Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Littérature française et francophone.

Fil des billets

vendredi, juillet 6 2007

Les Racines du Mal - Maurice G. Dantec.

Ce roman débute comme un simple polar, avec l'angoisse shizophrénique d'Andreas Shaltzmann, jeune homme rejeté, humilié, pratiquement crucifié par sa mère décédée depuis peu et plus ou moins abandonné par un père qui veut surtout "ne pas faire de vagues." Très jeune, le petit Andreas - en qui l'on reconnaît des traits empruntés à Richard Chase, tueur en série américain - ne trouve la paix qu'en allumant des incendies. Malgré des séjours en hopitaux psychiatriques, il est en fait abandonné à lui-même et aucun effort réel n'est fait pour l'aider. Ce qui fait qu'un jour, tout naturellement, dans les affres d'une angoisse épouvantable, il commence à tuer "parce que son estomac pourrissait." Shaltzmann est en outre persuadé qu'un complot aliéno-nazi le traque, lui, le seul Terrien authentique et pur, qui a besoin de sang pour survivre et rester pur. Quelque part, dans les limbes, erre le spectre hideux de sa mère qui, de temps à autre, lui téléphone pour continuer à l'empoisonner ...

Voilà notre premier tueur. Et curieusement, on finit par avoir pitié de cet homme qui abat n'importe qui parce qu'il est sincèrement persuadé de se trouver en face d'un "espion", d'un ennemi, d'un envoyé de la Mère, dans le pire des cas. Il commence une cavale meurtrière à travers notre pays, cavale qui le mène notamment à la frontière montagneuse de l'Est de la France.

Et c'est là que, brusquement, Andreas, qui écoute la radio entre deux crises et qui est loin d'être idiot bien que complètement "fou", se rend compte qu'un autre tueur agit en parallèle. Or, s'il est tout-à-fait d'accord pour finir par payer tôt ou tard les crimes qu'il a commis, il est indigné à l'idée qu'on lui mette sur le dos des meurtres qui ne sont pas les siens et qui portent d'ailleurs la marque d'un sadisme beaucoup plus prononcé, beaucoup plus pensé. Andreas tue pour se défendre mais le (ou les) Tueur(s) parallèle(s) tue(nt) par plaisir, pour la jouissance du Pouvoir.

Nous sommes à l'aube du troisième millénaire lorsque commence l'action. Arrêté après une tentative de suicide solitaire dans sa voiture, Andreas est soigné et soumis aux questions d'un trio de chercheurs. Très vite, ceux-ci se rendent compte que quelque chose ne "colle" pas. Commence alors pour eux une longue quête sur la piste des véritables monstres ...

Vous en dire plus serait vous dévoiler l'intrigue. Sachez en tout cas qu'on ne sort pas indemne de cette lecture qui prouve que l'on peut utiliser avec génie - le mot n'est pas trop fort, croyez-moi - les bases d'une intrigue policière (fortement mâtinée de futurisme étant donné l'ordinateur tout-à-fait étonnant qu'utilise l'un des chercheurs après l'avoir créé) pour faire passer un message quasi métaphysique. Dantec s'est, il faut bien le dire, solidement documenté tant sur le cas du "Vampire de Sacramento" - nom donné par la presse américaine à Richard Chase - que sur les grands courants philosophiques et religieux issus essentiellement du Manichéisme avant de gagner en finesse et en complexité.

Sa force, son coup de maître, c'est de réussir à entraîner son lecteur avec lui, au coeur le plus sombre de l'Etre Humain, là où tout peut basculer dans des abysses dignes de Jérôme Bosch ou, au contraire, s'élever à jamais vers la Lumière. Une grande question qu'un autre très célèbre tueur en série au quotient intellectuel particulièrement élevé, Ted Bundy, ne cessa jamais de se poser en désespérant d'y répondre.

Bonne lecture mais n'oubliez pas : "Les Racines du Mal" n'est pas un policier comme les autres et ça peut même faire penser à Ellroy ... ;o)

jeudi, juillet 5 2007

Léviathan - Julien Green.

De nos jours, Julien Green est injustement mis de côté alors qu'il a une profondeur étonnante dans l'analyse. Dans "Léviathan", qui est pourtant l'une de ses premières oeuvres - et donc l'une des plus glauques - il campe de façon impressionnante un anti-héros, Paul Guéret, qui, dominé par le désir paroxystique de posséder bien à lui la jeune Angèle, sortie de l'orphelinat par Mme Londe et élevée par celle-ci comme sa nièce, en devient violeur et assassin le jour où il s'imagine qu'elle ne veut pas de lui et a une pléthore d'amants.

Léviathan, qui représente l'entrée des Enfers, est aussi l'un de ses princes. Symbolisé le plus souvent sous la forme d'un serpent de mer monstrueux , il passait au Moyen-Age pour avoir possédé tour à tour Eve et Adam. De nos jours, il est devenu le nom du démon censé gouverner en nous le désir, l'envie, la jalousie. Or, dans ce roman de souffre et de ténèbres, Guéret n'est pas le seul à être torturé par ces sentiments.

Passons sur les petits bourgeois de Lorges, qui envient évidemment tel ou tel de leur voisin. Mais face à Guéret, Mme Londe elle-même, que hante le désir monstrueux et quasi pathologique de tout savoir sur les petits bourgeois qu'elle reçoit chaque jour à sa table d'hôte, apparaît au lecteur comme une sorte de possédée somnambulique. Pour obtenir ce qu'elle désire, elle a contraint sa pupille à sortir le dimanche avec chacun de ses clients. Et quand Angèle ne peut plus lui servir, elle projette froidement d'employer désormais à ses fins la petite Fernande, une adolescente de 13 ans que sa mère a plus ou moins abandonnée aux bons soins de l'excellente et respectable Mme Londe.

Autre femme torturée par le désir, celui de se confondre enfin avec un être qui lui ressemble : Eva Grosgeorge, bourgeoise de 45 ans à la beauté préservée mais à la lucidité sans faille, consciente d'avoir gâché sa vie dans un mauvais mariage et dont la seule distraction est de martyriser le fils qu'elle a eu d'un mari de 15 ans son aîné. Or, cet être, elle croit le rencontrer en Guéret alors même qu'elle le sait violeur et assassin.

Angèle elle-même est la proie d'une soif insatiable mais c'est à elle que revient sans doute la plus pure - que Green assure ne pouvoir s'obtenir que dans la Mort : elle tend simplement à s'échapper de Lorge, à fuir cette petite ville étroite et laide où celle qui aurait dû veiller sur elle l'a pratiquement contrainte à se prostituer.

Au premier abord, tout cela peut sembler assez mélodramatique. Mais plus on avance dans la lecture de "Léviathan" et mieux on se rend compte que son intrigue, en dépit de ses outrances ou à cause d'elles, tient très bien la route. C'est plus noir et plus déchiré que du Mauriac et surtout, c'est plus authentique, plus sincère.

Donc, si vous ne connaissez pas cet auteur, pourquoi ne pas commencer par ce roman ? ... ;o)

mercredi, juillet 4 2007

Regain - Jean Giono.

Dernier volet de la trilogie "Pan", "Regain" conte le destin d'un village quasiment abandonné au début du récit puisqu'il n'y reste plus que deux habitants, Panturle et une vieille Italienne desséchée qu'on nomme "la Mamèche. Gaubert le forgeron vient en effet de se décider à quitter Aubignane pour aller vivre plus bas, chez son fils, Joseph.

Ce départ plonge la Mamèche en une sorte de fureur. C'est à Aubignane en effet qu'elle a tout perdu : son mari, le puisatier italien et leur fils, empoisonné pour avoir, à trois ans, mangé de la ciguë. Tout ce sang versé n'aurait donc servi à rien ?

La vieille femme se met en tête de trouver une femme à Panturle et, ainsi, de redonner vie au village. Un matin, elle s'en va donc et son chemin ne va pas tarder à croiser la carriole du rémouleur Gédémus, qu'accompagne la pauvre Arsule qu'il traite à la fois comme sa maîtresse et comme une bête de somme. La Mamèche mettra tout en oeuvre pour les égarer et les amener non loin de la maison de Panturle ...

Par le style, "Regain" est plus assuré que "Colline" où l'auteur faisait peut-être un peu trop d'efforts dans la simplicité. Ici, le ton s'est affermi et l'on sent bien qu'il a pris sa vitesse de croisière. A nouveau, le vent qui souffle face à Gédémus et Arsule est comparé à l'élément liquide, source de toute vie, et le roman déborde d'une sensualité faunesque qui, dans "Colline", n'en était encore qu'au premier stade.

A noter que ce roman a servi de base au film éponyme de Marcel Pagnol où, face à Gabrio dans le rôle de Panturle, Orane Demazis tenait celui d'Arsule en compagnie d'un Fernandel réjouissant de veulerie et de faconde dans celui de Gédémus le rémouleur.

        
          Affiche de "Regain" avec le douloureux visage de Marguerite Moreno qui incarnait la Mamèche.
Une scène qui n'existe pas dans le roman de Giono et où l'on voit Robert Le Vigan, dans le rôle du brigadier, bousculer une fois de plus le malheureux Fernandel.

mardi, juillet 3 2007

Colline - Jean Giono.

Cela étonnera certains mais, pour l'amateur de fantastique, le rapport est patant entre la "Colline" de Giono et "Le Grand Dieu Pan" de Machen ou encore "Io" d'Oliver Onions. Car "Colline", roman par ailleurs très bref, conte avant tout l'histoire de la peur ancestrale que la Terre engendre chez l'Homme lorsqu'elle se met en colère. La Grande Déesse paraît alors éclater en une multitude d'entités hostiles et sournoises, toutes bien décidées à en découdre avec ces mortels qui osent les défier ou, sans aller jusque là, s'imaginer qu'ils les ont, tout bonnement, domestiquées.

L'intrigue se situe aux Bastides, un tout petit village proche de Manosque, dans une campagne provençale dévorée de soleil et d'aridité, où l'eau est elle-même si précieuse que, pour parler d'un dieu aussi impalpable que le vent, l'auteur a recours à une métaphore qui le compare à un fleuve.

Tout allait bien aux Bastides : le soleil y dardait, l'eau de la fontaine jadis découverte sur les indications du vieux Janet qui "avait le don pour ça", y chantait et le blé venait doucement. Et puis, après que Janet justement ait été retrouvé tout raide, pris d'une attaque dans les champs, les choses ont mal tourné.

Tout d'abord, c'est le silence qui s'abat sur ce paysage dévoré de soleil. Un silence qui donne l'impression que la terre épie ceux qui la cultivent - un silence qui attend. Mais quoi ?

Le brutal arrêt du chant de la fontaine peut-être qui, du jour au lendemain, va jeter le désarroi parmi les habitants du village. Certes, on finira par retrouver de l'eau mais bien plus haut, dans un vieux village abandonné et, du coup, les Bastidois se verront obligés de se relayer pour monter y chercher des jarres.

Alors survient le feu, l'un de ces incendies terribles du Midi qui fonce droit sur les Bastides ...

A partir de trois fois rien, en se fondant sur son seul instinct poétique, sur sa foi païenne en des forces qui nous dépassent, Giono donne à son lecteur deux niveaux de lecture possibles :

1) ou bien Jaume, qui finit par rendre Janet responsable de ce qui arrive, a raison et c'est bien la volonté du vieillard aigri qui, puisant ses forces dans sa grande connaissance de la Terre et de tout ce qui s'y rattache, en mal comme en bien, manque de mener les Bastides à leur perte ;

2) ou bien ce ne sont là que superstitions de paysan inculte, doublées de la rancune que le vieillard a éveillé dans l'âme de Jaume en lui rappelant le suicide de sa femme et en lui laissant entendre que sa fille, Ulalie, couchait avec l'idiot du village, Gagou.

Quoi qu'il en soit, l'angoisse monte lentement et, si l'on ne se savait pas en train de lire Giono, on pourrait se croire parfois au coeur d'un pur récit fantastique.

lundi, juillet 2 2007

L'Allée du Roi - Françoise Chandernagor.

Je ne la connais que par son "Allée du Roi" mais cela ne peut que me conforter dans le désir de lire un peu plus de son oeuvre. Si elle fait preuve d'autant de sensibilité dans "La Chambre", qui raconte, comme le dit Lisia (qui a particulièrement apprécié ce volume sur Nota Bene) l'emprisonnement de Louis XVII au Temple, cela doit vraiment valoir le coup.

"L'Allée du Roi" est sous-titré "Souvenirs de Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon, épouse du Roi de France" et nous brosse un portrait que Saint-Simon lui-même - qui admirait autant qu'il détestait la marquise - aurait apprécié. D'autant que Chandernagor s'approprie avec naturel et élégance le style et les tournures du temps, ce qui accentue l'authenticité du récit. Et quel merveilleux morceau d'Histoire à donner à déguster aussi bien à l'amateur qu'au profane qui cherche à en savoir un peu plus !

Françoise Chandernagor s'est basée pour ce faire sur les propres écrits de son héroïne mais aussi sur ceux de nombre de ses contemporains. Saint-Simon lui-même est repris, notamment lors de la fameuse querelle du quiétisme. Le travail de recherches auquel elle s'est livrée est impressionnant : de sa naissance dans une cellule de la prison de Niort jusqu'à sa fin édifiante, à Saint Cyr, à l'âge ô combien respectable de 84 ans, rien n'est oublié au fil de ces 630 pages qui emportent le lecteur en un autre temps sans lui laisser le temps de souffler.

Si les ennemis de Mme de Maintenon ne renonceront pas pour autant à la charger de maux qui sont bien souvent les inventions de Michelet et du XIXème siècle, le lecteur indécis ou impartial fermera son livre sans pouvoir se départir d'une certaine sympathie pour cette femme hors du commun qui, fille d'un condamné à mort par contumace, "demoiselle" déclassée que sa mère envoyait mendier par les rues de La Rochelle, jeune fille sans dot qui épousa le comique Paul Scarron pour ne pas avoir à entrer dans l'un de ces couvents qu'elle ne cessa toute sa vie de haïr, devint gouvernante des bâtards de Louis XIV et de Mme de Montespan avant de finir ses jours en qualité de veuve morganatique du Roi de France. "Quel destin !" ne peut-on s'empêcher de songer. "Assurément, cette femme-là ne se serait pas maintenue si longtemps auprès d'un Louis XIV si elle n'était réellement sortie de l'ordinaire."

Si vous ne connaissez pas ou peu le personnage, cette biographie certes romancée dans les dialogues échangés mais solidement étayée par ailleurs vous en apprendra énormément sans que vous ayez l'impression même d'apprendre. Apprendre avec plaisir, apprendre en jouant, tel était de toutes façons l'un des principes majeurs de Mme de Maintenon éducatrice. __ A signaler : les notes à la fin du volume et les commentaires de l'auteur elle-même. Une mine de renseignements à ne pas négliger.__

dimanche, juillet 1 2007

La Petite Fadette - George Sand.

Si l'écriture de George Sand a en général beaucoup vieilli, ses romans se déroulant sur un fond champêtre ont encore leur public. Parmi eux, "La Petite Fadette", portrait d'une sauvageonne que l'amour finit par arracher à son existence vagabonde de semi-paria.

Pourtant, tout commence avec deux frères jumeaux ("bessons", selon le terme local), Sylvain et Landry, dont Sand nous dépeint l'amour extraordinaire l'un pour l'autre. Amour qui ne manque pas de poser problème le jour où Landry est engagé par un fermier de la région et par conséquent séparé de son frère.

Sylvain tombe d'abord malade puis, un jour, se sauve. Inquiet, Landry se met alors à sa recherche et c'est alors qu'il croise le chemin de Françoise ou Fanchon, dite "la petite Fadette", dont tout le monde se moque dans les environs parce que, fluette et de peau mate, elle ressemble à un grillon. Dont tout le monde a peur aussi, il faut bien l'avouer, car elle passe pour sorcière.

Seulement voilà, la Fadette sait où a disparu Sylvain et, contre la promesse que lui fait solennellement Landry de la faire danser, devant tout le village, au prochain grand bal, elle le guide vers le jumeau disparu.

Landry, qui se croit amoureux de Madelon, la fille de son patron, a évidemment promis à contre-coeur car qui voudrait, en effet, danser avec une fille aussi laide et aussi pauvrement vêtue ?

Mais le Destin se complaît à nous jouer des tours et, après quelques autres péripéties, Landry tombera amoureux de la Fadette, laquelle, sous la double conjonction de l'amour et des années qui passent, se transformera en une charmante jeune fille.

Comme on le voit, c'est un peu le même univers que celui de la comtesse de Ségur avec cette différence que George Sand met beaucoup plus l'accent sur les descriptions de la vie rurale et fait part en filigrane à son lecteur de ses théories féministes.

Chez Sand, faut-il s'en étonner ? la Femme est toujours la dominante, la battante. Et même si elle sacrifie à certaines conventions pour obtenir une fin heureuse, elle n'en privilégie pas moins le côté ferme, voire indomptable de la personnalité de la Fadette. Celle-ci a beau changer physiquement, elle a beau apprendre à discipliner son caractère afin d'en tirer encore plus de force, elle est dès le départ une fine lame d'acier que rien, hormis la Mort, ne pourra briser. Simplement, elle doit se polir et, pour sa créatrice, il est clair que rien n'est impossible à une femme qui se donne les moyens de réussir.

Cela explique peut-être en partie le succès que ce petit ouvrage, souvent offert aux enfants et aux adolescents d'ailleurs, continue de remporter, même en ce piteux début du XXIème siècle. Rédigé dans une langue claire et souple, il demeure un véritable petit régal à conseiller, par exemple, à l'occasion d'une fête ou d'un anniversaire, pour faire découvrir cet écrivain tout à fait à part que fut George Sand. ;o)

Thomas l'Imposteur - Jean Cocteau.

De ce touche-à-tout de génie, on retient surtout ses poèmes, son théâtre, ses dessins et, bien sûr, ses films, véritable poésie filmée. Il a pourtant écrit quelques romans, dont "Le Potomak" et, bien entendu, "Thomas l'Imposteur."

Cet ouvrage compte à peine 85 pages en édition de poche et ressemble à une longue nouvelle sur fond de la Grande guerre. Je l'ai toujours trouvé un peu chaotique, avec des raccourcis qui partent dans toutes les directions et des personnages qui, comme Mme Valiche, évoquent ceux des "Mariés de la Tour Effel" et, partant, des stéréotypes.

Disons-le tout net : dans le roman, Cocteau est beaucoup plus lourd que dans le théâtre et il n'y a même aucune comparaison possible entre ses romans et le reste de sa production. Le style de "Thomas l'Imposteur" déjà fait songer tout à la fois à du Victor Hugo sans profondeur ou encore à du Charles Mérouvel qui aurait renoncé au mélo au bénéfice de l'humour noir.

L'intrigue est ténue : Guillaume Thomas, trop jeune pour s'engager, veut à tous prix s'intégrer à la guerre. Se promenant un jour devant une ambulance montée rue Jacob, il se fait passer, par jeu car il a quelque chose d'enfantin, pour le neveu du général de Fontenoy. Cette usurpation d'identité, que tout le monde prend pour argent comptant, lui permet de faire son nid dans l'ambulance ainsi qu'auprès de celle qui l'a montée, la princesse de Bormes. Avec elle, il se rend au front pour chercher des blessés puis, lorsqu'il s'inquiète de l'amour qu'il éprouve pour la fille de la princesse, Henriette, il profite de son faux nom pour se faire muter sur le front belge. Mais son but demeure le no man's land qui le fascine comme le plus grand territoire de jeux du monde fascinerait un enfant de 5 ans. Il finira d'ailleurs par y trouver la mort.

Ce roman parut près de 5 ans après "Le Potomak", en 1923. Il souffre d'un déséquilibre flagrant : dans un contexte si lourd, il eût fallu des personnages et une intrigue plus fouillés ou alors que l'auteur adopte résolument le parti de l'humour noir et féroce. Cocteau, en dépit de son génie, vacille ici entre les deux et c'est vraiment dommage.

vendredi, juin 29 2007

Les Ames Grises - Philippe Claudel.

En ce qui concerne "Les Ames Grises" de Philippe Claudel, on pourrait dire que, dans le fond, il y a là de quoi vomir pas mal. Le narrateur a beau nous assurer que le gris prédomine dans notre monde, le récit qu'il nous conte est noir, très noir.

Mais il le conte superbement, il faut le préciser : sa construction fait de ce livre un véritable petit bijou. A cela s'ajoute un style indéniable et on ne peut que regretter que, satisfaisant à la mode, Claudel ait renoncé à l'imparfait du subjonctif. Dans un prochain ouvrage, peut-être ... ? C'est à souhaiter.

Le lecteur reste surtout étonné par l'absence apparente de linéarité de ce roman. Le narrateur semble y aller de digression en digression jusqu'à ce que, comme par magie, tous les fils se recoupent, tous les personnages se rejoignent et hop ! le tour est joué, et de façon remarquable puisque, pratiquement jusqu'au bout, l'auteur maintient l'ambiguïté sur l'identité de l'assassin.

L'ensemble évoque tout à la fois Simenon dans ses oeuvres les plus noires et le Louis Guilloux du "Sang noir." C'est étouffant, on croit entendre une pluie entêtante à chaque page, on n'a aucune peine à distinguer le brouillard qui cerne aussi bien les âmes que les paysages et le désespoir - peut-être issue de la Grande guerre mais qui nous paraît tout de même avoir toujours été là - sourd de partout.

Qui a tué la petite Belle de Jour, la fille du restaurateur Bourrache ? Parce que la mort d'un enfant nous apparaît toujours comme plus abominable qu'une autre, la question a son importance. Mais au delà pourrait-on dire, elle est importante parce que les présomptions de culpabilité qui désignent le Procureur Destinat (ce nom est à lui-même un poème de résignation) vont révéler la nature des vivants.

Nature sordide pour au moins deux d'entre eux, le juge Mierck et le colonel Matziev (lequel a cependant ruiné sa carrière pour défendre Dreyfus), qui communient dans une sorte de "grande bouffe" tout bonnement écoeurante lorsqu'ils décident de se trouver un coupable coûte que coûte. Nature toute droite mais bien obligée de composer avec plus puissant que soi, pour d'autres comme Joséphine, la "récupératrice de peaux" et le narrateur, ancien policier que mine la certitude d'une injustice commise pour préserver la réputation de Destinat. Nature aberrante - la plus aberrante de toutes finalement - pour l'assassin démasqué par une lettre qui arrive avec beaucoup de retard ...

Avec cela, un tableau saisissant de cette province française qui traverse la Grande guerre sans trop se rendre compte que, avec les millions d'hommes tués dans les tranchées, ce conflit enterre également un certain mode de vie dont les derniers râles iront se perdre dans cette période qu'on appellera "l'entre-deux-guerres."

Et puis de très belles phrases qui éclatent çà et là comme celle-ci, laquelle explique à sa façon ce fait que nous avons tous constaté un jour ou l'autre : les personnes sympathiques sur cette terre ne font pas de vieux os alors que les mauvaises herbes ... :

Tout le monde aime les braves gens : la Mort aussi.

C'est tout bête mais il fallait y penser. ;o)

jeudi, juin 28 2007

Les Faux-Monnayeurs - André Gide.

Qu'on apprécie ou pas l'homme qu'il fut, Gide, même de nos jours, demeure un écrivain incontournable. Tout d'abord à mon sens parce que, à sa manière, il tenta d'innover. Ne peut-on pas voir en effet dans "Les Faux-Monnayeurs" un roman précurseur de l'esthétique - ou de l'absence d'esthétique ;o) - du "Nouveau Roman" ?

Résumer l'intrigue de ce livre qui n'est pourtant pas un pavé est voué à l'échec. Disons que, en gros, le rejet de la famille si cher à son créateur et l'homosexualité constituent la trame du récit.

Bernard Profitendieu - on reconnaît bien là l'acidité gidienne - vient de découvrir qu'il n'est pas le fils de son père. Il faut dire que, déjà, ses relations avec celui-ci ne sont pas des meilleures puisqu'elles se placent sous le signe du mépris. Exalté comme on l'est souvent à l'âge de 17 ans, il décide sur le champ de quitter l'appartement familial après avoir laissé une fort belle lettre à son père avoué. Et il demande un asile provisoire à un ami de lycée, Olivier Molinier, qui, lui, est amoureux de son oncle Edouard.

Comme Bernard a besoin de gagner sa vie, Edouard l'engage en tant que secrétaire particulier et tous deux s'en vont en voyage, laissant derrière eux un Olivier délaissé et jaloux qui, comme en représailles, se laisse séduire par le comte de Passavant, un dandy pédéraste qui tient assez de Dorian Gray mais un Dorian bien plus stupide (et bien moins beau garçon) que l'original.

Sous cette influence détestable, Olivier s'aigrit, devient violent, brutal, méchant même. Gide en profite pour nous le représenter à une soirée littéraire où il croise Alfred Jarry et quelques autres - et ce moment-clin d'oeil est un véritable petit régal. Fort heureusement, Edouard, qui fait partie des invités, parvient à récupérer son neveu et ...

... et tout se termine bien - quoique de façon assez a-morale - sauf pour le personnage de Boris, un jeune garçon qui sert en quelque chose à Gide, éternel torturé, de victime expiatoire.

Mais plus que l'intrigue en elle-même - ou plutôt des intrigues car plusieurs autres viennent se greffer sur le tronc central - ce sont l'habileté avec laquelle Gide entremêle le tout et la décision avec laquelle il applique le procédé de la mise en abîme qui retiennent l'attention du lecteur. L'oncle Edouard en effet se propose d'écrire un roman qui s'intitulera ... "Les Faux-Monnayeurs" et, çà et là, des extraits de son journal personnel s'intercalent dans un récit qui n'est linéaire qu'en apparence. Et à cette première "mise en abyme", s'ajoute celle de l'Auteur qui intervient au chapitre VII de la deuxième partie et qui semble bien être Gide lui-même.

On affirme souvent que "Les Caves du Vatican" constitue le chef-d'oeuvre de Gide - je suis assez de cet avis-là. Mais ce serait une erreur de passer auprès d'oeuvres comme "Les Faux-Monnayeurs" qui montre bien la volonté de l'auteur de rompre - en tous cas d'essayer de rompre - avec le récit classique tel que l'avaient laissé les grands auteurs du XIXème siècle. Sachant cela, il est sans doute plus facile de comprendre pourquoi "La Recherche ..." - avec ou sans vertèbres ;o) - n'a pas "accroché" Gide à la première lecture.

mercredi, juin 27 2007

Les Racines du Ciel - Romain Gary.

Je me rappelle combien il m'a été agréable - et poignant - de découvrir avec ce livre un grand romancier auprès duquel j'étais jusque là passée peut-être en raison du battage médiatique qui a été fait autour de lui.

J'irai même jusqu'à dire qu'il y a, chez Romain Gary, quelque chose du romancier universel. Pour reprendre une expression trop galvaudée de nos jours et devenue parfaitement utopiste, Romain Gary pouvait prétendre au titre de "citoyen du monde."

Il était né à Wilnio, dans une Lituanie russifiée, et se définissait lui-même comme "un cosaque un peu tartare mâtiné de juif." Définition qui, en cette époque où les communautarismes fleurissent dans tous les sens, telles de hideuses et démoniaques mauvaises herbes, me paraît extrêmement révélatrice : Gary ne se définissait pas en effet en fonction de son appartenance religieuse ou de celle de ses ancêtres mais bel et bien en fonction de ses racines nationales. Il était bien trop intelligent, bien trop sensible aussi pour tomber dans le piège du nationalisme, dont il dénonce d'ailleurs dans ce roman les fondements éternels. Cette grâce, ce don qu'il avait reçu du Grand Dieu Thot lui-même, lui permet de porter sur toutes et tous un regard qui tend à la fraternité universelle, apolitique et a-religieuse (ça existe, ce terme ? ;o) )

"Les Racines du Ciel" est un roman où se mêlent allègrement les flash-backs et les points de vue autour d'une figure quasi messianique, Morel, le Français obstiné qui, revenu des camps nazis, a choisi de lutter pour que soit sauvegardée la vie des grands éléphants d'Afrique. Une multitude de personnes s'expriment sur Morel, présentent ses faits et gestes, lui prêtent ou lui reconnaissent des intentions réelles ou supposées et ce qui avait commencé comme une entreprise vaguement ridicule, avec un homme débraillé errant en Afrique Equatoriale Française serrant, dans sa vieille serviette de cuir, une pétition contre les massacres d'éléphants qu'il cherchait désespérément à faire signer par l'un ou par l'autre, se termine en une apothéose grandiose qui fixe l'Espoir dans l'Eternité.

Très vite, le lecteur est conquis non seulement par Morel et son charisme mais aussi par l'atmosphère que sait créer l'écrivain - et c'est là le signe d'un romancier béni de Dieu, celui qui sait insuffler à ses créatures un souffle tel qu'elles quittent bientôt leur statut de marionnettes pour prendre corps et vie.

Très vite aussi, il comprend que, au-delà des éléphants d'Afrique, c'est une certaine idée de la dignité humaine, certes mais surtout universelle (car elle englobe toutes les formes de vie, du moins est-ce l'impression que j'ai ressentie) que Morel veut à tout prix sauver. "Nous avons tous nos éléphants à sauver," voilà ce que nous dit Gary, "trouvez-les en vous-mêmes et vous verrez, votre vie en sera illuminée. Vous deviendrez peut-être fou et l'on vous prendra certainement pour un fou mais vous aurez gagné. Et, à travers votre victoire, c'est l'univers tout entier qui triomphera dans ses forces positives."

Il y a, dans "Les Racines du Ciel", un souffle prodigieux et qui rappelle Hugo sans les lourdeurs du grand ancêtre et du XIXème siècle. Ajoutez à cela un humour échevelé et une façon unique de renvoyer tout le monde dos à dos. Si l'on excepte le personnage de Waïtari, le "César noir" qui laisse présager, dès 1956, toutes les horreurs qui s'abattront sur l'Afrique avec ce que Gary nomme "la colonisation intérieure" et qu'il définit comme la pire des colonisations possibles, (encore y a-t-il un instant très bref où le journaliste Abe Fields, considérant Waïtari qui s'éloigne, nous fait prendre celui-ci en pitié), aucun héros n'apparaît bêtement manichéen. Tous sont complexes, le comble de la complexité se répartissant entre Habib, l'éternel contrebandier, et le Néerlandais Haas, qui capture des éléphanteaux pour le compte des zoos occidentaux mais qui n'en espère pas moins que Morel a trouvé refuge quelque part ...

Quant au style ... Ma foi, c'est un style que certains trouveront trop "travaillé" mais que, en ce qui me concerne, j'apprécie énormément.

Enfin, "Les Racines du Ciel" m'ont permis de lire la meilleure définition du général de Gaulle qui ait jamais été faite - je crois : " De Gaulle, un homme qui lui aussi croyait aux éléphants."

La fierté de Gary, on la sent presque palpable à ce moment-là - et à d'autres aussi. Fierté d'être un creuset où, dès la naissance, est tombé le germe de l'humanisme universel. Fierté de savoir de manière innée que, au delà des nationalités et des religions qui les séparent trop souvent pour le pire, les hommes en fait ne sont pas si différents que ça dans leurs rêves. Simplement, il arrive qu'ils les interprètent mal et qu'ils mettent les mauvais mots là où ils n'ont pas leur place.

Attachement aussi à un idéal, à "une certaine idée", de la France sans doute, mais aussi de l'Humanité en général.

Et puis lucidité, parfois terrible car, dans un passage, Gary définit la France elle-même comme un éléphant. Lucidité qui pousse à s'interroger sur la position qui aurait été celle du romancier en ces temps d'inquiétude et de paroxysmes intégristes que nous traversons. J'ose espérer qu'elle aurait été assez différente de celle qu'il affichait dans sa "Lettre aux Juifs de France" en 1970.

En résumé, si vous voulez recharger vos batteries en énergie, en espoir et en bonheur, lisez "Les Racines du Ciel" : si vous croyez malgré tout que notre monde peut changer, ce livre est un incontournable.

Un site sur Gary et Ajar :

mardi, juin 26 2007

La Fortune des Rougon - Emile Zola.

Le premier volume d'une série qui compte des best-sellers tels que "L'Assommoir", "Nana" ou encore "La Bête Humaine",, a forcément la part délicate. Pressé d'en venir directement aux chefs-d'oeuvre de Zola, le lecteur l'oublie souvent. Et c'est un tort.

Car le souffle zolien s'y fait déjà sentir. A ceux qui m'opposeraient les longues descriptions du premier chapitre, je répondrais qu'il s'agit là d'un chapitre d'exposition et que, en tant que tel, il ne saurait être court, surtout au XIXème. Et puis, franchement, n'est-elle pas prodigieuse, la description du vieux cimetière St Mittre ? D'emblée, Zola nous prouve la maîtrise, rare parce qu'innée, avec laquelle il mariait naturellement les luxuriances de la vie et la pourriture sacrée de la mort.

Un morceau pareil, dans la droite ligne des descriptions cadavériques de "Thérèse Raquin" et de celles, dévoreuses, monstrueuses et quasi amazoniennes de la serre de "La Curée" où Renée et Maxime cachent leurs amours incestueuses, ou de ce Paradou oublié dans lequel l'abbé Mouret, amnésique, succombe aux plaisirs de la chair, que voulez-vous, moi, ça me stupéfie et ça m'émerveille toujours autant !

"La Fortune ..." est le livre-fondateur de la saga des Rougon, des Macquart et des Mouret. Celui qui passe auprès de lui sans le lire se résigne du coup à laisser dans l'ombre trop des points importants et dont certains sont carrément essentiels à la bonne compréhension du reste de la fresque.

D'abord, cela va de soi, la haine fondamentale entre les Rougon, descendants du premier mari de l'aïeule Adélaïde Foulques, et les Macquart qui, eux, sont les enfants de son amant, le braconnier Antoine Macquart.

Attachez vos ceintures et suivez-moi bien.

Dès le départ, Pierre Rougon, le fils légitime, vole sa mère et ses demi-frère et soeur, Antoine et Ursule, afin de se doter pour épouser la fille d'un marchand d'huile, Félicité Puech. Dès le départ aussi, Antoine, le fils du braconnier, nous apparaît dans toute sa hideur : aussi voleur que son demi-frère mais beaucoup moins chanceux (peut-être parce que beaucoup plus paresseux), parasite-né qui vit d'abord aux crochets de sa mère, puis de sa femme, Fine, et enfin de ses deux enfants, Jean (que l'on retrouvera dans "La Terre"), Lisa (la "Belle Normande" du "Ventre de Paris") et bien sûr Gervaise, future et touchante héroïne du plus gros succès de Zola, "L'Assommoir."

Ursule, seule fille du braconnier et d'Adélaïde, aura la chance d'épouser un ouvrier chapelier solide du nom de Mouret. La réussite de ce dernier sera telle d'ailleurs que son fils, François, finira par se marier avec sa cousine, Marthe Rougon - tous deux seront les protagonistes de "La Conquête de Plassans." Hélas ! de santé fragile et d'humeur étrange, Ursule finira par se suicider et son mari ne mettra pas longtemps à la suivre dans la tombe. Le second de leurs fils, le petit Silvère, sera adopté par sa grand-mère Adélaïde, qu'il surnommera "Tante Dide."

Du côté Rougon, apparaissent Eugène, futur ministre de Napoléon III ("Son Excellence Eugène Rougon"), Aristide (personnage que Zola semble avoir conçu comme assez falot mais qui, par l'une de ces bizarreries qui se manifestent dans l'oeuvre des grands romanciers, deviendra très vite le Saccard flamboyant de "La Curée" et celui, presque émouvant, de "L'Argent"), Pascal (l'un des rares personnages positifs de la fresque qui donnera son nom au dernier volume), Marthe (cf. plus haut) et enfin Sidonie (c'est elle qui, dans "La Curée", révèlera à son frère l'adultère incestueux de Renée et de Maxime).

Pour les deux clans - plus précisément pour les Rougon et Antoine Macquart - le coup d'Etat du 2 décembre 1851 servira de tremplin. Pierre et Félicité obtiendront enfin la recette générale qu'ils convoitaient depuis des lustres et Antoine, en se faisant leur complice, gagnera ainsi la possibilité de les faire chanter à vie. Aussi cruels, aussi sournois et aussi avides les uns que les autres de se bâtir une fortune, ils abandonneront à la fusillade le pauvre Silvère qui, trop jeune et trop utopiste, aura eu le tort de se battre dans le camp des vaincus.

C'est donc, on l'aura compris, dans le sang de la République et dans celui de ses défenseurs, que la fortune des Rougon-Macquart prend ses racines.

Telle est, résumée autant que faire se peut, l'intrigue de ce roman qui, à sa parution, ne déchaîna guère les critiques et qui, pourtant, ne peut manquer de passionner les inconditionnels de Zola et de la fresque qui lui permit d'accéder à la célébrité. ;o)

lundi, juin 25 2007

L'Oeuvre au Noir - Marguerite Yourcenar.

Même si je n'ai pas trouvé dans "L'Oeuvre au Noir" le souffle unique qui est celui des "Mémoires d'Hadrien" (ouvrage sur lequel je reviendrai plus tard), je ne saurais faire autrement que de recommander la lecture de cet ouvrage (qui peut paraître austère, je n'en disconviens pas). La langue y est toujours aussi superbe, bien qu'un peu moins naturelle que dans les "Mémoires" où, tout en conservant sa richesse un peu précieuse, elle semble couler de source.

"L'Oeuvre au noir" nous conte le destin de Zénon, fils bâtard d'un jeune prélat italien et de la soeur d'un riche banquier flamand. Abandonné par son père (qui meurt il est vrai un peu plus tard) et délaissé par sa mère (qui ne le supporte pas), le jeune Zénon développe très tôt un esprit indépendant et avide de liberté. Périlleuse revendication dans le monde perclus de guerres religieuses qu'est celui de l'Europe du XVIème siècle.

En définitive, Zénon se fera médecin tout en tâtant, comme nombre de ses confrères à l'époque, de ce que l'on appelle encore l'alchimie. De sa Bruges natale jusqu'au Paris de Catherine de Médicis et à la Pologne des Wasa, il cherche, cherche inlassablement une vérité qui n'est pas de ce monde et dont ce sceptique avant la lettre se demande même si elle peut avoir droit de cité en ce bas-monde.

Fin, révolté et intelligent, Zénon se commet bien entendu dans la rédaction de certains traités que l'Eglise aussi bien que les Luthériens considèrent avec la plus grande méfiance. En d'autres termes, eût-il vécu de nos jours, que Zénon aurait probablement été un grand défenseur de la laïcité et de cette liberté d'expression qu'elle seule autorise.

__Mais dans cette Europe qui s'enferme pour longtemps dans la Contre-Réforme, Zénon doit fuir et se cacher. Avec les ans, il revient dans sa ville natale, sous le nom d'emprunt de Sébastien Théus (le jeu de mots sur "Théus" est savoureux). Tout s'y passe d'abord assez bien et puis ...

Et puis, les hommes et leur ignorance supersticieuse étant ce qu'ils sont d'habitude, tout finit mal, vous l'aurez deviné.__

Mais - et cela, c'est le message du livre - pas un seul instant, Zénon ne faiblit. Pour s'éviter d'ailleurs la faiblesse ultime de la chair devant la torture et le bûcher, il s'évade par le suicide, un suicide dans la grande tradition de ces Anciens qu'il admirait.

Un roman brillant, prix Fémina largement justifié en 1968.

Et aussi, __en ces temps où l'obscurantisme religieux redresse son profil d'hydre de Lerne, un réquisitoire posé mais impitoyable contre ceux qui refusent aux hommes la liberté de leur conscience. A lire absolument. ;o) __

dimanche, juin 24 2007

Les Liaisons Dangereuses - Pierre Choderlos de Lanclos.

Ce livre m'a fascinée, tant par sa construction et son intrigue que par la vigueur de ses personnages - notamment la marquise de Merteuil.

Demeurés bons amis après avoir été amants, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont ont l'habitude de partager expériences libertines et épîtres explicatives détaillées. C'est vrai qu'ils n'ont rien à se cacher car chacun sait tout de l'autre, y compris le pire - cet acte par exemple qui vaudrait au vicomte les prisons du Roy et à tout le moins l'exil hors du Royaume s'il venait à être claironné sur la place publique.

Ayant un compte à régler avec l'un de ses anciens amants, le comte de Gercourt, lequel a commis l'incivilité de la quitter avant qu'elle-même se fût lassée de lui, Mme de Merteuil fait appel à Valmont pour séduire la fiancée de Gercourt, la jeune Cécile de Volanges, tout juste sortie du couvent.

Fort occupé chez sa tante, Mme de Rosemonde, à faire le siège de la sage et douce Présidente de Tourvel, femme vertueuse et pieuse qui, en l'absence de son époux, séjourne "à la campagne" de Mme de Rosemonde, le vicomte se fait un peu tirer l'oreille. Il se doute bien que la mère de Cécile, amie très proche de Mme de Tourvel, fait tout son possible pour mettre celle-ci en garde contre lui mais il conserve bon espoir de l'emporter. Et puis, regagner Paris en laissant derrière lui la séduisante Présidente ne le tente pas ...

Mais à Paris, justement, les choses s'emballent. Mme de Volanges découvre un début de correspondance amoureuse entre le chevalier Danceny et Cécile et, bien décidée à mettre un terme à cette folie qui risque de compromettre la riche union avec Gercourt, se laisse inspirer par Mme de Merteuil - qu'elle estime beaucoup ;o) - l'idée d'expédier sa fille elle aussi à la campagne, chez sa vieille amie, Mme de Rosemonde.

A partir de là, on peut dire que le destin de tous les personnages est scellé. Sous prétexte d'aider Danceny - l'une de ses relations - à correspondre avec Cécile, Valmont séduit peu à peu celle-ci et devient son amant. En parallèle, le fringant roué continue à faire à Mme de Tourvel une cour tenace mais respectueuse qui, à la longue et après quelques petites aventures, portera ses fruits.

Mme de Merteuil, qui observe cela de loin, se distrait un peu en perdant de réputation Prévan, un officier des Gardes qui avait juré de prouver qu'elle n'était pas plus vertueuse qu'une autre. Puis, perdant patience car la jalousie s'éveille en elle, elle convainc Valmont d'abandonner Mme de Tourvel et, afin de faire souffrir un peu plus cet homme qui, finalement, est le seul qu'elle a jamais réellement aimé, elle prend Danceny pour amant.

Sous le coup de la douleur provoquée par l'abandon de Valmont, Mme de Tourvel court se réfugier au couvent où elle a été élevée et où elle sombre dans le délire. Elle n'en sortira que pour apprendre la nouvelle de la mort du vicomte, tué en duel par Danceny. Mme de Merteuil avait en effet révélé au chevalier le rôle pour le moins ambigu qu'avait joué son prétendu ami dans la séduction de Cécile.

Parce qu'elle l'aimait - et aussi parce qu'il fallait à Laclos une fin qui sauvegardât la morale - Mme de Tourvel ne survit pas à l'annonce du décès de ce Valmont à qui elle a tout sacrifié. A Paris, Danceny, qui a reçu des mains de son adversaire mourant une grande partie des lettres qu'il avait échangées avec Mme de Merteuil et qu'elle lui avait adressées, en diffuse quelques unes pour établir enfin la vérité sur la marquise. Prévan est réhabilité et Mme de Rosemonde renonce à porter plainte contre Danceny pour le meurtre de son neveu. Devant la décision de sa fille de prendre le voile, Mme de Volanges reprend la parole qu'elle avait donnée au comte de Gercourt.

Quant à Mme de Merteuil, elle perd le procès qui devait lui sauvegarder l'héritage de son époux, attrape la petite vérole et s'en retrouve toute défigurée. Pourtant, ne pouvant sans doute se résoudre à accabler totalement celui de ses personnages qui avait le plus de personnalité, Laclos la fait monter en carosse avec plus de 50 000 livres et tous ses bijoux et lui permet de passer la frontière.

Le Mal court toujours ...

Au-delà d'une certaine sécheresse, le style de Laclos ressuscite une langue châtiée et proche de la perfection. Curieusement, la forme du roman à lettres, si en vogue à l'époque et dont les Britanniques avaient donné une version éblouissante avec la "Pamela" de Richardson (ouvrage sur lequel nous reviendrons d'ailleurs plus tard), reste tolérable. Et cela tient beaucoup à une intrigue et à des personnages bien plus modernes, en fait, que nous ne pouvions le supposer au début.

Un livre à lire et à relire. A voix haute en particulier, et pour tous ceux qui apprécient tout particulièrement la langue française, c'est un authentique régal.

vendredi, juin 22 2007

La Joueuse de Go - Shan Sa.

"La Joueuse de Go" est un livre à deux voix entre deux êtres qui se rencontrent par hasard autour d'une même passion - qui donne son titre au roman.

De l'homme, on sait seulement qu'il est jeune et japonais. C'est un soldat de l'armée d'occupation japonaise stationnée en Mandchourie. Elevé durement, "à la japonaise", comme il le dit lui-même, il trouvait tout enfant la tendresse et le réconfort dans les bras de sa nourrice chinoise qui lui apprenait sa langue natale avec l'accent de Pékin. C'est ce souvenir de son enfance qui le guidera plus tard dans sa quête de la Chine et de sa culture deux fois millénaire. Et, très vite, on comprend que, bien qu'attaché à sa patrie, il regrette obscurément de ne pas être né chinois.

De la femme, on n'apprendra son nom, ou plutôt son prénom, Chant de Nuit, qu'à la fin de l'ouvrage, alors même qu'elle s'abîme dans les ténèbres de la Mort. Mais ce prénom, elle l'offre enfin comme un cadeau à cet homme qui la tue pour la sauver des horreurs du viol, cet homme qui renonce, par amour pour elle, "à avoir son nom inscrit sur les tablettes des Ancêtres" - et qui accepte par contre de mourir comme un lâche.

Entre les deux, une longue partie de go, sur la place des Mille Vents, à Chang Sun, et des méandres de silences et de regards qui n'osent s'attarder par respect des conventions.

Et toute la tragédie de la guerre sino-japonaise, ainsi qu'une très belle histoire d'amour. A lire, à relire même. ;o)

mercredi, juin 20 2007

Mémoires d'Agrippine - Pierre Grimal.

Arrière-petite-fille d’Octave-Auguste, fille de Germanicus, nièce de Claude, sœur de Gaius (qui deviendra Caligula), mère de Nero, Agrippine – dite « la Jeune » par opposition à sa mère – est l’un de ces personnages que l’Histoire a diabolisés à plaisir. Au-delà d’une prose fluide mais sévère, les « Mémoires » que lui prête Pierre Grimal ont le mérite de nous restituer de cette femme énigmatique, complexe et contradictoire une image qui tient compte à la fois de son "roman familial" - qui se confond avec la dynastie julio-claudienne - et du contexte où elle vécut.

Agrippine naît en Germanie, où l’empereur Tibère a envoyé son père, Germanicus, qu’il avait choisi officiellement pour successeur. Elle grandit aux côtés de sa mère, à qui elle doit son prénom et dont elle sera presque jusqu’au bout l’ultime soutien. En effet, après l’assassinat de Germanicus – assassinat perpétré sur l’ordre vraisemblable de Tibère – la méfiance de l’Empereur se retourne contre celle qui lui a survécu. Il la fait exiler sur une île où, quelque temps plus tard, elle périra dans des conditions demeurées suspectes.

Agrippine verra aussi ses deux frères aînés, Drusus et Nero, emprisonnés puis assassinés, toujours sur ordre de l’imperator. C’est encore Tibère qui s’opposera à ce que son frère, Gaïus, revête à l’âge requis la toge prétexte qui symbolise son accession à la majorité. Et c’est toujours Tibère qui interdira au premier époux d’Agrippine, Domitius Ahenobarbus – qui, lui, descendait de Marc-Antoine – de lui faire des enfants.

Ce n’est donc qu’à la mort du tyran et alors que son frère Gaïus lui succède qu’Agrippine peut mettre au monde le petit garçon qui, dans ses veines, mêle les sangs ennemis d’Octave et d’Antoine : Lucius Claudius Domitius Nero.

De cet enfant qui devient à partir de ce jour sa seule raison d'exister, elle est pourtant obligée de se séparer lorsqu’elle-même se voit exilée par Caligula qui, à cette époque, commence à montrer de plus en plus nettement les signes de folie qui le conduiront à sa perte.

Quand son oncle Claude, appelé au pouvoir par les prétoriens après l’assassinat de Caligula, la fait revenir à Rome, Agrippine revoit enfin Nero mais doit se résigner à le renvoyer une fois de plus chez sa tante Lepida. Claude vient en effet d’épouser la toute jeune Messalina (15 ans et demi), dont il aura Octavie et Britannicus. Et la nouvelle impératrice n’entend pas partager avec qui que ce soit l’influence qu’elle possède sur son mari. Dans la crainte d’un complot qui priverait son fils de la vie, Agrippine se soumet et ronge son frein.

Elle se remarie avec le riche Crispus mais ce n'est que huit longues années plus tard, lorsque Messalina est exécutée par les affranchis de Claude, qu'elle parvient à récupérer définitivement son fils.

Faisant fi de l’inceste, Agrippine épouse alors son oncle et devient « Augusta. » Il lui faut peu de temps pour convaincre Claude d’adopter Nero, puis de le désigner comme successeur, au mépris des droits de Britannicus. Au décès de Claude d’ailleurs – empoisonné sur l’ordre d’Agrippine – c’est Nero que Sénèque et Burrus, ses précepteurs, présentent aux Prétoriens. Le choix de l’armée est ratifié par le Sénat : Nero devient officiellement empereur.

Cependant, poussé par son ancien précepteur, Sénèque, le nouveau monarque n’entend pas que celle qui lui a offert le trône des César lui dicte sa conduite politique : après tout, Agrippine n’est qu’une femme. Puis survient Poppée, pour laquelle il répudiera Octavie, sa première épouse. Or, Poppée, prototype de la femme-fatale antique bien plus que ne le fut Messalina, réclame la tête d’Agrippine. Sans doute a-t-elle flairé que, pour recouvrer son emprise sur Nero, l'Augusta est prête à commettre un nouvel inceste - envers lequel Nero n'est pas sans ressentir une espèce de fascination qui définit à merveille les rapports on ne peut plus freudiens qu'il entretenait avec sa mère ...

Mais Agrippine, femme impérieuse et colérique, a commis l’imprudence de laisser entendre que, si son fils ne changeait pas d’attitude envers elle, elle pouvait très bien se tourner vers Britannicus et le faire porter au pouvoir. Du coup, Nero est acculé. Il fait empoisonner son frère et monte toute une comédie pour convaincre sa mère de le rejoindre à Baules, sur une galère, pour un luxueux banquet « de réconciliation. »

Agrippine est heureuse mais soudain, de grands craquements, des cris … la galère coule. Bonne nageuse, l’ancienne « Augusta » - elle a été destituée entre temps - n’a aucun mal à regagner la côte. Mais elle a eu le temps de se retourner et de voir les membres de sa suite, maintenus sous l’eau jusqu’à l’asphyxie par les hommes de Néro. Désormais, elle sait et, retirée dans la maison familiale, elle attend les assassins que ne tarde pas à lui envoyer son fils.

Lança-t-elle réellement à Anicetus la phrase fameuse : « Frappe au ventre ! » On ne le sait pas avec exactitude mais une chose est certaine : cette réplique féroce et digne résume à merveille le personnage que fut cette femme étrange, qui se croyait investie par les dieux de la mission de dominer Rome et l’univers et qui sacrifia tout à ses certitudes.

Déjà, lorsque l’astrologue Balbillus avait dressé l’horoscope du bébé qu’était alors le futur Nero, il avait été dit à Agrippine : « Cet enfant règnera mais il tuera sa mère. » Ce à quoi la fille de Germanicus avait répondu – et ces paroles-là semblent, elles, authentiques : « Qu’il me tue pourvu qu’il règne ! »

Un roman au style serré et austère qui nous force avec habileté à nous pencher un peu plus sur cette femme que l'analyse des méfaits du pouvoir qu'elle constate chez son frère, puis chez son oncle, n'empêche pas de tomber par la suite dans les mêmes ornières. Peu à peu en effet, Agrippine, hypnotisée par la soif de Puissance qui la tenaille, laisse sa part d'ombre l'emporter. Mais lorsqu'elle en prend conscience, elle réalise que c'est cette même soif qui contraint le fils tant aimé à la faire assassiner. Alors - alors seulement - avec ce stoïcisme propre aux Anciens, elle capitule.

mardi, juin 19 2007

Le Sang Noir - Louis Guilloux.

Auteur méconnu bien qu’il frolât de peu le Goncourt en 1935 et obtînt le Renaudot en 49 pour « Le Jeu de Patience », Louis Guilloux nous a laissé plusieurs romans et textes.

Mais son œuvre la plus célèbre demeure « Le Sang Noir », authentique et cruel petit joyau qui nous conte vingt-quatre heures de la vie d'une ville de province – laquelle pourrait être Saint-Brieuc, dont Guilloux était originaire – alors que les mutineries désorganisent le front en 1917.

Le héros de ce roman – ou son anti-héros car Cripure annonce à sa manière les loosers que le roman et le cinéma américains ne tarderont pas à mettre en scène – est un professeur de philosophie nommé Merlin, comme l’enchanteur, mais que ses élèves ont affublé du surnom de « Cripure » par référence à cette « Critique de la Raison Pure » qu’il aime à citer.

De Merlin-Cripure, nous dirions aujourd’hui qu’il est un asocial. D’une intelligence brillante et d’une sensibilité tout aussi profonde, il n’a connu que l’échec : son mariage avec Toinette, la seule femme qu’il ait vraiment aimée, s’est conclu par l'adultère de la jeune femme avec un "officier blond" que Cripure fut trop lâche pour acculer au duel ; ses premiers écrits, dont un volume intitulé « La Pensée Médique », et qui avait attiré sur lui l’attention des initiés, se sont finalement échoués sur une thèse consacrée à un autre philosophe local, Turnier – thèse que Cripure, encore sous le coup de sa rupture avec Toinette, avait volontairement sabotée ; dans sa profession, il est périodiquement chahuté par ses élèves et, lorsque débute le roman, certains d’entre eux ont même entrepris de desserrer les écrous de sa bicyclette afin de provoquer un accident qui pourrait s’avérer mortel.

Cripure vit en ménage avec Maïa, une paysanne dévouée qui, en dépit de ses sautes d’humeur et de ses manies de paranoïaques, voue à "son homme" un amour réel. Ses autres compagnons sont quatre petits chiens avec lesquels il aime aller chasser tôt le matin lorsqu’il en a le loisir. Les puces qui infectent son bureau. Et bien sûr les livres et la poussière qui peuplent aussi ledit bureau.

Autour de lui, gravitent une foule de personnages qu’il est difficile d’oublier tant le trait du romancier s'est fait aiguisé : Nabucet, l’un des collègues de Cripure, homme cultivé mais dont l'hypocrisie nous fait gricer des dents et qui voue à Cripure une haine d'autant plus violente qu'il le sait bien supérieur à lui ; Moka, le surveillant "à la crête de feu et au visage de lait", l’un des rares « amis » de Cripure et son ancien élève, qui le révère à l’égal d’un dieu ; Faurel, le député, lui aussi ancien élève de Merlin, et qui tentera de le sauver des conséquences du duel que lui cherchera Nabucet ; l’ineffable Babinot, figure-type et outrancière du patriote revanchard dont les inepties militaristes et cocardières ennuient à peu près tous ceux qui le croisent et qui ne savent comment se débarrasser de lui ; pour lui faire pendant, Guilloux a imaginé le capitaine Plaire, sorte de ganache ami de Nabucet mais qui, à la fin du roman, se révèle homme d'honneur ; Otto Kaminski, officier d’origine juive, jouisseur et cynique, qui complote de quitter la ville en enlevant la fille du notaire – une brute, ce notaire, une horreur de père :evil: ; Mme de Villaplane, sa logeuse, aristocrate déchue qui ne vit plus que dans ses rêves et qui finira par se suicider en apprenant le départ de son hôte …

Tout cela sur fond d’ombre et de pluie, dans une ville fantôme qui, je ne sais pourquoi, m’a évoqué tout à la fois le contraire absolu du « Clochermerle » de Chevallier, ces descriptions plus aiguës qu’on ne le pense que Germaine Acremant faisait de l’univers provincial d’avant-guerre et même certaines descriptions fantastiques de Jean Ray.

Bien que la ville soit éloignée du front, la Grande guerre, qui traîne en longueur, nous accompagne du début jusqu’à la fin du roman.

Par les convois de soldats d’abord, ces conscrits qui s’en vont se faire tuer pour que puisse survivre une armée de profiteurs. Par l'émeute qui éclate à la gare, lorsque certains soldats refusent de monter dans les trains alors que, sur le front, les mutineries de 1917 ont déjà commencé.

Mais aussi, mais surtout, par ces figures d’ « embusqués » que représentent Babinot et Nabucet. Encore le premier a-t-il perdu son fils à la guerre – mais il est le seul à l’ignorer et le livre s’achève sans qu’on l’en ait prévenu - alors que le second, lui, n’est et ne se veut qu’un parasite dissimulé sous une courtoisie mondaine qui ne l’empêche pas de jeter des coups d’œil trop appuyés à toutes les jeunes filles passant à sa portée - spécialement si elles sont ou trop jeunes ou trop pauvres pour se défendre.

Et le constat est effrayant car, pour nous qui savons, l’ombre de la Seconde guerre mondiale prend déjà racine sur ce terreau revanchard. Ce sont les Babinot et les Nabucet qui imposeront à l'Allemagne vaincue ce traité de paix indigne des vainqueurs. Ce sont eux qui permettront au sentiment nationaliste allemand de renaître dans des conditions telles que le Nazisme n'aura aucun mal à trouver des laudateurs. Ce sont eux encore qui, plus tard, se placeront sous la garde du régime de Vichy. Ce sont eux ...

Mais Cripure, lui, Cripure, paranoïaque et colérique, tendre et sensible, esprit brillant emprisonné dans un corps infirme qui le rendait « différent » dès sa naissance (Cripure souffre de « deux pieds de géant »), est d'une autre trampe. On se doute très vite qu’il ne verra pas l’Armistice mais on comprend aussi que cela vaut mieux pour lui : dans un monde où prolifèrent les Nabucet et les Babinot, un Cripure n'a plus sa place et doit retourner au mythe.

Cripure est un homme d’honneur qui ne croit plus en l’honneur mais dont la fierté suprême est de se tuer au nom d’un idéal qu’il sait irréalisable. Cripure met en somme ses actes en accord avec ses pensées - et il faut beaucoup de courage pour se livrer à cet exercice. Stupide, me direz-vous : ce n'est pas ainsi qu'on survit. Peut-être … Mais le souffle que Guilloux a su donner à son héros est tel que, lorsqu’il meurt, c'est cette grandeur que nous emportons avec nous.

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