De nos jours, Julien Green est injustement mis de côté alors qu'il a une profondeur étonnante dans l'analyse. Dans "Léviathan", qui est pourtant l'une de ses premières oeuvres - et donc l'une des plus glauques - il campe de façon impressionnante un anti-héros, Paul Guéret, qui, dominé par le désir paroxystique de posséder bien à lui la jeune Angèle, sortie de l'orphelinat par Mme Londe et élevée par celle-ci comme sa nièce, en devient violeur et assassin le jour où il s'imagine qu'elle ne veut pas de lui et a une pléthore d'amants.

Léviathan, qui représente l'entrée des Enfers, est aussi l'un de ses princes. Symbolisé le plus souvent sous la forme d'un serpent de mer monstrueux , il passait au Moyen-Age pour avoir possédé tour à tour Eve et Adam. De nos jours, il est devenu le nom du démon censé gouverner en nous le désir, l'envie, la jalousie. Or, dans ce roman de souffre et de ténèbres, Guéret n'est pas le seul à être torturé par ces sentiments.

Passons sur les petits bourgeois de Lorges, qui envient évidemment tel ou tel de leur voisin. Mais face à Guéret, Mme Londe elle-même, que hante le désir monstrueux et quasi pathologique de tout savoir sur les petits bourgeois qu'elle reçoit chaque jour à sa table d'hôte, apparaît au lecteur comme une sorte de possédée somnambulique. Pour obtenir ce qu'elle désire, elle a contraint sa pupille à sortir le dimanche avec chacun de ses clients. Et quand Angèle ne peut plus lui servir, elle projette froidement d'employer désormais à ses fins la petite Fernande, une adolescente de 13 ans que sa mère a plus ou moins abandonnée aux bons soins de l'excellente et respectable Mme Londe.

Autre femme torturée par le désir, celui de se confondre enfin avec un être qui lui ressemble : Eva Grosgeorge, bourgeoise de 45 ans à la beauté préservée mais à la lucidité sans faille, consciente d'avoir gâché sa vie dans un mauvais mariage et dont la seule distraction est de martyriser le fils qu'elle a eu d'un mari de 15 ans son aîné. Or, cet être, elle croit le rencontrer en Guéret alors même qu'elle le sait violeur et assassin.

Angèle elle-même est la proie d'une soif insatiable mais c'est à elle que revient sans doute la plus pure - que Green assure ne pouvoir s'obtenir que dans la Mort : elle tend simplement à s'échapper de Lorge, à fuir cette petite ville étroite et laide où celle qui aurait dû veiller sur elle l'a pratiquement contrainte à se prostituer.

Au premier abord, tout cela peut sembler assez mélodramatique. Mais plus on avance dans la lecture de "Léviathan" et mieux on se rend compte que son intrigue, en dépit de ses outrances ou à cause d'elles, tient très bien la route. C'est plus noir et plus déchiré que du Mauriac et surtout, c'est plus authentique, plus sincère.

Donc, si vous ne connaissez pas cet auteur, pourquoi ne pas commencer par ce roman ? ... ;o)