Il faudra attendre 1871 et la parution de "Carmilla" de Joseph Sheridan Le Fanu - Irlandais d'origine française puisque ses lointains ancêtres huguenots venaient de ... Caen - pour que commence à se dessiner le mythe du vampire moderne.

Les fidèles de l'univers de Le Fanu, grand créateur de nouvelles fantastiques s'il en est ("Thé Vert" "Le Siège de la Maison-Rouge", "Histoire d'une famille de Tyrone", etc ...), savent que son style n'a déjà plus que très peu à voir avec celui, ampoulé, du Romantisme. S'il appartient encore un peu au XIXème siècle, il se fait déjà plus concis, moins théâtral. Et, dans "Carmilla", c'est avec une redoutable efficacité qu'il traite à la fois de deux thèmes : le vampirisme et l'homosexualité féminine puisque son héroïne ne s'intéresse qu'aux jeunes filles.

L'intrigue se déroule au début du XIXème siècle, en Styrie autrichienne, où la toute jeune Laura vit quasi en recluse auprès de son père (qui est d'ailleurs britannique) avec une gouvernante évidemment française. Seul événement marquant de son enfance, ce curieux incident qui prévient et résume admirablement le roman et ses deux thèmes :

...Je ne devais pas avoir plus de six ans lorsque, m'éveillant une nuit, je n'aperçus ni la servante, ni la nourrice. Je me crus seule. Je n'avais pas peur car j'étais une de ces enfants privilégiées que l'on tient avec soin dans l'ignorance des histoires de fantômes, des contes de fées et de tous ces mythes qui font que nous nous cachons la tête lorsque la porte se met à craquer brusquement ou que la flamme expirante d'une bougie fait danser l'ombre de notre lit sur le mur. Je fus mécontente de me trouver négligée, et je me mis à pleurnicher avant d'appeler ; mais, à ma grande surprise, j'aperçus tout à coup, à côté de mon lit, quelqu'un, au visage sévère mais très joli, qui me regardait. C'était une jeune femme agenouillée dont les mains se trouvaient sous mon couvre-pieds. Je la regardai avec une sorte de surprise heureuse et m'arrêtai de pleurer. Elle me caressa et, se couchant à mes côtés sur le lit, me pressa contre elle en souriant. Je me sentis tout de suite calmée et je m'endormis de nouveau. Je fus brusquement réveillée par la sensation que deux aiguilles me transperçaient en même temps la poitrine très profondément et je poussai un cri strident. La dame fit un bond en arrière, sauta à terre et, me sembla-t-il, se cacha sous le lit.

Pour la première fois, j'eus peur et je me mis à crier de toutes mes forces. La nourrice, la femme de charge, la gardienne se précipitèrent, écoutèrent mon histoire, puis elles plaisantèrent, me consolant comme elles le purent. Mais, toute enfant que j'étais, je remarquai que leurs visages, devenus pâles, exprimaient une certaine angoisse. Je vis les femmes regarder sous le lit, dans la chambre, sous les tables, ouvrir les placards et j'entendis la gardienne chuchoter à la nourrice : "Passez votre main au creux du lit ; quelqu'un s'y est couché, aussi sûrement que vous ne l'avez pas fait ; l'endroit est encore chaud."

Je me souviens que la femme de charge me consola et que toutes les trois examinèrent ma poitrine lorsque je leur dis que j'avais éprouvé une sensation de piqûre à cet endroit ; mais elles m'assurèrent que l'on n'y voyait aucune trace de blessure.

La gardienne et les deux autres servantes attachées à la nursery restèrent toute la nuit auprès de moi. Et à partir de ce jour, jusqu'à ce que j'eusse atteint l'âge de 14 ans, une servante me veilla toutes les nuits. ..."

Le Fanu est très ferme : pas une seconde, il ne dit qu'il s'agit d'un rêve et, de fait, après le drame qui risquera d'emporter Laura, on se rendra compte que cette femme mystérieuse qui s'était couchée dans son lit alors qu'elle n'avait que six ans n'était autre que la vampire qui donne son nom au roman.

Carmilla - Joseph Sheridan Le Fanu - Histoires de Fantômes anglais - Edmond Jaloux - Gallimard.