En ce qui concerne "Les Ames Grises" de Philippe Claudel, on pourrait dire que, dans le fond, il y a là de quoi vomir pas mal. Le narrateur a beau nous assurer que le gris prédomine dans notre monde, le récit qu'il nous conte est noir, très noir.

Mais il le conte superbement, il faut le préciser : sa construction fait de ce livre un véritable petit bijou. A cela s'ajoute un style indéniable et on ne peut que regretter que, satisfaisant à la mode, Claudel ait renoncé à l'imparfait du subjonctif. Dans un prochain ouvrage, peut-être ... ? C'est à souhaiter.

Le lecteur reste surtout étonné par l'absence apparente de linéarité de ce roman. Le narrateur semble y aller de digression en digression jusqu'à ce que, comme par magie, tous les fils se recoupent, tous les personnages se rejoignent et hop ! le tour est joué, et de façon remarquable puisque, pratiquement jusqu'au bout, l'auteur maintient l'ambiguïté sur l'identité de l'assassin.

L'ensemble évoque tout à la fois Simenon dans ses oeuvres les plus noires et le Louis Guilloux du "Sang noir." C'est étouffant, on croit entendre une pluie entêtante à chaque page, on n'a aucune peine à distinguer le brouillard qui cerne aussi bien les âmes que les paysages et le désespoir - peut-être issue de la Grande guerre mais qui nous paraît tout de même avoir toujours été là - sourd de partout.

Qui a tué la petite Belle de Jour, la fille du restaurateur Bourrache ? Parce que la mort d'un enfant nous apparaît toujours comme plus abominable qu'une autre, la question a son importance. Mais au delà pourrait-on dire, elle est importante parce que les présomptions de culpabilité qui désignent le Procureur Destinat (ce nom est à lui-même un poème de résignation) vont révéler la nature des vivants.

Nature sordide pour au moins deux d'entre eux, le juge Mierck et le colonel Matziev (lequel a cependant ruiné sa carrière pour défendre Dreyfus), qui communient dans une sorte de "grande bouffe" tout bonnement écoeurante lorsqu'ils décident de se trouver un coupable coûte que coûte. Nature toute droite mais bien obligée de composer avec plus puissant que soi, pour d'autres comme Joséphine, la "récupératrice de peaux" et le narrateur, ancien policier que mine la certitude d'une injustice commise pour préserver la réputation de Destinat. Nature aberrante - la plus aberrante de toutes finalement - pour l'assassin démasqué par une lettre qui arrive avec beaucoup de retard ...

Avec cela, un tableau saisissant de cette province française qui traverse la Grande guerre sans trop se rendre compte que, avec les millions d'hommes tués dans les tranchées, ce conflit enterre également un certain mode de vie dont les derniers râles iront se perdre dans cette période qu'on appellera "l'entre-deux-guerres."

Et puis de très belles phrases qui éclatent çà et là comme celle-ci, laquelle explique à sa façon ce fait que nous avons tous constaté un jour ou l'autre : les personnes sympathiques sur cette terre ne font pas de vieux os alors que les mauvaises herbes ... :

Tout le monde aime les braves gens : la Mort aussi.

C'est tout bête mais il fallait y penser. ;o)