Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Dictionnaire Thématique & Imaginaire.

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dimanche, septembre 23 2007

B comme Brest.

Cette mer, que je devais rencontrer sur tant de rivages, baignait à Brest l'extrémité de la péninsule armoricaine : après ce cap avancé, il n'y avait plus rien qu'un océan sans bornes et des mondes inconnus ; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mât qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule : constructeurs, matelots, militaires, douaniers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs débarquaient et s'embarquaient, des pilotes commandaient la manoeuvre, des charpentiers équarrissaient des pièces de bois, des cordiers filaient des câbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudières d'où sortaient d'épaisse fumée et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins à la marine, des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d'artillerie. Ici, des charrettes s'avançaient dans l'eau à reculons pour recevoir des chargements ; là, des palans enlevaient des fardaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-môles creusaient des atterrissements. Des forts répétaient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins.

C'est bien sûr le Brest - et plus particulièrement le Recouvrance - de la fin du XVIIIème siècle, quelques années avant 1789, que nous dépeint ici Chateaubriand.

Mémoires d'Outre-Tombe - T. 1 - François-René de Chateaubriand - Le Livre de Poche.

V comme Vampire.

Il faudra attendre 1871 et la parution de "Carmilla" de Joseph Sheridan Le Fanu - Irlandais d'origine française puisque ses lointains ancêtres huguenots venaient de ... Caen - pour que commence à se dessiner le mythe du vampire moderne.

Les fidèles de l'univers de Le Fanu, grand créateur de nouvelles fantastiques s'il en est ("Thé Vert" "Le Siège de la Maison-Rouge", "Histoire d'une famille de Tyrone", etc ...), savent que son style n'a déjà plus que très peu à voir avec celui, ampoulé, du Romantisme. S'il appartient encore un peu au XIXème siècle, il se fait déjà plus concis, moins théâtral. Et, dans "Carmilla", c'est avec une redoutable efficacité qu'il traite à la fois de deux thèmes : le vampirisme et l'homosexualité féminine puisque son héroïne ne s'intéresse qu'aux jeunes filles.

L'intrigue se déroule au début du XIXème siècle, en Styrie autrichienne, où la toute jeune Laura vit quasi en recluse auprès de son père (qui est d'ailleurs britannique) avec une gouvernante évidemment française. Seul événement marquant de son enfance, ce curieux incident qui prévient et résume admirablement le roman et ses deux thèmes :

...Je ne devais pas avoir plus de six ans lorsque, m'éveillant une nuit, je n'aperçus ni la servante, ni la nourrice. Je me crus seule. Je n'avais pas peur car j'étais une de ces enfants privilégiées que l'on tient avec soin dans l'ignorance des histoires de fantômes, des contes de fées et de tous ces mythes qui font que nous nous cachons la tête lorsque la porte se met à craquer brusquement ou que la flamme expirante d'une bougie fait danser l'ombre de notre lit sur le mur. Je fus mécontente de me trouver négligée, et je me mis à pleurnicher avant d'appeler ; mais, à ma grande surprise, j'aperçus tout à coup, à côté de mon lit, quelqu'un, au visage sévère mais très joli, qui me regardait. C'était une jeune femme agenouillée dont les mains se trouvaient sous mon couvre-pieds. Je la regardai avec une sorte de surprise heureuse et m'arrêtai de pleurer. Elle me caressa et, se couchant à mes côtés sur le lit, me pressa contre elle en souriant. Je me sentis tout de suite calmée et je m'endormis de nouveau. Je fus brusquement réveillée par la sensation que deux aiguilles me transperçaient en même temps la poitrine très profondément et je poussai un cri strident. La dame fit un bond en arrière, sauta à terre et, me sembla-t-il, se cacha sous le lit.

Pour la première fois, j'eus peur et je me mis à crier de toutes mes forces. La nourrice, la femme de charge, la gardienne se précipitèrent, écoutèrent mon histoire, puis elles plaisantèrent, me consolant comme elles le purent. Mais, toute enfant que j'étais, je remarquai que leurs visages, devenus pâles, exprimaient une certaine angoisse. Je vis les femmes regarder sous le lit, dans la chambre, sous les tables, ouvrir les placards et j'entendis la gardienne chuchoter à la nourrice : "Passez votre main au creux du lit ; quelqu'un s'y est couché, aussi sûrement que vous ne l'avez pas fait ; l'endroit est encore chaud."

Je me souviens que la femme de charge me consola et que toutes les trois examinèrent ma poitrine lorsque je leur dis que j'avais éprouvé une sensation de piqûre à cet endroit ; mais elles m'assurèrent que l'on n'y voyait aucune trace de blessure.

La gardienne et les deux autres servantes attachées à la nursery restèrent toute la nuit auprès de moi. Et à partir de ce jour, jusqu'à ce que j'eusse atteint l'âge de 14 ans, une servante me veilla toutes les nuits. ..."

Le Fanu est très ferme : pas une seconde, il ne dit qu'il s'agit d'un rêve et, de fait, après le drame qui risquera d'emporter Laura, on se rendra compte que cette femme mystérieuse qui s'était couchée dans son lit alors qu'elle n'avait que six ans n'était autre que la vampire qui donne son nom au roman.

Carmilla - Joseph Sheridan Le Fanu - Histoires de Fantômes anglais - Edmond Jaloux - Gallimard.

samedi, septembre 22 2007

A comme Amour.

L'amour revêt bien des formes dans la vie. Il en est de même en littérature même si c'est surtout la passion amoureuse qui y fait recette.

Pour moi, l'un des plus beaux personnages liés à l'Amour dans sa complexité, demeure Pauline Quenu. Elle aime en effet jusqu'à se sacrifier pour des êtres dont elle sait pertinemment qu'ils lui sont inférieurs et demeurent incapables de reconnaître la richesse de ses sentiments.

Mais attention : rien de religieux là-dedans. Pauline est une héroïne de Zola et, par conséquent, n'est obsédée ni par l'Eglise, ni par les églises. C'est une enfant, puis une jeune fille et une femme saine qui appelle un chat un chat (fait assez rare à l'époque) et ne se fait guère d'illusions sur ceux qu'elle protège. Simplement, elle aime tellement la vie qu'il lui est impossible d'agir autrement.

Le titre du roman dont elle est l'héroïne est d'ailleurs très révélateur puisqu'il s'agit de "La Joie de Vivre", douzième volume des Rougon-Macquart.

Ses parents étant morts à six mois d'intervalle l'un de l'autre, Pauline, fille des charcutiers des Halles qui mènent l'action du "Ventre de Paris", est recueillie par des parents de son père, M. et Mme Chanteau, lesquels ont un fils unique, nommé Lazare. Elle a dix ans lorsque Mme Chanteau la ramène chez eux, sur la côte normande et elle peut alors être considérée comme une riche héritière.

Très vite, la petite se fera accepter et aimer par tous, y compris par Véronique, l'ombrageuse servante. Les ans passant, elle tombera amoureuse de son cousin, Lazare. Un mariage sera même envisagé, ce qui permettra à Mme Chanteau, en un habile chantage affectif, d'extorquer plus ou moins à la jeune fille des sommes de plus en plus importantes, toutes destinées à payer les coûteuses velléités de Lazare : études musicales, études de médecine, brevet d'inventeur, etc ...

A ce jeu-là, Pauline cesse vite d'être un beau parti tandis que sa tante cesse de la vouloir à tous prix pour belle-fille. Tous les efforts de la mère se retournent vers une amie de la famille, Louise, qui, effectivement, finira par épouser Lazare - souffrance aiguë, presque intolérable pour Pauline qui parviendra cependant à la dominer.

Tout est à l'avenant dans ce roman : c'est du Zola. ;o) Mais autant le romancier se montre impitoyable envers ces parasites que sont les Chanteau, Lazare, Louise, etc ..., autant il dresse de Pauline un portrait qui n'est pas loin de la sainteté. Même lorsqu'elle renonce à croire au désintéressement ou à la volonté de réussir des uns comme des autres, Pauline par contre ne renonce pas à les aimer.

Elle les aime comme elle aimerait des enfants grincheux, maladifs et ingrats mais trop faibles et trop puérils pour affronter seuls la vie qui les entoure. C'est un amour absolu, sincère et incompréhensible pour le commun des mortels. L'amour éternellement serein, malgré les révoltes, du Fort qui est descendu parmi les Faibles.

Peut-être - j'écris bien "peut-être" - y a-t-il parfois une ombre de mépris dans cet amour. Mais en relevant ainsi le caractère de Pauline Quenu d'une touche d'imperfection, en lui enlevant au passage cette facette christique qu'il lui façonne çà et là (consciemment ou pas : Zola a écrit ce roman alors qu'il était encore sous le coup du décès de sa mère), le romancier la rend encore plus précieuse au lecteur qui sort de son histoire regonflé à bloc et tout heureux finalement, lui aussi, de vivre. ;o)

La Joie de Vivre - Emile Zola - Le Livre de Poche

samedi, septembre 15 2007

R comme Rire.

" ... ... Je ris parce que le rire en dit plus sur la tragédie que la tragédie elle-même. Le rire de comédie n'est pas un rire, c'est un rictus, une posture. Le rire de tragédie est une superstructure des larmes. ......"

Une Exécution Ordinaire - Marc Dugain - Gallimard.

T comme Totalitarisme.

Marc Dugain fait dire à son héros, Pavel Altman (qui, entre parenthèses, avait un grand-père juif) lorsqu'il s'adresse à sa maîtresse - tous deux vivent sous Poutine :

"... ... Sais-tu qu'on s'apprête en deux endroits de la Russie à élever une statue de Staline ? Et personne ne dit rien. Les Allemands feraient la même chose avec Hitler que ce serait un tollé mondial. Mais, après tout, on nous dit que Staline n'était pas si mauvais, il a sauvé la nation des barbares, et si on doit le critiquer, c'est uniquement qu'il a dévié du communisme, une idéologie généreuse. Alors, moi, je dis que, si Staline n'est qu'une déviation du communisme, Hitler n'était qu'une déviation de l'antisémitisme. ... ..."

Une Exécution Ordinaire - Marc Dugain - Gallimard.

R comme Roman.

Dans "Le Choix de Sophie", William Styron évoque aussi les voluptés et les désespoirs de l'écriture, notamment dans ce passage - superbe, selon moi :

... ...Comme je la chéris maintenant cette image de moi en cette époque lointaine, moi courbé sur mon pupitre dans cette chambre d'un rose radieux, me chuchotant mélodieusement (comme je le fais encore) les tournures et les phrases jaillies de mon imagination, les testant sur mes lèvres à l'instar d'un versificateur fanatique, sans cesser de goûter la joie suprême de savoir que le fruit de ce labeur heureux, quelles que fussent ses faiblesses, serait la plus terrifiante, la plus importante de toutes les entreprises dues à l'imagination de l'homme - Le Roman. Le Roman béni. Le Roman sacré. Le Roman Tout-Puissant. Oh ! Stingo, comme je t'envie lors de ces lointains après-midi de l'Ere du Premier Roman (si longtemps avant l'âge mûr et les eaux mortes et croupissantes de la stérilité, le dégoût lugubre de toute fiction, et la débâcle de l'ego et de l'ambition) alors que des pulsions immortelles dictaient le moindre de tes tirets et de tes points-virgules, et que tu vouais la foi d'un instant à la beauté que tu te sentais destiné à faire jaillir. ... ...

Le Choix de Sophie - William Styron - Gallimard.

B comme Bonnet Blanc ... etc ...

J'avoue avoir jubilé lorsque j'ai lu cette ironique identification de la religion (en l'espèce le christianisme) au totalitarisme (ici le bolchevisme) - dans l'autre sens, ça marche aussi, vous inquiétez pas ... ;o) - que Nina Berbervova place dans la bouche de B., l'éditeur qui, au début du "Cap des Tempêtes", sort avec Sonia Tiaguine :

... ... Ensuite, il a parlé du Nouveau Testament, en disant qu'il avait relu l'Epître aux Romains de Paul de Tarse quelques jours auparavant, et qu'il en avait retiré une impression affligeante : il eût suffi de remplacer les circoncis par les membres du parti, les païens par les sans-parti, le Père, le Fils et l'Esprit-Saint par d'autres noms (qu'il hait), pour qu'on eût l'impression qu'un haut dignitaire d'une certaine organisation internationale écrivait à ses apparatchiks, ses subordonnés et ses partisans ; la même promesse de la destruction prochaine du capitalisme (bientôt, Satan sera anéanti, le même ordre : Ne réfléchissez pas trop (soyez humbles d'esprit) ; la même clameur : Pas de débats d'opinions ! et un conseil bien clair : Soumettez-vous aux autorités supérieures (car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu). Il y a même des paroles sur la paix et l'édification mutuelle, la discipline et l'auto-critique. Mais surtout : il faut que tous pensent et disent la même chose ... ...

Le Cap des Tempêtes - Nina Berberova - Actes Sud.

vendredi, septembre 14 2007

E comme Erotisme.

Il s'agit du portrait de Komako, l'héroïne de "Pays de Neige." Je ne sais trop si c'est parce qu'elle est évidemment japonaise ou si c'est dû au seul talent de l'auteur mais quand je lisais ce texte d'un érotisme délicat, je croyais voir une peinture ancienne :

... ... Son nez délicat et haut, avec un petit air d'orphelin dans son visage, vous émouvait avec un rien de mélancolie, qu'effaçait aussitôt la fleur de ses lèvres en leur bouton tantôt serré, tantôt épanoui par un chaud mouvement qui avait une grâce de vie animale et gourmande. Même alors qu'elle ne disait rien, ses lèvres vivaient et se mouvaient, semblait-il, par elles-mêmes. Craquelées ou ridées, ou seulement d'un vermillon moins vif, ces lèvres eussent pu avoir quelque chose de morbide ; mais leur couleur avait tout le velours de la douceur et tout l'éclat de la belle santé. La ligne de ses cils, ni incurvée, ni relevée, lui coupait les paupières d'un trait si droit qu'il eût paru bizarre, humoristique même, s'il n'avait pas été, comme il l'était, délicatement contenu et presque enveloppé par la soie courte et drue de ses sourcils. Le volume de son visage un peu aquilin et très arrondi n'avait, en soi, rien de remarquable. Mais avec sa carnation de porcelaine, exquisement teintée de rose, avec sa gorge virginale et ses épaules juvéniles qui allaient prendre encore un rien de plénitude, elle produisait une telle et si pure impression de fraîcheur qu'elle avait tout le charme de la beauté, même si elle n'était pas absolument une beauté. Pour une femme généralement serrée dans le large obi que portent les geishas, elle avait une poitrine assez développée. ... ...

Pays de Neige - Kawabata Yasunari - Pochothèque.

I comme Invisible.

Pour l'amateur, il existe des recueils d'histoires affreuses, présentées entre autres sous le label "Alfred Hitchcock presents", qui méritent de rester dans les bibliothèques : je pense aux trois volumes au Livre de Poche ("Histoires Abominables", "Histoires à Faire Peur", "Histoires à Ne Pas Lire la Nuit").

"L'Accident", par contre, où il est question également d'êtres invisibles à l'essentiel des gens, est une nouvelle beaucoup plus rare, que je n'ai jamais vu figurer que dans l'Anthologie de Caillois. Sa traduction française date d'ailleurs de 1966.

L'action se situe à Zermatt, dans une station de ski. Le Dr Allard, médecin d'un âge respectable qui s'est spécialisé dans les aliénations mentales après le décès de sa femme, qui souffrait de ce genre de maladie, sympathise avec un couple de jeunes Anglais en vacances. Phyllis et Roger Strangways sont frère et soeur et la première rappelle souvent au vieux médecin, par la joliesse de ses traits et ses manières enjouées, sa femme disparue au temps de leur propre jeunesse.

Un soir que les jeunes gens reviennent d'une excursion avec leurs guides, le Dr Allard comprend qu'un incident s'est produit. De fait, les guides avaient tenu à montrer aux Strangways les lieux où deux autres alpinistes avaient perdu la vie, un mois plus tôt :

... ... et cela avait fort impressionné sa soeur.

C'est bien ça, les guides ! pensa le Dr Allard, avec leur amour morbide des choses horribles ! ... Cependant, il était quelque peu surpris que cela eût produit un tel effet sur (Phyllis) ; elle paraissait une fille d'un équilibre nerveux remarquable.

- "Je regrette qu'il ait fait ça, Roger," dit-il. "Pourtant, il n'y avait rien à voir, n'est-ce pas, après tout ce temps et toute cette neige fraîchement tombée ?"

Le jeune homme ne répondit pas - il continuait à avoir l'air soucieux, embarrassé, perplexe.

- "Roger, qu'y a-t-il ?" demanda le Dr Allard avec insistance.

- "Eh bien, il vaut mieux que je vous le dise, monsieur, bien que vous alliez nous prendre pour des idiots," dit le jeune homme, qui rougit en prononçant ces mots. "En réalité, nous avons vu quelque chose. C'était au moment où nous partions. Nous avions quitté le bas de la face verticale nord et étions arrivés sur le champ de neige plat qui s'étend au-dessous, quand nous sommes tombés sur des empreintes de pas dans la neige."

Il s'arrêta.

- "Et alors ?" dit le Dr Allard, d'une voix un peu irritée. "Une autre équipe était peut-être passée par là. D'où venaient ces empreintes ?

- C'est là toute la question," dit Roger. "Elles ne venaient de nulle part. Elles commençaient là, en plein champ. Tout d'abord, nous les avons suivies, parce que c'était plus facile pour avancer. Mais alors, les guides ont commencé à parler entre eux, comme ils ont coutume de le faire, se demandant comment diable ces empreintes de pas avaient pu prendre naissance au milieu de cet immense champ de neige, et Phyllis a saisi le sens de ce qu'ils disaient, et bjuste au moment où ils redescendaient, elle pâlit et me dit : "Ce sont les empreintes de ces hommes, là-haut." Et rien n'a pu la faire continuer à suivre ce chemin. ... ..."

Par la suite, deux cartes postales postées de stations proches, seront remises à la pauvre Phyllis, toutes deux signées par un certain "J. Bull" et évoquant le désir de cet homme, qu'il partage avec son compagnon, un dénommé "George", d'entreprendre une ascension prochainement avec les deux jeunes Anglais.

Or, les alpinistes morts un mois plus tôt s'appelaient James Bull et George Henry Whitelegg ...

La fin de la nouvelle est aussi subtile que celle de "La Limousine Bleue" et, comme dans ce dernier texte, il existe plusieurs niveaux de lecture : tout cela peut-être vrai et les "enfants", comme les appelle le Dr Allard, sont poursuivis par deux êtres invisibles qui visent à faire une dernière ascension en possédant leurs corps ; ou alors tout cela est faux et, tout comme la maladie s'était déclarée chez Rose Allard sans que rien, auparavant, n'eût pu le laisser prévoir, Phyllis devient subitement folle et entraîne son frère avec elle.

Quoi qu'il en soit, par l'habileté avec laquelle l'angoisse est d'abord suggérée - rien que quelques empreintes, somme toute, sur la neige toute blanche - puis s'accroît de paragraphe en paragraphe, entraînant le lecteur avec les protagonistes de l'histoire dans une espèce de fuite infernale en avant, "L'Accident" est un texte qu'on n'oublie pas.

L'Accident - Ann Bridge - Anthologie du Fantastique - T. 1 - Roger Caillois - Gallimard.

V comme Vampire.

Qui dit "vampire" en littérature pense immédiatement "Dracula." Pourtant, le roman-pavé de Bram Stoker, qui parut en 1899, appartient déjà au XXème siècle, qui ne cessera d'ailleurs de le célébrer et de le recélébrer au plus profond des salles obscures.

Très officiellement, le premier vampire connu de la littérature apparut en Allemagne, en 1748, sous la plume de Von Ossenfelder. Puis, une cinquantaine d'années plus tard, Goethe écrivit sa fameuse "Fiancée de Corinthe", qui conte l'histoire d'une jeune fille non morte s'abreuvant de sang pour survivre dans son tombeau.

Mais le premier "vrai" vampire à accéder à la notoriété fut lord Ruthwen, personnage que, dit-on, le secrétaire particulier et médecin de lord Byron, John-William Polidori, décalqua sur son employeur. Certains prétendirent même que l'ébauche du manuscrit était de la main de Byron en personne et que l'idée lui en était venue le soir où, en compagnie de Shelley et de sa femme, Mary, il prit le pari d'écrire un texte fantastique. De cette réunion qui eut bel et bien lieu, ne demeurent que le "Frankenstein" de Mary Shelley et "Le Vampire" de Polidori, qui assistait à l'entretien et qui se piqua au jeu. (Par la suite, Byron et Polidori se disputèrent âprement la paternité de l'ouvrage avant que le second ne se suicidât en 1821, en avalant de l'acide prussique.)

Le début de la nouvelle - qui parut en 1819 et fut immédiatement traduite en français - est fulgurant :

"Dans ce temps-là parut au milieu des dissipations d'un hiver à Londres, et parmi les nombreuses assemblées que la mode y réunit à cette époque, un lord plus remarquable encore par ses singularités que par son rang. Son oeil se promenait sur la gaieté générale répandue autour de lui, avec cette indifférence qui dénotait que la partager n'était pas en son pouvoir. On eût dit que le sourire gracieux de la beauté savait seul attirer son attention, et encore n'était-ce que pour le détruire sur ces lèvres charmantes, par un regard, et glacer d'un effroi secret un coeur où, jusqu'alors, l'idée du plaisir avait régné uniquement. Celles qui éprouvaient cette pénible sensation de respect ne pouvaient se rendre compte d'où elle provenait. Quelques unes cependant l'attribuaient à son oeil, d'un gris mort qui, lorsqu'il se fixait sur les traits d'une personne, semblait ne pas pénétrer au fond des replis du coeur, mais plutôt paraissait tomber sur la joue comme un rayon de plomb qui pesait sur la peau sans pouvoir la traverser. (...)

Sa figure était régulièrement belle, nonobstant le teint sépulcral qui régnait sur ses traits, et que jamais ne venait animer cette aimable rougeur, fruit de la modestie, ou de fortes émotions qu'engendrent les passions. (...) Mais quoiqu'il ne daignât pas même accorder un regard aux femmes perdues qu'il rencontrait journellement, la beauté ne lui était cependant pas indifférente ; et pourtant encore, quoiqu'il ne s'adressât jamais qu'à la femme vertueuse ou la fille innocente, il le faisait avec tant de mystère que peu de personnes même savaient qu'il parlât quelquefois au beau sexe. Sa langue avait un charme irrésistible : soit donc qu'il réussit à comprimer la crainte qu'inspirait son premier abord, soit à cause de son mépris apparent pour le vice, il était aussi recherché par ces femmes dont les vertus domestiques sont l'ornement de leur sexe, que par celles qui en font le déshonneur. (...)

Sous les ombres et les ors du Gothique qui hésite sur le seuil du Romantisme, se profilent déjà, comme on le voit, tous les attributs du Vampire à majuscule, celui qu'on retrouvera chez Stoker à la fin du siècle et que Christopher Lee a magnifiquement incarné à l'écran.

Avec Polidari, la sexualité du vampire s'affirme déjà aussi tournée vers les hommes (le jeune Aubrey) que vers les femmes (Ianthe mais aussi la soeur d'Aubrey). On peut y voir un rapport avec celle, très tourmentée, de lord Byron - lequel avait en outre sa soeur pour maîtresse - mais, si l'on se réfère à l'historique du vampire au travers les âges, on constate que pour lui (ou elle), le plus souvent, tout sang est bon à boire. Il y a bien entendu des exceptions, comme la fameuse Erzébeth Bathory chez qui finit par dominer le lesbianisme.

Sur le Dr Polidori, voir ici.

Le Vampire - John-William Polidori - Nouvelles Histoires de Vampires - Ornella Volta & Valerio Riva - Livre de Poche.

F comme Folie.

Selon les spécialistes, la plus ténue des frontières sépare la folie du génie. De même, la frontière entre notre monde et celui du Rêve et de l'Irréel est aussi fragile qu'invisible./b Beaucoup d'artistes se sont plus à la franchir, certains involontairement (Van Gogh), le plus grand nombre en parfaite connaissance de cause et en utilisant pour ce faire toutes sortes de drogues (Rimbaud, Jim Morrison, etc ...).

"Io", du romancier britannique Oliver Onions, est l'un des plus beaux textes qui aient jamais été écrits sur ce basculement aussi soudain qu'irrémédiable qui projette un être sain d'esprit dans l'illusion d'un monde parallèle où il cesse d'être lui-même. Mais ce monde, justement, n'est-il qu'illusion ? et ne serait-ce pas le fou qui, finalement, se retrouverait dans la seule réalité valable alors que le lecteur fasciné demeure emprisonné dans une réalité qui n'a de réel que le nom ?

Il n'y a ici ni talisman magique, ni vampire, ni spectre. Rien qu'un couple de fiancés, Ed et Bessie - peut-on rêver plus anglais ? - tout ce qu'il y a de plus banal. Lui, un petit employé de bureau avec des protège-manchettes en papier qu'il oublie parfois de retirer ; elle, une petite couturière qui sort d'une longue maladie sur lequel le lecteur ne saura pas grand chose mais qui, de l'avis de tous, paraît l'avoir changée. Elle ne supporte d'ailleurs plus qu'il la touche. Et tandis qu'elle lit les vers que Keats a composé en l'honneur de Dyonisos, la jeune fille entend des voix, des cris, des rires, jusqu'à ce que :

... Il y eut un instant où les ténèbres semblèrent tout effacer. Puis le nuage s'évanouit devant un torrent de lumière, la laissant debout face à face avec ce rêve qui, depuis deux mille ans, sommeillait dans son sang et dans le sang de sa lignée, debout, la bouche ouverte, les yeux pleins d'appels, le beau cou débordant de clameurs refoulées. C'est la vie maintenant qui était devenue le rêve. Et voici que dévalaient, bruyants, brillants, fous, les Ménades, les Thyades, les Satyres, les Faunes, nus, couverts de peaux de bêtes, dégrafés, échevelés, couronnés, enguirlandés, dansant, chantant, hurlant. Le piétinement des sabots ébranlait le sol. Le claquement des cymbales et le bruissement des thyrses emplissaient l'air. Ils brandissaient des crânes, des quartiers de chèvres et de chevreaux démembrés. Ils frappaient les canthares de bronze, ils lançaient en l'air les obbas d'argent ... ...

Se rapprochant de plus en plus jusqu'à l'apogée final, la procession frénétique des anciens dieux, issue de la conscience collective, s'en vient réclamer celle qui fut des leurs : Io. Et, devant le cri final de terreur poussé par Ed, qui ne comprend pas, l'on pense à la fois au "Grand Dieu Pan" d'Arthur Machen ainsi qu'à l'inoubliable "Malpertuis" de Jean Ray.

Io - Oliver Onions - Anthologie du Fantastique - T. I - Roger Caillois - Gallimard.

mercredi, septembre 12 2007

M comme Maléfice & Maléfique.

Comme il existe des êtres diaboliques, il y a également des objets maléfiques, telle la poupée mystérieuse qui donne son titre à une nouvelle-éponyme d'Algernon Blackwood :

... ... Au bout de quelques secondes, (la gouvernante) constata que ce n'était pas un "objet", car il avait un contour vivant ; de plus, au lieu de rouler ou de glisser, comme elle l'avait cru, il avançait à petits pas, dans une direction bien déterminée. Il avait un minuscule visage hideux, dépourvu d'expression et deux yeux étincelants qui regardaient fixement Mme Jodzka.

Pendant une ou deux minutes, la gouvernante resta paralysée de stupeur ; puis, en proie à une horreur indicible, elle se rendit compte que ce petit monstre qui venait droit vers elle à travers le couvre-pieds n'était autre que la poupée de Monica !" ... ...

Mme Jodzka fuit une première fois sous un faux prétexte dès le lendemain mais, prise de scrupules, elle revient très vite chez son employeur, le colonel Masters, père de Monica et ancien officier aux Indes où il a mené une vie assez agitée.

La situation a évidemment empiré : la cuisinière irlandaise affirme avoir entendu le soir deux voix parler dans la chambre de la petite Monica endormie. Une nuit, Mme Jodzka tente l'expérience et elle comprend que la poupée parle à l'enfant endormie ...

La Poupée - Algernon Blackwood - Anthologie du Fantastique : T. I - Roger Caillois - Gallimard.

I comme Invisible.

Si les monstres que l'on peut voir et entendre sont susceptibles d'épouvanter ceux qui les croisent, les créatures invisibles les font carrément basculer dans la crise cardiaque de l'horreur absolue. D'autant que rarissimes sont les cas, littéraires ou cinématographiques, où ces êtres se révèlent animés de bonnes intentions.

Au Panthéon des classiques sur ce thème, "Comment l'Amour s'imposa au Pr Guildea", assez longue nouvelle fréquemment reprise dans les anthologies les plus cotées.

Guildea est un scientifique, un penseur froid et volontiers cynique qui ne croit pas plus en Dieu qu'à l'existence de son âme. Il se prend de sympathie pour le père Murchison, ecclésiastique dont il a fait la connaissance lors d'une conférence qu'il donnait. De petit souper en petit souper, les deux hommes deviennent bons amis et c'est à Murchison que Guildea confie un jour la certitude affreuse qu'il a désormais d'être poursuivi jusque chez lui par une créature invisible qui, bien loin de lui paraître hostile, semble au contraire lui vouer une adoration sans borne. Pour un homme qui, comme le professeur, se vantait de vivre très bien sans amour, la situation devient intolérable.

Le prêtre, sans le dire, pense tout d'abord que son ami est surmené. Pour le calmer, il se laisse convaincre de se cacher avec lui derrière les rideaux du salon et d'observer l'attitude du perroquet de Guildea, seul habitant de la maison à même de "voir" ce qui ne se peut voir. Et, au bout d'un long moment :

... ... L'oiseau, comme s'il était brusquement attiré par quelque chose, cessa de becqueter et, la tête toujours rejetée en arrière et tordue sur son cou, parut écouter avec la plus grande attention. Le regard de son oeil rond était tendu et brillant comme celui d'un pigeon inquiet. Repliant son aile, il leva la tête et se tint un moment bien droit sur son perchoir, soulevant et reposant ses pattes comme un automate ; on eût dit qu'une émotion naissante provoquait en lui un désir incoercible de mouvement. Il tendit ensuite la tête en direction de la pièce la plus éloignée, et resta immobile. Son attitude évoquait avec tant de force la concentration de l'attention sur une chose toute proche debout en face de lui, qu'instinctivement le père Murchison promena son regard autour de la pièce, s'attendant presque à voir s'avancer doucement Pitting (= le majordome), qui serait entré par la porte cachée. Mais il ne vint pas et le silence régnait. Néanmoins, il était clair que l'agitation et l'attention du perroquet allaient augmentant. Il penchait de plus en plus la tête, tendait le cou tant et si bien que, près de tomber, il déploya à demi ses ailes, les éleva légèrement au-dessus de son dos, comme pour s'envoler et leur imprima un battement rapide pendant un temps que le père trouva interminable.

Finalement, levant ses ailes aussi haut que possible, il les laissa lentement et délibérément retomber sur son dos, saisit de son bec le bord de sa baignoire, se laissa glisser sur le sol de sa cage et alla en se dandinant jusqu'aux barreaux, contre lesquels il appuya la tête. Il se tint ainsi parfaitement tranquille, dans l'attitude qu'il prenait chaque fois que le professeur lui grattait la tête. La pose de l'oiseau évoquait ce plaisir avec une précision telle que le père Murchison eut l'impression de voir un doigt blanc passer doucement parmi les plumes de sa tête. Une conviction très puissante s'empara alors de lui : quelque chose qu'il ne voyait pas, mais que l'oiseau voyait et accueillait avec joie, se tenait devant la cage. ... ..."

Au bord de l'effondrement mental, Guildea finira par se séparer de son perroquet mais la présence invisible, elle, demeurera. Le pire est sans doute que jamais on ne saura avec précision de quelle nature elle était. ;o)

Comment l'Amour s'imposa au Pr Guildea - Robert Smythe Hinchers - Histoires Abominables - Alfred Hitchcock - Livre de Poche.

A comme Apparition.

Selon la tradition, les apparitions spectrales apparaissent soit pour terroriser les spectateurs, soit pour les prévenir d'un danger qui les menace. Dans "Le Signaleur", le classique de Charles Dickens, l'apparition en quelconque fait les deux sans qu'on sache d'ailleurs très bien si elle a conscience ou non d'effrayer. Comble de l'horreur : elle parle.

Lorsque débute l'histoire, elle a surgi déjà deux fois près du feu rouge avertisseur dont le héros de la nouvelle a la garde, dans un minuscule petit poste de garde-barrière encaissé dans un ravin de la campagne, aux environs de Londres. Voilà comment notre homme décrit au narrateur la première fois qu'il la vit :

"... ... Un soir, au temps de la pleine lune, (...) j'étais assis dans ce coin quand j'entendis une voix s'écrier : "Hé ! Vous, là-bas !" Je me levai d'un bond, je regardai dehors, et je vis cette autre personne debout sous le signal rouge qui est près du tunnel : son bras était agité du mouvement que je viens de vous montrer. Sa voix semblait rauque à force d'avoir crié, et elle hurlait : "Attention ! Attention !" puis de nouveau : " Hé ! vous, là-bas ! Attention !" Je ramassai ma lanterne, la tournant du côté du verre rouge et m'élançai vers cette personne en criant : "Que se passe-t-il ? Qu'est-il arrivé ? Où est le danger ?" La personne se tenait juste à l'entrée du tunnel obscur. En m'approchant, je m'étonnai qu'elle persistât à se cacher les yeux avec son bras. Je courus jusqu'à elle, et j'étendis la main pour la saisir par la manche et lui découvrir le visage quand elle disparut. ... ..."

Peu après, un accident grave survient sur la ligne et les convois ramenant les blessés et les morts passent à l'endroit même où s'était dressée l'apparition. De même, sa seconde prestation annoncera le décès brutale d'une jeune femme dans le train qui suivra. Quant à la troisième et dernière ...

... mais vous verrez bien. ;o)

Le Signaleur - Charles Dickens - Anthologie du Fantastique - Tome 1 - Roger Caillois - Gallimard.

G comme Garou.

Connaissez-vous la merveilleuse nouvelle de Prosper Mérimée qui s'appelle "Lokis" ? Elle est aussi célèbre que "La Vénus d'Ille" et elle le mérite bien.

Le mythe du garou y est assaisonné à la sauce slave puisque le héros de cette nouvelle, le comte Michel Szémioth, est censé se transformer non pas en loup mais en ours. Bien entendu, rien n'est prouvé et si Mérimée nous glisse, par-ci, par-là, des indices vraiment inquiétants (les marmonnements du comte pendant son sommeil, l'extraordinaire souplesse avec laquelle il grimpe aux arbres, sa fixation sur la "chair blanche et tendre" ...), il n'a pas été mordu, comme on pourrait le croire, par un ours enragé.

Tout en fait s'est passé à la génération précédente : le lendemain de ses noces, sa mère a été attaquée et enlevée par un ours. L'animal fut abattu, la comtesse sauvée mais de ce jour, elle a sombré dans la folie. Toutes les fois qu'elle aperçoit son fils, elle se met d'ailleurs à hurler "A l'ours !"

Autre indice : la peur que le comte inspire aux chevaux, lesquels ont les plus grandes difficultés à admettre qu'il les monte.

Tout cela, le narrateur (Mérimée est un adepte de la technique du maximum d'écrans entre le lecteur et le récit) peut le constater lors d'un séjour qu'il effectue chez le comte pour y faire des recherches linguistiques dans la vaste bibliothèque du château.

Revenu en France, le linguiste parisien finit par y recevoir une lettre où le comte l'invite à son prochain mariage. Et c'est après la cérémonie que se déroule le drame : la jeune comtesse est retrouvée égorgée dans son lit mais son mari a disparu.

Mérimée ne nous dit pas si l'on finit par le retrouver. Il se dépêche en fait de terminer sa nouvelle qui laisse son lecteur dans l'incertitude.

Deux interprétations sont possibles :

a) ou bien Szemioth est bel et bien victime d'une espèce de lycanthropie provoquée par l'accident survenu à sa mère alors qu'elle était enceinte de lui ;

b) ou bien l'attitude de sa mère qui, dans sa folie, l'a toujours considéré comme un ours, a troublé ses propres facultés mentales et créé en lui un dédoublement de la personnalité. Le fait que le massacre intervienne à l'occasion de son mariage - ce qui boucle la boucle, pourrait-on dire - tend à favoriser cette dernière hypothèse.

En tous cas, si vous ne connaissez pas encore les nouvelles fantastiques de Prosper Mérimée, n'hésitez plus ! ;o)

mardi, septembre 11 2007

N comme Navire.

Y a-t-il description de navire plus réussie que celle du Péquod, faite par Herman Melville dans "Moby Dick" ? Je ne sais si c'est parce que je suis née tout près de la mer mais ce genre de choses m'a toujours enchantée.

"... ... Vous avez pu voir bien des bâtiments bizarres au cours de votre existence : des lougres aux oreilles carrées, de montagneuses jonques japonaises, des galiotes semblales à des caisses à beurre, etc ... ; mais croyez-moi, vous n'avez jamais vu un vieux bateau aussi étrange que le curieux vieux Péquod. C'était un bâtiment de l'ancienne école, plutôt petit que grand, avec cet air de griffon des navires démodés de jadis. Longtemps culotté et lustré par les typhons et les calmes plats des quatre océans, le teint de sa vieille coque était bronzé comme celui d'un grenadier français ayant combattu en Egypte, puis en Sibérie. Sa proue paraissait barbue. Ses mâts coupés sur quelque coque japonaise (à un moment où ses mâts primitifs, au cours d'une tempête, avait été emportés) ses mâts, dis-je, se dressaient aussi raides que les colonnes vertébrales des trois vieux rois de Cologne. Ses ponts étaient usés comme est usée, à force de vénération, la dalle de la cathédrale de Canterbury sur laquelle Becket fut saigné. Mais, en plus de tous ces traits antiques, vous pouviez ajouter les traces des entreprises fantastiques qu'il avait menées pendant plus d'un siècle. Le vieux capitaine Peleg qui y avait été second longtemps avant de commander un autre bateau et qui, retraité maintenant, était un des propriétaires du Péquod, lorsqu'il y était encore, avait renforcé sa singularité originelle en y incrustant partout des dessins grotesques comparables peut-être à ceux du bouclier sculpté de Thorkill Hake's. Il était paré comme un empereur éthiopien au cou alourdi de pendentifs d'ivoire poli. C'était une sorte de trophée ambulant ; c'était quelque chose comme un vaisseau cannibale attifé des dépouilles et des os de ses ennemis. Ses pavois sans panneaux paraissaient d'interminables mâchoires, garnis qu'ils étaient avec les longs fanons aigus du cachalot, insérés là pour nouer ses tendons et ses nerfs de chanvre, lesquels ne s'enroulaient pas sur de misérables blocs de bois terrien, mais glissaient sur des bittes en ivoire de mer. Pour son vénérable gouvernail, il avait méprisé la roue à tourniquets ; il était fait d'une barre d'un seul tenant et cette barre avait été taillée dans l'étroite mâchoire inférieure de son ennemie héréditaire. Le timonier qui la manoeuvrait dans une tempête se sentait comme le Tartare quand il retient son cheval fougueux en lui serrant le mors. Un noble vaisseau ! mais, je ne sais pourquoi, mélancolique. N'en est-il pas ainsi de toutes les nobles choses ? ... ..."

Ah ! je la relis avec vous et je suis à genoux : ça, c'est de la description ! Comment, après cela, continuer à considérer Melville comme un auteur ennuyeux ? Un style imagé, aussi vivant que l'océan lui-même, où les pages trop longues n'évoqueraient que ces terribles calmes plats auxquels la mer est sujette sous un soleil de plomb, voilà ce qu'est Herman Melville, voilà ce qu'est son oeuvre majeure, celle qui porte le nom de la Grande Baleine Blanche ! ... N'avez-vous pas envie, malgré le sort qui attend le narrateur, d'embarquer avec lui sur le Péquod? Tel est le miracle de l'écrivain - surtout s'il est convenablement traduit. ;o)

P comme Paysage.

L'un des paysages les plus fabuleux d'Emile Zola : au tout début de "La Fortune des Rougon" : le cimetière Saint-Mittre :

"... ... Le champ mort et désert, où les frelons autrefois bourdonnaient seuls autour des fleurs grasses, dans le silence écrasant du soleil, est ainsi devenu un lieu retentissant qu'emplissent de bruit les querelles des bohémiens et les cris aigus des jeunes vauriens du faubourg. Une scierie, qui débite dans un coin les poutres du chantier, grince, servant de basse sourde et continue aux voix aigres. Cette scierie est toute primitive : la pile de bois est posée entre deux tréteaux élevés, et deux scieurs de long, l'un en haut monté sur la poutre même, l'autre en bas aveuglé par la sciure qu tombe, impriment à une large et forte lame de scie un continuel mouvement de va-et-vient. Pendant des heures, ces hommes se plient, pareils à des pantins articulés, avec une régularité et une sécheresse de machine. Le bois qu'ils débitent est rangé, le long de la muraille du fond, par tas hauts de deux ou trois mètres et méthodiquement construits, planche à planche, en forme de cube parfait. Ces sortes de meules carrées, qui restent souvent là plusieurs saisons, rongées d'herbe au ras du sol, sont un des charmes de l'aire Saint-Mittre. Elles ménagent des sentiers mystérieux, étroits et discrets, qui conduisent à une allée plus large, laissée entre les tas et la muraille. C'est un désert, une bande de verdure, d'où l'on ne voit que des morceaux de ciel. Dans cette allée dont les murs sont tendus de mousse et dont le sol semble couvert d'un tapis de haute laine, règnent encore la végétation puissante et le silence frissonnant de l'ancien cimetière. On y sent courir ces souffles chauds et vagues des voluptés de la mort qui sortent des vieilles tombes chauffées par les grands soleils. Il n'y a pas, dans la campagne de Plassans, un endroit plus ému, plus vibrant de tiédeur, de solitude et d'amour. C'est là où il est exquis d'aimer. Lorsqu'on vida le cimetière, on dut entasser les ossements dans ce coin car il n'est pas rare, encore aujourd'hui, en fouillant du pied l'herbe humide, d'y déterrer des fragments de crâne. ... ..."

H comme Humour.

De gauche à droite : Hugh Laurie dans le rôle de Bertie Wooster et Stephen Fry dans celui de Jeeves, son valet de chambre, pour la BBC.

H comme Humour.

Dans "Jeeves, au secours !", un extrait de l'une des conversations entre Bertram Wooster (Bertie), l'éternel narrateur et son jeune cousin, Percy[, toujours en retard d'une semaine sur les B.A. qu'il se doit d'accomplir pour satisfaire à ses obligations de scout-modèle :

"... Tandis que je me redressais tout en me massant l'occiput, une voix perçante retentit à mes oreilles. M'observant avec sollicitude ou au contraire se glorifiant de son travail - je ne sais lequel des deux - le jeune vaurien d'Edwin était là.

- "Mince !" dit-il, "c'est vous, Bertie ?

- Oui, c'est bien moi", répliquai-je avec une touche d'âpreté bien naturelle. C'est vrai, la vie est déjà assez difficile sans Boy-Scouts pour vous assommer à chaque instant, aussi étais-je exaspéré. "Quelle est cette nouvelle idée ? Qu'est-ce que tu prétends faire, espèce d'horrible graine de charançon, en m'assenant sur le crâne cette énorme trique ?

- Ce n'est pas une trique, c'est mon bâton de scout. Un genre de canne de hockey ; très utile.

- C'est pratique, n'est-ce pas ?

- Plutôt ! Ca vous a fait mal ?

- Tu peux te fourrer dans la tête, comme absolument officiel, que ça fait extrêmement mal, un mal du diable.

- Mince alors, je regrette ! Je vous ai pris pour le voleur. Y en a un qui se cache dans le parc. Je l'ai entendu sous ma fenêtre, j'ai dit : "Qui est là ?" et il est parti avec d'horribles imprécations. Décidément, je n'ai pas de veine, ce soir. Le dernier type que j'ai pris pour le voleur s'est trouvé être papa.

- Papa ?

- Oui, comment pouvais-je savoir que c'était lui ? Je n'aurais jamais pensé qu'il se promènerait dans le jardin au beau milieu de la nuit. J'ai vu une forme rampante, prête à sauter, je me suis faufilé par derrière, et ...

- Et tu lui as assené l'un de tes coups quelque part ?

- Oui, et un fameux coup !"

Je dois dire que mon coeur bondit de joie comme celui de Jeeves quand il contemple un arc-en-ciel, du moins à ce qu'il prétend. La pensée d'oncle Percy offrant son fond de pantalon comme intermédiaire à un fameux coup était merveilleusement stimulante. Depuis des années, cela se préparait. J'avais ce genre de sensation craintive que l'on éprouve parfois, quand vous apparaissent en gros plan quelques mètres du film des desseins de la Providence ... On voit alors que rien n'est placé en ce monde sans un but, pas même Edwin, et que les plus insignifiantes des créatures ont leur utilité. ..."

E comme Ecrire.

Dans "La Maîtresse du Lieutenant Français", John Fowles écrit sur son art :

"... ... Peut-être imagine-t-on qu'un romancier n'a qu'à tirer la bonne ficelle pour que ses pantins se mettent à gesticuler comme des personnes vivantes ; en même temps qu'il procède, à la demande, à une analyse exhaustive de leurs motifs et de leurs intentions. J'avais certainement, à ce stade - chapitre 13 : exposé de l'état d'esprit réel de Sarah - l'intention de tout dire, ou, du moins, tout ce qui importe. Mais je me suis trouvé tout à coup comme un simple n'importe qui, dans cette froide nuit de printemps, en train d'épier, depuis la pelouse, une obscure fenêtre ouverte de Marlbourough House. Je savais bien que, dans la perspective réelle de mon livre, Sarah ne pouvait pas refouler ses larmes, et se pencher à la fenêtre pour prononcer tout un chapitre de révélations. Elle m'aurait immédiatement tourné le dos si elle m'avait aperçu à l'instant où se levait la pleine lune, pour disparaître dans les ténèbres intérieures.

Mais je ne suis pas ce témoin sur la pelouse ; je suis un romancier - et j'ai la possibilité de la suivre, partout où il me plaira. Mais ce qui est possible n'est pas toujours tolérable. Les maris ont souvent la possibilité de tuer leur femme - et vice versa - mais généralement ils se gardent de le faire.

Vous pouvez penser que les romanciers ont toujours en main leur plan bien établi, de sorte que l'avenir que laisse prévoir le chapitre 1 deviendra inexorablement le présent du chapitre 13. Mais les romanciers écrivent pour de multiples et toutes différentes raisons : par besoin d'argent ou de renommée, pour les critiques, pour les parents, pour les amis, pour les bien-aimées, par vanité, par orgueil, par curiosité ; et pour s'amuser, comme le menuisier habile prend plaisir à faire des meubles, comme l'ivrogne aime boire, comme le juge aime juger, comme le Sicilien prend plaisir à décharger son escopette dans le dos de ses ennemis. Des raisons, je pourrais bien en remplir un livre, et ce seraient toutes de vraies raisons, même si elle ne s'appliquaient pas vraiment à tous. Une seule raison est commune à tous ceux de notre espèce : "Nous voulons créer des mondes aussi réels que le monde qui existe, et qui soient cependant différents." Ou qui existait. C'est pourquoi nous ne pouvons pas avoir de plans arrêtés. Nous savons bien que le monde est un organisme et non pas une machine. Nous savons aussi qu'une création véritable doit se libérer de l'emprise de son créateur. Un monde composé (un monde qui révèle son plan dans tous ses détails) est un monde mort. C'est seulement quand événements et personnages se mettent à nous désobéir qu'ils commencent vraiment à vivre. ... ..."

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