Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - jeunesse

Fil des billets

lundi, juin 18 2012

Trame d'Enfance - Christa Wolf (Allemagne)

Kindheitmuster Traduction : Ghislain Riccardi Postface : Danièle Sallenave

Extraits Personnages

Voici l'un des ouvrages les plus complexes que j'aie jamais lus. Non en raison de son style, qui demeure, en dépit de la traduction de l'allemand, largement accessible au lecteur moyen, mais en raison de ses thèmes principaux : la mémoire individuelle face à l'Histoire d'une part et, de l'autre, le choix de l'intervention chez l'être humain confronté à la dictature et enfin, bien sûr, la culpabilité. ("Trame d'Enfance" est même si complexe qu'il nécessitera certainement, à un moment ou à un autre, une relecture.)

Ce livre éveille chez son lecteur une profonde fascination. Fascination pour l'intelligence de celle qui écrit mais aussi fascination pour l'impossibilité dans laquelle Christa Wolf s'est trouvée, en dépit (ou à cause de) son intelligence, d'éviter la chape de plomb de la culpabilité qui s'est abattue sur l'Allemagne de l'après-guerre.

Avec ce sûr instinct de l'écrivain qui entend exprimer ce qu'il ressent avec un maximum d'intégrité, Wolf souligne - consciemment ou non, il est difficile de l'affirmer sans se tromper - cette contradiction en utilisant tour à tour les trois premières personnes du singulier pour évoquer son propre personnage. L'enfant qu'elle fut, celle qui vécut sous le nazisme puisqu'elle avait eu la malchance de naître en 1929 et dans une petite ville proche de la frontière germano-polonaise, elle l'habille d'une nouvelle identité et la baptise d'un nouveau prénom : Nelly. Et quand elle raconte Nelly, ses parents qui, comme tant d'Allemands, préféraient ne rien voir parce qu'ils ne pouvaient pas faire grand chose, et le cours de leur existence trop paisible si l'on considère les malheurs qui s'abattaient à l'époque sur tant de malheureux, Wolf préfère utiliser le "elle" : c'est la seule façon qu'elle a trouvée, nous explique-t-elle, pour avoir un recul acceptable.

Lorsqu'elle parle de son incarnation actuelle, c'est-à-dire la Christa Wolf écrivain, l'un des plus connus de la République démocratique allemande, elle n'a par contre aucune difficulté à utiliser le "Je". Mais le plus troublant - et ce que certains lecteurs jugeront déstabilisant - c'est le "Tu" qu'elle emploie pour s'adresser au fantôme de sa jeunesse et, de temps à autre, au "Je-Christa Wolf", ce qui lui arrive par exemple quand elle analyse son travail d'écrivain sur le présent manuscrit.

La forme de "Trame d'Enfance" n'est donc pas simple et risque d'occasionner quelques maux de tête à certains.

Le fond, maintenant : Christa Wolf, citoyenne de R. D. A. probablement revenue de certains aspects parmi les plus rebutants du communisme stalinien mais plaçant encore tous ses espoirs dans les théories socialistes, met en parallèle un voyage qu'elle fit dans les années soixante-dix, en compagnie de son mari et de leur fille, dans sa ville natale entretemps redevenue polonaise (Landsberg-an-der-Warthe, actuelle Gorzów Wielkopolski), et les souvenirs qu'elle a conservés de sa jeunesse sous les aigles nazies. La question centrale est, on le devine : pourquoi ?

Vu le contexte, ce serait une question banale si Wolf ne s'interrogeait en fait non seulement sur les motifs qui ont permis au national-socialisme de prendre son envol mais aussi - mais surtout et l'on est tenté d'écrire hélas ! - sur les raisons qui l'ont empêchée, elle ou plutôt Nelly, petite fille, puis adolescente et toute jeune fille, de s'opposer au régime totalitaire.

Le lecteur en reste ébranlé. Il aimerait pouvoir saisir l'écrivain par les épaules, la secouer et lui dire : "Mais vous n'étiez qu'une enfant ! "

Qu'est-ce qu'un enfant pouvait comprendre au monde des adultes ? Pour un enfant, si intelligent soit-il, les adultes détiennent la Vérité et l'enfant accepte leurs conclusions sans broncher : il se soumet - il ne peut rien faire d'autre. Et pour ce qui est de l'adolescence, bien sûr, bien sûr, Nelly-Christa aurait pu se révolter. A cela près que, de manière assez paradoxale, l'adolescence, c'est aussi la période de sa vie où l'on veut être le plus en phase avec les gens de son âge. Or, dans l'univers de l'époque, tous les jeunes appartenaient aux "Jeunesses Hitlériennes" et l'endoctrinement était puissant - tout-à-fait comme il l'était chez les Soviétiques, soit-dit en passant. Sophie Scholl elle-même appartenait au mouvement. Ce qui faisait la différence, c'était la solide éducation religieuse reçue par Scholl, éducation dont l'humanisme lui permit de réfléchir et de passer à l'acte, et bien entendu sa maturité : elle était de huit ans plus âgée que Nelly-Christa.

De ce "soutien passif" au régime national-socialiste, Christa Wolf ne s'est visiblement jamais remise. Cette femme, dont nul ne niera ni la profondeur de pensée ni les facultés de réflexion, a conservé, envers cette "faute", ce "péché" évidemment capital, le même sentiment ambivalent et trouble, fait de nausées et de jouissances, qui préside à la destinée de ceux qui aiment à se savoir coupables. Pas forcément coupables de quelque chose de déterminé d'ailleurs : rien que coupables.

Doit-on y voir la conséquence d'une enfance durant laquelle Nelly accompagna ses parents très régulièrement à l'église ? (Aller régulièrement à la messe ou au culte n'est pas toujours garant d'une bonne compréhension des valeurs premières du christianisme. Bien souvent, cela garantit même le contraire ... ) Ou du discours, culpabilisateur à outrances, qui, après la Défaite allemande, succéda à l'embrigadement hitlérien - discours qui, rappelons-le, est malheureusement toujours de rigueur pour trop de gens de nos jours ? Le passage sous la férule communiste de la République démocratique allemande, aux ordres de Staline et de l'URSS, y a-t-il tenu un rôle ? Y a-t-il un quelconque rapport avec cet incomparable esprit de discipline et de groupe qui reste l'une des caractéristiques du peuple allemand ?

Toujours est-il que "Trame d'Enfance" est LE roman de la Culpabilité allemande post-hitlérienne. Une culpabilité qui s'exerce essentiellement, et c'est en cela qu'elle est doublement inique, envers des innocents. Une culpabilité obtenue au prix d'une sorte d'effarant "lavage de cerveaux" qui n'aurait retenu que l'adage de l'Ancien Testament sur la malédiction du prétendu Eternel se déchaînant sur sept fois sept générations. Une culpabilité enfoncée dans le coeur et le cerveau pour paralyser, déprécier, humilier et faire souffrir au maximum en particulier ceux "qui n'y étaient pas." Une culpabilité contre laquelle Christa Wolf, convaincue pour on ne sait quelle raison du bien-fondé du châtiment, n'a pas cherché à se défendre.

Pour cette femme sensible et particulièrement intelligente, ce dut être un martyre. Mais toute médaille à son revers. Et cela nous permet, à nous, ses lecteurs, de réaliser combien cette manière de déclarer le peuple allemand, dans sa totalitéet, attention ! dans sa totalité passée, présente et à venir, coupable du nazisme revient à le charger d'une malédiction à vie - une malédiction à laquelle, comme visait à le dire Martin Walser|fr]dans le discours si controversé qu'il prononça à Francfort le 11 octobre 1998, il serait grand temps de mettre un terme.

Quoi qu'il en soit, lisez "Trame d'Enfance" et penchez-vous sur le reste de l'oeuvre de Christa Wolf : vous ne devriez pas le regretter.

mercredi, mars 14 2012

Le Jeune Staline - Simon Sebag Montefiore

Young Stalin Traduction : Jean-François Sené - Avec le concours du Centre National du Livre

Extraits

Contrairement à son ennemi, Hitler, qui est né et mort à l'Ouest de l'Europe et dont l'enfance, l'adolescence et la jeunesse ont été passées et repassées au crible, parfois pour y démêler des failles si profondes qu'elles fourniraient une explication (mais non une justification, bien entendu) à la malédiction qu'il jeta sur notre monde, mais trop souvent aussi - il n'y a qu'a lire la biographie toute récente de Ian Kershaw pour s'en affliger - dans l'espoir de prouver définitivement que l'homme ne fut qu'une coquille absolument vide, dans l'attente, semble-t-il, que le Mal s'incarnât enfin en lui - contrairement à Hitler, donc, Staline a pu conserver longtemps secret tout ce qui concernait ses propres racines et sa jeunesse. Lui qui a, autant qu'Hitler, façonné l'Histoire, a sans doute fini par croire qu'il la dominerait éternellement et que jamais elle ne le rattraperait.

C'était bien mal connaître l'Histoire qui, telle la Vérité jaillissant du puits dans le plus simple appareil, a beaucoup de la Mule du Pape si chère à Daudet.

Avec l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, les archives ont commencé à s'entrebâiller timidement et quelques pages ont osé prendre leur envol. Dans le livre de Simon Sebag Montefiore, ce sont des milliers d'entre elles qui ont parlé, bavardé, dénoncé, affirmé, prouvé et le résultat est tout à la fois stupéfiant et passionnant.

Stupéfiant parce qu'il y a, chez le jeune Josef Djougatchvili, beaucoup de traits attachants. D'abord, il est intelligent et aime apprendre. (Que l'entêtement de son père officiel à vouloir le priver d'école pour le placer en apprentissage à ses côtés soit pour quelque chose dans cette résolution farouche de lire et d'apprendre, on ne peut en douter. Mais il est certain que le phénomène pré-existait chez l'enfant.) Ensuite, il a du cran et il met la main à la pâte. Que ce soit dans les bagarres de rues de son enfance où il est déjà "le" chef ou, quelques années plus tard, lorsqu'il organise des braquages pour alimenter les caisses du parti bolchevik, représenté par un Lénine qui, soulignons-le, se la coule plutôt douce dans son exil suisse, le futur Staline, qui, à cette époque, se fait surtout appeler "Koba", ne recule pas. Ce ne sera que lors de sa relégation dans un trou perdu de Sibérie, alors que le régime tsariste est proche de la fin, qu'on le voit près de craquer sous l'effet d'une dépression qu'on ne saurait, à vrai dire, vu les circonstances de sa détention, lui reprocher.

Avec ça, le camarade Koba écrit des poèmes - et en édite certains qu'il signe "Sosso", diminutif géorgien de son prénom. Et si les exégètes n'ont pas fini de s'interroger sur la vie sexuelle d'Hitler, avec son grand rival historique, aucun doute n'est possible : Staline était bien un "homme à femmes". De certaines d'entre elles, en-dehors de celles qui allaient devenir ses épouses légitimes, il eut même des enfants.

Ajoutons que cet homme qui, jusqu'au bout, n'aimait rien tant que se faire passer pour un rustre quasi illettré, avait un faible pour les auteurs du XIXème siècle, tenait Zola pour un dieu et, même s'il ne lui facilita pas l'existence, considérait en son privé Boulgakov comme le génie qu'il était. Staline demeura aussi toute sa vie capable d'analyser brillamment une oeuvre littéraire, de lui reconnaître d'immenses qualités et, pour ces qualités justement, de la faire interdire ...

Il y a une faille chez Staline. Une faille au moins aussi importante, aussi grave que celle qui existe chez Hitler. Pour l'un comme pour l'autre, les thèses freudiennes la repèrent facilement dans l'enfance. Pour l'Autrichien, il s'agit des relents incestueux familiaux et l'ambiguïté ethnique et religieuse planant sur les origines de son père. Pour le Géorgien, rien d'aussi complexe et pervers en apparence : simplement un père qui, après l'avoir tendrement aimé jusqu'à ses cinq ans à peu près, se change, il est vrai sous l'influence de l'alcool, en une espèce de monstre qui le poursuit dans toute la maison parce qu'il le tient désormais pour un petit bâtard. Des doutes sérieux planent en effet sur l'identité réelle du père de Staline : officiellement un cordonnier mais peut-être un aubergiste ou un pope. Des doutes peut-être infondés mais suffisant pour priver à jamais un enfant de cinq ans qui, évidemment, n'y comprenait rien, du père qui, jusque là, le prenait sur ses genoux pour lui raconter les belles histoires de brigands géorgiens.

A ceux pour lesquels Staline, c'est surtout le Généralissime de 1945, avec son air patelin et ses yeux si froids, la lecture de ce livre s'impose. Il convient d'ajouter (surtout quand on a lu les deux autres tomes consacrés à Staline par le même auteur) que la traduction est de qualité et permet de dévorer l'ouvrage un peu comme on dévorerait un roman d'aventures.

Dommage, bien sûr, que l'aventure ait tourné si mal pour tant de millions de femmes et d'hommes. Mais nous y reviendrons. ;o)

Nota Bene : pour ceux qui disposent des deux documents, qu'ils comparent les photos de classe où les petits Hitler et Djougatchvili posent pour la postérité. Saisissant, non ? D'autant qu'il ne s'agit que de hasard ...