]Ashakari Traduction : Daniel Struve

Extraits Personnages

Grand maître du récit court, Tanizaki nous donne, avec "Le Coupeur de Roseaux", celui qui pourrait passer sans difficultés comme le modèle de la nouvelle japonaise. Subtilité, art de la suggestion, érotisme, nostalgie de temps qui ne sont plus et enfin fantastique, les thèmes et caractéristiques majeurs de l'art japonais se mêlent ici avec un tel bonheur qu'ils atteignent la perfection.

Attention pourtant : une première lecture en décevra plus d'un, surtout s'ils lisent par hasard et ne sont pas habitués à la littérature nippone. En ce cas, abandonnez le livre, laissez-le en repos et revenez-y au bout d'un ou deux mois ; déchiffrez à nouveau ces phrases qui expriment avec tant d'innocence et suggèrent avec tant de hardiesse et vous verrez alors se déployer devant vous tout l'art de Tanizaki Jun'ichirô.

J'ai lu, ici et là, que certains se plaignaient d'une introduction selon eux trop longue et dans laquelle ils n'avaient discerné qu'une digression sur la géographie du Japon et une suite de remarques terre à terre sur quelques sites, dont celui consacré à la mémoire de l'Empereur Gotoba, mort en exil aux îles Oki, le 28 mars 1239. Quel aveuglement ! Les quarante-cinq premières pages de la nouvelle n'adoptent ce style que pour mieux amener le lecteur à osciller entre la réalité du Japon moderne et les multiples charmes de son passé révolu. Chant des couleurs, bribes de poèmes et de chroniques, vagabondage du narrateur et de la pensée par-delà les siècles et les personnages, tout est là pour nous amener à accepter la chute du récit, à la fois brutale et douce comme l'écho d'un galet tombant dans la Minase.

L'intrigue ressemble à un fil de soie : le narrateur, parti visiter le sanctuaire dédié à l'Empereur Gotoba et à deux de ses successeurs, rencontre, à la nuit tombée, sur le banc de sable où il attend de reprendre le bac pour rentrer chez lui, un homme qu'il prend pour un coupeur de roseaux. Une discussion s'engage et l'inconnu fait le récit des étranges amours de son père avec la belle O-Yû, amours toutes platoniques mais favorisées par O-Shizu, qui était aussi la soeur d'O-Yû...

Tanizaki médite une fois de plus sur un thème qui lui est cher (et qu'il semble avoir lui-même abordé dans sa vie privée), le triangle amoureux à l'érotisme insinuant et malsain, avec des protagonistes tour à tour consentants et révoltés. Beaucoup d'interrogations sont posées en filigrane mais on n'obtient que quelques réponses. L'auteur laisse à l'imagination de son lecteur le soin de découvrir ses propres explications à une situation aussi ambiguë que désespérée - l'éventualité du double-suicide traditionnel entre amants est un temps évoquée.

Tout comme, à la fin de la nouvelle, il nous laisse décider si la chute, digne d'une histoire de fantômes, qu'il nous suggère, nous frustre ou nous comble. Pour moi, je fus comblée et j'espère qu'il en sera de même pour vous.