Los Detectives Salvajes Traduction : Robert Amutio

ISBN : 9782070416769

Extraits Personnages

Ah ! mes amis, quel livre ! Il ressemble à une piñata gigantesque que des adultes ivres de mots et d'écriture auraient bourré de tout et de n'importe quoi, de la gourmandise la plus délicate au bout de chiffon élimé encore poisseux d'un reste de sucre. A certains moments - c'est plus fort que soi, surtout avec l'un des deux héros prénommé "Ulises" - on songe à Joyce. La même puissance, qu'on dirait aveugle alors qu'elle est sait très bien où elle va, à l'oeuvre dans "Ulysse", est ici au rendez-vous, une puissance encore décuplée - que dis-je ? centuplée - par la chaleur des Tropiques. Le roman fleurit, s'ouvre, se déroule, s'étale avec l'exubérance tenace et l'éclat carnassier des plantes de ces pays. Certains passages - comme le monologue mettant en scène Heimito Künst, à Vienne, ou l'errance avec Hans, sa femme et leur fils, entre l'Espagne et le sud de la France, sur laquelle ne cesse de planer un danger bien difficile à identifier - flirtent avec l'incohérence ou l'inutilité. D'autres - comme la découverte du seul poème publié de Cesárea Tinajero dans la revue qu'elle édita jadis - ne peuvent se passer sans nuire à la compréhension de l'histoire et du but ultime de nos deux chercheurs du Saint-Graal littéraire. Mais tous, fût-ce le moins compréhensible, le plus gratuit en apparence, à l'exemple des diverses réflexions sur la littérature espagnole et latino-américaine à la Foire du Livre de Madrid en 1994, tous accrochent le lecteur comme autant de ronces teigneuses et déterminées qui le ramènent à ce tourbillon de folie, d'onirisme, d'imagination et, bien sûr, de poésie qu'est l'univers de Roberto Bolaño.

Lire "Les Détectives Sauvages" est une expérience de lecture authentique, comparable à celle que vous faites en découvrant l'"Ulysse" de Joyce, "Le Bruit & la Fureur" de Faulkner ou, plus proche de nous mais sans doute moins connu (et on peut le regretter), "La Maison des Feuilles" de Mark Z. Danielewski. Tout lecteur digne de ce nom comprendra sans peine qu'il faut donc s'accrocher fermement à son siège et à ses pages tout en s'abandonnant en confiance au courant qui prend possession de soi. Il saisira tout aussi vite que "Les Détectives Sauvages" n'est pas un livre à lire n'importe où, n'importe quand. Privilégiez un lieu calme et une période calme, où vous pourrez prendre tout votre temps pour bâiller, tourner vos pages, vous dire "Ce type est fou !", revenir en arrière, relire, savourer un ou deux détails qui vous avaient échappé, réfléchir un moment à ce que tout cela suscite en vous et penser soudain : "Ce type est génial !"

Vous entrerez tout de suite dans "Les Détectives Sauvages" - ou vous resterez à sa porte. Ce sera tout l'un ou tout l'autre : le moyen terme n'existe pas en ce monde dominé par une poésie onirique et réaliste, à vingt-mille lieues de celle, gonflée, ampoulée, des "Cent Ans de Solitude" de García Márquez mais qu'on apparenterait plus aisément, dans sa démesure et son flamboiement naturels, à celle d'un Jorge Amado écrivant sa "Boutique aux Miracles." Ca brûle et ça gèle, ça éclate de partout et pourtant les silences sont terribles, ça aveugle et puis, ça rafraîchit la manière d'envisager les choses, ça assourdit pour mieux replonger dans la perplexité et le silence, ça laisse sans voix et ça gratte là où ça agace mais on ne peut pas l'abandonner avant la dernière page.

Non qu'on veuille réellement savoir si Arturo Belano - alter ego de l'auteur - et Ulises Lima finiront par retrouver Cesárea Tinajero et le reste de ses poèmes. Simplement, on a fait tout ce long voyage avec eux (même si l'on vient de s'en apercevoir), on a vibré, on a vécu, on a partagé, on s'est étonné, on a perdu ses illusions, on a vieilli avec eux, alors, il est bien normal qu'on les accompagne jusqu'au bout. Car ce voyage que nous avons fait ensemble, qui est aussi une traversée presque complète de leurs vies et de celles de tant de personnages, qui est encore, ne l'oublions pas, une traversée de l'imaginaire social, poétique, fantasmatique, de l'Amérique latine, ce voyage, nous l'avons en quelque sorte vécu par anticipation, dans cet espace temporel et littéraire que constitue la seconde partie du livre, imbriquée, par la volonté de l'auteur, entre les deux parties, infiniment plus modestes, qui couvrent la fuite des poètes et de la prostituée loin du District fédéral de México, en direction de l'Etat de Sonora - où les attendent Cesárea et leur destin.

Et cela aussi, on l'a trouvé naturel : cette anomalie chronologique ne trouble pas un seul instant, elle va de pair avec l'ensemble et en rehausse la surprenante et majestueuse beauté. Certes, on n'est pas devenu l'un des "Détectives Sauvages" mais c'est tout de même un peu comme si ... tant sont grands le génie de son auteur et la générosité avec laquelle il accueille son lecteur dès lors que celui-ci accepte de plonger sans filet.

Un livre incroyable, un auteur à découvrir et à placer au tout premier rang de sa bibliothèque car, à sa manière cahotique de rebelle obstiné, Roberto Bolaño fut et demeure l'un des auteurs latino-américains les plus extraordinaires du XXème siècle.