Rubôki Traduction : Jacques Lalloz

Extraits

"Rubôki" appartient au genre du roman court - en tous cas, il fut publié comme tel - mais il n'a rien du roman. Ou, en tous les cas, pas grand chose. L'auteur imagine simplement une histoire de la construction de la Grande Muraille de Chine racontée à la première personne par l'un de ceux qui y participèrent. Le narrateur ne se nomme jamais, les villageois, les soldats, puis ses compagnons de misère restent à l'état de silhouettes et le Premier Empereur lui-même, bien que se déplaçant au milieu de multiples courtisans, ce prince Zhao Zheng qui deviendra Qín Shǐ Huángdì et laissera son nom à la Chine, n'apparaît que comme une marionnette fantôme.

Le texte comporte quatre chapitres, les paragraphes y forment des blocs bien serrés et l'Histoire n'est évoquée que pour légitimer la thèse de l'auteur, à savoir que mieux vaut rejoindre les tribus nomades des Xiongnus qui cherchaient à envahir le territoire chinois depuis le troisième siècle avant J. C. , que demeurer chinois. Le narrateur ayant été enlevé à son village par les troupes impériales pour participer, contre son gré, à l'édification de la fameuse muraille, on comprend que le projet se défende. Mais il baigne dans un tel climat de nihilisme que la démonstration y perd finalement plus qu'elle n'y gagne.

Que Qín Shǐ Huángdì, gagné par l'âpre folie du pouvoir, ait été un politique particulièrement implacable et, par voie de conséquence, peu enclin à la pitié, nul ne le contestera. Que tous ses efforts - unification des "Royaumes Combattants", unification de la langue et des caractères de l'écriture, unification des poids et mesures, détermination à protéger le tout nouvel empire de ses ennemis extérieurs - pour créer, à partir du chaos, un pays fort et stable, ne soient imputés qu'à sa seule soif de pouvoir, c'est par contre trafiquer l'Histoire. Bien que le phénomène soit fort à la mode, actuellement et dans certaines coteries, dans notre propre petit hexagone, ce procédé, outre son absence totale d'élégance, est et reste marqué, où qu'on le mette en place, au coin de l'une des formes les plus sournoises du totalitarisme : le totalitarisme intellectuel.

En l'espèce, cela empêche d'apprécier pleinement ce court récit, pourtant riche en détails sur l'époque étudiée. En s'obstinant à privilégier le vide et l'inutilité comme caractéristiques suprêmes de la politique menée par le Premier Empereur, Kaikô Takeshi se rend-il compte que leur ombre recouvre également les souffrances endurées par son héros et ceux qui l'entourent ? Au point, il faut l'admettre, de les faire à leur tour résonner comme des outres creuses. Mais, du coup, il n'y a plus lieu à démonstration et la fuite du narrateur vers les Barbares transformés en sauveurs parce que, semble-t-il, seuls gardiens d'une liberté qui tient en fait beaucoup plus de l'anarchie pure et simple, cette démonstration ne se justifie plus.

Pour tout dire, on sort de cette histoire avec une impression de malaise et sans avoir tout à fait compris, j'en ai peur, non seulement ce que voulait dire l'auteur mais aussi s'il avait conscience du côté assez fumeux de la thèse qu'il cherche ici à défendre.