Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Tag - William Faulkner

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mercredi, novembre 14 2012

Lumière d'Août - William Faulkner

Light in August Traduction et préface : Maurice-Edgar Coindreau

ISBN : 9782070366217

Extraits Personnages

Une symphonie. Ou un fleuve. C'est à cela que l'on songe lorsque l'on arrive à la dernière page de "Lumière d'Août." On peut même dire que l'idée vous en vient dès que s'ouvre le coeur du livre : l'histoire de Christmas. Une symphonie au phrasé parfait, un fleuve au cours parfait : Faulkner maîtrise ici son art et oui, tout y est dans un équilibre parfait.

"Lumière d'Août" pourtant n'est pas un roman dont on vous parlera volontiers - à moins d'avoir affaire à un aficionado de Faulkner. Les grands et déstabilisants romans du début, comme "Le Bruit & la Fureur" ou encore "Sanctuaire", ont l'habitude de rafler la mise, avec leur parfum de scandale et cette espèce de chaos verbal et temporel que l'auteur s'est amusé à y semer. Avec une écriture dont la seule étrangeté réside dans le parler local utilisé pour les dialogues, et la ligne pure des trois mouvements de l'intrigue se succédant sans aucune de ces tricheries temporelles affectionnées par l'écrivain américain, "Lumière d'Août" a pratiquement tout ce qu'il faut pour être considéré comme le roman le plus classique de Faulkner, en tous cas dans sa forme. Parce que, pour les thèmes ...

Le passé du Sud, les fantômes de ces soldats gris et or qui foncent à toute allure sans se soucier beaucoup - à l'exception de généraux comme Johnston et Lee - de stratégie pratique, cet univers vaincu qui refuse de disparaître de la mémoire collective - ce thème majeur, l'un des premiers à pointer son nez dans les premières pages de "Sartoris", le Livre-Père, est ici confié aux bons soins du révérend Gail Hightower afin qu'il le défende, si nécessaire jusqu'à la mort. Et c'est ce que fera ce personnage étrange, mourant d'une attaque, les yeux ouverts sur une charge de cavaliers où il croit se voir, lui, bien vivant mais sous les traits de son grand-père. Le drame du révérend - celui qui conduit d'ailleurs à son bannissement de l'Eglise dans laquelle il fut ordonné - c'est son obsession pour la Guerre civile et sa certitude de ne faire qu'un avec le grand-père esclavagiste qui la vécut. Ce protestant bon teint préserve en lui un petit coin bien caché pour le principe de la réincarnation - pour sa réincarnation. Etait-il fou dès le début ? L'est-il devenu ? Ou ne ferait-il pas preuve, au contraire, d'une grande lucidité ?Quel est le but exact de cette quête qui lui fait sacrifier ses études, sa foi, son église, sa femme et sa vie d'homme à une espèce de mirage ? Le lecteur n'obtiendra pas la réponse mais c'est pour Faulkner une nouvelle manière de tenter d'exorciser la malédiction du Sud.

Ce que l'on peut désigner comme le "mouvement" Hightower se mêle étroitement au "mouvement" Lena Grove, sur lequel s'ouvre le roman. Lena est une jeune femme originaire de l'Alabama, qui a pris la route de Jefferson et donc du Mississippi afin de rejoindre un certain Lucas Burch, beau parleur qui lui a fait un enfant mais dont elle ne doute pas qu'il soit parti à la ville pour y trouver du travail et préparer leur avenir commun. Simple, gentille pas aussi naïve qu'on serait en droit de se l'imaginer, Lena est un personnage lumineux, apaisant, qui, une fois n'est pas coutume dans l'univers faulknerien, verra le Destin lui sourire.

A Jefferson en effet, où elle arrive un samedi après-midi, elle se rend droit à la scierie du coin, persuadée d'y trouver Lucas. En lieu et place, il n'y a que Byron Bunch, ouvrier modèle, l'un des rares Blancs à visiter encore Hightower, brave garçon paisible au coeur généreux qui, en la voyant, succombe au coup de foudre (le premier et le seul de son existence) et ne va plus la quitter. Mais quand il lui décrit les autres employés de la scierie - comme c'est samedi, il est seul à travailler - Lena comprend que son fameux Lucas y a travaillé sous un nom d'emprunt, celui de Joe Brown. Il faut en parler au passé car, depuis plusieurs mois, Burch-Brown s'est associé à un autre ancien employé de la scierie, un certain Joe Christmas. Les deux hommes vendraient de l'alcool trafiqué.

Et c'est ainsi que, après quelques notes timides mais entêtantes au tout début du livre, éclate dans toute sa puissance le "mouvement" central de "Lumière d'Août", celui consacré à Joe Christmas, homme que son teint basané et ses cheveux noirs font passer pour un étranger de souche italienne ou mexicaine mais qui sait, lui - ou croit savoir et il faut noter que le doute reste entier jusqu'à la fin du livre - qu'il a du sang noir dans les veines. Faulkner nous détaille l'essentiel de son existence d'orphelin songeur, adopté par une famille de paysans strictement religieux (son père adoptif est le puritain-type, qui voit une Jézabel dans chaque femme et ne parle de sexe qu'avec mépris et dégoût), puis vagabond qui choisit la marginalité parce qu'il est convaincu que "la goutte de trop" qu'il a dans les veines le condamne à ce genre de vie. Arrivé à Jefferson, Christmas y devient l'amant de la seule héritière de la famille Burden, vit avec elle une liaison passionnée et chaotique et finit par lui trancher la gorge avant de mettre le feu à la maison. Il s'enfuit alors et échappe quelque temps aux autorités jusqu'au moment où il choisit de se laisser capturer. Par une manoeuvre habile de Faulkner, et plutôt difficile à réaliser sans tomber dans l'incroyable ou le mélodramatique, son arrestation va lui permettre de retrouver ses grands-parents et de connaître les circonstances de sa naissance et de son abandon. Sous le choc, il parvient à s'échapper et tombe dans la même journée, les armes à la main, sous les balles d'un milicien de la garde locale qui le castre.

Le livre entier est porté par trois forces primaires que nous donnons ici dans un ordre qui n'est peut-être pas le bon - à chacun de choisir celui qu'il voudra : le sentiment religieux et l'éternel clivage sudiste du Blanc et du Noir, ce dernier se confondant cependant parfois avec la question religieuse puisque cette goutte de sang à la fois fatale et problématique, seule responsable du gâchis absolu que sont la vie et la mort de Christmas, est similaire à la malédiction biblique ancestrale subie, pour d'autres raisons, par Adam et Eve.

Il va de soi que Faulkner ne saurait présenter ces forces de manière simpliste. Ainsi, le sexe, la troisième de ces forces et une véritable jouissance pour Joanna Burden à une certaine époque de sa liaison avec Christmas, reste ambigu pour beaucoup de personnages. Christmas lui-même, avec l'éducation qu'il a reçue, méprise totalement les femmes et certains des affrontements qu'il a, enfant et adolescent, avec son père adoptif, ne sont pas sans révéler chez ce dernier une tendance à l'homosexualité qui réapparaît, effleurée plus qu'affirmée, dans les rapports de Christmas adulte avec celui qui le dénoncera, "Joe Brown" (on admirera l'ironie du nom usurpé), alias Lucas Burch. Mais le sentiment religieux est sans doute celui qui s'en tire le plus mal dans l'affaire puisque Faulkner démontre qu'il sert trop souvent de masque et de justification à l'asservissement de l'espèce féminine et, de façon générale, à celui des minorités.__

Que dire encore sur cette "Lumière d'Août" ? Peut-être que Joanna Burden est la petite-fille ou l'arrière-petite-fille de l'un des deux Nordistes que le colonel Sartoris abattit lors de la Reconstruction. Surtout, que ce roman de Faulkner est l'un de ses meilleurs livres, qu'il faut se garder de mépriser au prétexte qu'il n'a pas bénéficié de la même publicité que ses aînés. Et plus encore que sa lecture conforte dans la certitude qu'on gagne beaucoup à lire l'oeuvre de l'écrivain américain dans son ordre de parution.

vendredi, août 10 2012

Sartoris - William Faulkner

Sartoris Traduction : R. N. Raimbault & H. Delgove

ISBN : 9782070369201

Extraits Personnages

Sartoris ... Nom de grandeur, nom de folie, nom de l'une de ces grandes familles de l'aristocratie sudiste si chères à Faulkner parce que, jusque dans leur dégénérescence, leurs membres refusent de s'incliner devant le vainqueur yankee. Pour eux, le Sud, avec ses toddies que l'on déguste sur les vérandas en regardant le soleil se coucher, ses immenses champs de cotonniers blanchis par la saison, ses Noirs d'abord esclaves, puis domestiques, mais toujours liés aux familles blanches par des chaînes dont le Yankee primaire ne comprendra jamais l'étonnante et sulfureuse complexité, le Sud avec tous ses rêves et ses fantasmes, tous les siens et tous ceux que l'on projette sur son Histoire - ce Sud-là n'a jamais capitulé et il convient de continuer à le célébrer.

Car même s'il ne fait pas l'impasse sur les défauts et les excès du système dans lequel il naquit - voyez par exemple "Absalon ! Absalon !" - c'est bien à une célébration que nous invite le grand romancier américain. Une célébration amère, nostalgique, et pourtant fière, fière de tous ses Sudistes, depuis les rescapés de la bonne société de jadis que sont les Sartoris ou les Compson jusqu'aux "pauv' blancs" de "Tandis Que J'Agonise" ou encore la famille Snope en passant par les Noirs, domestiques, ouvriers, silhouettes à peine entrevues et pourtant si vivantes. Tous, il les dessine, les peint, les habille, fait naître en eux vertus et défauts, espoirs et désirs, tristesses et échecs. Et puis il les lâche dans ses pages, les laisse s'y pavaner, s'y déchirer, s'y tuer afin qu'ils l'aident à rendre au Sud l'un des hommages les plus grandioses qu'ait jamais connus la littérature américaine.

"Sartoris" - parfois publié sous le titre "Etendards dans la Poussière" - est le premier vrai roman de Faulkner sur le Sud et l'on peut y voir le point de départ de la saga qui aura pour décor le comté de Yoknapatawpha. L'action se situe à la fin de la Grande guerre, quand le jeune Bayard Sartoris, qui a vu son frère John, pilote de chasse comme lui, mourir au combat, revient dans la grande maison familiale. Le caractère déjà difficile de Bayard ne s'est guère arrangé, d'autant que, n'ayant pu rattraper son frère, qui venait de sauter de son appareil en flammes, dans son propre avion, il se sent coupable de sa mort.

A partir de là, on peut dire que, sauf durant le bref intermède de sa passion pour Narcissa Benbow, qu'il finit par épouser, Bayard le Violent, Bayard le Casse-cou, Bayard le Hanté va tout faire pour mourir avant l'heure.

Son entourage le regarde faire sans pouvoir lui imposer de frein. Miss Jenny, son arrière-arrière-grand-tante, l'une de ces femmes du Sud au dos plus rigide qu'un cierge et au tempérament d'acier, vous le dira - mais peut-être pas en ces termes : chez les Sartoris, les mâles ont tous un grain. Depuis le Grand Ancêtre, le colonel John Sartoris, qui combattit vaillamment les Nordistes et fut assassiné pendant la Reconstruction, après avoir lui-même froidement abattu deux politicards yankees qui voulaient faire élire des Noirs, c'est à qui, parmi ses descendants, sera le premier à mourir de mort violente et inattendue.

Peut-être est-ce pour cette raison que Miss Jenny, grande, sèche, tourmentée mais aimante, veille sur le vieux Bayard (le grand-père de notre Bayard suicidaire) comme une poule sur le dernier de ses poussins. Avec un peu de chance, celui-là finira dans son lit.

Mais c'est sous-évaluer l'adversaire, ce Destin omniprésent dans l'oeuvre de Faulkner ...

Par delà la traduction, le style est riche, d'une poésie colorée et puissante qui nous fait voir, humer, sentir, entendre le Sud de Faulkner au début des années vingt. Comme l'a chanté quelqu'un, le temps y dure longtemps ; les après-midis au soleil s'y étirent indéfiniment ; dans le jardin, Miss Jenny se chamaille avec Isom, le jeune jardinier noir, puis, aussi vexés l'un que l'autre, chacun part de son côté, un outil à la main, et n'en fait qu'à sa tête ; dans l'office, Elnora, la mère d'Isom, prépare le repas et chantonne ; Simon, le majordome et cocher, grand-père d'Isom, attelle les chevaux pour aller chercher le vieux Bayard à sa banque ; et la petite voiture de Miss Benbow se profile à l'horizon, venant de la ville aux rues poussiéreuses et endormies ; là-bas, le vieux docteur Loosh Peabody, qui demanda jadis la main de Miss Jenny, attend paisiblement ses clients en lisant et relisant des romans de quatre sous, allongé sur son canapé ; son confrère et néanmoins ami, le jeune Dr Alford, fait des projets de mariage dont Miss Benbow est le centre ; comme elle est le centre des fantasmes de Snope, l'employé de banque, qui lui envoie des lettres anonymes qu'elle s'en vient régulièrement montrer à Miss Jenny ; et puis, il y a encore le vieux Falls, qui a connu l'époque de la Sécession et qui, tous les mois, se rend dans le bureau du vieux Bayard, à la banque, pour y évoquer le bon vieux temps, un bon vieux temps que Faulkner brosse avec panache et mélancolie dans un long récit d'ouverture qui ressuscite Jeb Stuart, la plume au chapeau, fonçant avec ses troupes, tel un diable gris et or, au beau milieu d'un camp de nordistes au repos et y faisant prisonnier, avec une si exquise courtoisie, un major ennemi confondu par tant de politesse ...

Et malgré tout cela, il y en a pour prétendre que, dans "Sartoris", il ne se passe rien. J'espère bien que vous lirez ce livre à votre tour et que vous vous joindrez à moi pour affirmer que celui qui affirme pareille chose ou n'a pas bien lu, ou ne sait carrément pas lire.