The Rum Diary Traduction : Bernard Cohen

Merci aux Editions Gallimard qui, en partenariat avec Babélio, nous ont gracieusement permis de découvrir "Rhum Express."

Ce livre, je l'ai dévoré en un après-midi. Pourtant - oserai-je l'avouer ? - dans la liste que j'avais choisie parmi les exemplaires proposés, il me tentait bien moins par exemple que "Kornwolf" de Tristan Egolf. Pauvre sotte que j'étais ! Sans la bienveillance du grand dieu des Scribes, je serais passée à côté d'un texte dont, s'il appartenait à notre espèce, on dirait qu'il possède une incroyable présence.

Non par le style, plus littéraire certes qu'on pouvait s'y attendre mais sans plus puisque Thompson ne se démarque pas encore ici par la férocité de sa griffe. Encore moins par l'histoire, surtout envisagée de loin, dans un résumé de quatrième de couverture. Grosso modo, il y est question d'un journaliste free-lance qui, sur un coup de tête et parce qu'il a envie de voir du pays, accepte un poste à Porto Rico, au sein d'un journal américain qui commence à être mangé aux mites. De récit de beuveries au rhum blanc en rapports de magouilles minables, il raconte l'année qu'il a passée dans la chaleur des Caraïbes et les expériences - limitées compte tenu de la situation - qu'il y a vécues.

Oui, tout cela est bien banal. Mais ...

Mais il y a Hunter S. Thompson.

Sous sa plume, Porto Rico prend des airs de gros fruit à demi pourri et très satisfait de l'être, les Etats-Unis affichent, avec une fatuité de dindon, leur volonté de colonisateurs sans complexes, Paul Kemp, le narrateur soit-disant paumé, se révèle intelligent et volontaire alors que son collègue déjà sur place, le solide Yeamon, ne va pas tarder à mettre sur la place sa nature d'authentique tête brûlée, la rédaction du "Daily News" se transforme en un exotique panier de crabes à l'agonie, les autochtones avancent comme des ombres indifférentes ou hautement malveillantes, le rhum trouble l'esprit ou le remet à flots, la chaleur moite des Caraïbes vous dégouline dans le dos et "Rhum Express" s'affirme comme un roman très, très prenant.

En le lisant, on songe à Malcolm Lowry et à "Au-dessous du volcan", l'un des plus grands romans qui aient jamais été écrits sur le mal de vivre, la solitude intérieure et leurs conséquences, l'angoisse et le ou les addictions censées la combattre. Mais si l'auteur britannique est plus flamboyant, plus lyrique - et moins cynique - l'Américain, lui, vit la dépendance à l'alcool comme un parcours initiatique et non comme une volonté autodestructrice. Thompson reste lucide et ne s'apitoie pas. Le cynisme total qui est le sien et que maîtrisait si peu Lowry, lui sert de garde-fou. Le vide l'attire, on n'en doute pas un seul instant et il n'en fait pas mystère, mais il parvient toujours à empêcher la face la plus sombre de lui-même d'y sombrer. On l'entend bien penser "A quoi bon, finalement ?" mais une curiosité qu'on peut qualifier d'extraordinaire, d'inhabituelle même, le pousse à dépasser ce raisonnement trop simple. Au-delà des cuites au rhum dont son ialter ego/i ne conserve que bien peu de souvenirs, le romancier, lui, veut savoir ce qu'est le Vide avant d'accepter de s'y jeter.

... Question qui demeure sans réponse, bien sûr. ;o)

Quoi qu'il en soit, l'acharnement de Thompson à "voir plus loin" donne déjà à ce premier roman une puissance qui fascine et réveille en soi tout un flot de rêves (et de cauchemars) qu'on est étonné et ému de redécouvrir si jeunes, si pleins d'allant, si vigoureux. C'est l'éternel et incompréhensible miracle du conteur-né : le Temps n'est plus, les mots demeurent et le lecteur renaît à lui-même. ;o)