Tess of the D'Urbervilles Traduction : Madeleine Rolland

Quelquefois, le romancier tombe amoureux de son héros, que celui-ci soit ou non du même sexe que lui. Le phénomène est très curieux parce que, au départ, le héros ou l'héroïne ne se distingue pas des autres héros ou héroïnes du même type. Il est un héros, et puis c'est tout. Mais lorsque le romancier s'enflamme pour lui, tout change et il se transforme soit en saint, soit en archétype, parfois même il devient les deux. Ainsi en est-il de Tess Durbeyfield ou plutôt d'Urberville.

Tess est la fille aînée d'un revendeur de poules nommé John Durbeyfield à qui, lorsque commence le roman - à la construction impeccable - le pasteur du coin vient de révéler qu'il descend en droite ligne de l'antique famille des d'Urberville, qui avaient suivi le Bâtard de Normandie dans sa conquête de l'Angleterre.

Durbeyfield et sa femme, Joan, ont l'idée assez saugrenue et tout-à-fait irresponsable d'envoyer Tess se réclamer de ce noble lien de parenté auprès de la vieille Mme d'Urberville qui vit à Kingsbere. Ce qu'ils ignorent, c'est que cette dame, aveugle depuis de longues années, s'appelait en réalité Stroke et ne s'était vu adjoindre la particule des d'Urberville à son patronyme qu'après que son mari l'eût rachetée après extinction de la famille. En outre, Tess ne la rencontre pas directement mais tombe sur son fils, Alec d'Urberville, beau garçon cynique et jouisseur qui, séduit par la beauté de la jeune fille, l'engage pour s'occuper de la basse-cour qui est la marotte de sa mère tout en lui faisant croire qu'il est, de fait, son cousin.

Bien que Tess n'éprouve pour lui que méfiance, d'Urberville parvient à ses fins et il la garderait bien pour maîtresse si elle ne prenait la décision de s'enfuir pour retourner chez ses parents où elle accouche d'un petit garçon qu'elle baptisera elle-même, à sa mort, du nom de "Chagrin." (Oui, ça peut paraître mélo mais le plus étonnant, dans ce livre au style très, très moderne, c'est que justement, bien loin d'user du mélodrame, Thomas Hardy lui préfère une sobriété bien éloignée du XIXème siècle.)

Après la mort de l'enfant, Tess reprend la route et se loue à la vaste laiterie des Cricks où le Hasard la remet en présence d'Angel Clare, fils de pasteur en révolte contre les usages de la société où il est né et qui rêve de se faire agriculteur et non pasteur, ainsi que le souhaitaient ses parents. Au tout début du livre, le jour même où le pasteur Tringham apprenait ses origines familiales au père de Tess, celle-ci avait dansé à une réunion villageoise et Angel, qui passait par là avec ses frères, était resté à contempler le spectacle.

Mais alors qu'il ne l'avait pour ainsi dire pas remarquée lors de cette première rencontre, cette fois-ci, peu à peu, il tombe amoureux d'elle et lui demande de l'épouser ...

Nous n'en sommes alors qu'à la moitié de ce livre qui se dévore sans effort tant le style se déroule en souplesse devant le lecteur, en parfaite harmonie avec les paysages ruraux du sud de l'Angleterre où Hardy plantait en général ses intrigues. La fin, on s'en doute - et on le sait si on a déjà vu l'admirable version filmée que donna de cette oeuvre majeure de son auteur le cinéaste Roman Polanski, en 1979 - est loin d'être heureuse . Mais il n'y en avait pas d'autre pour cette histoire toute drapée de la hiératique et cruelle beauté des tragédies grecques.

Même si l'on peut estimer que Hardy, né à la campagne, idéalise un peu trop le monde rural, il ne reste qu'à s'incliner devant le courage et la virulence avec lesquels il vilipende non seulement la société et le sort qu'elle fait aux femmes mais aussi ceux qui, armés des meilleures intentions, il est vrai, tentent de les réformer sans avoir pris la précaution de se réformer eux-mêmes.

Un grand, un très grand livre. De ceux que toute bibliothèque se doit d'honorer.