Ein Mord den jeder begeht Traduction : Pierre Deshusses

ISBN : 9782869303058

Extraits Personnages

Voici un roman hybride, qui tient à la fois du roman d'apprentissage, du conte philosophique et du livre policier. Le style en est riche, choisi, avec des digressions qui paressent sans honte au gré de la vie du héros, Conrad Castiletz, une première et une seconde parties qui pourront paraître interminables ou bourrées de trop d'anecdotes sans importance - erreur : de l'importance, l'une d'entre elles au moins en a énormément - suivies par une troisième et une quatrième parties où tout s'emballe mais à l'allemande, si j'ose dise, c'est-à-dire que l'on passe du pas au simple trot.

Il faut dire que Castiletz est un homme pondéré. Enfant, adolescent et jeune homme, il est hanté en permanence par l'idée de "mettre tout en ordre." A-t-il pour projet de jouer un peu plus tard par un certain après-midi que, la veille, il prend de l'avance dans ses devoirs. Ressent-il ses premiers besoins sexuels qu'il trouve normal de visiter les prostituées tout en prenant, bien sûr, ses précautions. Sa première vraie maîtresse, une jeune couturière tuberculeuse, tombe-t-elle amoureuse de lui qu'il met froidement fin à cette liaison qu'il savait vaine dès le début mais dont il n'a pas hésité un instant à profiter sans vergogne. A-t-il un examen à passer qu'il potasse absolument tout ce qui lui est nécessaire. Une certaine diplomatie s'impose-t-elle lorsqu'il prend son premier poste chez les Veik qu'il fait des courbettes sans aucun état d'âme. La jeune fille qu'il doit épouser est de six ou sept ans son aînée, qu'importe : de toutes façons, il préfère les femmes plus âgées et c'est donc mieux comme ça. Ce mariage sera sans amour ? Peut-être mais ce sont ceux-là qui tiennent le plus longtemps.

Tout, absolument tout chez Conrad Castiletz, est ainsi : posé, ordonné, équilibré. Nul romantisme ici, rien que du pragmatisme : Conrad représente à merveille la classe sociale dans laquelle il est né, la bonne bourgeoisie industrielle.

Ce n'est pas qu'il soit entièrement dépourvu de sensibilité. Seulement, il s'en défend avec vigueur et tient avant tout à mener une vie tranquille et confortable. Il faut tout le talent poétique, toute la vive intelligence de von Doderer et son questionnement incessant sur l'Etre et son destin pour que le lecteur, lassé, n'abandonne pas trop tôt ce personnage à qui la Vie va jouer un très mauvais tour.

En entrant dans la famille Veik, Conrad apprend que Louison, la soeur cadette de sa future épouse, est morte mystérieusement assassinée dans un train. Le vol - la jeune fille adorait les bijoux de prix et les emportait toujours avec elle - serait le motif de cet assassinat perpétré, semble-t-il, avec un grand sang-froid, par un ou plusieurs inconnus. Pour des raisons inexpliquées - une sorte de fascination pour la beauté de la disparue, peut-être, voire un sentiment amoureux larvé envers elle - Conrad décide de résoudre cette affaire. Son motif avoué est le soulagement que cela apporterait à la famille : on sait bien que rien n'est pire que l'incertitude - enfin, c'est ce que l'on aime à croire. Mais sa femme, Marianne, n'est pas dupe et la mésentente comme la froideur s'installent très tôt dans le ménage.

On le sait depuis pratiquement le début du livre : lorsque Conrad décide d'accomplir quelque chose, il va toujours jusqu'au bout. Il reprend donc ici tous les éléments de l'enquête, opportunément débattus devant lui lors d'une réunion entre hommes, chez son ancien propriétaire, M. de Hohenlochen, réunion à laquelle assiste le Dr Inkrat, qui fut jadis chargé de l'affaire. Il va jusqu'à faire lui-même le trajet qui fut fatal à sa belle-soeur et inspecte la voie à un certain endroit, lieu présumé de l'assassinat, pour tenter d'y découvrir une trace des bijoux envolés que le ou les meurtriers y auraient jetés. Lors d'un voyage d'affaires à Berlin, il reprend contact avec un ami d'enfance qui, par l'une de ces coïncidences dont le Hasard se montre toujours généreux, connaît Henry Peitz, celui qui fut soupçonné du meurtre mais qu'on fut obligé de relâcher, faute de preuves.

... Ainsi, à sa manière lente, calme, raisonnable, avec seulement, ici et là, une petite pointe d'excitation qu'il aurait honte de laisser voir, Conrad Castiletz se hâte à la rencontre de son Destin. Car le but du livre, c'est bien cela : prouver que, qui que nous soyons, à quelque niveau de la société que nous nous trouvions, le Destin nous attend. Il nous surveille depuis l'enfance, pauvres idiots que nous sommes. Il nous accompagne comme une ombre fidèle que nous ne discernons pas et quand le moment est venu, il se dévoile. Et nous comprenons. Mais c'est trop tard : il n'est donné à personne de pouvoir revenir en arrière pour "mettre de l'ordre."

Amateurs de textes courts ou de romans simples, qui appellent un chat un chat et ne s'embarrassent pas de subtilités philosophiques, "Un Meurtre Que Tout Le Monde Commet" n'est pas pour vous : il prend trop son temps pour atteindre ce qui apparaît trop longtemps comme une nébuleuse informe. Si vous recherchez le roman social, ne vous attardez pas non plus : l'action se situe en Allemagne dans les années vingt mais le contexte social et politique n'y est jamais évoqué. Maintenant, si vous aimez les auteurs à questionnements philosophiques, sachez aussi que von Doderer diffère sensiblement de son compatriote Musil : la poésie de son style, l'adresse avec laquelle il complète peu à peu le puzzle qu'il a, tout construit, dans la tête, ces qualités relèvent plus de la littérature que de la philosophie - et c'est sans doute pour cela que nous sommes arrivés au bout de son roman. Quoi qu'il en soit, armez-vous de patience pour appréhender ce livre, n'hésitez pas à relire certains passages - voire à les lire à haute voix - et surtout, faites attention aux moindres détails : Heimito von Doderer sait très bien où il va même si vous, vous vous sentez en droit d'en douter.