Dans "La Maîtresse du Lieutenant Français", John Fowles écrit sur son art :

"... ... Peut-être imagine-t-on qu'un romancier n'a qu'à tirer la bonne ficelle pour que ses pantins se mettent à gesticuler comme des personnes vivantes ; en même temps qu'il procède, à la demande, à une analyse exhaustive de leurs motifs et de leurs intentions. J'avais certainement, à ce stade - chapitre 13 : exposé de l'état d'esprit réel de Sarah - l'intention de tout dire, ou, du moins, tout ce qui importe. Mais je me suis trouvé tout à coup comme un simple n'importe qui, dans cette froide nuit de printemps, en train d'épier, depuis la pelouse, une obscure fenêtre ouverte de Marlbourough House. Je savais bien que, dans la perspective réelle de mon livre, Sarah ne pouvait pas refouler ses larmes, et se pencher à la fenêtre pour prononcer tout un chapitre de révélations. Elle m'aurait immédiatement tourné le dos si elle m'avait aperçu à l'instant où se levait la pleine lune, pour disparaître dans les ténèbres intérieures.

Mais je ne suis pas ce témoin sur la pelouse ; je suis un romancier - et j'ai la possibilité de la suivre, partout où il me plaira. Mais ce qui est possible n'est pas toujours tolérable. Les maris ont souvent la possibilité de tuer leur femme - et vice versa - mais généralement ils se gardent de le faire.

Vous pouvez penser que les romanciers ont toujours en main leur plan bien établi, de sorte que l'avenir que laisse prévoir le chapitre 1 deviendra inexorablement le présent du chapitre 13. Mais les romanciers écrivent pour de multiples et toutes différentes raisons : par besoin d'argent ou de renommée, pour les critiques, pour les parents, pour les amis, pour les bien-aimées, par vanité, par orgueil, par curiosité ; et pour s'amuser, comme le menuisier habile prend plaisir à faire des meubles, comme l'ivrogne aime boire, comme le juge aime juger, comme le Sicilien prend plaisir à décharger son escopette dans le dos de ses ennemis. Des raisons, je pourrais bien en remplir un livre, et ce seraient toutes de vraies raisons, même si elle ne s'appliquaient pas vraiment à tous. Une seule raison est commune à tous ceux de notre espèce : "Nous voulons créer des mondes aussi réels que le monde qui existe, et qui soient cependant différents." Ou qui existait. C'est pourquoi nous ne pouvons pas avoir de plans arrêtés. Nous savons bien que le monde est un organisme et non pas une machine. Nous savons aussi qu'une création véritable doit se libérer de l'emprise de son créateur. Un monde composé (un monde qui révèle son plan dans tous ses détails) est un monde mort. C'est seulement quand événements et personnages se mettent à nous désobéir qu'ils commencent vraiment à vivre. ... ..."