Vanity Fair Traduction (pour l'édition Marabout) : Lucienne Molitor

C’est sûr, voici un roman d’un âge déjà respectable puisque son auteur naquit en 1811. Et pourtant, passées les première pages (ne faut-il pas toujours un minimum de temps pour installer les personnages dans leur décor ?), il nous apparaît d’emblée extrêmement moderne. Il est rare en effet que, contrairement à son illustre contemporain, Charles Dickens, Thackeray use et abuse des "tics" d’écriture propres aux écrivains de l’époque.

Certes, vous trouverez bien çà et là quelques appels au lecteur qui sont en revanche pratiquement absents de l’oeuvre d’une Jane Austen mais, rassurez-vous : rien de comparable à ceux d’un Hugo ou, je le répète, d’un Dickens (pourtant plus sobre que notre génie national).

Le thème principal de cette "Foire aux Vanités," c’est le destin parallèle de deux jeunes pensionnaires de l’Institut de jeunes filles de Chiswick Mall. La première, Amelia Sedley, dite Emmy, possède au début tout ce qu’il faut avoir pour réussir dans la vie : des parents à l’aise et aimants, un frère à la situation solidement établie aux Indes, un amoureux tout trouvé, George Osborne et les rêveries habituelles à son âge. La seconde, Rebecca Sharp, dite Becky, est par contre orpheline, et pauvre, qui pis est. Rien, rien, Becky n’a rien, sauf l’assurance d’un poste de gouvernante (et l’on sait ce que signifie cette situation dans l’Angleterre pré-victorienne, pour ne rien dire de ce qu’elle deviendra sous Victoria) dans une famille de nobliaux à la campagne, les Crawley.

Amelia est douce, résignée, généreuse, paisible et sans grande imagination. Disons les choses telles qu’elles sont, même si Thackeray demeure galant à son égard sauf peut-être dans les dernières pages où sa passivité un peu ovine finit visiblement par lui taper sur les nerfs, elle n’a pas grande personnalité. Becky pour sa part en déborde : jolie, vive, rusée, intelligente, pleine d’humour, sans beaucoup de scrupules, c’est une "battante" comme on dirait de nos jours et qui, en conséquence, utilise tous les moyens pour aboutir à ses fins, à savoir une situation respectable.

Ces deux personnalités si dissemblables connaîtront les guerres napoléoniennes, les conséquences de Waterloo où George Osborne trouvera la mort et mille et une autres aventures que je vous laisse le plaisir de découvrir. Tout cela saupoudré d’une bonne dose d’humour voltairien qui n’épargne pas plus les hommes que les femmes. Car Thackeray n’est finalement pas si misogyne que cela et sa vision des hommes de son siècle n’est guère tendre. Quant aux femmes, il reconnaît à maintes reprises que la Société les tient dans un semi-esclavage et leur laisse en fait fort peu de chances de réussir quelque chose.

Voilà pourquoi, sans doute, il conserve toute sa sympathie à sa Becky qu’il représente plus comme une demi-garce que comme une garce dans l’acception pleine et entière du terme. C’est visiblement son enfant chérie, sa préférée, celle qui, au-delà son cynisme, venge en quelque sorte nombre de ses soeurs en féminité. Anglo-saxonnisme oblige, elle n’a ni la grandeur classique ni la flamboyance froide d’une Mme de Merteuil mais elle n’est pas sans nous évoquer parfois la silhouette féline de l’inoubliable marquise.

Et le talent et l’humour de Thackeray sont si grands et touchent si juste le coeur du lecteur que, la dernière page refermée, celui-ci s’aperçoit avec étonnement et non sans amusement que, finalement, Becky Sharp est devenue l’une de ces vieilles amies à placer en paix sur une étagère de bibliothèque, non loin de Jane Austen (dont Thackeray, à mon sens, se rapproche plus par le style et surtout les idées sans parler de la causticité) et, bien sûr, de Charles Dickens, peut-être plus universel mais aussi parfois un peu trop utopiste. ;o)