Si les monstres que l'on peut voir et entendre sont susceptibles d'épouvanter ceux qui les croisent, les créatures invisibles les font carrément basculer dans la crise cardiaque de l'horreur absolue. D'autant que rarissimes sont les cas, littéraires ou cinématographiques, où ces êtres se révèlent animés de bonnes intentions.

Au Panthéon des classiques sur ce thème, "Comment l'Amour s'imposa au Pr Guildea", assez longue nouvelle fréquemment reprise dans les anthologies les plus cotées.

Guildea est un scientifique, un penseur froid et volontiers cynique qui ne croit pas plus en Dieu qu'à l'existence de son âme. Il se prend de sympathie pour le père Murchison, ecclésiastique dont il a fait la connaissance lors d'une conférence qu'il donnait. De petit souper en petit souper, les deux hommes deviennent bons amis et c'est à Murchison que Guildea confie un jour la certitude affreuse qu'il a désormais d'être poursuivi jusque chez lui par une créature invisible qui, bien loin de lui paraître hostile, semble au contraire lui vouer une adoration sans borne. Pour un homme qui, comme le professeur, se vantait de vivre très bien sans amour, la situation devient intolérable.

Le prêtre, sans le dire, pense tout d'abord que son ami est surmené. Pour le calmer, il se laisse convaincre de se cacher avec lui derrière les rideaux du salon et d'observer l'attitude du perroquet de Guildea, seul habitant de la maison à même de "voir" ce qui ne se peut voir. Et, au bout d'un long moment :

... ... L'oiseau, comme s'il était brusquement attiré par quelque chose, cessa de becqueter et, la tête toujours rejetée en arrière et tordue sur son cou, parut écouter avec la plus grande attention. Le regard de son oeil rond était tendu et brillant comme celui d'un pigeon inquiet. Repliant son aile, il leva la tête et se tint un moment bien droit sur son perchoir, soulevant et reposant ses pattes comme un automate ; on eût dit qu'une émotion naissante provoquait en lui un désir incoercible de mouvement. Il tendit ensuite la tête en direction de la pièce la plus éloignée, et resta immobile. Son attitude évoquait avec tant de force la concentration de l'attention sur une chose toute proche debout en face de lui, qu'instinctivement le père Murchison promena son regard autour de la pièce, s'attendant presque à voir s'avancer doucement Pitting (= le majordome), qui serait entré par la porte cachée. Mais il ne vint pas et le silence régnait. Néanmoins, il était clair que l'agitation et l'attention du perroquet allaient augmentant. Il penchait de plus en plus la tête, tendait le cou tant et si bien que, près de tomber, il déploya à demi ses ailes, les éleva légèrement au-dessus de son dos, comme pour s'envoler et leur imprima un battement rapide pendant un temps que le père trouva interminable.

Finalement, levant ses ailes aussi haut que possible, il les laissa lentement et délibérément retomber sur son dos, saisit de son bec le bord de sa baignoire, se laissa glisser sur le sol de sa cage et alla en se dandinant jusqu'aux barreaux, contre lesquels il appuya la tête. Il se tint ainsi parfaitement tranquille, dans l'attitude qu'il prenait chaque fois que le professeur lui grattait la tête. La pose de l'oiseau évoquait ce plaisir avec une précision telle que le père Murchison eut l'impression de voir un doigt blanc passer doucement parmi les plumes de sa tête. Une conviction très puissante s'empara alors de lui : quelque chose qu'il ne voyait pas, mais que l'oiseau voyait et accueillait avec joie, se tenait devant la cage. ... ..."

Au bord de l'effondrement mental, Guildea finira par se séparer de son perroquet mais la présence invisible, elle, demeurera. Le pire est sans doute que jamais on ne saura avec précision de quelle nature elle était. ;o)

Comment l'Amour s'imposa au Pr Guildea - Robert Smythe Hinchers - Histoires Abominables - Alfred Hitchcock - Livre de Poche.