna l'exprime par une anorexie galopante qui la fait maigrir au fil des pages, Rainer, en qualité de membre du sexe mâle, n'a d'autre solution que d'intellectualiser à mort - la Mort, une fois encore - son propre désir pour Sophie.

Ce personnage étrange, toujours vêtu de noir et les cheveux gras en bataille, qui comprend de travers les théories de Sartre aussi bien que celles de Camus, qui se vante auprès des autres élèves d'avoir un père qui roule en Porsche, qui proclame que la violence pour la violence doit seule finir par dominer le monde, est celui qui interpelle le plus le lecteur. Non pas tant, curieusement, par l'horreur de son crime mais parce qu'on approuve toute la haine qu'il porte à son père, parce qu'on comprend la profondeur de son refus de s'identifier à cette brute dont la cervelle ne dépasse pas le bas-ventre et aussi parce que, à un certain moment, il songe vraiment à sauver sa mère des griffes du monstre.

Evidemment, nous sommes dans un livre de Jelinek : alors, on ne va pas s'apitoyer sur un meurtrier qui préfigure d'ailleurs, par son rejet des structures sociétales, les terroristes de la Bande à Baader et autres jeunes exaltés en rupture de tout. N'empêche que l'auteur elle-même déclare en toutes lettres qu'Anna est en train de perdre la raison tandis que son frère court le même danger.

Tordus, Rainer et Anna ? Oui. Complètement. Mais tordus par qui ? Comment ? Pourquoi ? Derrière les deux jeunes gens en noir, c'est toute la bien-pensance autrichienne, le respect des convenances et aussi les intérêts d'une société qui détourne la tête devant tous ceux qui ne veulent pas (ou ne peuvent pas, par exemple pour des raisons financières) rentrer dans ses rangs et qui les abandonne à un sort misérable, que Jelinek montre du doigt. Face à Sophie la Bien-Née et à Hans l'Arriviste, Rainer et Anna sont bien des exclus. Mais ils ne se sont pas exclus de leur propre chef et s'ils finissent par le prétendre, c'est par fierté et en espérant ainsi apaiser la souffrance qu'ils en ressentent. Ce n'est pas une excuse mais ça explique bien des choses.

vendredi, février 24 2012

Tirana Blues - Fatos Kongoli (Albanie)

Te porta e shën pjetrit Traduction : Edmond Tupja

Extraits Personnages

C'est dans l'Albanie de 2003 que se déroule l'action de "Tirana Blues", et toujours en milieu urbain. Enver Hoxha est mort depuis vingt-trois ans et le régime communiste qui lui avait survécu, l'un des plus répressifs au monde, s'est effondré depuis douze. Une république parlementaire et démocratique s'est installée en lieu et place, à peu près comme dans tous les pays jadis soumis au communisme et retournés à une liberté au moins nominale avec l'effondrement de l'URSS et de son immense bloc de nations-satellites. Mais, comme souvent également, la mafia, une mafia à la slave, dont la violence n'a rien à envier à l'originale sicilienne, s'est installée avec elle. Fatos Kongoli nous démontre ici que n'importe qui peut avoir affaire à elle, même s'il n'a jamais, de toute son existence, trempé dans des opérations crapuleuses.

"Tirana Blues" est un récit à trois voix : celle de la victime, Platon Guri, universitaire victime d'un attentat qui met ses jours en grave danger, celle de l'enquêteur, l'inspecteur Zabit Kurti, qui se persuade bientôt que l'attentat est lié à un complexe immobilier détenu par la mafia albanaise, et celle d'Erald Periakou qui, sans savoir ce qu'il allait faire, a véhiculé le poseur de bombe, l'un de ses amis d'enfance. Peu à peu, l'histoire se développe, chaque voix ayant droit à un chapitre où elle raconte - et se raconte ...

Aux portes de la Mort, Guri est surtout préoccupé de sa situation affective et sexuelle. C'est vraiment l'"intello" du groupe, dont les idées sont telles que le lecteur se demande vraiment qui, à part peut-être un amant jaloux de son épouse, aurait pu commandité l'attentat. Cette voix-là symbolise aussi une certaine classe sociale de l'Albanie actuelle, dont les membres n'ont pas vraiment à s'occuper de ce que sera fait leur lendemain.

L'inspecteur Kurti, lui, a tout du limier. Un limier malheureusement tenu en laisse par ses supérieurs hiérarchiques, lesquels, bien qu'on ne soit plus sous la tyrannie totalitaire, sont toujours susceptibles de corrompre et d'être corrompus. D'ailleurs, l'un des collègues de Kurti, qui enquêtait sur le fameux complexe immobilier surnommé "Les Sept Garages", a été froidement abattu à la mitraillette, un soir qu'il rentrait chez lui.Fonctionnaire honnête mais aux mains liées, craignant parfois pour sa vie et pour sa famille, Kurti représente une classe moyenne qui aspire à une existence normale, rangée et véritablement démocratique mais qui doit encore courber l'échine pour survivre.

Erald Periakou, lui, est né à la campagne, dans une famille peu aisée mais forte des traditions de la vieille Albanie. Son frère, Mark, l'a pris chez lui, à la ville, afin qu'il puisse réaliser le rêve de leur père disparu : faire des études et devenir médecin. Mais Erald, bien que bon élève, est très vite attiré par des camarades que, dès leur adolescence, la Police a pris l'habitude de surnommer "les marchandises avariées." Il est surtout fasciné par Altin Kora et sa jeune soeur, Klodi. Et c'est pour rester en contact avec celle-ci, pour pouvoir lui rendre visite, lui parler et, qui sait, aller plus loin, qu'il devient l'un des familiers d'Altin. Altin qu'on retrouve un jour, une balle dans la nuque, après l'attentat survenu à l'universitaire. Altin, qui avait posé la bombe. (Mais pour qui ?) Altin, qui avait demandé à son vieux copain de lui servir de chauffeur jusqu'à la rue du professeur Guri. En apprenant son assassinat, Erald comprend qu'il n'en a plus pour longtemps et que, même s'il ne sait pas grand chose, il est devenu trop dangereux pour ceux qui ont décidé de l'attentat. Son frère tente bien de le mettre en sûreté mais ceux-là mêmes qu'il a payés pour ce faire abattront Erald sans état d'âme ...

A la fin - à la toute fin - on apprend le nom du commanditaire de l'attentat. Un nom qu'on avait déjà lu plusieurs fois auparavant, un nom qu'on avait peut-être soupçonné soi-même. Mais la raison de l'attentat est si futile, si effarante : le commanditaire, fort de son argent et de sa puissance, est sûr que cela lui permettra de se rapprocher de la veuve, qu'il désire en secret depuis longtemps.

Voilà comment et pourquoi Platon Guri, qui n'avait jamais eu aucun lien avec la mafia albanaise, mourut de la main d'un de ses tueurs. Si certains membres de la police tentèrent de résoudre l'affaire, d'autres, dans la même administration, s'acharnèrent à contrer leurs efforts. Et l'affaire du professeur ne fut jamais officiellement résolue.

C'est amer, c'est sans espoir, mais c'est superbement écrit aussi. Alors, laissez-vous tenter.

Sans Nouvelles de Gurb - Eduardo Mendoza (Espagne)

Sin noticias de Gurb Traduction : François Maspero

Extrait uibPersonnages/b/i/u

Freud aurait sans doute conclu qu'Eduardo Mendoza et moi-même n'avons pas les mêmes rêves. C'est la seule explication que je trouve à l'absence d'enthousiasme que suscite en moi ce que, jusqu'ici, j'ai lu de cet auteur.

Pourtant, en choisissant "Sans Nouvelles de Gurn", roman hyper-court ou longue nouvelle écrite dans un style ouvertement parodique, je pensais que tout irait bien. Eh ! bien, non. Certes, il y a quelques scènes où l'on sourit et d'autres où l'on rit. Les commentaires de l'extra-terrestre abandonné par son acolyte Gurb, parti en mission dans une ville espagnole après avoir adopté la plastique de Madonna (non, je n'invente rien), sont souvent pince-sans-rire et, bien entendu, son discours, si absurde qu'il paraisse parfois, cherche à remettre en cause notre manière de vivre, à nous, "civilisés" terriens - ou prétendus tels.

J'ai compris tout ça, j'ai souri, j'ai ri mais ... dès avant le milieu du roman, je m'ennuyais déjà.

Alors, comme je m'en veux un peu - j'aime bien comprendre - je ferai sans doute une troisième tentative avec Eduardo Mendoza. Après tout, avec un peu de chance et si Dieu me prête vie (comme aurait dit le Général ), il me reste encore trente ans pour pouvoir dénicher le roman de cet écrivain que j'aurais toujours eu envie de lire.

jeudi, février 23 2012

Ida Rubinstein - Le Roman d'Une Vie d'Artiste - Daniel Flanell Friedman

Titre original : non mentionné Traduction : Monique Briend-Walker

Nous tenons à remercier non seulement les Editions Salvator mais aussi le site "Les Agents Littéraires""Les Agents Littéraires"|fr] qui, dans le but hautement louable de faire connaître des auteurs et/ou des maisons d’édition peu médiatisés, nous ont gracieusement procuré cet exemplaire d’ « Ida Rubinstein : Le roman d’une vie d’artiste. » N'hésitez pas vous-même, vous qui nous lisez, à les rejoindre et à participer à l'aventure dans laquelle ils se sont lancés.

Née en Ukraine le 5 octobre 1885, sous le signe sensuel et amoureux du beau de la Balance, Ida Rubinstein n’est sans doute pas la plus célèbre des ballerines engendrées par les grandes écoles russes de la fin du XIXème siècle. Orpheline, élevée par une tante qui la voyait avant tout faire un beau mariage, elle commença en effet bien trop tard son apprentissage de danseuse classique et n’apprit de cet art que les rudiments.

Mais elle avait, et la chose est trop souvent rapportée pour être fausse, une présence scénique incroyable et ce que certains appellent « la flamme sacrée. » Ainsi que Friedman le lui fait dire dans cette biographie romancée, elle savait qu’elle était née pour la Danse et pour célébrer l’Art et la Beauté. Les photographies qui nous sont restées de ses passages sur scène, notamment pour la « Cléopâtre » de Diaghilev en 1911, attestent ce charisme de quasi déesse, cette certitude éblouissante d’être née pour briller et plus encore pour exprimer une certaine forme d’art.

Le revers de la médaille, c’est le narcissisme. Si l’on en croit Friedman, ou plutôt sa reconstitution de l’esprit qui animait Ida Rubinstein, ce narcissisme, dont la principale intéressée ne paraissait pas se rendre compte, était souvent à la limite du supportable pour l’entourage. Se sentant très jeune – et à tort ou à raison - unique en son genre, la petite Ida fait d’elle-même le soleil du monde qu’elle se crée après la mort de ses parents. Compréhensible et tolérable durant l’enfance, cette conception de l’univers, à laquelle elle ne renonce pas devenue adolescente, puis adulte – à laquelle, plus précisément, elle ne songe pas à renoncer puisque, à ses yeux, c’est là une attitude normale – devient envahissante et même parasitaire avec l’âge.

C’est là que l’ancienne danseuse exécute son ultime pirouette : dans les dernières années de sa vie, elle se tourne vers la spiritualité. Une spiritualité où, si Dieu conserve la première place qui est la sienne, Ida se voit tout de même comme un esprit exceptionnel …

Donald Flanell Friedman rend avec brio cet esprit. Avec une adresse confondante, il emprunte, pour nous décrire les faits et gestes de son sujet, un style qui colle tout à fait au personnage : baroque et éthéré, excessif et humble, flamboyant et affadi par un narcissisme omniprésent.

A lire pour s'en faire une meilleure idée.

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