Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Littérature made in USA.

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jeudi, août 6 2009

Hudson River - Joyce Carol Oates

Hudson River Traduction : Claude Seban

Joyce Carol Oates fait partie de ces auteurs prolifiques qui imaginent des intrigues fouillées et des personnages à l'avenant. D'un tempérament de fresquiste, elle ne semble jamais à court pour faire sortir de son cerveau des protagonistes qui, bien que présentant des points communs puisqu'ils naviguent tous dans le vaste océan de la société américaine, se révèlent toujours aussi différents que pourraient l'être leurs empreintes génétiques. En ce sens, on peut voir en Oates un écrivain populaire, comme Balzac, Hugo, Zola le furent en leur temps et son oeuvre restera certainement comme l'une des plus importantes dans la littérature étatsunienne et mondiale du XXème siècle.

Même s'il n'appartient pas pour moi aux ouvrages majeurs, "Hudson River" ne contrevient pas à ces règles générales. La romancière y utilise une mort accidentelle - celle d'Adam Berendt, sculpteur atypique qui avait choisi de s'installer dans la banlieue chic de la ville de Salthill, Hudson River - comme un levier destiné à peser sur la vie des principaux amis et relations d'Adam et à y créer une brèche par laquelle, avec les interrogations, va s'introduire le désir de plus en plus impérieux de se remettre en question.

Ce sont surtout les femmes qui se sentent concernées par la disparition d'Adam. Des femmes qui, presque toutes, avaient rêvé de devenir sa maîtresse mais qui n'avaient jamais été pour lui que des amies. Dans leur ombre, leurs conjoints qui, eux aussi, vont être gagnés par la volonté d'une existence différente. Tout ce qu'ils découvrent ne pas savoir sur leur ami disparu les poussent toutes et tous à revoir leur mode d'existence, à le rêver plus conforme ... A quoi ? A ce qu'Adam aurait voulu pour eux, pensent certain(e)s. A ce qu'Adam avait réussi à faire de sa propre existence, estiment les autres.

En filigrane, pour les plus fidèles - et, en ce domaine, ce sera Augusta Cutler qui se révèlera la plus digne - la quête du véritable Adam Berendt.

Peut-être certains trouveront-ils assez pénibles les premières pages du livre. Tel fut mon cas, je l'avoue sans honte. Puis j'ai compris que ces hachures geignardes et ces phrases tronçonnées, soulignant le battement affolé des pensées de celle qui, la première, apprend la mort d'Adam, Marina Troy, la libraire du coin, pour laquelle il avait fait beaucoup et qui, comme les autres, rêvait de l'avoir pour amant, servent aussi à fixer le caractère du personnage avant qu'il ne parte à la recherche de lui-même.

Quoi qu'il en soit, "Hudson River" est un roman honorable, construit aussi solidement qu'à l'accoutumée et idéal pour des vacances tranquilles mais il n'est en rien comparable à ces très grandes pointures que sont, chez Oates, "Nous étions les Mulvaney", "Blonde" ou encore "Délicieuses pourritures." Qu'on se le dise et on n'encourra aucune déception. ;o)

mercredi, août 5 2009

Angelica - Arthur Phillips

Angelica Traduction : Edith Ochs

Troisième roman d'Arthur Phillips, "Angelica" doit son nom à la petite Angelica, fille unique de Constance & Joseph Barton, petits-bourgeois londoniens de l'époque victorienne mais aussi couple dont les deux moitiés sont dépareillées puisque le père s'est marié "au-dessous" de sa caste en épousant une jolie vendeuse en papeterie.

Pendant leurs fiançailles et au début de leur mariage, Constance était convaincue de la chance extraordinaire qui avait été la sienne. Mais après la naissance d'Angelica et surtout au quatrième anniversaire de l'enfant, date à laquelle Joseph décide de faire enfin dormir l'enfant dans sa chambre personnelle ses rapports avec son mari commencent à se dégrader. La première partie du roman - qui en comporte quatre afin de permettre une fois encore à Arthur Phillips de jouer à plein la carte des points de vue multiples, complémentaires et/ou contradictoires - nous expose ses griefs en long et en large et surtout en un style si parfaitement victorien qu'il en devient insupportable.

Fort heureusement, dès l'entrée en scène de la prétendue médium, Anne Montague, dans la seconde partie, le langage perd son afféterie lassante - et la situation, bien que se compliquant, s'éclaircit tout de même un peu. La parole sera ensuite donnée au mari et enfin à Angelica elle-même, mais une Angelica adulte - et le lecteur ira de surprise en surprise.

Ici encore, je n'en dirai guère plus par souci de ne pas gâter le plaisir de la découverte pour les autres lecteurs. Je me contenterai de préciser que l'intrigue est bien moins complexe que celle de "L'Egyptologue", moins diabolique également et que, si la guête identitaire pouvait être vue comme le point central de ce roman-là, ce sont les ravages de l'inceste et du non-dit social qui frappe ce fléau qui sont à la base d'"Angelica." (Et contrairement à ce que vous pourrez croire, vous dire cela ne révèle en fait rien que de très général. ;o) )S'y ajoute également une analyse de la sexualité évidemment définie dans le contexte victorien mais qui vaut également pour toutes les époques et toutes les sociétés où la femme est définie comme inférieure à l'homme.

Fidèle à sa manie du flou, Arthur Phillips laisse bien traîner çà et là quelques interrogations que ne résoudra jamais son lecteur mais cela n'est en rien comparable avec la foule de "pourquoi ?" et de "comment ?" qu'abandonnaient derrière elles les pages de "L'Egyptologue." Curieusement, en dépit de l'aspect "chien fou" de ce dernier et de ses imperfections, on est tenté de conseiller de lire tout d'abord "Angelica" et ensuite seulement son prédécesseur dans le temps. Il y a en effet dans "L'Egyptologue" une flamme de folie pure qui fait défaut à "Angelica" et qu'on en vient à regretter ... ;o)

mardi, août 4 2009

L'Egyptologue - Arthur Phillips

The Egyptologist Traduction : Edith Ochs

Ce roman de près de six-cents pages en édition Pocket fait s'entremêler essentiellement la recherche d'une tombe pharaonique dans la Vallée des Rois, en 1922, et l'enquête entreprise par l'héritier de la famille Macy près de trente ans plus tard, enquête sur l'homme que sa tante Margaret avait failli épouser dans les années vingt. Il se trouve que l'égyptologue lancé à la découverte de la tombe du pharaon Atoum-Hadou et le fiancé avec lequel, dans des circonstances mal expliquées, rompit Margaret Macy ne sont qu'une seule et même personne, Richard Trilipush.

Mais qui était Richard Trilipush ? ...

Le livre entier repose sur cette question à laquelle, sans vouloir révéler l'intrigue détaillée du roman, on peut d'ores et déjà dire que le lecteur n'obtiendra jamais de réponse satisfaisante.

En fait, après avoir achevé la lecture de "L'Egyptologue", on en vient à se demander si on ne ferait pas mieux de le relire tant les récits se mêlent et s'entrechoquent, risquant parfois le télescopage nébuleux et provoquant une fin - à mon modeste avis - improbable, ce qui constitue d'ailleurs la grande faiblesse de l'ensemble.

La construction est pourtant très habile, les indices s'accumulent de façon cohérente et l'énigme révèle un auteur ambitieux. On comprend que Stephen King ait beaucoup aimé. Mais il s'est montré indulgent car si l'auteur est ambitieux, il n'a pas tout à fait les moyens de son ambition : techniquement parlant, la fin est, je le répète, invraisemblable. Certes, il nous reste encore l'hypothèse d'un délire ultime et absolu mais si tel est bien le cas, comment Trilipush est-il parvenu à écrire jusqu'au bout ? ...

Il n'en reste pas moins vrai que l'auteur se révèle un conteur authentique, qui sait accrocher l'attention de son lecteur et faire monter la tension et la curiosité, en dépit de quelques longueurs, çà et là. Arthur Phillips possède aussi au plus haut degré l'art de brouiller les pistes et de flouter l'image. Toutefois, pour ne pas sortir de son livre avec un sentiment de déception ou, pire encore, d'agacement et de frustration, mieux vaut accepter dès le départ l'idée d'un délire intégral.

Enfin, un dernier conseil : "L'Egyptologue" doit se lire en quelques jours. Surtout, surtout, n'étalez pas sa lecture sur une quinzaine ou un mois, en la répartissant par petits fragments : vous n'y comprendriez plus rien. ;o)

jeudi, mars 19 2009

Noeuds & Dénouement - Annie Proulx

The Shipping News Traduction : Anne Damour

Ce roman est à l'image de son héros, Quoyle, l'un de ces hommes à la carrure d'ours qui, dès l'enfance, se trouvent trop gros, trops grands, trop balourds, trop maladroits ... et que leur entourage - à commencer par leurs parents - méprise souvent parce qu'il les croie - bien à tort - peu intelligents.

Mais de l'intelligence et plus encore de la sensibilité, ce géant rouquin de Quoyle en a à revendre. Ce qui lui fait défaut, ce sont tout d'abord un minimum de confiance en soi et ensuite une carapace. Et "Noeuds & Dénouement" n'est autre que le récit du parcours qui lui permet d'obtenir l'un et l'autre, le tout nimbé d'une aura de poésie intense qui se dégage des magnifiques paysages choisis comme décors pour une intrigue très discrète mais aussi très attachante.

Ce parcours passera par Terre-Neuve, patrie de ses ancêtres que, guidé par la soeur de son père, l'une des rares parentes qu'il lui reste, il se met en tête de regagner après qu'un accident de voiture l'a privé de son insupportable moitié, Petal. Dans son périple initiatique, Quoyle ne sera donc pas seul, d'autant qu'il emmène avec lui ses deux petites filles, Bunny et Sunshine.

A partir de là, Annie Proulx tisse une double chronique : celle de la famille Quoyle bien sûr et de son intégration progressive au milieu des autochtones mais aussi celle de cette société terre-neuvienne à la mentalité profondément insulaire et que les glaces polaires contribuent à particulariser encore plus, à la fois sauvage et chaleureuse, repliée sur elle-même et cependant capable des élans les plus profonds.

Le rythme est lent, à l'image de Quoyle et de ses nouveaux concitoyens. Pourtant, en composant son intrigue par petites touches, en ajoutant un ou deux détails de plus à chaque chapitre sur le caractère de ses personnages, Proulx parvient à maintenir l'intérêt de son lecteur. Ajoutez à cela de magnifiques descriptions de la nature - notamment de la mer et des paysages marins - qui accrochent et font rêver, et vous aurez le ton général de ce roman qui, sans se laisser impressionner, se fraye vaille que vaille son petit bout de chemin jusqu'au coeur de son lecteur.

Ce livre a été adapté au cinéma par Lasse Hallström, sous le titre français de "Terre Neuve." Kavin Spacey et Julian Moore tenaient les rôles principaux. ;o)

lundi, mars 16 2009

Destins Obscurs - Willa Cather

Obscure Destinies Traduction : Michèle Causse

Au fur et à mesure que je m'enfonçais au coeur des trois nouvelles qui composent ce recueil, c'est à la grande Katherine Mansfield que Willa Cather me faisait songer. Et pourtant, en apparence, toutes deux sont aux antipodes l'une de l'autre.

La première fixe en effet le Temps par petites goutte dorées et translucides, oeuvrant en joaillier perfectionniste, traquant au plus près du rêve et de l'indicible ces mille éclats kaléidoscopiques qui forment l'existence humaine. La seconde au contraire le travaille comme une couturière de génie, taillant à grands coups décomplexés dans une masse informe dont, au premier abord, on ne distingue absolument ni la grâce, ni l'intérêt. Les personnages de Mansfield ont la délicatesse et les préoccupations souvent complexes d'ombres qui fuient l'éclat trop brutal du soleil pour se réfugier dans la douceur lunaire, ceux de Cather s'enracinent dans une vie terrestre saine et robuste, en accord parfait avec la Nature qui les entoure et à l'abri de laquelle ils développent des joies et des soucis plus simples.

Cependant, les deux femmes ont en commun une formidable puissance d'évocation de l'instant qui passe, un génie naturel pour enlever le lecteur à son quotidien et le plonger en douceur dans un univers qui, bien qu'il lui soit en principe étranger, fait naître en son coeur de multiples et insaisissables remous. A peine perçue, l'émotion soulevée semble reculer et se dissoudre mais quand on referme le livre, on s'aperçoit qu'elle s'est fait une petite place au fond de nous, parmi nos souvenirs les plus chers.

Dans "Destins Obscurs", la seconde nouvelle - la plus longue - est celle où culmine l'art de Willa Cather. L'auteur y fait le portrait d'une grand-mère sudiste, "La Vieille Madame Harris", qui donne son nom au texte et s'est exilée dans l'Est des Etats-Unis pour ne pas abandonner à elle-même sa fille, Victoria, et ses petits-enfants.

En dépit de sa lassitude, qui s'accroît avec l'âge, Mrs Harris continue à assurer le bon fonctionnement d'une maison où l'argent fait un peu trop défaut et où les parents ne s'occupent guère de leur progéniture, tous deux ayant été élevés eux aussi dans la tradition du Sud qui voulait qu'une femme mariée confiât l'éducation de ses rejetons soit à sa mère, soit à une parente pauvre. Devenue véritable mode de vie, cette coutume ne tient pas compte des bouleversements apportés par la Guerre civile dans la société américaine : chez Mrs Harris, nulle "Mama" pour la soulager des servitudes ménagères, tout au plus une jeune domestique, Mandy, laquelle, plus compatissante que le reste de la maisonnée, propose tous les soirs à la vieille dame de lui masser ses pieds recrus de fatigue ...

La première nouvelle, "Le Père Rosicky", est aussi un hommage rendu par Cather aux Anciens Américains, en la personne d'un immigré tchèque, Anton Rosicky, ancien garçon-tailleur devenu fermier dans le Midwest, vieillard aimable et souriant qui, à la différence de Mrs Harris, est entouré d'une famille qui se rend compte de tout ce qu'il a fait - et continue à faire - pour elle.

Enfin, la nouvelle de clôture, "Deux Amis", analyse de manière mansfieldement subtile :wink: les ressorts de l'amitié entre le banquier Dillon et J. H. Trueman, gros éleveur de bétail dans une petite ville du Kansas. La chaleur de cette relation, la complicité des deux compères et plus tard la stupide querelle politique qui en vient à bout sont exposées par une narratrice qui se les remémore avec les yeux de l'enfant qu'elle était alors, ce qui parachève la nostalgie qui se dégage de l'ensemble.

Si vous ne connaissez pas Willa Cather et si vous avez un faible pour les nouvelles et textes courts, pourquoi ne pas commencer par ce recueil qui, tranquillement, sans avoir l'air d'y toucher, donne une grande leçon d'écriture ? ;o)

jeudi, février 26 2009

Flicker (La Conspiration des Ténèbres) - Theodore Roszak

Flicker Traduction : Edith Ochs

Que dire de ce livre si l'on veut être certain tout d'abord de ne passer sous silence aucune de ses exceptionnelles qualités, ensuite de convaincre le lecteur non seulement de le lire mais de le placer en bonne place sur les rayons de sa Bibliothèque ? ...

Vous qui avez passé des heures et des heures d'inoubliable exaltation à vous caler bien au chaud, dans les ténèbres d'une salle de ciné-club (ou d'une salle de cinéma toute simple) ;

Vous qui, pour quelque raison, n'avez jamais connu les ciné-clubs mais avez tremblé d'émotion en découvrant, sur le petit écran, votre première copie, grise et tressautante, du "Nosferatu" de Murnau ou du "Lys Brisé" de Griffith ;

Vous qui oubliez souvent votre âme (et votre budget) pour vous acheter des livres qui traitent du Cinéma, de ses techniques, de ses maîtres et de son Histoire ...

... Vous qui, justement, vous passionnez pour l'Histoire avec un H ;

Vous qui avez la certitude (pour un peu, on dirait que vous êtes né avec) que tout, finalement, n'est qu'Histoire ;

Vous qui en connaissez tout de même pas mal non seulement sur le Cinéma et la Littérature mais aussi sur les hérésies monothéistes ;

Vous pour qui Cinéma et Littérature sont les enfants jumeaux d'une même civilisation éternellement à la recherche d'elle-même ...

... Vous qui aimez l'Erudition lorsqu'elle ne chausse pas les gros sabots puants de la Pédanterie ;

Vous qui êtes sûr(e)s qu'on n'en finit jamais d'apprendre ;

Vous qui appréciez les tours de force littéraires et cinématographiques ...

... Vous enfin qui, bien que volontiers à genoux devant "Le Vent" de Sjöström comme devant l'"Apocalypse now" de Coppola, n'en avez pas moins une conscience épidermique du rôle de plus en plus déplaisant que l'image et le son peuvent tenir dans notre société schizophrène, grâce entre autres aux bons services de tous ces écrans qui investissent notre quotidien ...

Oubliez la traduction niaise de son titre en français et lisez "Flicker", de Theodore Roszak, à ce jour le plus bel hommage rendu par la Littérature et l'Histoire au Cinéma. ;o)

mercredi, février 18 2009

Nulle & Grande Gueule - Joyce Carol Oates

Big Mouth & Ugly Girl Traduction : Claude Seban

J'ai acheté ce roman dans la collection Folio et rien, sur la jaquette, ne précisait qu'il s'agissait là d'un roman écrit pour un public d'adolescents. Gallimard l'a d'ailleurs édité également dans sa collection Folio-Jeunesse, c'est tout dire. (Merci, Julie, pour le renseignement. ;o) )

A quinze ans déjà, je ne me sentais guère en adéquation avec mes contemporains. Alors, le fait de me retrouver précipitée, fût-ce par la grande Joyce Carol Oates, dans cet univers si spécial qu'est l'adolescence, ne m'a pas vraiment séduite. Si encore Oates, fidèle à elle-même, s'était attachée à des adolescents glauques, vénéneux, leur imposant un destin du même style et clôturant son roman sur l'une de ces chutes dont elle a le secret ! ... Quelque chose comme "Délicieuses pourritures", vous voyez ...

Mais non. Peut-être surveillée par quelque censeur éditorial soucieux de convaincre les adolescents américains que, finalement, ils auraient bien tort de croire que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, la romancière, après une première partie remarquable, s'enlise dans les conventions habituelles du genre et, tenez-vous bien, il y a même une happy end.

A la limite, c'est de l'anti-Oates.

En tous cas, ce roman, je l'ai ressenti comme tel.

Puis, je me suis posé la question : ayant une pré-ado à la maison, quel livre lui conseillerais-je plutôt de lire ? "Nulle & Grande Gueule" ou "Délicieuses Pourritures" ? ... Bon, le premier, bien sûr, pour l'instant parce que "Délicieuses Pourritures", c'est plutôt gratiné. Mais tout en lui disant qu'il s'agit là d'un roman mineur au sein de l'exubérante jungle oatesienne, un roman gentillet mais utopiste, avec un parfum fleur bleue qui charme quand on a quinze ans mais déconcerte lorsqu'on en a vingt de plus - quand encore il ne fait pas ricaner. Un roman surtout qui ne restitue en rien le génie authentique de son auteur.

Pourtant, Oates dépeint admirablement la hantise des parents et des autorités depuis le massacre de Colombine. Tout comme elle fustige, implacable, les mille petites lâchetés des parents et des élèves lorsqu'ils se trouvent confrontés à la prétendue dangerosité de Matt (surnommé Grande Gueule). Ses obsédés religieux, on y croit aussi : haineux, obtus, naturels, quoi !

Mais justement, sur de telles vérités, on ne peut tenter de fixer par la suite le masque étroit et ridicule d'un amour adolescent qui grandit au mépris de tout, de la récompense accordée aux "gentils" tandis que les "méchants" subissent leur châtiment, de la fin idyllique s'ouvrant sur un avenir de rêve (ou presque).

Parce que la vie, ça n'est pas ça du tout. La vie, elle est toujours plus proche de "Délicieuses Pourritures" que de "Nulle & Grande gueule" : c'est cynique de le dire et de l'écrire, mais c'est vrai.

Enfin, un peu de rêve ne fait pas de mal. Dommage que Oates donne l'impression de s'être réveillée à la moitié du livre. ;o)

mardi, février 17 2009

La Route au Tabac - Erskine Caldwell

Tobbaco Road Traduction : Maurice-Edgar Coindreau

De "La Route au Tabac" comme d'ailleurs du reste de l'oeuvre de Caldwell, j'avais toujours entendu dire qu'il s'agissait de livres certes féroces mais où prédominait le comique, voire le burlesque. Lecture faite de cette "Route au Tabac", je me demande bien ce qui a valu à ce roman des critiques aussi peu justifiées.

Bien qu'on ne puisse dénier à certaines scènes une force à la fois comique et absurde, l'ensemble plonge surtout le lecteur dans une profonde tristesse devant ces existences abruties qui ne semblent avoir aucun sens.

Naître, crever de faim et puis mourir, écrasée comme l'est la vieille grand-mère Lester dans la cour de sa propre ferme ou asphyxiés dans l'incendie de leur maison toute décrépite comme le sont son fils et sa belle-fille, tel paraît être la seule destinée prévue pour les protagonistes de "La Route au Tabac", ces "pauvres blancs" dégénérés qui se cramponnent à un lopin de terre que leur famille à jadis possédé mais sur lequel ils ne sont plus, eux, que des métayers.

Nous sommes dans les années trente, dans la Géorgie profonde sur laquelle souffle l'ouragan de la Grande dépression. Ah ! cette "Crise", comme on l'appelait aussi à l'époque, quel excellent prétexte elle donne à Jeeter Lester, le père, pour continuer à creuser son propre tombeau et celui des siens ! Car, Grande dépression ou pas, Jeeter a toujours tellement réfléchi, tellement rêvé de ce qu'il pourrait faire sur son lopin de terre qu'il n'a jamais eu le courage de passer à l'acte et que, de tous temps, la Faim et la Misère se sont disputé ses quelques acres.

Des enfants, il en a eu toute une ribambelle mais en grandissant, les filles comme les garçons ont compris ce qu'avait de suicidaire le refus entêté de leur père de tout quitter pour aller à la ville prendre un emploi dans les filatures, et ils se sont enfuis sans jeter un seul regard derrière eux. Dans la ferme minuscule à l'abandon, ne restent plus que Dude, un gamin de seize ans un peu simple et Ellie May, une fille qui serait jolie sans le bec-de-lièvre qui la dépare. La petite Pearl, douze ans, vient d'être mariée à Lov, un ouvrier agricole et, même si l'on parle beaucoup de ses boucles blondes et du désespoir qui est le sien à l'idée de vivre avec son époux tout neuf et beaucoup plus âgé qu'elle, on ne la voit jamais. Tout juste apprend-on sur la fin du livre que, en définitive, elle aussi a mis le cap sur la grande ville, fuite qui permet à Ellie May de prendre sa place dans le lit de Lov.

Autre personnage-clef du livre : Soeur Bessie, veuve de l'un de ces prédicateurs typiques de l'Amérique rurale, qui se met en tête d'épouser Dude en lui faisant miroiter, pour l'appâter, la voiture neuve qu'elle va acheter à Augusta et qu'il pourra conduire tous les jours que Dieu fait pourvu qu'il devienne son mari.

Tous, tant qu'ils sont, ne pensent qu'à manger (mais comment ne pas y penser ? c'est normal quand on crève de faim. Le début du roman tourne d'ailleurs autour d'un sac de navets achetés par Lov pour son usage et dont les Lester cherchent à le délester par tous les moyens.), boire, copuler et chiquer. Ces obsessions communes s'accompagnent d'une idée fixe pour chacun d'eux : Jeeter est obsédé par l'idée d'acheter à crédit semences et guano ; sa femme rêve de provisions de tabac telles qu'elles la libéreraient de la faim ; la grand-mère ne songe qu'aux restes, les seules miettes que veuille bien lui laisser son fils ; Ellie May est nymphomane ; Dude passerait sa vie entre la voiture et son lit ; Soeur Bessie ne songe qu'aux sexe et aux prêches ; Lov veut à tous prix que Pearl admette ses droits conjugaux et Pearl l'Invisible, elle, n'envisage qu'une chose : partir loin de tous ces enragés. (On la comprend.)

Selon la formule consacrée, il n'y en a pas un pour racheter l'autre. Grandioses dans leur dégénérescence, ignobles et tout-à-fait inconscients de l'être, ils évoquent, pour le lecteur européen, les serfs décrits dans le chantefable du XIIIème siècle, "Aucassin & Nicolette." Mais l'anonyme rédacteur du texte moyen-âgeux avait pris la précaution de faire de son Aucassin un fils de comte tandis que Nicolette, en dépit des apparences, n'était pas une esclave mais la fille du roi de Carthage, enlevée par les Sarrazins. Ses deux héros devenaient ainsi présentables aux yeux du public de l'époque.

Dans "La Route au Tabac", aucun miracle de ce genre : les personnages de Caldwell non seulement sont nés comme ça mais en plus, ils mourront dans cet état lamentable. Prisonniers de leur condition sociale, ils ne se révoltent même pas : pour leurs pères, c'était pareil, alors, à quoi bon ? On n'ose même pas dire qu'ils cherchent avant tout à survivre car l'apathie avec laquelle ils tolèrent leur misère ne le permet pas.

Sans fioritures, en un langage simple et naturel, Erkine Caldwell les raconte, scène par scène, plongeant parfois dans la tête de Jeeter pour éclairer non pas son comportement mais la situation économique de l'époque. Pas plus qu'il n'entend les sauver, il ne les juge. Ils sont comme ça et c'est ainsi : le Sud est mort depuis longtemps, ne laissant pour tout souvenir que ces spectres émaciés, aux instincts si primitifs qu'on hésite à les traiter d'animaux. Pour atteindre à une telle déchéance, il faut appartenir à l'espèce humaine.

A mille lieux des splendeurs faulknériennes, "La Route au Tabac" n'en est pas moins un grand roman. ;o)

lundi, février 16 2009

La Reine de l'Idaho - Thomas Savage

The Sheep Queen Traduction : Pierre Furlan

De Thomas Savage, "Le Pouvoir du Chien", découvert assez tardivement dans notre pays, ne cessait d'attirer mon attention sur les présentoirs des librairies. Mais les commentaires dithyrambiques qui accompagnent sa quatrième de couverture me maintenaient à distance : je me méfiais. Néanmoins, cet auteur m'intéressait, une sorte de feeling passait de lui à moi sans que je susse très bien pourquoi et comment cela se faisait puisque je n'avais jamais rien lu de lui.

Finalement, je coupai la poire en deux et choisis un roman moins connu dont le sujet me plaisait : "La Reine de l'Idaho." Et tout de suite, au-delà la traduction, j'ai été envoûtée : l'un de ces styles si simples en apparence qu'on oublie volontiers la charge de travail qu'il a fallu pour en arriver là, un récit fluide et attentif aux émotions de chaque personnage, un rythme faussement paresseux, des héros atypiques et pourtant authentiques, une quête affective pleine de pudeur et de tendresse.

Pionnier du mouvement dit "des écrivains du Montana", Thomas Savage raconte les vastes paysages de l'Ouest américain que l'industrialisation du pays est en train de transformer, lentement mais sûrement. Pour les Burton, la famille d'éleveurs à laquelle appartient le narrateur (Thomas ou Tom), la vie s'écoule d'abord paisiblement car il faut tout créer dans ce monde encore inviolé. Puis, avec la seconde génération et l'entrée dans la famille d'Emma, la future "Reine des Moutons", tout s'accélère. Un tout petit peu d'abord, puis un peu plus, et enfin de plus en plus.

Toute famille a ses squelettes et ses drames : celui du clan Burton, c'est la mort de Tom-Dick, le fils d'Emma. Un décès qui va influer de façon catastrophique sur le destin de sa fille, Beth, faisant celle-ci se noyer peu à peu dans l'alcool jusqu'à ce que son propre fils, Tom, découvre un jour la raison de cette dépression.

On notera que ce roman a été également publié sous le titre : "I heard my sister speak my mind", titre beaucoup plus explicite que "The Sheep Queen" (et bien plus que "La Reine de l'Idaho") puisqu'il se réfère à la quête d'Amy, la soeur inconnue de Tom, qui ouvre la première partie du roman.

Prochain objectif : "Le Pouvoir du Chien." ;o)

mercredi, janvier 21 2009

Fiona Range - Mary McGarry Morris

Fiona Range Traduction : Michèle Valencia

Mary McGarry Morris construit tous ses romans autour de héros qui, pour une raison physique, mentale ou sociale, ont toujours été marginalisés et rejetés. Elle a exploré les extrêmes de cette situation douloureuse dans "Une Femme Dangereuse", premier de ses romans que j'aie lus et dont je parlerai sans doute un jour. Dans "Mélodie des Temps Ordinaires", elle en donnait une version moins cruelle même si, dans ce roman-là, ce sont une mère et ses trois enfants qui se trouvent abandonnés aux confins de la sacro-sainte Norme en raison de l'acoolisme de leur époux et père.

Fiona Range quant à elle est une enfant qui, dès sa naissance, a été écartée, rejetée, pour ainsi dire gommée par ceux qui ont pourtant feint de s'occuper d'elle. Certes, le lecteur ne s'en rend compte qu'à la fin du livre - même si certains devineront la chute finale probablement un peu plus tôt qu'ils ne le devraient. Mais une chose est sûre : Fiona Range a servi d'alibi au conservatisme, aux normes, à la bien-pensance cultivés par la famille Hollis.

Avec cet instinct sûr mais encore tâtonnant de l'enfance, elle a saisi très jeune que "quelque chose ne collait pas" et sa nature impulsive a choisi la révolte affichée pour survivre au milieu de ses cousins trop sages et sous l'oeil peut-être pas si bienveillant qu'ils le prétendaient de son oncle Charles et de sa tante Arlène.

L'âge venant, la chose a dégénéré : refus des études, emploi de serveuse pris et conservé pour ne pas avoir à accepter l'aide de l'oncle, un magistrat intègre qui lui proposait un poste d'archivage au Palais de Justice, liaison orageuse avec un fils à papa dealer et complètement accro à ce qu'il vendait et, ensuite, une succession vertigineuse d'aventures sans lendemain. Ajoutons à cela que Fiona, plus par rébellion que par goût véritable, a tendance à lever le coude.

A trente ans, Fiona est lasse de cette famille qui n'en est pas une et met tout en oeuvre pour se faire admettre par son père, Patrick Brady, revenu défiguré du Viêt-Nam et qui a toujours refusé de la reconnaître. D'abord hostile, puis simplement réticent, Brady entend bientôt lui donner sa version personnelle de ce qui s'est déroulé avant sa naissance ...

Comme toujours chez McGarry Morris, l'action se circonscrit dans une petite ville où tout le monde connaît tout le monde et où l'on n'arrête pas de cancaner à tort et à travers. Et comme toujours, c'est vrai que j'ai eu du mal à m'arracher de ce livre, même après avoir deviné la fin qui lui serait donnée.

Néanmoins, cette fin justement est peut-être un peu trop concise, un peu trop brutale pour l'ensemble. Après avoir vu Fiona Range douter et souffrir autant, le lecteur aurait souhaité assister plus longuement à son triomphe. Le roman qui porte son nom n'en reste pas moins un bon livre, à lire pour se détendre. ;o)

jeudi, novembre 27 2008

Les Wapshot - John Cheever

The Wapshot Chronicle Traduction : Geneviève Naudin

Attention : amateurs d'action rythmée, s'abstenir ! "Les Wapshot", dont les héros ressemblent beaucoup, d'après ce que j'ai cru lire dans la biographie de leur auteur, à la famille dont celui-ci était issue, peut se définir comme une espèce de longue flânerie littéraire avec, pour trame, la grandeur et la décadence d'une génération.

De-ci, de-là, une touche d'humour grinçant ou grivois vient relever un peu la sauce mais c'est plutôt rare. Le plus souvent, Cheever s'en tient à une ironie voilée et douce, un peu nostalgique, qui évoque le parler monocorde d'un comédien jouant "à blanc."

Ce qui donne au lecteur une très étrange impression de recul et même, dans certains cas, la sensation de ne pas être directement concerné. On a, en effet, bien du mal à s'accrocher aux personnages et, lorsqu'on y parvient, quelque chose se passe qui hop ! vous fait perdre toute prise sur le caractère choisi et vous réexpédie à terre, avec comme seules possibilités, ou bien l'abandon instantané des "Wapshot", ou bien une nouvelle tentative pour déterminer clairement ce que ce texte réfractaire peut bien avoir dans son ventre de papier et d'encre.

Le style comporte de très belles images poétiques et rappelle un fleuve. Non pas le fleuve tonitruant, excessif, exténuant et pourtant tonifiant, roulant sa rocaille et ses alluvions, du grand Thomas Wolfe, mais un fleuve au débit singulièrement indolent, qui se resserre par endroits, stagne, fait mine de vouloir se mettre en crûe et puis en revient à une course sage et vaguement narquoise vers le mot de la fin.

Au centre, une génération de Wapshot : Léandre, le père, dépend financièrement de sa cousine Honora - le personnage le plus excentrique, sans aucune contestation possible - et, après ses échecs professionnels, occupe ses loisirs à assurer le service du ferry-boat de St Botolphs (dont, bien entendu, Honora est la seule propriétaire) ; Sarah, son épouse, une femme raffinée, altruiste et qui n'a plus aucune illusion sur son mari ; enfin, leurs deux fils, Moïse, très viril et à qui tout sourit (ou presque) et Coverly, le plus introverti (le plus proche aussi de John Cheever) qui, lui, connaîtra plus de difficultés pour s'affirmer.

Des gens banals, somme toute, qui réfrènent l'originalité susceptible de dormir en eux pour tenter désespérément d'atteindre ... Quoi, au fait ? Eh ! bien, cette chose ou cet état mystérieux, on le sent, il affleure de temps à autre au gré du fleuve mais, au moment où l'on se dit, triomphant : "Ca y est : je vais savoir !", il vous échappe, comme un poisson retournant à son élément naturel ou comme l'un des héros de John Cheever regagnant son petit nuage de personnage littéraire - et exclusivement littéraire.

Mais peut-être Cheever n'était-il pas si doué que ça pour le roman ? Après tout, ce sont ses nouvelles qui ont fait sa réputation. Je songe donc à renouveler l'expérience un de ces jours mais, cette fois-ci, avec un recueil d'histoires courtes. ;o)

mercredi, novembre 26 2008

A Suspicious River - Laura Kasischke

Suspicious River Traduction : Anne Wicke

A vingt-quatre ans, Leila traîne une vie sans avenir et sans surprises dans une petite ville américaine nommée Suspicious River. Elle a épousé, nous dirons par convenances même si l'expression étonne pas mal à notre époque, le garçon dont elle est jadis tombée enceinte. Pourtant, elle avait décidé d'avorter mais, malgré tout, les parents de Rick ont tout fait pour que les jeunes gens régularisent leur situation.

C'est que Leila a connu une enfance houleuse, entre un père (presque) toujours absent et une mère qui, pour des raisons financières et/ou par goût personnel, se faisait entretenir par une ribambelle d'amants - dont son beau-frère, "l'oncle Andy". Un jour, les choses ont mal tourné et elle a été assassinée. Le pire, c'est que c'est sa fille, alors toute jeune mais en âge de réaliser l'horreur de la situation, qui l'a découverte.

Tout le monde a plaint Leila, tout le monde a plaint son père. Et la pitié engendre des réactions - et des situations - qui, bien qu'inspirées par les meilleures intentions du monde, peuvent emprisonner ...

A sa façon, Leila tente de se libérer. En tous cas, elle se l'imagine en se prostituant aux clients du motel dont elle est la standardiste. Mais, plus qu'une course à la liberté, n'est-ce pas plutôt une course à l'auto-destruction qu'elle entreprend là ?

Kasischke possède un style elliptique. Non sur le plan grammatical mais par la manière dont il exprime les idées de l'auteur et ordonne la structure du roman. Les personnages sont présentés de manière très brute, et sous la seule optique de l'héroïne. Au niveau de celle-ci, il y a une certaine analyse des sentiments et des motivations mais, de façon générale, c'est au lecteur de deviner, de faire les liens, d'aller au-delà de ce que veut bien lui dire l'auteur.

D'habitude, je n'apprécie pas cette façon de faire. Aussi ai-je été assez étonnée de constater que, cette fois-ci, ça marchait et je voulais aller jusqu'au bout de l'histoire - même si la fin est sans surprise. Julie parlait plus haut de poésie et c'est vrai que cette dimension est ici très présente (ceci même si certaines images m'ont paru plutôt tirées par les cheveux ...) Mais j'ai ressenti autre chose : l'impression très nette que Kasischke ne jouait pas à se trouver un style, que sa manière était innée - même si elle a certainement appris à le travailler - et qu'elle ne pouvait faire autrement. Plus étonnant encore : que, avec un tel amour de l'ellipse et du non-dit, la romancière trouve le moyen d'être aussi présente aux côtés de son lecteur.

En un mot, "A Suspicious River" donne envie de lire d'autres livres de son auteur. Pour un premier roman, c'est très bien. ;o)

lundi, novembre 10 2008

L'Homme Qui Voulait Vivre Sa Vie - Douglas Kennedy

The Big Picture Traduction : Bernard Cohen

Après "Cul-de-Sac", "L'Homme qui voulait vivre sa vie" marque l'entrée de Douglas Kennedy dans le domaine du roman classique. A sa sortie, le livre a connu un succès appréciable mais, pour ma part, ce n'est pas celui que je conseillerai de lire en premier.

La première partie, où l'on voit la vie rangée et confortable de Ben Bradford glisser à une vitesse croissante vers les horreurs du cauchemar, est passionnante. Peu à peu, on se prend de sympathie pour ce héros qui a eu le tort de choisir le confort (moral et matériel) pour y construire son existence. On finit même par l'admirer lorsque les circonstances le transforment en meurtrier.

En revanche, la seconde partie, durant laquelle Ben se construit une autre existence sous une autre identité et risque de tomber entre les mains d'un maître-chanteur, est beaucoup plus décevante.

En outre, les personnages sont - à mon sens - beaucoup moins nuancés que dans "Les Charmes discrets ..."Ce qui n'aurait rien que de très normal, évidemment : un auteur évolue et affirme sa technique. Le personnage de l'amant de Beth Bradson par exemple est terriblement monolithique. Le lecteur est presque heureux de voir Ben l'assassiner. En revanche, on comprend mal comment Beth a pu tomber dans les bras d'un individu aussi répugnant. Lassitude ? Dégoût de soi-même peut-être ? Cela dit, c'est vrai, ça arrive aussi et on a vu des choses plus étonnantes.

Mais ...

Contrairement à ce qu'il se passe dans "Les Charmes discrets ...", Kennedy insiste ici à peine sur le contexte historique et social - les années "goldies". Ben est un yuppie mais il ne semble en concevoir aucune fierté, il n'y a pas chez lui cette ambition folle, ce désir d'avoir plus et encore plus qui caractérise par exemple un Patrick Bateman. A la limite, Ben est devenu un yuppie par lâcheté, par peur de perdre le soutien de son père. Ca accroche un peu, quoi ... Surtout quand on assiste à sa transformation en meurtrier quand même assez froid. Et cette absence de dimension socio-historique nuit à la profondeur du roman.

Les deux grandes croix que Ben trace aussi sur ses deux enfants, Adam et Josh, ne m'ont pas non plus semblé très convaincantes. Bref, impression mitigée pour "L'Homme qui voulait vivre sa vie." ;o)

mercredi, novembre 5 2008

Sula - Toni Morrison

Sula Traduction : Pierre Alien

Deuxième roman de Toni Morrison, "Sula" est également un roman court - pas même deux-cents pages en 10/18 - centré sur l'amitié unissant deux fillettes noires dans la petite ville de Medaillon.

La fillette la plus calme, la plus sage, la plus solide et certainement la plus conformiste, c'est Nel. Fille d'Hélène, une belle femme fermement élevée par sa grand-mère, petite-fille d'une prostituée qu'on entrevoit un peu au début du roman, Nel n'avait jamais eu d'amie jusqu'à ce que Sula entre dans sa vie.

Si le foyer de Nel est tranquille et bien rangé, un peu froid aussi peut-être, celui de Sula est plus que fantaisiste. D'abord, c'est une maisonnée presque exclusivement composée de femmes et d'enfants. Au centre, Eva Peace, la grand-mère, la matriarche, une maîtresse-femme qui, se retrouvant abandonnée par son mari avec de tous jeunes enfants, a eu le cran de placer volontairement sa jambe sur le passage d'un train afin de décrocher ainsi une indemnité substantielle qui a assuré leur avenir.

Ensuite, sa fille, Hannah, la mère de Sula. Une femme joyeuse et bonne-vivante qui va d'aventure en aventure mais à qui on ne peut pas vraiment en vouloir longtemps.

Puis Sula, ses silences, sa façon curieuse de concevoir le monde qui l'entoure, son désir d'être elle-même et personne d'autre.

Les enfants plus ou moins adoptés par Eva et Hannah, des garçons à qui Eva donne toujours le même prénom, "Davie", dans une répétition qui finira par le transformer en nom générique : "les davies."

Et enfin, revenu des tranchées en France mais devenu complètement "accro" à l'héroïne et à l'alcool, Plum, le dernier-né d'Eva.

Cette maison ouverte à tous les vents fascine la petite Nel et comme Sula plaît à sa mère, qui ne la trouve pas trop "noiraude", leur relation se fortifie au fil des ans.

Quand Sula part poursuivre ses études, Nel ne l'oubie pas et est persuadée que la réciproque est vraie. Et quand Sula revient, belle, élégante, je-m'en-foutiste, tout semble recommencer comme avant.

Jusqu'au jour où ...

Il y a, dans ce livre, un mélange si intime de joie et de tristesse qu'on a du mal à préciser l'impression définitive qu'il laisse à son lecteur. Joie pour toute la beauté des jours enfuis et de la nature qui, en fleur ou en deuil, ne connaît pourtant pas la mort. Tristesse pour le destin vindicatif qui s'acharne et s'acharne encore, demandant toujours plus à ses protagonistes non seulement lorsqu'ils sont confrontés aux inégalités raciales mais aussi lorsqu'ils se retrouvent livrés à eux-mêmes.

Egocentrique, haïssable, fascinante, Sula Peace, qui donne son nom à cet ouvrage, passe là-dedans comme une énigme qui piétine manichéisme, conformisme et bonnes intentions. ;o)

mardi, novembre 4 2008

Les Charmes Discrets de La Vie Conjugale - Douglas Kennedy

State of the Union Traduction : Bernard Cohen

Disons-le tout de suite : Douglas Kennedy n'est ni Philip Roth, ni John Updike. Mais il a ce génie brut, emballant et béni par les Dieux qui fait le bon romancier, l'un de ceux qu'on n'oublie pas même si, côté style, ils écrivent plutôt à la va-vite, sans se soucier beaucoup de la forme et parfois de manière très fantaisiste. (Un peu comme notre Alexandre Dumas, par exemple, la connotation "roman historique" en moins.)

D'ailleurs, personnellement, j'ai eu un peu de mal à accrocher car ce passé composé employé systématiquement à la place du passé simple, brrrrr ! ... Pour un écrivaillon sans rêves ni imagination, c'est un coup à se casser la ... plume et le clavier. Pour Kennedy, qui possède et les rêves et l'imagination qui va avec, nous dirons qu'il s'agit simplement d'une bizarrerie - et peut-être d'une marque de fabrique. Je n'en sais rien encore : "Les Charmes Discrets de la Vie Conjugale" est le premier roman de cet auteur que je lis.

Mais ce ne sera pas le dernier. ;o)

Ce roman a pour narratrice Hannah Latham qui, en épousant l'étudiant en médecine Dan Buchan à la fin des années soixante, choisit une vie calme et tranquille - un peu coincée, un peu captive aussi - dans une suite de petites villes américaines.

Hannah est pourtant la fille d'un universitaire qui milite activement, quand s'ouvre le livre, contre la guerre au Viêt-nam et possède un épais dossier au FBI. Sa mère aussi, artiste-peintre reconnue, est une forte personnalité. Trop peut-être pour cette fille unique qui, depuis déjà de longues années, cherche désespérément, comme elle l'admet elle-même, à recevoir l'approbation maternelle. Arrivée à la conclusion que, de toutes façons, elle ne l'obtiendra jamais, Hannah jette en quelque sorte l'éponge et prend le contrepied de ce que sa mère souhaitait pour elle.

Elle a assez vite un enfant, le petit Jeff, l'un de ces bébés qui, malheureusement pour leur mère, mettent au moins trois ans à distinguer la nuit du jour. Evidemment, son mari, qui a trouvé un poste à l'hôpital de la petite ville de Pelham, ne peut guère l'aider. Mais, même s'il le pouvait, il ne le voudrait pas et ça, tandis que le lecteur le comprend très vite, Hannah, elle, a le tort de le comprendre aussi mais de le refouler.

Un jour, alors que Dan est parti en catastrophe au chevet de son père moribond, la jeune femme reçoit la visite de Tobias Judson, ancien élève de son père et gauchiste impénitent qui entretient d'excellentes relations avec les Black Panthers. Tobias lui fait tout d'abord son numéro de charme, finit par l'attirer au lit et ensuite - ensuite seulement - lui révèle qu'il est en fuite, après avoir "soutenu" deux Panthers ayant fait sauter une bombe à Chicago. Consciente d'avoir été manipulée, Hannah pense à le flanquer dehors mais Judson - qui est une ordure finie - lui met le marché en main : ou elle l'aide à passer la frontière canadienne, ou il révèle tout à son mari et, en prime, déclare au FBI qu'elle est sa complice.

Judson expédié au Canada, l'incident pourrait se clore sans plus attendre. Et, effectivement, c'est ce qui semble se produire. Seulement, près de trente ans plus tard, Judson est de retour aux Etats-Unis et a troqué ses atours de gauchiste exalté contre la défroque - non moins exaltée - de l'évangélique bon teint, qui a serré la main de Dabelyou à la Maison Blanche et désormais prêche vertueusement le repentir à tout va. Comme on ne peut vivre d'amour et d'eau fraîche - surtout pas quand on est un évangéliste américain - Tobias publie aussi ses mémoires dans lesquels il dépeint son aventure avec Hannah comme un véritable roman d'amour entre deux gauchistes sans foi ni loi.

Je m'arrête là dans ma présentation de ces "Charmes discrets de la vie conjugale" pour vous laisser le plaisir de découvrir tout le parti que l'auteur a su tirer de son intrigue.

La critique est fine et - vous ne vous en rendrez peut-être compte qu'après avoir reposé le livre - l'ironie qui la sous-tend est féroce. Elle n'épargne pas l'hypocrisie des bien-pensants et même si Douglas Kennedy permet à Hannah de sortir de la curée sur une note d'espoir, on ne peut pas dire vraiment qu'il ait le complexe de la "happy end". Bref, "Les Charmes Discrets de la Vie Conjugale" ont certes quelque chose du mélo avec une pointe de soap mais ce n'est ni l'un, ni l'autre : c'est un excellent roman, qui donne envie de découvrir son auteur et le reste de son oeuvre.;o)

lundi, novembre 3 2008

L'Oeil Le Plus Bleu - Toni Morrison

The Bluest Eye Traduction : Jean Guiloineau

Premier roman de Toni Morrison, "L'Oeil le plus bleu" se déroule déjà dans le Lorain de son enfance et, plus particulièrement, dans les quartiers qui y étaient réservés aux Noirs. Plus qu'une intrigue réelle, on peut parler ici d'un fil rouge, la misère qui hante les familles noires avec cependant des degrés très divers.

Si Claudia - la narratrice du récit - et sa soeur, Frieda, ont tout de même la chance d'être les filles d'un couple relativement uni bien que pauvre ; si le plus grand danger qu'elles croisent, ce sont les attouchements de leur locataire, Mr Henry et si, bien entendu, elles comprennent trop vite que, dans le monde où elles sont nées, les métis au teint clair sont beaucoup mieux appréciés que les enfants à la peau vraiment sombre, toutes deux possèdent malgré tout une certaine stabilité, un certain bonheur.

Il n'en est pas de même hélas ! il n'en sera jamais ainsi pour la petite Pecola, Noire parmi les Noires et que le Destin, comble du raffinement féroce, a fait irrémédiablement laide.

Là où Claudia et Frieda appellent leur mère "Maman", Pecola - et son frère aussi, d'ailleurs - appelle la sienne "Mrs Breedlove." Là où les deux soeurs ont un père responsable, Pecola hérite d'une caricature qui n'hésitera pas devant l'inceste.

Ce n'est pas cet homme, bien sûr, qui permet à la marmite de bouillir chez les Breedlove. C'est la mère, Pauline. Pour que survivent les siens, celle-ci a fait des ménages et, pour finir, elle a trouvé une bonne place chez des Blancs qui la paient correctement pourvu qu'elle s'occupe de leur demeure et de leur fille unique. Du coup, la maison des Blancs, où elle est tranquille et où la laideur ne l'atteint plus, est devenu en quelque sorte le foyer véritable de Mrs Breedlove.

Le pire, c'est que, alors qu'elle bat sa fille comme plâtre et ne lui trouve jamais aucune excuse, elle se montre d'une douceur toute maternelle avec la fille de ses maîtres, une petite fille blonde avec des yeux bleus.

D'où le rêve, le grand rêve de Pecola : que sa peau blanchisse et surtout, plus que tout, que ses yeux deviennent bleus ...

En dépit de sa brièveté, "L'Oeil le plus bleu" est un texte poignant. Morrison ne fait pourtant appel à aucun effet particulier. Elle se contente de raconter et l'on devine qu'elle a jadis rencontré une ou plusieurs Pecola. Par delà la traduction, le style est ample, rythmé, épique même bien que l'auteur ait respecté dans ses dialogues le langage familier de ses personnages.

Autre fait marquant : jamais Toni Morrison ne juge. Blancs, métis, Noirs, elle les dépeint tels qu'elle se les rappelle, tels qu'elle les a vus. Tout en évoquant la responsabilité des premiers dans l'esclavage aux Etats-Unis, elle ne les charge pas pour autant de tous les péchés du monde. Inversement, si elle se fait tendre et compatissante pour les outrages endurés par sa petite héroïne, elle ne présente pas les Noirs sous un jour particulièrement angélique. Elle se contente de laisser ses personnages en face de leurs actes, indépendamment de leur couleur de peau et de leur éducation.

Ce qui, somme toute, est normal chez une romancière qui a eu le cran d'établir un parallèle entre la suprématie que le Blanc fait peser sur les épaules du Noir et celle que l'Homme, Noir ou Blanc, fait peser sur celles de la Femme. ;o)

dimanche, novembre 2 2008

Le Club de Chasse - Thomas McGuane

The Sporting Club Traduction : Brice Matthieussent

C'est tout récemment que j'ai appris qu'il s'agissait du premier roman de l'auteur. Mais j'ai appris en même temps que les critiques furent plutôt bonnes pour ce "Club de Chasse" et cela m'a bien contrariée car, voyez-vous, ce livre me laisse personnellement une impression brouillonne et inaboutie.

Donc, ou bien j'ai tout faux et quelque chose m'a échappé, ou bien ...

L'histoire est simple : chaque année, de riches hommes d'affaires se rendent, avec ou sans leur famille, dans le chalet tout confort que leur a légué, au "Club du Centenaire", leurs ancêtres ayant présidé à la fondation dudit club. Là, ils peuvent, au choix, savourer tous les plaisirs de la vie proche de la Nature : chasse bien sûr mais aussi pêche, farniente, calme, solitude ... et privilèges puisque le club n'est évidemment pas ouvert à ceux qui ne comptent pas parmi les leurs l'un de ces ancêtres dorés sur tranche et proches des Pères fondateurs.

Parmi les jeunes célibataires, Stanton se rend impossible depuis déjà pas mal d'années. Mais, cette fois-ci, il est clair qu'il est bien décidé à aller encore plus loin dans ses délires. Il commence par provoquer en duel - avec des balles de cire - son vieux copain Quinn qui, par lassitude ou par faiblesse, accepte d'entrer dans son jeu non pas une mais deux à trois fois.

Vient le moment où le petit jeu avec Quinn ne satisfait plus les besoins d'adrénaline de Stanton. Il s'attaque donc à un projet plus vaste : semer la zizanie entre le gérant du club - qui, lui, n'est pas un Héritier - et tous les autres Héritiers. But avoué : le faire virer, le remplacer par une personnalité plutôt primaire et qui a eu maille à partir avec la justice et rester à regarder le spectacle.

"Le Club de Chasse" se veut un roman ironique - voire franchement comique - mais le sens de l'humour de son auteur (un humour pourtant noir) m'a laissée complètement froide. Pire : je ne l'ai senti nulle part. Convaincue à la longue que j'avais raté quelque chose, je me suis donné la peine de reprendre certains passages et de les relire plusieurs fois : toujours rien.

Ah ! si, les descriptions de la Nature sont belles et très vivantes. Pour le reste, il n'y a aucune analyse réelle des comportements des personnages et comme les dialogues ne renseignent pas mieux sur ce qu'ils éprouvent ou veulent faire ressentir à autrui, le lecteur reste assez perplexe. Côté progression dramatique : rien non plus, aucune intensité. Sur la fin, j'avais l'impression de mâchonner un vieux chewing-gum ...

Je ne pense donc pas relire du McGuane. Mais il ne faut jamais dire "Fontaine ..." ;o)

samedi, novembre 1 2008

La Lanterne Verte - Jerome Charyn

The Green Lantern °Traduction : Marc Chénetier

On dit que, lorsque Staline mourut, le peuple de Moscou, au lieu de se réjouir, défila en pleurs devant son cercueil. "Qui, maintenant, va s'occuper de nous ?" entendait-on dans la foule. Etait-ce un regret sincère ou bien une simple manifestation de l'adage : "Nous savons ce que nous perdions et ne sommes pas sûrs de ne pas retrouver pire - si tant est que ce soit possible ..." ? Toujours est-il que, à l'instar de son ex-allié, puis ennemi, Hitler, Staline a fasciné jusqu'à ceux-là mêmes qu'il détruisait.

"La Lanterne Verte" est un peu le roman de cette fascination.

Mais "La Lanterne Verte", c'est aussi la fameuse lampe qui, selon les rumeurs, brûlait sans cesse au Kremlin, dans le bureau de Staline, pour rappeler à ses sujets qu'il était là, encore et toujours, à veiller sur eux - et à comploter contre eux.

Et "La Lanterne Verte", c'est enfin le pastiche d'un roman héroïque, rédigé par Vladimir Roustaveli, protégé de Gorki et tchékiste à la solde de la Grande Maison et de Staline jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus, de mentir, d'emprisonner et de torturer et que, à son tour, il devienne l'homme à abattre - ou à exiler à la Kolyma.

Roustaveli "le Matou" n'est pourtant pas le personnage central de ce roman où les personnages sortis de l'imagination de l'auteur croisent sans cesse leur destin avec celui de personnages historiques tels que Iagoda, Beria, Ejov, Gorki, Isaac Babel (l'un des auteurs préférés de Jerome Charyn d'ailleurs).

Bien plus que l'oppression glauque et terrible d'un roman comme "L'Evangile du Bourreau", "La Lanterne Verte" évoque, sans pourtant toucher au fantastique, la légèreté diabolique, le brio à la fois ironique et désespéré du "Maître et Marguerite." Personnages et intrigue tourbillonnent allègrement, de la minable Allée des Etrangleurs où Staline pleure en voyant Ivan Azerbaïdjan jouer "Le Roi Lear" de Shakespeare, jusqu'au grandiose Hall Maïakovski où, pendant la "Grande guerre patriotique", le dictateur va exiger de ces comédiens qu'il a rappelés du bagne de remonter le moral des troupes soviétiques.

Charyn utilise les amours contrariées d'Ivan, son personnage le plus pur, le moins atteint par la lâcheté et la terreur qui sévissaient en URSS sous Staline, pour faire revivre une pléïade d'hommes et de femmes qui, à un niveau ou à un autre, influèrent sur le destin du pays. Et ce n'est pas pour rien qu'il a placé l'ouverture de son roman sous le patronage de Shakespeare car tous, de Staline à Molotov, ne sont, au plus profond d'eux-mêmes, que les pantins d'une destinée plus grande, plus cruelle et plus imprévisible encore. Qui tire vraiment les ficelles, est-ce vraiment utile de chercher à le savoir ? Mieux vaut se laisser porter par l'ambiance tour à tour flamboyante et glacée de ce roman qui ne prétend pas à la leçon d'Histoire mais qui, malgré tout, cherche une explication. ;o)

vendredi, octobre 31 2008

Gertrude & Claudius - John Updike

Gertrude and Claudius Traduction : Michèle Albaret-Maatsch

Ce livre n'est sans doute pas un titre majeur dans l'oeuvre de John Updike mais il réjouira les fervents de Shakespeare que continuent à émerveiller - et à interpeller - les sources du Grand Will.

Avec beaucoup de finesse, Updike a choisi de diviser son roman en trois parties à peu près égales, chacune se référant aux sources majeures que l'on prête à Shakespeare, à savoir :

1) l'"Historia Danica" de Saxo Grammaticus, un texte rédigé en latin à la fin du XIIème siècle mais qui ne sera imprimé qu'en 1514 ;

2) les "Histoires Tragiques - Volume V" de François de Belleforest, libre adaptation du précédent publiée à Paris en 1576

3) et enfin le "Ur-Hamlet" ou "Pré-Hamlet" de 1580, qui semble avoir précédé la pièce et dont on ne sait s'il faut attribuer la paternité à Shakespeare ou à Thomas Kyd. Une chose semble certaine par contre : c'est Shakespeare qui donna aux personnages leurs noms définitifs.

Au fur et à mesure que l'on avance dans le livre, les héros voient leurs patronymes se transformer de façon souvent considérable :

1) Le Roi, qui deviendra un spectre chez Shakespeare, s'appelle tout d'abord Horwendil, puis Horvendile et enfin - ce qui explique le côté freudien avant la lettre de la tragédie shakespearienne : Hamlet.

2) La Reine, fille du roi Rorik (lui-même devenu le roi Roderik), se nomme d'abord Gerutha, puis Geruthe et enfin Gertrude.

3) C'est le frère du Roi et futur amant de la Reine qui subit, semble-t-il, la plus grande transformation puisque, de Feng dans la première partie, il devient Claudius dans la troisième après être passé par la case "Fengon."

4) Quant au héros principal de Shakespeare, il commence en tant que Amleth, poursuit comme Ambleth et termine sous le même nom que son père : Hamlet.

On remarque également que, si Ophélie ne change pas, son père, Polonius, le Grand Chambellan, était d'abord Corambus avant d'évoluer en Corambis.

A toutes ces mutations patronymiques, Updike juxtapose celle des sentiments des personnages. Mais parmi ceux-ci, le point de vue qu'il privilégie, c'est celui de Gerutha pour laquelle, au contraire de ce qu'il se passe dans la tragédie de Shakespeare, on finit par se prendre d'affection.

Fille de roi mais fille unique, c'est elle qui héritera du Danemark. Mais son père, afin de la protéger, croit lui trouver, en Horwendill l'époux qui l'aimera et la soulagera des problèmes trop lourds. Fatale erreur : car si Horwendill est un guerrier courageux et un assez fin politique, il est aussi, sur le plan purement affectif et émotionnel, piteusement dépourvu de tout ce qui peut attacher une femme à un homme. Malgré la naissance de leur fils et unique héritier, le prince Amleth, Gerutha ne parvient pas à s'éprendre vraiment de ce mari imposé.

Pendant les premières années de désenchantement, cela n'est pas encore trop grave. Mais une fois Feng revenu de ses expéditions en Asie et dans l'Europe méditerranéenne, tout se complique ...

A la rigueur, on peut lire "Gertrude et Claudius" comme un prologue à la pièce de Shakespeare. Les "mauvais", Gertrude et son beau-frère, y sont dépeints dans leur réalité de chair et de sang, avec leur propre roman familial, tandis que Horwendill, ici solidement ancré dans la vie terrestre, y est montré avec ses qualités comme avec ses défauts.

Or, quand on passe à la pièce de théâtre, c'est évidemment Hamlet qui prend la vedette. Un Hamlet qui, ignorant tout du passé de sa mère et de son oncle et ne voyant en son père que le côté héroïque et martyr, ne saurait se montrer impartial.

Entre eux, le Roi, son frère et sa femme ont déjà beaucoup de peine à communiquer, à exprimer de manière authentique ce qu'ils ressentent. Le lecteur, lui, sait bien la dramatique influence que cela aura sur leur destin futur - et sur celui de leur fils et neveu. Et c'est de la fatalité qui les dirige alors même que les deux amants ne songent pas encore à l'adultère et que le prince n'est qu'un petit enfant, que se nourrit, avec adresse et intelligence, ce roman de John Updike. ;o)

jeudi, octobre 30 2008

Les Braves Gens Ne Courent Pas Les Rues - Flannery O'Connor

A good man is hard to find Traduction : Henri Morisset

Un recueil de dix nouvelles qui démarre très, très fort avec celle qui donne son titre à l'ouvrage. Tout commence pourtant en douceur, avec une paisible famille de fermiers qui a pour projet un petit voyage en Floride. La grand-mère, femme rigolote et avisée, y est seule hostile : elle en tient pour le Tennessee qu'elle n'a pas vu depuis des années. Elle fait donc des pieds et des mains pour que son fils, Bailey, de guerre lasse, se résolve à suivre son avis. Et c'est bien ce qui arrive. Mais la fin de l'histoire prouve en effet que "les braves gens ne courent pas les rues", encore moins les routes du Sud et que, sur celles-ci, on peut croiser de bien méchants loups ...

Bien entendu, après un texte de cette puissance qui a, de surcroît, l'avantage d'un style tranquille et matois, écrasant de naturel, le lecteur se dit qu'il ne pourra obtenir mieux des nouvelles suivantes. Mais Flannery O'Connor poursuit allègrement la peinture d'un univers fait de petites gens souvent très simples et qui, à des problèmes simples, trouvent des solutions tout aussi simples mais aussi bien cruelles.

Dans "Le Fleuve", Bevel, un jeune garçon impressionné par l'un de ces baptêmes en plein air qu'affectionnent certains prédicateurs, va droit à la noyade sans même en avoir conscience.

"C'est peut-être votre vie que vous sauvez" raconte les tribulations opportunistes de Mr Shiftlet, mi-ouvrier agricole, mi-vagabond, qui accepte d'épouser la fille attardée d'une vieille fermière avant d'abandonner la malheureuse à l'une des étapes de leur voyage de noces.

"Un heureux événement" décrit de façon très noire les angoisses d'une femme enceinte. "Les Temples du Saint-Esprit" revient à ce mélange de spectacle de foire et de religiosité quasi hystérique que sont les prêches américains.

"Le Nègre factice" - la plus attendrissante de ces nouvelles sans doute - s'attache au périlleux voyage de deux ruraux, le grand-père et son petit-fils, perdus dans les méandres de la Ville. "Un Cercle de Feu" voit de petits voyous tenter de mettre le feu à une ferme sudiste. Quant à "Tardive rencontre avec l'ennemi", drôle et ironique, elle nous fait assister aux derniers instants d'un centenaire qui a connu l'armée confédérée et a même fait de la figuration sur le plateau de tournage d'"Autant en emporte le vent."

Mention spéciale à "Braves gens de la campagne", où un curieux VRP tente de séduire une jeune femme amputée d'une jambe et s'enfuit avec sa prothèse, et aussi à "La Personne Déplacée", variation habile sur le thème du racisme et de la différence qui fait peur.

La subtilité de Flannery O'Connor, sa roublardise suis-je tentée d'écrire, le ton narquois que l'on perçoit à l'arrière-plan de chacun de ces textes ne laissent certainement pas indifférent. Pourtant, lors d'une première lecture, certains passeront peut-être à côté de tout cela.

En effet, les personnages qu'elle nous dépeint sont rarement sympathiques même si elle ne porte pas de jugement de valeur sur eux. Tous ont quelque chose qui cloche : une idée fixe, un défaut d'empathie, un égoïsme forcené, le désir de profiter de tout sans rien donner, voire une perversion réelle quand la peur de perdre leur situation ne les pousse pas finalement au crime.

Bref, ce ne sont pas des héros. Ils sont terriblement humains certes mais le moins que l'on puisse dire, c'est qu'aucun d'eux ne représente précisément ce qu'il y a de meilleur en nous. En outre, la simplicité tranquille de leurs raisonnements est souvent déconcertante.

Une relecture s'imposera donc. ;o)

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