Yume no Ukihashi Traduction : Jean-Jacques Tschudin

Extraits Personnages

Ce très court roman de Tanizaki est de ces textes qui donnent envie, après les avoir lus et relus, de se lancer dans des déclarations du style : "Après avoir lu cela, on peut fermer les yeux et mourir." Exagéré certes, outrancier - surtout pour des lecteurs qui escomptent bien, jusque dans l'Au-delà, continuer à s'adonner à leur passion - et pourtant ...

C'est que, avec ce "Pont Flottant des Songes", titre emprunté au cinquante-quatrième et dernier livre du fameux "Dit du Genji", classique japonais composé au XIème siècle par Shikibu Murasaki et tenu, par beaucoup, pour le premier roman psychologique jamais écrit, Tanizaki atteint à la perfection absolue. Perfection des fils de l'intrigue qui se croisent et s'entrecroisent avec une telle habileté que le lecteur en prend conscience bien trop tard, lorsqu'il n'a plus ni le pouvoir, ni la volonté de se dégager de la toile ainsi tissée, perfection de l'ambiguïté qui, à l'exception du médecin et de la parentèle des protagonistes, caractérise les personnages mis en scène, perfection en fin du réalisme de l'histoire qui nous remet en mémoire l'infinie variété de distorsions et de perversions dont est capable la nature humaine.

Sade aurait dégusté, vénéré, applaudi Tanizaki et cependant, les deux écrivains sont à l'opposé l'un de l'autre, en tous cas quant à la forme. Car, pour l'imagination ...

Dans "Le Pont Flottant des Songes", le narrateur, Otokuni Tadasu, qui a perdu sa mère alors qu'il atteignait ses cinq ans, se voit proposer par son père, quelques années plus tard, de retrouver une nouvelle maman. Jusque là, rien que de très ordinaire jusqu'à ce que le père dise à son fils qu'il doit considérer cette nouvelle mère tout à fait comme la première. D'ailleurs, la jeune femme portera le même prénom que la disparue, Chinu. Elle jouera sur le koto ayant appartenu à la morte. Elle prendra même l'enfant avec elle certains soirs, dans son lit, pour qu'il s'endorme en la têtant, ainsi qu'il en avait plus ou moins l'habitude avec sa mère.

Ainsi s'écoulent les années. Tadasu grandit, son père et sa belle-mère avancent en âge mais leur harmonie est parfaite. Le jeune homme n'a jamais oublié celle qui l'avait mis au monde, ce n'était d'ailleurs pas le but recherché, bien au contraire - son père l'en avait prévenu. En fait, on dirait que les deux femmes, la morte et la vivante, ont fusionné. Tout simplement et tout comme le souhaitait le maître de maison, de très loin le personnage le plus ambigu et le plus énigmatique du livre.

Bien entendu, les choses ne vont pas s'en tenir là. Inexorable, de détail infime en petite phrase délicate, de retour sur un paragraphe qui fait hésiter la compréhension en explication claire volontairement donnée, le texte progresse vers une fin que le lecteur, fasciné, hypnotisé comme toujours par la puissance et la complexité du génie de Tanizaki, ne cesse d'entrevoir depuis à peu près le premier tiers du livre et qu'il accepte avec reconnaissance, comblé par cette nouvelle et lumineuse démonstration de la subtilité d'un esprit qui a bien peu d'égaux dans la littérature occidentale.

En conclusion, je vous recommande vivement "Le Pont Flottant des Songes." Lisez-le une première fois, laissez reposer une semaine ou deux, lisez-le une seconde fois. __Vous saurez alors pleinement ce que ressent le narrateur de cet étrange récit qui mêle si habilement les thèmes de l'inceste, du double et de l'ambiguïté sexuelle lorsqu'il confie : " ... plus je réfléchissais au sens caché de tout cela, et moins je comprenais ce qui s'était passé. ..."

Oui : vous saurez.__