Les Manuscrits Ne Brûlent Pas.

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Littérature anglo-saxonne (sauf Irlande et USA).

Fil des billets

lundi, juillet 16 2007

Wilt 1 - Tom Sharpe.

Wilt Traduction : François Dupuigrenet-Desroussilles

De temps à autre, alors qu'on en désespérait, on découvre un humoriste authentique et force est de reconnaître que nombre d'entre eux sont d'origine anglo-saxonne.

Bien qu'il ait enseigné en Afrique du Sud où il devint persona non grata parce qu'il avait osé fustiger l'apartheid, Tom Sharpe ne fait pas exception à la règle. Et j'ai eu la joie de le découvrir car j'avoue, à ma grande honte, avoir tout ignoré de lui jusqu'ici.

En deux jours, j'ai dévoré "Wilt1" qui, je l'ai appris depuis, constitue le premier opus d'une série consacrée à Henry et Eva Wilt, couple qu'il convient de compter parmi ses relations lorsque le lecteur qui s'agite en chacun de nous chancelle sous le poids des soucis matériels.

En dépit de son titre un peu bizarre, ce livre n'a rien à voir avec la SF. Pour être franche, il n'a pas non plus grand chose à voir avec l'éternelle bonne humeur de P.G. Wodehouse ou même avec Evlyn Waugh. Il ne saurait non plus se targuer de ce raffinement dans la formule cynique qui demeure à jamais l'apanage d'Oscar Wilde aux temps de sa splendeur.

Sa partie à Sharpe, c'est l'humour noir appliqué à la vie quotidienne, en l'espèce celle d'un petit professeur exploité par le collège technique qui l'emploie, parfois agressé par les "apprentis" (Viande 1 - Gaz 2 - Plâtre 3) auxquels il tente d'inculquer les beautés de la littérature anglaise, plus ou moins méprisé par son épouse et dont la vie sexuelle et sociale se résume à un énorme zéro pointé.

Pour se remonter le moral, Wilt sort son chien, Clem. Et pendant la promenade de l'animal, le maître fantasme le meurtre de son épouse. D'ailleurs, à l'issue d'une énième querelle avec Eva, Henry passerait volontiers à l'acte si Eva ne le quittait pour se réfugier auprès de Sally, une nouvelle relation qui, pour certaines raisons, tient beaucoup à ce que les Wilt divorcent.

Du coup, notre héros s'en prend à Judy, la poupée gonflable que, après des péripéties que je vous laisse découvrir, Eva lui a laissée en guise de cadeau d'adieu. Et comme il a bu pas mal de gin, lui vient l'idée absurde d'habiller Judy avec la garde-robe d'Eva, de lui mettre une perruque pour parfaire la ressemblance et puis de s'en aller la jeter dans un puits, sur le chantier de rénovation ouvert dans son collège.

Le lendemain, arrive la bétonneuse et tout ne serait plus qu'un mauvais souvenir si l'un des ouvriers n'apercevait Judy qu'il prend bien entendu pour un vrai cadavre. La Police fait alors son apparition en la personne de l'inspecteur Flynt - que Sharpe n'a vraiment pas gâté ...

La suite et la fin dans ce roman où l'on rit de bon coeur et sans remords même si l'humour qui le porte est sans complaisance. Seule condition : apprécier l'humour noir. ;o)

dimanche, juillet 15 2007

Agnes Grey - Ann Brontë.

Agnes Grey Traduction : Georges Pernoud pour les éditions Marguerat

Comme Charlotte, comme Emily et comme Branwell, le frère "maudit", Ann participa à la rédaction des "Juvelinia," ces récits d'enfance qui formèrent la plume des Brontë et leur goût exacerbé pour le romantisme. Comme ses deux soeurs, elle écrivit poèmes (mais beaucoup plus religieux et moins "païens" que ceux d'Emily) et romans. Comme pour elles, ce sont ses poésies qui furent éditées en premier et à compte d'auteur. Et tout comme à elles, on lui demanda la rédaction d'un roman.

Avec "Les Hauts de Hurle-Vent", "Agnès Grey" fut cependant le seul manuscrit à se retrouver édité en 1846, sous le pseudonyme de Acton Bell. Bizarrement, cette histoire (que, pour ma part, j'ai toujours trouvée assez plate) est celle qui se rapproche le mieux, surtout par le style, de l'oeuvre de Jane Austen. Un ingrédient majeur cependant y fait défaut : la causticité qui rend les romans d'Austen si plaisants et si modernes.

Dans "Agnès Grey" donc, pas de flamboyant Mr Rochester et encore moins d'Heathcliffe. Rien qu'un clergyman, Mr Weston. Soyons justes : cet ecclésiastique dont Agnes fait la connaissance alors qu'elle est gouvernante chez les Murray, nous apparaît très tôt comme pourvu d'une personnalité moins falote qu'à l'habitude. Ce vicaire est un homme au caractère ferme qui, s'il lui arrive - ce qui est normal - de citer les Ecritures, n'hésite pas à montrer l'exemple en les pratiquant lui-même. En cela, il est exceptionnel et, par des touches timides, çà et là, on soupçonne bien que sa créatrice l'a dotée de qualités que son état de jeune célibataire bien née lui interdisait d'évoquer en termes précis.

Face à lui, une toute jeune fille - la vingtaine à peu près - que les malheurs financiers de sa famille (devinez quoi ? Agnès est née, elle aussi, dans une famille de pasteurs ;o) ) a réduite à gagner sa vie et qui, au sortir d'une première et désastreuse expérience de gouvernante chez ces arrogantes caricatures que sont les Bloomfield, parvient à se placer dans une famille un peu plus correcte mais non moins snob, les Murray de Horton-Lodge.

Si le lecteur s'attendait à rencontrer une deuxième Jane Eyre, il est bien déçu. Agnès a été élevée dans un milieu familial tout à fait douillet et dans les normes. Il n'y a rien en elle des excès de joie ou de douleur sans cesse réprimés par Jane, rien non plus de son sens affuté de l'analyse. Agnès est beaucoup plus passive. Elle n'entend pas s'opposer aux événements : elle se contente de les subir avec résignation. A une condition seulement : qu'ils ne s'opposent pas à ce que lui dicte sa conscience.

Sans crainte d'exagérer, on peut convenir d'ailleurs que, pour le lecteur moderne, l'intérêt majeur du livre réside dans l'opposition entre cette résignation digne et nécessaire et celle dans laquelle finit par tomber l'élève préférée d'Agnès, Rosalie, lorsqu'elle accepte les avantages (= la richesse, le statut social) mais aussi les graves inconvénients (= l'ivrognerie, la stupidité du conjoint) d'une union avec lord Ashby.

Toutes deux sont révélatrices de la condition imposée à la femme par l'époque victorienne. Son seul droit : se soumettre. Certes, il lui reste la possibilité de se révolter mais, si elle la choisit, elle choisit avec elle le "Péché" ou la mésalliance. Les héroïnes d'Austen elles-mêmes n'ont jamais osé le faire - c'est tout dire. __ Hélas ! dans "Agnès Grey", la critique sociale se fait d'une voix si douce, si ténue, si size=18polie/size et l'héroïne - au demeurant fort sympathique - est si heureuse de voir arriver à la fin, et non sans quelques aventures, l'homme à qui elle n'a jamais cessé de penser et qui la protègera désormais pourvu qu'elle se soumette à sa volonté, que le lecteur peine à l'entendre.__

(On m'a assuré néanmoins que, dans son second roman, "La Châtelaine de Wildfell Hall", Ann Brontë était passée à la vitesse supérieure en dépeignant entre autres le calvaire enduré par une femme forcée de subir l'ivrognerie de son époux.)

Pour en revenir à son premier opus, "Agnès Grey", ajoutons que, de tous les romans des soeurs Brontë, il se révèle comme le plus autobiographique. A sa décharge, on dira que, comme "Les Hauts ..." et "Jane Eyre" sont en général lus avant lui, l'impression qu'il produit ne peut que pâtir d'une si vigoureuse concurrence. Pourtant, au-delà des différences formelles, on reste songeur devant ces thèmes récurrents de l'alcool destructeur, de la folie et aussi de la violence, qui surgissent aussi bien chez Charlotte et Emily, les deux "romantiques", que chez Ann, plus discrète et plus pratique. Tous résonnent en nous comme les échos torturés de l'autodestruction à laquelle s'adonna leur frère, Branwell.

Et l'on ne peut s'empêcher de penser que la fameuse toile peinte au temps de leur jeunesse par celui-ci, et de laquelle lui-même, dans une crise de délire alcoolique, s'effaça avec rage, était prophétique : les trois soeurs demeurent, un peu raides mais bien vivantes, dévouées en silence à la mémoire d'un fantôme dont on distingue encore l'ombre polie, ce frère tant aimé à qui, par leurs propres créations, elles ont quand même réussi à conférer une immortalité brillante, sauvage et passionnée.

samedi, juillet 14 2007

Jane Eyre - Charlotte Brontë.

Jane Eyre Traduction : Charlotte Maurat

Surprenant roman que "Jane Eyre" : une intrigue d'un romanesque outrancier mais parfaitement maîtrisée (si l'on excepte la partie où Rochester déclare sa flamme à Jane et lui demande de l'épouser, qui est sacrément gnangnan), des personnages qui, sans l'indéniable talent de son auteur, ne seraient que caricatures, et enfin des prises de position féministes proprement ahurissantes chez une fille de pasteur aussi soumise que le fut Charlotte et qui s'insèrent avec audace dans un récit touffu où abondent les descriptions parfois trop appliquées de la campagne anglaise et (pour mon goût) les références un peu trop nombreuses - surtout dans le dernier tiers du livre - à la Bible, au péché, aux pécheurs, etc, etc, etc ...

Plus que tout, c'est le plaisir profond que Charlotte Brontë prit à l'écrire - et que l'on sent pratiquement à toutes les lignes - qui fait de "Jane Eyre" un monument incontournable de la littérature anglaise. Paradoxalement cependant, "Jane Eyre" est aussi une espèce de contre-monument à l'Ere victorienne car c'est avec jouissance, avec sensualité et avec une frénésie authentique que la romancière y envoie valser les conventions sociales et mondaines. Allons plus loin et n'hésitons pas à écrire qu'une lecture attentive et impartiale de ce "pavé" démontre une perversité raffinée mise en oeuvre pour légitimer ce qui, si on le regarde bien, demeure bel et bien la séduction d'un quadragénaire fortuné et viveur par une fausse innocente de vingt ans sa cadette.

"Fausse innocente" en effet parce que le personnage de Jane Eyre est ambigu. Enfant, elle a déjà les haines d'une adulte passionnée dont, pas une minute et malgré les touchants efforts de celle qui l'a imaginée pour la ramener au Créateur, à la Bible et à tout ce que l'on voudra dans ce goût-là, on ne parvient à croire une minute qu'elle se soit assagie. Quoi ! Une femme capable d'éprouver une passion amoureuse aussi violente pour un homme qu'on devine extrêmement charnel serait aussi la plus candide et la plus pieuse des ouailles du pasteur local ? Im-pos-si-ble, déclare très vite le lecteur qui manque d'ailleurs quelquefois d'apposer le terme "arriviste" à ce parcours impeccable vers la réussite sociale.

La construction du roman, elle, est par contre extrêmement claire et vient se greffer sur un sens de l'analyse qui surprend chez un auteur si jeune et surtout si dépourvu d'expérience du monde. Sous une autre plume, "Jane Eyre" ne serait qu'un conte de fées pas très net aux entournures, mis à la mode du XIXème siècle. Mais la force de caractère de son auteur est telle qu'elle parvient à nous le faire lire encore, à plus d'un siècle de sa première parution, avec un intérêt qui ne faiblit que très rarement tout au long du récit. Pour un livre, pour son créateur, c'est là la marque de l'immortalité.

Il faut dire que Charlotte Brontë, en bonne romancière, fonde sa fiction sur des bases réelles : l'institution Lowood, où la petite Jane est envoyée par sa tante par alliance, Mrs Reed, reproduit les us et coutumes d'une institution où séjournèrent Charlotte et l'une de ses soeurs ; les personnages de bigots que l'on aperçoit par ci, par là (notamment la famille Brocklehurst) sont peints probablement d'après nature : Brontë n'était pas pour rien fille de pasteur ; la bigamie froidement envisagée par Edward Rochester fait écho à un fait divers qui fut rapporté à la romancière alors qu'elle était une toute jeune institutrice de 19 ans, en poste chez Miss Wooler ; quant au personnage de Mr Rochester lui-même - et à la fascination qu'il exerce très tôt sur la gouvernante de sa pupille - ils évoquent irrésistiblement la passion malheureuse de Charlotte pour M. Héger qui tenait à Bruxelles un pensionnat où la jeune fille enseigna un temps avec sa soeur, Emily.

Les piques contre le caractère des Français, que l'on rencontre çà et là dans le roman, proviennent en partie de la rancoeur que Charlotte conserva envers M. Héger, lequel, désireux de sauvegarder son propre mariage, mit brutalement fin à la correspondance qu'elle ébaucha avec lui après son départ de Bruxelles. Eh ! oui, ce n'est pas un hasard si la petite Adèle est née française ! ;o)

Idem pour les critiques voilées de la foi catholique (Eliza, l'aînée des cousines de Jane, a pour projet de se convertir au catholicisme et devient d'ailleurs supérieure d'un couvent, en France). Fille d'un pasteur anglican, Charlotte Brontë ne se pardonna jamais d'avoir cédé, à Bruxelles, à la tentation du papisme : on sait en effet que l'exaltation amoureuse et les souffrances qu'elle ressentit à l'époque la conduisirent même à se confesser. (La pratique de la confession est, de toutes façons, l'une des rares choses que beaucoup de non-catholiques, célèbres ou pas, envient à l'Eglise de Rome. Wilde lui-même la trouvait "sublime.")

"Jane Eyre" n'est peut-être pas un roman à lire quand on a vingt ans car on risque alors de passer à côté de ses indéniables qualités littéraires ainsi que de l'ambiguïté de ses héros. Mais si on l'a lu à cet âge, il faut au moins se promettre de le relire vingt ans plus tard : tel un bon vin (français, cela va de soi ! ), il ne cesse de se bonifier avec le temps.

vendredi, juillet 13 2007

Le Plus Beau Cochon du Monde - P(elham) G(ranville) Wodehouse.

Pigs have Wings Traduction : Robert Carme & Charles Mauban

"Le Plus Beau Cochon du Monde" appartient, ainsi que son nom l'indique au connaisseur, à la vaste saga Blandings. L'intrigue y est à la fois très simple ... et très complexe.

Au centre :

1) l'Impératrice de Blandings, en d'autres termes la truie de concours que révère lord Emsworth, dans son enclos, où elle consomme soigneusement les 58 000 calories (à peu près) auxquelles elle a droit par jour sous l'oeil attendri de son propriétaire, lequel lui rend fréquemment visite.

Aux alentours proches :

1) l'actuelle gardienne de l'Impératrice : Monica Simmons dont on apprendra plus tard avec horreur qu'elle est liée par le sang à sir Gregory Parsloe (surnommé Bouboule Parsloe en son jeune temps par ses amis fêtards londoniens), ennemi juré de lord Emsworth puisqu'il entend remporter cette année-là le Concours de la Plus Belle Truie ;

2) la tribu Emsworth-Threepwood-Kimble : l'Honorable Galahad (dit Gally) ; sa soeur, lady Constance, qui regrette pratiquement une fois par jour qu'il n'ait pas trouvé la mort dans le bassin où il était tombé cinquante ans plus tôt, à Blandings, et d'où l'avait retiré un jardinier attentionné ; leur frère et hôte, lord Emsworth, qui ne quitte sa bibliothèque que pour aller voir l'Impératrice ;

3) les invités de lady Kimble : Penelope (Penny) Donaldson, fille d'un bussiness-man américain, fort occupée pour l'instant à chercher une occasion de filer à Londres pour y tomber dans les bras du jeune auteur impécunueux dont elle est amoureuse : Gerard (Jerry) Vail ; lord Vosper, ex-fiancé de Gloria Salt qui fait désormais les yeux doux à Penny ; enfin, un peu plus tard et pour des raisons que je vous laisse découvrir, Gloria Salt elle-même ;

4) Beach, la perle des maîtres d'hôtel, dont la nièce, Maudie, veuve Stubb, a monté une agence de détectives privés et fut jadis la fiancée de sir Gregory Parsloe ;

Aux alentours plus éloignés :

1) Sir Gregory (Bouboule) Parsloe, obsédé par l'idée d'enfoncer le malheureux lord Emsworth en remportant le concours sus-nommé ;

2) Binstead, son maître d'hôtel, qui a parié sur le triomphe de la truie de son maître et n'aimerait pas perdre, cela va de soi ;

3) George Cyrill Wellbeloved, ancien porcher de lord Emsworth, renvoyé pour ivresse dans un précédent ouvrage et passé depuis lors au service du grand rival de son ancien employeur. Il boit toujours autant et le drame va se nouer le jour où sir Gregory se met en tête de le priver d'alcool ...

A part le policeman de service et les figurants des pubs locaux, il ne me semble avoir oublié personne.

Dans ce décor à la fois aristocratique et champêtre, les deux truies vont disparaître de façon mystérieuse avant de réintégrer leurs enclos respectifs à l'issue de l'histoire qui verra aussi l'heureuse conclusion de pas moins de trois romances ! Le tout sur le rythme échevelé qu'affectionnait Wodehouse et ponctué de ces dialogues étincelants de sous-entendus dont il avait le secret. __ Une lecture agréable et plaisante, dont il ne faut pas cependant abuser.__

jeudi, juillet 12 2007

Lumière Pâle sur les Collines - Kazuo Ishiguro.

A Pale View of Hills Traduction : Sophie Mayoux

Qu’il s’agisse du magique et surréaliste « Inconsolé » ou de l’onirique « Quand nous étions orphelins », l’œuvre de Kazuo Ishiguro, écrivain anglophone d’origine japonaise, déçoit rarement et se prête volontiers à plusieurs lectures. C’est que l’art de son auteur s’exprime toujours en demi-teintes et en non-dits, ainsi que le prouve son plus que célèbre « Les Vestiges du Jour. »

« Lumière Pâle Sur Les Collines », dont, par extraordinaire, l’action se situe pour l’essentiel dans le Japon de l’immédiate Après-guerre, très précisément à Nagasaki, ville-martyr, ne contrevient pas à ce principe. Mieux : de tous les romans d’Ishiguro, celui-là est sans conteste celui qu’il faut lire avec le plus grand soin, l’attention la plus éveillée et une lenteur qui confine au rituel d’une authentique « cérémonie du thé". Et, avant tout, il faut s’attacher au titre original du livre - « A Pale View of Hills » - dont la traduction française, plus classique, n’a pas su préserver l’ambiguïté.

L’histoire débute dans la campagne anglaise, où la narratrice, une Japonaise, possède une maison que lui a léguée le Britannique qui fut son second époux. C’est là que la rejoint la fille qu’elle a eue avec Bill, Nikki, jeune fille émancipée qui, d’ordinaire, vit à Londres.

Nikki vient apporter un peu de réconfort à sa mère, qui vient de perdre sa fille aînée, Keiko, née de son premier mariage au Japon. Keiko, transplantée fillette dans un pays qu’elle n’apprécia jamais et par l’entremise du remariage de sa mère avec un homme qu’elle considéra toute sa vie comme un parfait étranger – Keiko ne s’est jamais acclimatée à l’Angleterre. Un jour, elle partit elle aussi pour Londres et elle s’y pendit, toute seule dans son minuscule appartement. Pour sa sœur cadette comme pour sa mère, le deuil est récent et, inévitablement, les deux femmes vont s’en entretenir.

Et puis – et surtout – Etsuko, la narratrice, laisse affleurer à nouveau à la surface de ses souvenirs tout son passé à Nagasaki et cet étrange été où, pendant quelques semaines, alors qu’elle attendait la naissance de Keiko, elle se lia d’amitié avec la plus solitaire de ses voisines, Sachiko, une jeune veuve qui élevait sa fille, la petite Mariko, pour laquelle Etsuko devait se prendre de sympathie.

A partir de là, sous peine d’en révéler ses subtilités, il me devient impossible de résumer l’intrigue. Qu’il vous suffise de savoir qu’on devine rapidement le mélange de fascination et de répulsion qu’Etsuko ressent envers Sachiko, femme cynique, hautaine et émancipée, bien décidée à épouser Frank, un soldat américain, afin de s’ouvrir une vie nouvelle sur un continent nouveau. Que la petite Mariko, que le lecteur, comme Etsuko, voit trop souvent laissée à elle-même et à son imaginaire, ne cache pas son hostilité à pareil projet importe peu à cette mère si peu maternelle et dont on est tenté de croire qu’elle voit en son enfant plus un boulet qu’une fillette à aimer et à protéger.

Lentement, sûrement, implacablement, Ishiguro mène son lecteur à l’étonnante conclusion de son roman, conclusion devant laquelle on se frotte les yeux tant on reste ébahi par la subtilité du texte. Puis, on repart une ou deux pages plus loin, on les relit et, comme cela ne suffit pas, on repart encore un peu plus loin dans les pages déjà lues, on fouille, on cherche … Une trace, une preuve, un mot plus révélateur qu’un autre … Mais ce n’est qu’au bout de plusieurs lectures et d’infiniment de patience qu’on finit par apercevoir ce « pâle éclairage sur les collines », le mot « éclairage » devant être pris ici dans le sens de « point de vue. » ;o)

mercredi, juillet 11 2007

Pamela ou La Vertu Récompensée - Samuel Richardson.

Pamela or Virtue rewarded Traduction : Abbé Prévost

Eh ! bien, ça y est, je l'ai lu. Je l'ai lu et j'ai été très étonnée. Non que ce roman ait été, en son temps, ce que nous nommerions un best-seller (il rencontra, dit-on, un aussi grand succès que "La Nouvelle Héloïse" - mais que, en notre XXIème siècle et pour peu qu'on prenne la peine de la dépouiller des passages où l'héroïne en appelle à Dieu et prône la grandeur de la vertu dans la misère, sa charpente en reste aussi solidement construite.

La question que je me posais à l'origine était celle-ci : comment, avec une histoire aussi mélodramatique et qui, de plus, aurait pu faire les délices du marquis de Sade, un écrivain avait-il pu produire près de quatre cents pages qui se tiennent sans parvenir à lasser son lecteur, et ceci au XVIIIème siècle qui reste tout de même celui où l'on voit poindre à l'horizon rationalisme et lucidité critique ?

La réponse est tout aussi simple : si l'on a le sens du roman, on peut. Or, Richardson était avant tout un très grand conteur.

Si les premières lettres de Paméla à ses "très chers père et mère" font un peu du surplace, très vite, la machine s'accélère et les rebondissements se succèdent. L'histoire, pourtant, est très simple :

Enfant, Paméla Andrews, a été prise en affection par une femme de qualité qui s'est chargée de son éducation. Lorsque sa bienfaitrice meurt prématurément, Paméla a quinze ans et est d'une beauté exceptionnelle. Le fils de sa maîtresse, Mr B. ..., se met en tête de la séduire. Pamela entend bien ne pas céder et réclame à cor et à cris d'être reconduite chez ses parents. Après de nombreuses tentatives avortées de la réduire à merci, le jeune homme feint de se résoudre à la laisser partir. Mais c'est en fait pour l'expédier dans l'une de ses maisons secondaires où il espère, par l'isolement et la compagnie d'une femme de charge qui tient plus de la maquerelle que de l'honnête ménagère, qu'elle finira par accepter le marché qu'il lui propose. Richardson n'étant pas Sade, il a prévu de faire intervenir dans l'intrigue ce minuscule grain de sable qu'est l'amour sincère lorsqu'il rejoint le désir et Mr B. ... et Paméla finiront par se séparer (provisoirement, car il y a une suite dont je ne dispose malheureusement pas) dans les meilleurs termes, chacun ayant compris qu'il aimait l'autre plus profondément qu'il ne le croyait.

Mr B. ... mériterait bien mieux qu'une simple initiale car son personnage qui, au départ, ne semble vouloir s'apparenter qu'au jouisseur-type nous révèle peu à peu des qualités d'intelligence et de ruse qui, on en convient très vite, n'ont d'égales que l'intelligence et la ruse de celle qu'il veut forcer. Car Paméla, bien qu'âgée de 15 ans seulement, fait montre d'un esprit et d'une maturité infiniment supérieures et, lorsque "son innocence", comme elle dit, est en jeu, elle sait très bien dissimuler.

Doit-on la croire quand elle s'auto-apitoie sur son terrible sort et qu'en elle en appelle à Dieu et aux psaumes ? Pour notre morale actuelle, tout cela est excessif et les passages où elle se manifeste de cette manière ont tout du pathos. Mais si l'on veut bien se reporter à l'époque à laquelle se déroulent les événements, on peut la croire sincère. Elle n'est en rien une opportuniste qui rêve de se faire épouser par celui qui la tourmente tant.

En revanche, le lecteur en arrive vite à penser que son créateur, Samuel Richardson, est bien plus roué qu'on ne l'a dit. Qu'il ait prétendu n'oeuvrer que pour le bien de la morale, il est permis d'en douter. Le lecteur complice perçoit trop bien la jouissance qu'il goûte à aligner les machinations de Mr B. et à nous dépeindre la nasse se refermant sur la pauvre héroïne. Ainsi, trahie par le valet à qui elle confiait en un premier temps ses lettres pour ses parents, la malheureuse n'apprend qu'à la moitié du roman que le félon les remettait à son maître, lequel est ainsi aussi au courant des sentiments les plus intimes de la jeune fille. Si le viol physique n'est jamais consommé bien que Richardson nous en dépeigne deux tentatives (dont la dernière risque d'aboutir grâce à Mrs Jewkes, la femme de charge qui immobilise la jeune fille pour permettre à son maître de passer à l'acte), le viol moral, lui, est patent - et la victime, d'ailleurs, ne s'y trompe pas.

Tout bien considéré, la "Pamela" de Richardson présente déjà les meilleures ficelles de ces soap-operas auxquels la télévision nous a habitués. Il y a, en Mr B. ..., quelque chose de JR ou du beau Mason Capwell et, en Paméla, beaucoup de cette jeune femme interchangeable qui, tant dans "Dallas" que dans "Santa Barbara", tient le rôle de LA Victime masochiste qui aime et hait son bourreau. En ce sens, on peut dire que l'intrigue comme les personnages de "Pamela" sont sadiens avec cette différence que, si DAF, en osant toutes les transgressions, va jusqu'au bout de sa haine de la morale courante et de la religion, Richardson ne fait que suggérer au lecteur ce qui aurait pu être en égratignant au passage la noblesse et le clergé d'Angleterre.

Dans "Clarisse Harlowe", il ira plus loin mais au lieu d'en tirer gloire comme Sade, il noiera le tout dans un océan de lamentations sur le sort de sa nouvelle héroïne.

Quoi qu'il en soit, après la lecture de "Pamela", le doute n'est plus permis : Richardson et Sade sont bien de la même famille. ;o)

mardi, juillet 10 2007

Le Tueur Aveugle - Margaret Atwood (Canada).

''The Blind Assassin'' Traduction : Michèle Albaret-Maatsch.

« Le Tueur Aveugle », de la Canadienne Margaret Atwood, est une forme de récit à trois voix racontant bien entendu la même histoire mais selon des angles différents et aboutissant à un livre plutôt épais – plus de 650 pages chez 10/18.

Vous me direz que ce n'est pas là un procédé très original. Le thème du roman, qui pourrait être grandeur et décadence de la famille Chase, n'est pas non plus réellement nouveau. Mais le traitement qui en est fait et la magie avec laquelle l'auteur accroche son lecteur, eux, valent le détour.

Au point de départ, à la fin du XIXème siècle, les Chase constituaient l’une des familles les plus en vue de Toronto. Mais la Grande guerre va faucher trois des fils et renvoyer au logis un cadet fracassé. Celui-ci n’aura à son tour que deux filles, Iris et Laura. La mère des petites mourra des suites d'une fausse couche et les deux enfants grandiront dans un monde un peu à part, la résidence d'Avalon - nom choisi par leur grand-mère paternelle - entre un père neurasthénique et une servante-gouvernante dévouée : Reenie.

Si Iris garde toujours les pieds sur terre, Laura est plus évanescente, plus lunaire. C'est l'originale, l'excentrique, la fragile de la famille, pour laquelle son père ne cessera de s'inquiéter. Comme la fortune familiale n'est plus qu'un souvenir et qu'il redoute de voir ses filles - et surtout la cadette - affronter un monde peu charitable aux déclassés, Norval Chase demande à Iris d'épouser Richard Prior, un nouveau riche pesant et sûr de lui. En se dévouant, Iris assure non seulement sa propre sécurité mais aussi celle de sa soeur. En outre, Richard a fait la promesse de ressusciter les usines Chase. Il ne la tiendra évidemment pas ... Encore un lâche : le monde en est plein ...

Voilà pour les bases de l'intrigue. Voyons maintenant la façon dont tout cela est traité.

Le récit principalest le fait d’Iris,désormais octogénaire et qui entreprend de rédiger d’officieux mémoires dans l’espoir que sa petite-fille, Sabrina, les lise un jour et apprenne ainsi toute la vérité et rien que la vérité sur sa famille. La vieille dame prend son temps : sa mémoire est intacte et, en attendant la mort, elle goûte une certaine satisfaction à mettre par écrit toute cette histoire.

Le deuxième récit nous relate les rencontres amoureuses de deux amants dont on ne connaîtra l’identité qu’à la fin. Lors de la première rencontre qui nous est rapportée, l’amant entreprend de conter à sa maîtresse une étrange histoire de science-fiction qui prendra un jour, faute de mieux, le titre de « Le Tueur Aveugle. » De rencontre en rencontre, l’histoire et ses personnages gagnent en épaisseur et en sensibilité. Mais, par l’imbrication des deux fils, on finit par conclure que l’histoire en question a été éditée sous le nom de Laura Chase, après le suicide de celle-ci à 25 ans. Et l'amant, dant tout ça, alors ? ... Qu'est-il devenu ? ...

Enfin, le troisième fil intercale entre les deux autres des articles de presse, très souvent issus de la chronique mondaine des quotidiens locaux et qui présentent, eux aussi, une certaine vision de la famille Chase et de ses malheurs.

Avec « Captive », Margaret Atwood réussissait le tour de force de dévoiler son coup de théâtre final sans que le lecteur, si averti qu’il pût être, ne soupçonnât où elle voulait l’emmener. Avec « Le Tueur Aveugle », on flaire la vérité un peu plus tôt mais ce roman n’en présente pas moins quelque chose d’envoûtant et d’impitoyable. Le destin fait à Iris au nom du devoir familial est en effet épouvantable – je vous rassure, il n’a rien de misérabiliste : c’est l’absence d’amour dont elle pâtit que je trouve intolérable. Le style est alerte et, peu à peu, on finit par devenir prisonnier de l’intrigue et par vouloir, comme dans un bon roman policier, savoir comment elle se dénoue. Pour ma part, je n’ai pas été déçue. ;o)

dimanche, juillet 8 2007

Les Hauts de Hurle-Vent - Emily Brontë.

Wuthering Heights Traduction : Frédéric Delebecque

Pour le lecteur du XXIème siècle un tant soit peu féru de littérature du XIXème, "Les Hauts de Hurle-Vent" est un véritable coup de poing qu'il reçoit, bouche bée, en plein dans l'estomac.

Où diable donc cette fille de pasteur protestant, qui ne se plaisait que dans la solitude grandiose mais effrayante du Nord du Yorkshire et qui mourut la trentaine à peine achevée, sans avoir pratiquement rien connu du reste de l'univers, oui, dans quels tréfonds de la conscience collective a-t-elle pu puiser cette lave noire, brûlante et tempétueuse qui constitue les fondements mêmes des "Hauts ..." ?

Déjà, le style surprend. C'est un caractère plus masculin que féminin qui se révèle ici. Mais cela va bien plus loin : le trait est ferme, dur, précis ; la construction, en dépit de ses récits emboîtés, a la solidité du granit ; les héros maudits sont d'une seule pièce - et seule la mort parvient à démasquer cette complexité qu'ils n'ont jamais cherché à comprendre en eux parce qu'ils voulaient trop en jouir ; les autres personnages (Lockwood, Nelly Dean, Isabel et Edgar Linton, l'affreux Joseph, les Earnshaw, grand-père, père et fils, le fils Heathcliffe ...), plus francs sans doute et moins volontaires que le couple Catherine-Heatcliffe, forment un choeur à la hauteur du texte et des paysages. Quant aux décors, à mi-chemin entre le gothique radcliffien et la tradition terrienne qu'illustrera plus tard Thomas Hardy, ils sont parfaits.

Si l'on excepte les conventions en vigueur à l'époque dans la société anglaise et qui, bien entendu, réapparaissent çà et là, "Les Hauts de Hurle-Vent" pourrait passer pour avoir été écrit au XXème siècle.

C'est aussi l'un des plus belles histoires de fantômes et de vampires qu'il m'ait jamais été donné de lire. Car Heathcliffe se comporte bel et bien comme un vampire qui, poussé par la vengeance, veut enlever la vie à ceux qu'il hait. C'est à croire que, tel un vampire, il ne peut survivre que s'il pille la force vitale des autres. D'ailleurs, quand sa complaisance pour Hareton lui fait comprendre que cet instinct est moribond, Heathcliffe se tourne directement vers la Mort, afin d'y retrouver Cathy. Il retourne, semble-t-il, là d'où il était venu, enfant mystérieux et à demi-muet qu'un soir de tempête, le Hasard avait placé sur la route du vieux Mr Earnshaw.

Les fantômes sont nombreux et, en bons fantômes, impalpables : lorsqu'il passe la nuit chez Heathcliffe, Mr Lockwood est vite persuadé d'avoir eu affaire à celui de Cathy. Et lorsqu'il en parle à son hôte, celui-ci, si sarcastique qu'il soit, paraît touché. A la fin du roman, lorsque la Mort aura uni Heathcliffe et Catherine, un petit berger jurera même à Mrs Dean "les" avoir vus, "là-bas" ...

Jusque dans leurs apparitions spectrales, ils conservent d'ailleurs quelque chose qui continue à évoquer le vampirisme.

Dans ce roman atypique, dont on devine combien il put choquer les bien-pensants, la perversion gît aussi tout au fond de la passion qui lie Heathcliffe à Catherine Earnshaw. L'un comme l'autre, ils ressemblent à de jeunes fauves pour lesquels les conventions sociales n'existent pas. Certes, ils ne sont pas frère et soeur mais il y a un curieux relent d'inceste dans certains mariages que nous égrène Emily Brontë : Heathcliffe épouse la soeur d'Edgar, son fils épousera la fille d'Edgar et de Catherine et celle-ci se remariera avec le neveu de sa mère ... (L'un des autres héros de la fratrie Brontë était, soulignons-le, lord Byron.)

La sexualité n'est évidemment pas abordée au grand jour mais celle d'Heathcliffe, Bunuel ne s'y est pas trompé, a des airs de nécrophilie. Edgar Linton est efféminé (en tous cas au début) alors que Catherine Earnshaw a quelque chose de masculin, etc, etc ... Mis à part Heathcliffe et Hareton Earnshaw d'ailleurs, les hommes sont bien maltraités dans ce roman.

Un livre étrange dans tous les sens du mot, une espèce d'ovni littéraire au style résolument moderne, l'une des plus belles perles noires de la littérature anglaise. ;o)

samedi, juillet 7 2007

Possession - Antonia Susan Byatt.

Possession : a romance Traduction : Jean-Louis Chevalier

Cette romancière britannique, qui a enseigné à Cambridge et publié de nombreux romans ainsi qu'une foule de nouvelles qui ne sont pas sans évoquer Henry James, Edith Warton ou encore George Elliott, me déconcerte énormément. "Possession" est la première oeuvre que j'ai lue de cet auteur et je la tiens pour un chef-d'oeuvre. Elle a d'ailleurs reçu le "Booker Prize" en 1990.

Cependant, malgré tous mes efforts, je n'ai pu retrouver ni la maîtrise, ni le sens hors pair de la construction labyrinthique qui caractérisent "Possession" dans les deux autres romans que j'ai lus dans la foulée de ce livre rare, à savoir "Des Insectes et des Hommes" et "La Vierge au Jardin." Encore le premier - qui regroupe en fait deux longues nouvelles - demeure-t-il assez cohérent. "La Vierge ...", premier tome d'une série sur la société anglaise du XXème siècle, m'a paru partir dans tous les sens. Néanmoins, je compte le relire : sait-on jamais ?

Pour en revenir à "Possession", il s'agit d'un livre touffu (plus de 660 pages en Pochothèque) où s'entrecroisent plusieurs niveaux de lecture : le niveau moderne avec la quête effrénée de Roland Michell, de Maud Bailey et de quelques autres ; la quête victorienne de Randolph Henry Ash, celle, toute aussi victorienne, de Christabel LaMotte, ces deux quêtes tendant à se rejoindre avant de bifurquer à nouveau vers de nouvelles recherches. Au milieu de tout cela, le refus de toute quête qui est celui de l'épouse de Randolph, Ellen Ash et, plus discrète mais pourtant essentielle pour la compréhension de l'histoire, celle de Sabine de Kercoz, cousine de Christabel.

Ajoutons à cela que le roman enchasse avec une habileté et un naturel rares les lettres, poèmes et journaux de ces victoriens à l'intérieur d'une narration "omnisciente" à la troisième personne du singulier.

S'il y avait un meurtre au lieu d'un suicide, on pourrait presque se croire dans un roman policier. Encore l'ambiguïté se maintient-elle là encore puisque, non sans raison, Christabel se rendra responsable de la mort de sa compagne et amie, Blanche Glover.

De ce roman qui fait penser à une longue et somptueuse tapisserie, mieux vaut ne révéler que le strict minimum afin d'engager l'heureux lecteur qui ne l'a pas encore ouvert à se plonger dans ses pages. Le début en est très simple :

Roland Mitchell, jeune chercheur pour le compte de James Blackadder, universitaire britannique et spécialiste officiel de l'oeuvre du grand poète victorien Randolph-Henry Ash, découvre un jour, dans un livre ayant appartenu à ce dernier, deux brouillons d'une lettre adressée par le poète à une mystérieuse inconnue qu'il a rencontrée lors d'une réunion chez un ami commun.

Immédiatement, Roland se rend compte qu'il tient là ce qu'un journaliste appellerait un "scoop." Qui sait si, à partir de ces indications nouvelles qui révèlent, chez l'austère R.H. Ash le début d'un intérêt très amoureux, les biographes de tous bords ne se verraient pas obligés de changer leur fusil d'épaule quant à son union exemplaire avec Ellen ?

Mais qui était donc cette inconnue que Ash tenait tant à revoir ? ... De recoupement en recoupement, Roland en arrive à la conclusion qu'il pourrait bien s'agir de Christabel LaMotte, fille du mythologiste Isidore LaMotte et poétesse assez connue à son époque, auteur entre autres d'un long poème épique ayant pour héroïne la fée Mélusine. Voilà donc notre jeune chercheur, bien décidé à conserver le secret sur sa découverte envers son patron Blackadder, qui se décide à s'allier avec Maud Bailey, universitaire qui, elle, s'est spécialisée dans l'étude des textes de LaMotte ...

Si vous voulez connaître la suite, lisez "Possession", un roman sans meurtre qui ignore tout du gore bien saignant mais qui n'en reste pas moins aussi captivant que le meilleur des polars. Les amoureux des livres et tous ceux qui écrivent ou cherchent à le faire ne pourront qu'apprécier, de toutes façons. Enfin, cerise sur le gâteau pour tous les Bretons et les Celtes qui naviguent sur ce blog, "Possession" est tout imprégné des légendes et du terreau culturel celtique : par son père, Christabel était une Bretonne bon teint et toute son oeuvre de féministe avant l'heure repose là-dessus. ;o)

vendredi, juillet 6 2007

Rebecca - Daphné du Maurier. ( II )

Voici un ou deux passages qui révèlent l'ambiguïté foncière du personnage de Mrs Danvers - et, partant, de sa relation avec Rebecca :

"... ... Mrs Danvers me prit par le bras. Je ne pouvais pas lui résister. Le contact de sa main me faisait frémir. Et sa voix était basse et intime, une voix que je détestais, qui me faisait peur.

- "C'était son lit. Un beau lit, n'est-ce pas ? J'y laisse la couverture d'or, celle qu'elle préférait. Voilà sa chemise de nuit, dans la pochette. Vous l'avez touchée, n'est-ce pas ?" Elle sortit la chemise de nuit de son enveloppe et la déploya devant moi. "Touchez-la, prenez-la," dit-elle. "Comme c'est doux et léger, n'est-ce pas ? Je ne l'ai pas lavée depuis qu'elle l'a mise pour la dernière fois. (...) C'est moi qui faisais tout pour elle," continua-t-elle en reprenant mon bras pour me conduire vers la robe de chambre et les mules. "Nous avons essayé plusieurs femmes de chambre mais aucune ne faisait l'affaire. (...) Regardez, voilà sa robe de chambre. Elle était bien plus grande que vous, vous vous rendez compte. Mettez-la contre vous. Elle traîne par terre. Elle avait un corps splendide. Voilà ses mules. Elle avait des petits pieds pour sa taille. Mettez vos mains dans les mules. Vous sentez comme elles sont étroites ? ... ...

Un peu plus loin, alors que la narratrice et la femme de charge s'apprêtent à quitter la chambre de Rebecca :

"... ... Ses manières étaient redevenues intimes, insinuantes, déplaisantes. Son sourire était faux.

- "Un jour, quand M. de Winter sera absent, si vous vous ennuyez, cela vous fera peut-être plaisir de venir dans cette chambre. Vous n'aurez qu'à me le dire. ... ..."

Enfin, ce dernier où Mrs Danvers "se lâche" après le bal costumé :

"... ... Les hommes n'avaient qu'à regarder Mme de Winter pour en être fous. J'en ai vus ici, des hommes qu'elle avait rencontrés à Londres et qu'elle ramenait pour les week-ends. Elle les emmenait se baigner en bateau, elle faisait des pique-niques le soir dans sa petite maison de la crique. Ils lui faisaient la cour, bien sûr. Elle riait, elle me racontait en rentrant tout ce qu'ils avaient dit et tout ce qu'ils avaient fait. Elle n'y attachait pas d'importance, c'était comme un jeu pour elle, comme un jeu. Qui n'aurait pas été jaloux ? Nous étions tous jaloux, tous fous d'elle : M. de Winter, Mr Jack, Mr Crawley, tous ceux qui la connaissaient, tous ceux qui venaient à Manderley. ... ..."

Alors, convaincus ? ...

On peut même se demander si, jadis, ce n'est pas Mrs Danvers qui a "initié" Rebecca enfant ...

Rebecca - Daphné du Maurier. ( I )

Pour ceux qui n'ont jamais lu ce roman, le billet qui suit dévoile l'intrigue. Vous êtes prévenus ! ;o)

Rebecca Traduction : Denise Van Moppès

Cela faisait très précisément trente-six ans que je n'avais pas relu "Rebecca." A la lumière de mes quarante ans bien dépassés, allais-je lui trouver toujours autant de charme ?

La réponse est oui. L'aspect romantique du livre, cette histoire de Cendrillon gothique, m'importe désormais beaucoup moins mais comment ne pas s'incliner devant le sens de la progression dramatique qui caractérise l'auteur et devant cette construction quasi impeccable ? La charpente de ce roman, c'est du béton armé. Et tout l'art de Daphné du Maurier - maîtrise qui a peut-être joué un mauvais tour à sa réputation, l'étiquetant à tort comme "romancière féminine" - est de le dissimuler jusqu'au bout à son lecteur.

Pour ce faire, elle donne d'abord libre cours à ce qu'il y a en elle de plus gothique, de plus attaché à ce riche passé littéraire anglais où se confondent les noms de Byron, de Mary Shelley, de Mathew Lewis, de Maturin et de tant d'autres. Tout, dans "Rebecca" est sombre, tragique, orageux. Sous les beautés des jardins anglais, dans les fureurs de la mer des Cornouailles, entre le cliquetis distingué des tasses de thé et la grande théière d'argent, le Mal est là. Non un Mal grossier et manichéen mais un Mal subtil et terriblement ambivalent.

Maxime de Winter, le héros dont tombe follement amoureuse une narratrice dont on ignorera toujours le nom et le prénom, semble porter en lui une malédiction indicible. Sa jeune femme est traquée par un fantôme qui ne se matérialise jamais autrement que par telle ou telle remarque - en général jamais achevée - qui échappe à l'une ou à l'autre personne ayant jadis connu "la première Mme de Winter." A Manderley, somptueux domaine familial des de Winter, erre aussi une espèce de squelette ambulant, cette Mrs Danvers "aux yeux creux qui lui donnaient une tête de mort", ancienne gouvernante de la morte et qui, depuis le décès de celle-ci, continue à régenter les domestiques et les affaires internes de la maison. Et quand survient enfin le personnage du joyeux viveur que symbolise Jack Favell, le cousin de Rebecca, on s'aperçoit qu'il est, dans le fond, aussi sinistre que tout le reste.

"Rebecca" peut aussi se définir comme l'histoire d'une femme à qui sa jeunesse et son inexpérience, sans oublier l'incapacité dans laquelle se trouvent les êtres plus âgés qu'elle à faire face à leurs démons personnels, si terribles qu'ils soient, font s'imaginer le contraire de ce que fut (et ce qu'est) la réalité. Si le gothique était poussé jusqu'au bout, la malheureuse en viendrait à se suicider - Mrs Danvers l'incite d'ailleurs à se jeter par la fenêtre de la chambre de Rebecca - ou alors, elle sombrerait dans la folie.

Peut-on dire pour autant que "Rebecca" nous donne une fin "morale" ?

Certes, on l'apprend à la fin (et on sourit souvent devant les circonlocutions un peu pompeuses dont se sert Du Maurier pour évoquer le lesbianisme de Rebecca tout en lui laissant le masque d'une sexualité un peu trop débridée, une espèce de nymphomanie aiguë), la "première Mrs de Winter" était une garce de la plus belle eau. Quand les langues se délient, tout le monde en convient plus ou moins. Il n'est pas jusqu'au magistrat du coin, le colonel Jullyan, qui, bien qu'il n'ait aucun doute quant à la culpabilité de Maxim, ne donne plus ou moins sa bénédiction à ce dernier. Il n'en reste pas moins vrai que Maxim de Winter est un meurtrier et que sa seconde épouse, par amour, se fait complice de ce meurtre.

Ainsi peut-on penser que le terrible incendie qui ravage sur la fin Manderley n'est pas là uniquement pour consommer la haine que Mrs Danvers, ayant compris le rôle joué par Maxim dans la mort de Rebecca, doit à tout prix extérioriser. Dans la lignée de l'incendie qui ravage le Thornton Hall de Mr Rochester dans "Jane Eyre" et tirant évidemment sa puissance de l'imagerie traditionnelle des flammes infernales, l'incendie de Manderley est l'ultime salut que le Mal adresse aux héros de "Rebecca" - et bien entendu à son lecteur fasciné.

Et la romancière a beau en rejeter une dernière fois le blâme sur Rebecca - "Rebecca a gagné", dit en substance de Winter en pressentant la fin qui guette son manoir bien-aimé - le lecteur referme ce roman superbe et surprenant sans partager un seul instant cette conviction benoite et bien-pensante.

mercredi, juillet 4 2007

Deux Mondes et leurs Usages - Ivy Compton-Burnett.

Two worlds & their ways ''Traduction : Gérard Joulié''

Lord Rodrick Shelley, qui avait épousé en premières noces Mary Firebrace, est resté veuf avec un fils, Oliver et, en prime, la charge de son beau-père, Mr Firebrace, que le remariage de Sir Rodrick avec Maria et la naissance de leurs deux enfants, Clemence et Sefton, n'a pas incité à se chercher une nouvelle demeure.

Les Shelley aiment tendrement leurs deux enfants mais la réalité se rappelle à eux par le biais des ex-belles-soeurs de sir Rodrick, Lesbia et Juliet, qui tiennent toutes deux, la première une institution pour jeunes filles de bonne famille et la seconde, avec l'aide de son mari, Lucius Cassidy, un collège pour jeunes garçons également de bonne famille.

Bien que, en théorie, ni Lesbia, ni Juliet n'aient pas leur mot à dire dans l'éducation des enfants issus du remariage de leur ancien beau-frère, lord et lady Shelley se laissent convaincre de tenter l'expérience d'un séjour scolaire, pour Clemence comme pour Sefton.

Cette essai, qui ne durera que le temps d'un trimestre, va amener les uns comme les autres, jeunes et moins jeunes, à reconsidérer leur situation les uns par rapport aux autres. Une foule de questions vont se donner libre cours et quelques découvertes vont être faites ...

Difficile, très difficile de résumer ce roman où l'auteur dit tout sans avoir l'air d'y toucher. Si l'on s'étonne devant ces personnages qui nous paraissent surannés, on s'étonne encore plus quand on s'aperçoit que, finalement, en dépit des codes qui leur sont propres, à eux et à la société dans laquelle ils évoluent, ils éveillent en nous un certain nombre d'échos qui demeurent d'actualité.

En fait, mieux vaudrait ici évoquer ces tableaux en trompe-l'oeil où, au premier regard, on croit voir telle chose bien précise et surperbement détaillée. Cela, c'est pour la première lecture. Puis, à tête reposée, on commence à se dire que, finalement, on n'a pas vu ce que l'on était pourtant bien certain d'avoir vu. Et c'est là qu'une relecture s'impose.

La construction déstabilise non parce qu'elle est illogique ou fragmentaire - bien au contraire - mais parce qu'elle repose presque uniquement sur des dialogues, une profusion de dialogues où ce qui est dit sous-entend une foule de choses souvent en parfaite contradiction. Avec cela, un vocabulaire précis où les mots ne sont pas choisis par hasard.Soutenir que Compton-Burnett calculait ses virgules serait à peine exagérer.

Tout ici est feutré mais peut-on parler d'hypocrisie ? Car tout - tout - est dit. Avec parfois une méchanceté et un mépris rares, même. Les héros de Compton-Burnett étouffent dans divers carcans mais, sans faire exploser ceux-ci, ils parviennent cependant à faire comprendre qu'ils ne sont pas dupes des convenances qu'ils respectent.

Bref, un roman, un style et un auteur vraiment curieux - et à découvrir. A rapprocher aussi, dit-on, pour les initiés de Barbara Pym. Un conseil cependant : ne vous laissez pas prendre à une première lecture qui risque de vous décevoir. Au-delà des apparences, Compton-Burnett va très loin.

mardi, juillet 3 2007

Tess d'Urberville - Thomas Hardy.

Tess of the D'Urbervilles Traduction : Madeleine Rolland

Quelquefois, le romancier tombe amoureux de son héros, que celui-ci soit ou non du même sexe que lui. Le phénomène est très curieux parce que, au départ, le héros ou l'héroïne ne se distingue pas des autres héros ou héroïnes du même type. Il est un héros, et puis c'est tout. Mais lorsque le romancier s'enflamme pour lui, tout change et il se transforme soit en saint, soit en archétype, parfois même il devient les deux. Ainsi en est-il de Tess Durbeyfield ou plutôt d'Urberville.

Tess est la fille aînée d'un revendeur de poules nommé John Durbeyfield à qui, lorsque commence le roman - à la construction impeccable - le pasteur du coin vient de révéler qu'il descend en droite ligne de l'antique famille des d'Urberville, qui avaient suivi le Bâtard de Normandie dans sa conquête de l'Angleterre.

Durbeyfield et sa femme, Joan, ont l'idée assez saugrenue et tout-à-fait irresponsable d'envoyer Tess se réclamer de ce noble lien de parenté auprès de la vieille Mme d'Urberville qui vit à Kingsbere. Ce qu'ils ignorent, c'est que cette dame, aveugle depuis de longues années, s'appelait en réalité Stroke et ne s'était vu adjoindre la particule des d'Urberville à son patronyme qu'après que son mari l'eût rachetée après extinction de la famille. En outre, Tess ne la rencontre pas directement mais tombe sur son fils, Alec d'Urberville, beau garçon cynique et jouisseur qui, séduit par la beauté de la jeune fille, l'engage pour s'occuper de la basse-cour qui est la marotte de sa mère tout en lui faisant croire qu'il est, de fait, son cousin.

Bien que Tess n'éprouve pour lui que méfiance, d'Urberville parvient à ses fins et il la garderait bien pour maîtresse si elle ne prenait la décision de s'enfuir pour retourner chez ses parents où elle accouche d'un petit garçon qu'elle baptisera elle-même, à sa mort, du nom de "Chagrin." (Oui, ça peut paraître mélo mais le plus étonnant, dans ce livre au style très, très moderne, c'est que justement, bien loin d'user du mélodrame, Thomas Hardy lui préfère une sobriété bien éloignée du XIXème siècle.)

Après la mort de l'enfant, Tess reprend la route et se loue à la vaste laiterie des Cricks où le Hasard la remet en présence d'Angel Clare, fils de pasteur en révolte contre les usages de la société où il est né et qui rêve de se faire agriculteur et non pasteur, ainsi que le souhaitaient ses parents. Au tout début du livre, le jour même où le pasteur Tringham apprenait ses origines familiales au père de Tess, celle-ci avait dansé à une réunion villageoise et Angel, qui passait par là avec ses frères, était resté à contempler le spectacle.

Mais alors qu'il ne l'avait pour ainsi dire pas remarquée lors de cette première rencontre, cette fois-ci, peu à peu, il tombe amoureux d'elle et lui demande de l'épouser ...

Nous n'en sommes alors qu'à la moitié de ce livre qui se dévore sans effort tant le style se déroule en souplesse devant le lecteur, en parfaite harmonie avec les paysages ruraux du sud de l'Angleterre où Hardy plantait en général ses intrigues. La fin, on s'en doute - et on le sait si on a déjà vu l'admirable version filmée que donna de cette oeuvre majeure de son auteur le cinéaste Roman Polanski, en 1979 - est loin d'être heureuse . Mais il n'y en avait pas d'autre pour cette histoire toute drapée de la hiératique et cruelle beauté des tragédies grecques.

Même si l'on peut estimer que Hardy, né à la campagne, idéalise un peu trop le monde rural, il ne reste qu'à s'incliner devant le courage et la virulence avec lesquels il vilipende non seulement la société et le sort qu'elle fait aux femmes mais aussi ceux qui, armés des meilleures intentions, il est vrai, tentent de les réformer sans avoir pris la précaution de se réformer eux-mêmes.

Un grand, un très grand livre. De ceux que toute bibliothèque se doit d'honorer.

lundi, juillet 2 2007

Le Bizarre Incident du Chien pendant la Nuit - Mark Haddon.

The curious incident of the dog in the night-time Traduction : Odile Demange.

Ce livre est un premier roman qui, à l'époque de sa sortie, a rencontré un succès largement mérité. Non que ce soit un "grand" livre mais l'idée de base est originale et on voit bien que l'auteur s'est très sérieusement documenté sur la question des troubles comportementaux, qu'il s'agisse de troubles autistiques ou pas.

Le jeune héros de cette histoire, Christopher, ne sera pas sans évoquer à certains le personnage (magistralement) campé par Dustin Hoffman dans "Rain Man." Même impossibilité de le toucher, même intérêt pour la déduction logique et les classements, même rejet de certains assortiments de couleurs ou de sons et, surtout, mêmes capacités mathématiques.

Car Christopher, parfaitement incapable de comprendre des expressions comme "bête comme ses pieds" ou "il fait un temps de chien", vous en remontrerait question maths et calculs en tous genres. Son ambition est d'ailleurs de passer cette année-là son A-Level dans cette matière. Il deviendrait ainsi le premier enfant différent de son institution à le passer. Il sait d'ailleurs qu'il aura une mention "Très bien." Non par fatuité mais tout simplement parce que, d'un point de vue logique, tous les atouts sont avec lui.

Mais avant d'en arriver à cette apothéose, Mark devra parcourir un chemin bien périlleux. Il lui faudra d'abord résoudre le mystère qui plane sur la mort de Wellington, le chien de sa voisine. Puis, quand il l'aura résolu - de façon bien involontaire - il se retrouvera confronté à une situation qui, pour lui, sera assez difficile à maîtriser.

Ce qu'il y a d'émouvant et d'authentique dans ce livre, c'est que, justement, en dépit de son handicap - Christopher n'est jamais allé tout seul plus loin que le bout de sa rue - l'adolescent parviendra à se rendre à Londres pour y chercher la seule personne capable de résoudre son dilemme : sa mère.

Depuis que la chape de lieux communs et d'inexactitudes foncières que faisait peser sur l'autisme et ses dérivés la psychiatrie officielle - surtout dans notre pays, d'ailleurs - a été levée, tous ceux qui connaissent, de près ou de loin, l'autisme et les troubles du comportement qui les caractérisent savent bien que la réussite de Christopher n'a rien d'un rêve irréalisable. Mais quel trésor de patience, digne de tous les joyaux de Golconde, ne doit-on pas payer pour que les autistes puissent accéder à un mode de vie correct qui leur donne confiance en eux-mêmes ! Combien de moments de découragement traversés par ceux qui s'occupent d'eux et qui, parfois, croient les voir régresser ou stagner alors que, en vérité, ils se préparent tout simplement à passer à un niveau supérieur ! ...

Le roman de Mark Haddon est un livre à lire parce que non seulement il nous permet de voir une situation "normale" à travers les yeux et la sensibilité d'un autiste mais parce que, surtout, il nous fait peu à peu comprendre que la froideur apparente de l'autiste - il ne supporte pas qu'on le touche ou qu'on le serre trop, il ramène souvent le monde à sa seule personne, il ne comprend pas qu'on puisse dire certaines choses uniquement par politesse, etc ...* - n'est qu'une forme différente de sensibilité.

Christopher, par exemple, semblait privilégier ses rapports avec son père. Jusqu'au jour où, en raison de certaines révélations qu'il accepte (courageusement) de regarder en face, il admet lui-même qu'il aime sa mère et que celle-ci lui est tout aussi précieuse que son père. Certes, il ne le dit pas avec les mots que je mets ici, il le dit de façon plus raide et il reste toujours une foule de choses qu'il ne dit pas (mais que le lecteur "entend") tout simplement parce qu'il lui est impossible de les dire. Les dire reviendrait pour lui à succomber à ses émotions, donc à perdre son contrôle et certainement à régresser, peut-être définitivement.

Mais ce n'est pas parce qu'on est incapable de dire ce que l'on ressent qu'on ne ressent rien. Ce livre sans prétention, écrit dans un langage simple, nous le rappelle et nous laisse aussi l'espoir que, peut-être, un jour, nous saurons comment détruire ce blocage (en activant une zone du cerveau, par exemple) tout en préservant la sensibilité de ceux qui en souffrent. ;o)

* : ces caractéristiques changent et certaines même n'apparaissent pas selon le degré d'autisme. Dans son livre, Mark Haddon fait dresser à son héros une liste des principaux troubles dont il souffre ou a souffert et qui regroupe une bonne part des symptômes de la maladie, parmi lesquels les troubles nutritionnels, le refus de se laisser toucher et, bien entendu, les cris et gémissements devant une situation qui n'est pas familière.

samedi, juin 30 2007

Sarah et le lieutenant français - John Fowles.

The French lieutenant's woman Traduction : Guy Durand

Né en 1926 et décédé d'un cancer l'an dernier, John Fowles est l'auteur de nombreux romans dont deux au moins sont connus par les cinéphiles : "L'Obsédé", porté à l'écran par William Wyler, sombre et curieuse histoire d'un jeune homme qui enlève la femme dont il est amoureux et la séquestre dans une cave, la traitant comme un authentique objet de collection (lui-même collectionne les papillons) et "Sarah et le ..." où Meryl Streep gagna ses galons de star à la fin des années 1970.

Mais le film créait une double intrigue, la première, qui donne son titre au roman, permettant à la seconde, une liaison entre deux comédiens, de se faire et de se défaire pendant le tournage du scénario adapté du roman originel. C'était, pour tout dire, assez mal trouvé. Dans le roman de Fowles, cette partie XXème siècle n'existe pas. Tout s'y passe dans les années 1860, dans l'Angleterre victorienne, et Fowles tente une réflexion intéressante sur la société bien-pensante et bien-croyante de l'époque, s'amusant souvent avec cruauté à en souligner les hypocrisies les plus criantes.

Tout s'articule autour du personnage de Sarah Woodruff, fille de fermier élevée "au-dessus de sa condition" comme on disait alors et devenue préceptrice chez les Talbot. Le hasard fait qu'elle y rencontre un lieutenant de vaisseau française ayant échoué en piteux état sur la plage de Lyme Bay. Comme Sarah est la seule à parler correctement français, elle devient, tout au long de la convalescence du marin, son interprète et son interlocutrice privilégiée. Peu à peu, le jeune homme, qui est pourtant marié, se fait pressant et, finalement, la persuade de le rejoindre à Weymouth d'où il réembarquera pour la France. Sarah l'y rejoint ...

Bien entendu, tout se passe mal et la jeune femme se voit contrainte de rejoindre Lyme où elle paraît plonger dans ce que nous appellerions une dépression nerveuse. On la traite désormais comme une "pécheresse" mais il faut bien dire que, si elle repousse tous ceux qui voudraient réellement lui venir en aide, elle n'hésite pas à accepter un emploi de lectrice chez Mrs Poulteney, la seconde Grande Bigote du coin. Sarah serait-elle masochiste ?

Quoi qu'il en soit, sa route va bientôt croiser celle de Charles Smithson, jeune trentenaire de la meilleure société, débarqué à Lyme pour y faire sa cour à Ernestina Freeman, avec laquelle il est fiancé. A partir de là, tout va se dérégler subtilement ...

Du roman du XIXème, Fowles a gardé les longueurs et le sens des digressions. Il faut donc déjà - à mon avis - s'intéresser à la littérature anglaise de cette époque pour ne pas se trouver rebuté par son roman. Les appels au lecteur pourront aussi étonner le lecteur non averti.

En revanche, la maîtrise de l'analyse et la façon dont les problèmes sexuels, ces éternels écueils de l'univers victorien, sont ici abordés appartiennent bien au monde moderne. La construction, qui participe du retour en arrière et des récits entremêlés, appartient elle aussi au XXème siècle. En outre, Fowles maîtrise fort bien son sujet et il est passionnant de le voir disserter sur la représentation de la femme et de la sexualité dans le roman victorien, dresser tel ou tel parallèle entre l'architecture de l'époque et sa mentalité étriquée et repliée sur soi. Tout doucement, il s'applique à transformer cette Sarah qui, souvent, nous apparaît comme une femme passée maîtresse dans l'art de l'intrigue, en une femme moderne avant la lettre et qui a dû ruser avec la société dans laquelle elle était née pour y survivre. Peut-être d'ailleurs n'est-ce pas un hasard si le nom de Becky Sharp, autre "résistante", celle-la pré-victorienne, de la littérature britannique, apparaît dans les premiers chapitres. ;o)

jeudi, juin 28 2007

La Foire aux Vanités - William M(akepeace) Thackeray.

Vanity Fair Traduction (pour l'édition Marabout) : Lucienne Molitor

C’est sûr, voici un roman d’un âge déjà respectable puisque son auteur naquit en 1811. Et pourtant, passées les première pages (ne faut-il pas toujours un minimum de temps pour installer les personnages dans leur décor ?), il nous apparaît d’emblée extrêmement moderne. Il est rare en effet que, contrairement à son illustre contemporain, Charles Dickens, Thackeray use et abuse des "tics" d’écriture propres aux écrivains de l’époque.

Certes, vous trouverez bien çà et là quelques appels au lecteur qui sont en revanche pratiquement absents de l’oeuvre d’une Jane Austen mais, rassurez-vous : rien de comparable à ceux d’un Hugo ou, je le répète, d’un Dickens (pourtant plus sobre que notre génie national).

Le thème principal de cette "Foire aux Vanités," c’est le destin parallèle de deux jeunes pensionnaires de l’Institut de jeunes filles de Chiswick Mall. La première, Amelia Sedley, dite Emmy, possède au début tout ce qu’il faut avoir pour réussir dans la vie : des parents à l’aise et aimants, un frère à la situation solidement établie aux Indes, un amoureux tout trouvé, George Osborne et les rêveries habituelles à son âge. La seconde, Rebecca Sharp, dite Becky, est par contre orpheline, et pauvre, qui pis est. Rien, rien, Becky n’a rien, sauf l’assurance d’un poste de gouvernante (et l’on sait ce que signifie cette situation dans l’Angleterre pré-victorienne, pour ne rien dire de ce qu’elle deviendra sous Victoria) dans une famille de nobliaux à la campagne, les Crawley.

Amelia est douce, résignée, généreuse, paisible et sans grande imagination. Disons les choses telles qu’elles sont, même si Thackeray demeure galant à son égard sauf peut-être dans les dernières pages où sa passivité un peu ovine finit visiblement par lui taper sur les nerfs, elle n’a pas grande personnalité. Becky pour sa part en déborde : jolie, vive, rusée, intelligente, pleine d’humour, sans beaucoup de scrupules, c’est une "battante" comme on dirait de nos jours et qui, en conséquence, utilise tous les moyens pour aboutir à ses fins, à savoir une situation respectable.

Ces deux personnalités si dissemblables connaîtront les guerres napoléoniennes, les conséquences de Waterloo où George Osborne trouvera la mort et mille et une autres aventures que je vous laisse le plaisir de découvrir. Tout cela saupoudré d’une bonne dose d’humour voltairien qui n’épargne pas plus les hommes que les femmes. Car Thackeray n’est finalement pas si misogyne que cela et sa vision des hommes de son siècle n’est guère tendre. Quant aux femmes, il reconnaît à maintes reprises que la Société les tient dans un semi-esclavage et leur laisse en fait fort peu de chances de réussir quelque chose.

Voilà pourquoi, sans doute, il conserve toute sa sympathie à sa Becky qu’il représente plus comme une demi-garce que comme une garce dans l’acception pleine et entière du terme. C’est visiblement son enfant chérie, sa préférée, celle qui, au-delà son cynisme, venge en quelque sorte nombre de ses soeurs en féminité. Anglo-saxonnisme oblige, elle n’a ni la grandeur classique ni la flamboyance froide d’une Mme de Merteuil mais elle n’est pas sans nous évoquer parfois la silhouette féline de l’inoubliable marquise.

Et le talent et l’humour de Thackeray sont si grands et touchent si juste le coeur du lecteur que, la dernière page refermée, celui-ci s’aperçoit avec étonnement et non sans amusement que, finalement, Becky Sharp est devenue l’une de ces vieilles amies à placer en paix sur une étagère de bibliothèque, non loin de Jane Austen (dont Thackeray, à mon sens, se rapproche plus par le style et surtout les idées sans parler de la causticité) et, bien sûr, de Charles Dickens, peut-être plus universel mais aussi parfois un peu trop utopiste. ;o)

dimanche, juin 24 2007

1984 - George Orwell.

1984 Traduction : Amélie Audiberti

Nombreux sont ceux qui ont entendu au moins une fois dans leur vie le nom de Big Brother. Trop nombreux restent ceux qui le confondent avec une espèce d'ordinateur gigantesque qui traque l'intimité de tout un chacun dans un futur à vrai dire si peu lointain que, pour nous, il est déjà du passé : 1984.

En réalité, Big Brother serait un dictateur issu du Parti socialiste anglais - le Labour de Tony Blair - et dont le physique (grosse moustache noire, yeux noirs, visage inexpressif, solidité terrible de l'ensemble) évoquerait plus ou moins Staline. Si j'utilise le conditionnel, c'est parce que, bien que sa photo et son effigie soient omniprésentes partout en Océania, Big Brother pourrait aussi bien (on s'en rend compte à la fin du roman) n'être qu'une création fantômatique destinée par des gouvernants invisibles à focaliser la ferveur patriotique des Océaniens.

Au delà de l'ambiguïté des régimes totalitaires connus et enregistrés au XXème siècle - tout particulièrement le nazisme et le stalinisme, seuls cités par Orwell - "1984" passe à la vitesse supérieure et dépeint un totalitarisme qui, si l'on ose dire, touche à une perfection de fin du monde.

En Océania, il n'y a ni camps de concentration, ni goulags et on ne peut pas parler vraiment de théories racistes. L'ennemi eurasien, par exemple, a certes des traits asiatiques. Mais du jour au lendemain, cet ennemi redevient un allié pur et dur ; mieux : on affirme haut et fort que jamais, au grand jamais, il n'a jamais été l'ennemi de l'Océania. L'ennemi désormais, ce sont les Estasiens - lesquels sont de type européen.

La lutte des classes n'est pas non plus à l'ordre du jour. La société se répartit en trois groupes : le Parti intérieur (la nomenklatura), le Parti extérieur(une sous-nomenklatura) et les Prolétaires (le tout-venant). Aristocratie, bourgeoisie, capitalisme même ... Ces mots ont de moins en moins de sens. Le Parti réécrit sans cesse l'Histoire de façon à effacer tout ce qui l'a précédé - le fameux virage à 180° est ici institutionnalisé.

Tous ceux qui tentent de résister finissent "vaporisés" - l'humour noir anglais selon Orwell.

Et lorsque l'ancilangue aura cédé le pas à la novlangue, il n'y aura plus personne pour se rappeler de ce que signifiaient des mots comme "mauvais", "optimiste", etc ... Toute la complexité, toute la richesse du langage - et des idées - seront noyées sous des flots de mots outrancièrement simplificateurs. Ce qui ne sera pas bon sera "inbon", ce qui sera meilleur deviendra "plusbon", les adjectifs pourront servir de verbes, l'ordre des mots deviendra d'ailleurs interchangeable ...

(Je ne sais pas pour vous, mais moi, ça me fait penser aux technocrates de l'Education Nationale française, avec leurs "espaces transparents", leurs "inappétents scolaires" et leurs "référentiels bondissants aléatoires" ... ;o))

Avec une puissance incroyable et une amertume glacée qui forcent toutes deux l'admiration, George Orwell préfigure le comble de la société totalitaire mais non égalitaire : le nivellement de la pensée par le bas et, partant, la mise en coupe réglée des masses, populaires ou non. Si le sexe est maintenu, le romancier anglais, avec une lucidité terrible, prévoit que cette fonction ne servira qu'à assurer la survie de l'espèce et que, surtout, il ne sera pas question d'assurer le plaisir à la femme ...

Bien entendu, la démonstration d'Orwell, pour être efficace, ne pouvait se satisfaire de héros combatifs. Peut-être Julia, la maîtresse de Winston Smith, l'est-elle un peu plus. Mais si peu ... Et elle aussi finit par trahir - par se trahir. En bref, tous deux sont des victimes, des moutons prêts pour le sacrifice et qui donnent parfois l'impression d'y courir avec une sombre délectation.

C'est là que le bât me blesse un peu, je l'avoue. Dans une superbe crise de désespoir littéraire - la plus achevée que j'aie jamais lue - Orwell nie le facteur humain alors que, curieusement, la société océanienne ne remet pas en cause la possibilité de l'existence d'un Dieu, très loin, quelque part. Orwell nie aussi le grain de sable, cet affreux et génial petit grain de sable qui finit toujours par venir à bout des mécaniques les plus subtiles et les plus démoniaques.

Or, je sais que les grains de sable existent, j'en ai la preuve. Tandis que Dieu ... Si l'on nie les premiers, il faut nier le second. Sinon, on se retrouve dans la position du croyant qui se refuse à entériner l'existence du Mal ...

N'empêche, surtout au jour d'aujourd'hui, après le Viêt-nam, après le Cambodge, après les Talibans et avec les fous religieux de toutes sortes, sans oublier les adorateurs planétaires du Veau d'Or, il faut lire "1984." Un homme averti en vaudra toujours deux.

Si George Orwell ne l'avait pas cru, jamais il n'aurait écrit "1984", vous ne croyez pas ? ;o)

vendredi, juin 22 2007

Les Papiers Posthumes du Pickwick Club - Charles Dickens.

Au lecteur qui ne se serait jamais plongé dans "Les Papiers Posthumes du Pickwick Club", que certaines éditions retranscrivent aussi sous le titre "Les Aventures de Mr Pickwick", on ne saurait trop conseiller de le faire sans plus attendre.

A deux conditions toutefois.

Tout d'abord, sachez que, à l'exception de quelques petits récits qui furent réunis dans les "Sketches et Esquisses de Boz" ("Boz" étant le premier pseudonyme adopté par Dickens), le romancier britannique n'avait jamais rien écrit avant ce petit chef-d'oeuvre comique qui devait, d'ailleurs, lancer sa fabuleuse carrière. Les "Pickwics Papers" peuvent donc être tenus pour un premier roman, avec tous les défauts inhérents à ce genre d'ouvrage.

Ensuite, Dickens publiait en feuilleton et était tributaire de la sensibilité du XIXème siècle qui faisait volontiers pleurer Margot dans les chaumières et les grandes dames dans leurs salons mais qui ne regardait qu'avec des oeillères la misère, réelle et monstrueuse, qui régnait alors dans nombre de quartiers populaires. Chez Dickens, cette sensibilité est également liée à la pudibonderie de l'ère victorienne. Tiré à hue et à dia par ces deux facteurs dont il était étroitement prisonnier, Charles Dickens a dressé, sous le couvert d'une étude sociale qui aurait fait faire la grimace à un Emile Zola, un portrait de son époque qui n'en demeure pas moins saisissant. Et puis, il a laissé affleurer çà et là - surtout dans ses romans plus tardifs d'ailleurs - une sexualité qui ne dit pas son nom mais qui, de Steerforth jusqu'à Edwin Drood, pèse sans vergogne sur nombre de personnages.

Dans les "Pickwick Papers", nous n'en sommes pas encore là même si l'on peut s'étonner que l'auteur trouve parfaitement normal le comportement que Mr Tupman affiche face aux soubrettes qu'il rencontre.

Autre point, très important également : lorsqu'il commença ce feuilleton, Dickens ne savait absolument pas où il allait. Le but premier était en fait d'illustrer des scènes comiques de chasse ou de sport. Le personnage de Nathanael Winkle, le jeune sportsman qui ne sait pas armer un fusil et se fait systématiquement jeter à bas par le cheval qu'il enfourche (du mauvais côté, d'ailleurs), est le survivant de cette idée initiale qui, peu à peu, va diminuer, puis disparaître au bénéfice d'un roman dont les péripéties soigneusement huilées s'enchaînent de façon impeccable.

Les hésitations de Dickens sont largement perceptibles dans le premier chapitre. Mais, dès l'apparition de Mr Jingle dans la diligence du second chapitre, le ton commence à se modifier. Cependant, il faudra attendre l'apparition de Sam Weller, cirant les paires de bottes dans la cour de l'auberge du Cheval Blanc, au chapitre X, pour que les "Pickwick Papers" soient définitivement lancés. A partir de là en effet, le succès des livraisons ne se démentira plus et Dickens deviendra un auteur reconnu et véritablement encensé par le public.

Son oeuvre, et les "Pickwick Papers" en premier, déborde de personnages truculents, émouvants ou particulièrement répugnants - comme le Uriah Heep de "David Copperfield" - qui, en dépit du style souvent mélodramatique et des conventions en usage dans le feuilleton de l'époque, nous deviennent bien vite aussi réels et aussi proches que peut l'être notre voisin de palier.

Dans "Pickwick", outre l'escroc Jingle et son valet, Job Trotter, la vedette revient incontestablement à Samuel Weller avant même que Mr Pickwick ne l'engage comme valet de chambre. Personnification du cockney, Sam est débrouillard et bagarreur mais ne perd jamais le sens de l'humour.

Le succès du personnage fut tel que, dans la foulée, Dickens lui créa un père, Mr Samuel Weller Senior, cocher de diligence qui, devenu veuf de la mère de Sam, a eu l'idée baroque de se remarier avec une veuve qui possédait un débit de boissons. Las ! Ne voilà-t-il pas que la nouvelle Mrs Weller tombe sous la coupe d'un "berger" et de son serviteur - i.e. un prêcheur wesleyen et son espèce d'acolyte - et leur permet d'organiser chez elle des réunions de prières largement arrosées de grogs à l'eau de vie !!! La malheureuse finira d'ailleurs par se charger tellement d'alcool qu'elle en décèdera, léguant son relais à son époux, lequel s'empressera d'en expulser le "berger" manu militari.

Ne ratez pas non plus les ineffables Hodgson et Fogg, avoués de leur état, qui convainquent Mrs Bardell, la logeuse de l'excellent Mr Pickwick, d'attaquer celui-ci en justice pour "rupture de promesse de mariage." Condamné à 750 livres de dommages et intérêts et aux dépens, Mr Pickwick préfère se voir incarcéré à La Fleet, la célèbre prison pour dettes de Londres où le père de Dickens fut lui aussi emprisonné, plutôt que de payer. Et l'écrivain de dépeindre ce milieu qu'il connaît bien pour y avoir vécu enfant et qu'il replantera, sur une note plus triste, dans "La Petite Dorritt."

Il y a aussi les deux étudiants en médecine qui ont nom Benjamin Allen et Bob Sawyer : deux carabins qui atteignent au summum de la joie quand ils peuvent placer à table une histoire de dissection.

En bref, il y a beaucoup de monde car Dickens aimait les fresques. Il aimait aussi ces longs chapitres auxquels nos mentalités modernes ne sont plus habituées. Pour les besoins du tirage, il prit parfois la liberté d'insérer dans l'intrigue de son roman des récits qui n'ont pas grand chose à voir avec ses personnages et que je vous conseille de laisser courir car ils sont en général trop misérabilistes. (Lisez cependant celle de Tom Smart et du vieux fauteuil : celle-là est d'un autre ton.)

C'est dans ce roman que Dickens étrenne cet incroyable sens du détail, souvent comique, ainsi que ce génie des intrigues bien charpentées qui feront sa gloire. Par le style, la longueur et la mentalité, l'ensemble a certes pas mal vieilli. Mais le souffle du créateur demeure, aussi puissant que celui d'un Hugo ou d'un Balzac même si l'on en parlera avec plus de facilité à propos d'un ouvrage comme "David Copperfield", le plus autobiographique des romans de Dickens.

En outre, et on peut lui en être reconnaissant, Dickens n'a jamais raté une seule occasion de dénoncer les excès de la magistrature, de la misère et de la religion toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion. Dans les "Pickwick Papers", lisez à ce propos le discours du vieux Mr Weller sur les mouchoirs et autres babioles que le "berger" et sa congrégation veulent envoyer en Afrique avec des Bibles pour servir les indigènes. D'accord, c'est comique mais il ne faut pas gratter beaucoup pour que, sous le rire, se découvre le vitriol de la satire.

mercredi, juin 20 2007

Nouvelles - Katherine Mansfield.

Quoi de plus difficile qu’évoquer l’œuvre de Katherine Mansfield pour qui n’a jamais lu une seule de ses nouvelles ? … Car la Néo-Zélandaise qui se disait « si peu anglaise », auteur par ailleurs d’un étonnant « Journal » où elle dissèque son besoin d’écrire, d’une correspondance passionnante et de fort beaux poèmes, est avant tout LA Grande Dame de la Nouvelle.

Elle vit le jour à Wellington, en 1888. Sa famille paternelle, les Beauchamp, avait probablement des origines françaises mais c’est à sa grand-mère, la référence principale de son enfance, que Katherine empruntera son nom de plume. Enfant atypique, adolescente boulotte, elle rentre très vite en guerre contre les idées toutes faites et bien-pensantes. L’idole qu’elle se choisit à l’époque n’est-il pas le symbole par excellence de l’Anti-Conformisme ? C’est en effet à Oscar Wilde, ciseleur de pièces théâtrales cyniques et auteur d’aphorismes éblouissants, qu’elle dresse son premier autel littéraire. Elle lui empruntera son ironie et la cruauté de façade derrière lesquelles l’Irlandais scandaleux dissimulait cette sensibilité d’écorché vif dont ses « Contes et Nouvelles » et sa « Ballade de la Geôle de Reading » demeurent les plus beaux joyaux.

Seconde idole de Katherine : Anton Tchekhov, l’un des pères de la littérature russe moderne, maître jusque là inégalé du « rien » que le génie de l’écriture transforme en le plus vaste des mondes l’espace d’une nouvelle ou d’une pièce. Le « rien » … Quiconque a lu Tchekhov, quiconque a vu évoluer ses personnages sur la scène, sait ce que tout ce mot qui est un néant peut contenir de vie, de tristesse et de joie. Avant Proust et en oeuvrant dans un domaine auquel l’auteur français ne s’attaquera jamais, l’écrivain et dramaturge russe affronte le problème majeur auquel se heurte l’artiste, quel que soit l’art dont il se réclame : la capture et la préservation du Temps mais aussi sa transmission à la mémoire de l’Autre.

Le coup d’œil implacable, la férocité souriante de Wilde, Katherine Mansfield les exerce pleinement dans « Pension Allemande », recueil qui rassemble un maximum de ses toutes premières œuvres. On y voit souvent des Allemands qui frisent la caricature s’ébaubir des étranges façons de l’héroïne, double de Katherine Mansfield, déjà en cure à l’époque. Si « La Sœur de la Baronne » se gausse cruellement de leur sens de la hiérarchie et des mauvais tours que peut leur jouer celui-ci, des nouvelles comme « Frau Brechenmacher assiste a un mariage » et « Chez Lehmann » sont singulièrement révélatrices de la condition féminine de l’époque. Avec « Un Jour de Naissance » - qui conte en fait la venue au monde de l’auteur et, exception du recueil, ne se déroule donc pas en Bavière mais à Wellington – ces deux nouvelles instruisent également le lecteur sur les problèmes qu’inspirait à Mansfield sa condition de femme. « L’Enfant-Qui-Etait-Fatiguée », adaptation très libre de Tchekhov, a quant à elle l’étrange et glaçante résonance d’un fait-divers qui pourrait encore survenir à notre époque sans que les voisins se préoccupent du drame avant qu’il ne se soit produit.

Par la suite, toujours dans la lignée de Wilde, Mansfield perfectionnera ses coups de griffes. C’est que l’âge et l’expérience sont impitoyables. Comme est impitoyable le portrait de ses parents qu’elle dresse en 1910 dans « Les Robes Neuves. » Plus nuancé certes, le portrait du Père dans « La Petite Fille », deux ans plus tard. Mais la rancœur est toujours présente. Il faudra attendre le décès du frère de Katherine, Lawrence, en 1915, pour qu’elle se réconcilie plus ou moins avec son enfance et sa famille et décide d’offrir à la mémoire de ce frère avec qui elle a tant partagé un mausolée qui fera date : « Prélude. » Rédigée en 1916, la nouvelle ne sera éditée que deux ans plus tard par la Hogarth Press de Leonard et Virginia Woolf.

« Prélude » - qui fut unanimement salué par la critique - « Prélude » ne se raconte pas, « Prélude » ne s’analyse pas. « Prélude » est un texte, certes, mais c’est aussi un tableau qui s’anime en vous et dont, par un miracle inexpliqué, vous devenez le plus intime des rouages, un court-métrage où, à l’image de l’héroïne de « La Rose Rouge du Caire », vous entrez de plein pied mais tout en douceur, un ciel depuis longtemps obscurci qui s’éclaire à nouveau et rien que pour vous … « Prélude » est le Souvenir qui s’est fait Livre et la madeleine de Proust assaisonnée selon la recette anglo-saxonne de l’Efficacité et de la Concision.

« Sur la Baie » et « La Maison de Poupées » où l’on retrouve les mêmes personnages et la même grâce, intacts, intemporels, ne se racontent pas, eux non plus.

Bien sûr, il y a d’autres nouvelles aussi puissantes, parfois plus comme « Félicité » ou « La Femme de la Cantine » ou encore « Quelque chose d’Enfantin … » et la très célèbre « Garden-Party » que Wilde aurait encensée tant pour sa justesse du détail que pour son côté impitoyable et presque insoutenable.

Mais c’est dans « Prélude » que Mansfield s’affirme comme la digne héritière de Tchekhov tout en se démarquant de la « patte » du Maître. « Prélude » signe sa majorité littéraire et c’est par cette nouvelle qu’elle prend rang dans le cercle très fermé des Grands Ecrivains spécialistes du « court », auprès de Maupassant, une autre de ses idoles mais aussi de Somerset Maugham.

La Postérité immédiate a privilégié l’œuvre de Virginia Woolf – qui, consciemment ou non, s’inspira pourtant de Mansfield en maintes occasions, notamment pour « Mrs Dalloway » - au détriment de celle de la jeune Néo-Zélandaise. Sans doute la vie agitée de Woolf, ses amours incestueuses avec ses frères, son mariage plus ou moins « blanc » avec Leonard et son amour pour Victoria Sackville-West sans oublier ses troubles mentaux et son suicide, les poches pleines de pierres, constituent-ils un bien meilleur terreau pour la légende que le comportement anorexique, les amours plus conventionnelles, et la tuberculose de Katherine Mansfield. Mais cette préférence imposée par la mode plus que par l’originalité de l’œuvre de Woolf constitue un véritable handicap pour le lecteur moyen autant qu’une terrible injustice pour Mansfield, écrivain-née, qui douta jusqu’au bout de son talent et ne songea certainement pas un seul instant de sa courte vie qu’elle avait du génie.

Dans son « Journal », elle écrivait en novembre 1921 : « … Mon plus profond désir, c’est d’être un écrivain, c’est d’avoir fait « une œuvre. » Et le travail est là, les histoires m’attendent, se fatiguent, se flétrissent, se fanent parce que je ne veux pas venir. Moi, j’entends, je reconnais leur présence, et je continue pourtant à rester assise à la fenêtre, jouant avec la pelote de laine. Que faut-il faire ? … Mon Dieu, rends-moi limpide comme le cristal pour que ta lumière brille à travers moi ! … »

Divine ou pas, c’est bien une lumière absolument unique qui illumine en tous cas ses nouvelles. ;o)

mardi, juin 19 2007

Dors Petite Soeur - Joanne Harris.

Sleep Pale Sister Traduction : Johan Frederik Hel-Guedj

En apparence, c'est un petit roman qui ne paie pas de mine et, dès les premiers chapitres, vous vous dites que tout doit y être banal. Bizarrerie première : les différentes parties du livre sont placées sous le patronage de certaines lames du Tarot Sacré (ou Tarot de Marseille), majeures et mineures.

Il s'agit d'un récit à quatre voix. Première voix : celle de Henry Paul Chester, héros en titre, bourgeois victorien au visage en lame de couteau, noir, sinistre, glacial, aux inhibitions sexuelles envahissantes bien que le personnage proclame haut et clair ne viser qu'un seul but : la Perfection de la Pureté Absolue.

Ce modèle d'homme, Président de l'Académie Royale de Peinture, épouse la deuxième voix, Euphémie, jeune fille qu'il a rencontrée enfant et dont la beauté très éthérée, dans le style des pré-raphaélites, l'a immédiatement séduit par sa "pureté" justement. Chester a pris Effie tout d'abord comme modèle de ses toiles et, après avoir rendu financièrement dépendantes de lui la mère évaporée et la tante de l'enfant, femme plus sérieuse mais dépassée par les événements, a veillé à l'éducation de sa protégée avant d'en faire sa femme.

Effie est de santé délicate et, à l'époque, le laudanum est en vente libre. On en distribue à la pelle, pour ainsi dire et l'on en prend pour un oui, pour un non. Henry, d'ailleurs, estime vite que, pour calmer les "ardeurs coupables" de sa jeune épouse, lequel le "tente trop" et toutes les nuits, qui pis est :twisted: - vous rendez-vous compte de l'horreur de la chose et de son indécence profonde ? - rien ne vaut cette drogue merveilleuse. Il confie même au médecin de famille sa crainte de voir sa femme basculer tôt ou tard dans l'hystérie, grande maladie de l'époque.

La troisième voix est celle de l'Amant - ou de celui qui en tient lieu : Moïse Zacharie Harper. Un peintre lui aussi mais un cynique, un jouisseur, plus préoccupé de régler ses dettes, au besoin par une escroquerie pure et simple, que d'autre chose. Cependant, la fragile beauté d'Euphémie semble le séduire un temps - au moins autant que la sournoise satisfaction de l'enlever à un homme qu'il méprise à la fois comme artiste et comme personnalité.

La quatrième voix est celle d'une tenancière de maison close, Epiphanie Miller, dite "Fanny", une belle femme, une femme de tête également qui a su faire respecter son établissement. Jadis, Fanny a abrité une nuit sa petite fille, Martha et, au matin, elle l'a trouvée morte : violée et assassinée par l'un de ses clients. Mais lequel ? Fanny a des soupçons, bien sûr et, d'année en année, elle a acquis des certitudes. Dans l'ombre, en araignée patiente et en mère authentique, elle tisse sa vengeance ...

Je ne vous en dirai pas plus si ce n'est que ce roman en apparence mineur me paraît un excellent exemple de ce que les Anglais peuvent produire encore dans le style "gothique-fantastique-thriller réaliste", genre où ils excellent avec infiniment plus de subtilité que les Américains. (Précisons cependant que l'auteur, dont une chaîne française a diffusé récemment une adaptation de son roman "Chocolat" est française par sa mère.)

Si vous en avez le temps, si vous recherchez un peu de plaisir, de délassement, une écriture souple mais fournie et une intrigue plus mystérieuse et plus "tordue" qu'il ne semble, prenez donc la peine de lire "Dors, Petite Soeur." La fin est de plus une fin gigogne. Vous devinerez assez vite les traits de la première poupée mais, pour les traits de l'ultime figurine, dissimulée au coeur de la première, franchement, non, cela m'étonnerait. Car son visage est encore plus monstrueux que le premier.

Bonne lecture ! ;o)

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