Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - roman noir

Fil des billets

lundi, novembre 12 2012

Transfixions - Brigitte Aubert

ISBN : 9782020375412

Extraits Personnages

"Transfixions" tient à la fois du roman noir, avec son aspect social, et du thriller. Il ne dérange pas spécialement - de nos jours, prendre pour narrateur un travesti à l'enfance massacrée ne choquera que ceux qui le veulent bien (et, en général, ces gens-là ne lisent pas de romans policiers) - je dirai plutôt qu'il décoiffe.

Contrairement à ce que l'on pourrait attendre, son découpage n'est pas plus cinématographique que celui d'un autre roman du genre et si les dialogues font mouche à chaque coup, on n'y sent pas non plus le besoin de tout prévoir pour une future adaptation cinématographique ou télévisée - ce qui est le cas par exemple chez un Grangé, voire un Chattam. Les personnages, qui se déplacent dans une ville côtière mal définie - ça pourrait être la côte méditerranéenne aussi bien que la côte sud-atlantique - ne sont pas de ceux qu'on oublie. Il faut dire que le milieu choisi pour l'action, celui des prostituées des deux sexes et des quartiers qu'ils fréquentent avec adjonction inévitable du commissariat le plus proche et de sa faune personnelle, appelle ce genre de figures : l'allure provocante, la riposte prompte mais le désespoir trop souvent en bandoulière.

Aubert brosse son tableau avec infiniment de soin et de vraisemblance, évitant de sombrer dans l'outrance et le gore, deux maladies affligeantes du roman policier actuel. Bo', son héros qui préfèrerait être une héroïne, nous conte sans fioritures, sans apitoiements et avec un sens certain de l'auto-dérision, son amour impossible pour le beau Johnny (Jonathan) Belmonte, lequel préfère les femmes et n'accepte de lui adresser la parole que pour l'humilier ou le rejeter. On commence à peine à saisir la profondeur masochiste de cet amour voué à l'échec que le lieutenant Mossa, un flic qui connaît bien Bo' puisque celui-ci vient de sortir de prison pour avoir planté sans le vouloir un homme qui l'agressait dans un bar, vient lui parler de la prostituée qui s'est fait trucider - et démembrer - dans le coin. Peu à peu, l'intrigue s'accélère et Bo', pour échapper à un assassin bien résolu, semble-t-il, à le compromettre, décide de se livrer à une enquête personnelle qui, si elle ne lui apportera pas le bonheur, lui permettra au moins de faire s'évanouir les soupçons qui pèsent sur lui.

Roman qui se rapproche à mon avis plus du roman noir que du thriller classique, "Transfixions" est un livre attachant qui nous fait rentrer de plain-pied dans l'univers que Brigitte Aubert s'est forgé par l'écriture : un monde bien à part, au ton unique - il n'a pas d'équivalent dans le paysage policier français - un mélange de tendresse et de férocité tout à fait particulier qui en réjouira plus d'un mais qui risque, en revanche, de demeurer totalement hermétique aux autres. A lire, sans aucun doute.

Nota Bene: "Transfixions" a été porté à l'écran par Francis Girod sous le titre "Mauvais Genres", avec Richard Bohringer et Robinson Stévenin.

dimanche, septembre 2 2012

Le Chanteur de Gospel - Harry Crews (USA)

The Gospel Singer Traduction : Nicolas Richard

ISBN : 9782070389902

Extraits Personnages

Un roman noir dansant avec grâce sur le fil d'un funambule, telle pourrait être la définition parfaite de ce roman lancinant dont l'action se situe dans le Sud des Etats-Unis et traite essentiellement deux thèmes : la ferveur religieuse si particulière - et disons-le si dérangeante à plus d'un titre - propre à tant d'Américains et le phénomène, inexpiable aux yeux de trop de gens, de la différence. Ce sont ces deux thèmes qui créent le troisième : le meurtre d'une jeune fille blanche, poignardée soixante-et-une fois par un Noir qui ne se souvient pas de la raison qui l'a poussé au crime.

Bien que publié en tant que polar et/ou roman noir, "Le Chanteur de Gospel" pourrait à bon droit avoir son fil dans notre rubrique "Littérature made in USA." Sans avoir la puissance et les subtiles ramifications du "Sanctuaire" de Faulkner, il le rappelle tout comme, par moments, il fait songer non sans malaise à l'univers baroque et sinistre des "pauv' Blancs" de Caldwell. Et puis, au-delà la traduction, on perçoit un style travaillé, alliant la réflexion la plus aiguë et le vocabulaire qui va en général avec, au langage infiniment plus fruste et brut de décoffrage de personnages qui, dans l'ensemble, ont dû quitter l'école à la fin du primaire. Le découpage enfin ne compte aucun temps mort. Sachant que ce roman constitue le premier de son auteur, c'est du bel art.__

Nous sommes en Géorgie, à Enigma, une agglomération des plus modestes qui tient plus du hameau que de la ville mais dont les habitants ne seraient vraiment pas satisfaits si on le leur faisait remarquer. Au moment où s'ouvre le roman, un drame vient d'assombrir ces cieux pourtant d'habitude si paisibles qu'on en vient à détester leur immuable placidité : Mary Bell Carter, à peine âgée de vingt ans, a été assassinée de soixante-et-un coups de pic-à-glace par un prédicateur noir de la région, Willallee Bookatee, lequel l'aurait aussi violée. Forcément : un Noir ne tue une Blanche que pour la violer. Pour les gens d'Enigma, c'est l'évidence même.

Mais avant de procéder à l'inhumation et maintenant que l'assassin a été traîné en prison, tout Enigma attend la venue de l'Enfant prodigue du pays : le Chanteur de Gospel. Surtout que le Chanteur de Gospel, il l'aimait bien, Mary Bell. On pensait même que ces deux-là se marieraient. Alors, il est normal qu'on attende le retour du Chanteur de Gospel afin qu'il puisse chanter une dernière fois pour Mary Bell. Comme, de toutes façons, un grand revival est prévu dans le même temps à la sortie de la ville, on sait que le Chanteur de Gospel viendra.

De fait, il arrive.

Et plus rien ne sera plus jamais pareil, ni pour Enigma, ni pour le Chanteur de Gospel.

Comment dire la fascination - le mot n'est pas trop fort - que j'ai éprouvée à lire ce roman d'une noirceur irrécupérable ? Crews/b nous dépeint un héros qui, bdepuis l'enfance, se sent différent non seulement des membres de sa famille mais aussi de tous ceux qui l'ont vu grandir, à Enigma. Certes, il aime les premiers et il appelle toujours les seconds par leur prénom. Mais beau, blond, avec une voix offerte par Dieu et une intelligence correcte, le Chanteur de Gospel n'a qu'un rêve : quitter Enigma pour toujours, sans jamais avoir besoin d'y revenir. Et pourtant, les sentiments - très ambigus - qu'il porte à Mary Bell l'ont toujours contraint à revenir. En apprenant sa mort, il se sent enfin libéré. Mais ayant commis l'erreur de rendre visite à Willalee, qui fut l'un des copains de son enfance, il prend conscience que, même s'il ne l'a pas commis directement, il est le seul responsable du meurtre. Alors, il veut fuir mais pas sans sauver la peau de Willalee. Or, enlever leur proie aux amateurs de lynchage, surtout en plein état sudiste, relève de la folie suicidaire. Le Chanteur de Gospel finit par renoncer. Mais son Destin - Dieu pour certains - ne l'entend pas ainsi ...

Autour de l'axe central, une stupéfiante galerie de portraits : le shérif obèse qui ne tente que pour la forme de s'opposer au lynchage, le croque-morts qui réclame au Chanteur de Gospel la faveur d'autoriser sa petite fille de trois ans, aveugle, à lui toucher le visage afin de le "voir", la mère de la défunte, son bonnet noir et ses pleureuses, l'incroyable famille du Chanteur de Gospel - ne ratez ni son frère, Mirst, ni sa soeur, Avel]: avec eux, comique garanti mais comique complètement frappadingue et qui laisse un goût d'amertume - Didymus, son imprésario, persuadé que sa propre mère siège à la droite du Seigneur et que lui-même est venu sur terre pour sauver l'âme du Chanteur de Gospel, Pied, le directeur de la foire aux freaks qui suit comme une ombre avide l'itinéraire du Chanteur de Gospel, et bien sûr, monstrueuse, épouvantable, dénuée du moindre atome d'empathie, ne pensant qu'à satisfaire ses besoins de vampire, la Foule se pressant, s'étouffant, s'étalant, se gonflant, se propulsant, pour assister au revival - comme à tout spectacle supplémentaire tel un bon vieux lynchage.__

Fascinant je le répète, émouvant, authentique et noir, résolument noir parce que noir rime avec sans espoir, "Le Chanteur de Gospel" est un grand livre. Vérifiez donc par vous-même.