Pour l'amateur, il existe des recueils d'histoires affreuses, présentées entre autres sous le label "Alfred Hitchcock presents", qui méritent de rester dans les bibliothèques : je pense aux trois volumes au Livre de Poche ("Histoires Abominables", "Histoires à Faire Peur", "Histoires à Ne Pas Lire la Nuit").

"L'Accident", par contre, où il est question également d'êtres invisibles à l'essentiel des gens, est une nouvelle beaucoup plus rare, que je n'ai jamais vu figurer que dans l'Anthologie de Caillois. Sa traduction française date d'ailleurs de 1966.

L'action se situe à Zermatt, dans une station de ski. Le Dr Allard, médecin d'un âge respectable qui s'est spécialisé dans les aliénations mentales après le décès de sa femme, qui souffrait de ce genre de maladie, sympathise avec un couple de jeunes Anglais en vacances. Phyllis et Roger Strangways sont frère et soeur et la première rappelle souvent au vieux médecin, par la joliesse de ses traits et ses manières enjouées, sa femme disparue au temps de leur propre jeunesse.

Un soir que les jeunes gens reviennent d'une excursion avec leurs guides, le Dr Allard comprend qu'un incident s'est produit. De fait, les guides avaient tenu à montrer aux Strangways les lieux où deux autres alpinistes avaient perdu la vie, un mois plus tôt :

... ... et cela avait fort impressionné sa soeur.

C'est bien ça, les guides ! pensa le Dr Allard, avec leur amour morbide des choses horribles ! ... Cependant, il était quelque peu surpris que cela eût produit un tel effet sur (Phyllis) ; elle paraissait une fille d'un équilibre nerveux remarquable.

- "Je regrette qu'il ait fait ça, Roger," dit-il. "Pourtant, il n'y avait rien à voir, n'est-ce pas, après tout ce temps et toute cette neige fraîchement tombée ?"

Le jeune homme ne répondit pas - il continuait à avoir l'air soucieux, embarrassé, perplexe.

- "Roger, qu'y a-t-il ?" demanda le Dr Allard avec insistance.

- "Eh bien, il vaut mieux que je vous le dise, monsieur, bien que vous alliez nous prendre pour des idiots," dit le jeune homme, qui rougit en prononçant ces mots. "En réalité, nous avons vu quelque chose. C'était au moment où nous partions. Nous avions quitté le bas de la face verticale nord et étions arrivés sur le champ de neige plat qui s'étend au-dessous, quand nous sommes tombés sur des empreintes de pas dans la neige."

Il s'arrêta.

- "Et alors ?" dit le Dr Allard, d'une voix un peu irritée. "Une autre équipe était peut-être passée par là. D'où venaient ces empreintes ?

- C'est là toute la question," dit Roger. "Elles ne venaient de nulle part. Elles commençaient là, en plein champ. Tout d'abord, nous les avons suivies, parce que c'était plus facile pour avancer. Mais alors, les guides ont commencé à parler entre eux, comme ils ont coutume de le faire, se demandant comment diable ces empreintes de pas avaient pu prendre naissance au milieu de cet immense champ de neige, et Phyllis a saisi le sens de ce qu'ils disaient, et bjuste au moment où ils redescendaient, elle pâlit et me dit : "Ce sont les empreintes de ces hommes, là-haut." Et rien n'a pu la faire continuer à suivre ce chemin. ... ..."

Par la suite, deux cartes postales postées de stations proches, seront remises à la pauvre Phyllis, toutes deux signées par un certain "J. Bull" et évoquant le désir de cet homme, qu'il partage avec son compagnon, un dénommé "George", d'entreprendre une ascension prochainement avec les deux jeunes Anglais.

Or, les alpinistes morts un mois plus tôt s'appelaient James Bull et George Henry Whitelegg ...

La fin de la nouvelle est aussi subtile que celle de "La Limousine Bleue" et, comme dans ce dernier texte, il existe plusieurs niveaux de lecture : tout cela peut-être vrai et les "enfants", comme les appelle le Dr Allard, sont poursuivis par deux êtres invisibles qui visent à faire une dernière ascension en possédant leurs corps ; ou alors tout cela est faux et, tout comme la maladie s'était déclarée chez Rose Allard sans que rien, auparavant, n'eût pu le laisser prévoir, Phyllis devient subitement folle et entraîne son frère avec elle.

Quoi qu'il en soit, par l'habileté avec laquelle l'angoisse est d'abord suggérée - rien que quelques empreintes, somme toute, sur la neige toute blanche - puis s'accroît de paragraphe en paragraphe, entraînant le lecteur avec les protagonistes de l'histoire dans une espèce de fuite infernale en avant, "L'Accident" est un texte qu'on n'oublie pas.

L'Accident - Ann Bridge - Anthologie du Fantastique - T. 1 - Roger Caillois - Gallimard.