Selon les spécialistes, la plus ténue des frontières sépare la folie du génie. De même, la frontière entre notre monde et celui du Rêve et de l'Irréel est aussi fragile qu'invisible./b Beaucoup d'artistes se sont plus à la franchir, certains involontairement (Van Gogh), le plus grand nombre en parfaite connaissance de cause et en utilisant pour ce faire toutes sortes de drogues (Rimbaud, Jim Morrison, etc ...).

"Io", du romancier britannique Oliver Onions, est l'un des plus beaux textes qui aient jamais été écrits sur ce basculement aussi soudain qu'irrémédiable qui projette un être sain d'esprit dans l'illusion d'un monde parallèle où il cesse d'être lui-même. Mais ce monde, justement, n'est-il qu'illusion ? et ne serait-ce pas le fou qui, finalement, se retrouverait dans la seule réalité valable alors que le lecteur fasciné demeure emprisonné dans une réalité qui n'a de réel que le nom ?

Il n'y a ici ni talisman magique, ni vampire, ni spectre. Rien qu'un couple de fiancés, Ed et Bessie - peut-on rêver plus anglais ? - tout ce qu'il y a de plus banal. Lui, un petit employé de bureau avec des protège-manchettes en papier qu'il oublie parfois de retirer ; elle, une petite couturière qui sort d'une longue maladie sur lequel le lecteur ne saura pas grand chose mais qui, de l'avis de tous, paraît l'avoir changée. Elle ne supporte d'ailleurs plus qu'il la touche. Et tandis qu'elle lit les vers que Keats a composé en l'honneur de Dyonisos, la jeune fille entend des voix, des cris, des rires, jusqu'à ce que :

... Il y eut un instant où les ténèbres semblèrent tout effacer. Puis le nuage s'évanouit devant un torrent de lumière, la laissant debout face à face avec ce rêve qui, depuis deux mille ans, sommeillait dans son sang et dans le sang de sa lignée, debout, la bouche ouverte, les yeux pleins d'appels, le beau cou débordant de clameurs refoulées. C'est la vie maintenant qui était devenue le rêve. Et voici que dévalaient, bruyants, brillants, fous, les Ménades, les Thyades, les Satyres, les Faunes, nus, couverts de peaux de bêtes, dégrafés, échevelés, couronnés, enguirlandés, dansant, chantant, hurlant. Le piétinement des sabots ébranlait le sol. Le claquement des cymbales et le bruissement des thyrses emplissaient l'air. Ils brandissaient des crânes, des quartiers de chèvres et de chevreaux démembrés. Ils frappaient les canthares de bronze, ils lançaient en l'air les obbas d'argent ... ...

Se rapprochant de plus en plus jusqu'à l'apogée final, la procession frénétique des anciens dieux, issue de la conscience collective, s'en vient réclamer celle qui fut des leurs : Io. Et, devant le cri final de terreur poussé par Ed, qui ne comprend pas, l'on pense à la fois au "Grand Dieu Pan" d'Arthur Machen ainsi qu'à l'inoubliable "Malpertuis" de Jean Ray.

Io - Oliver Onions - Anthologie du Fantastique - T. I - Roger Caillois - Gallimard.