''The Blind Assassin'' Traduction : Michèle Albaret-Maatsch.

« Le Tueur Aveugle », de la Canadienne Margaret Atwood, est une forme de récit à trois voix racontant bien entendu la même histoire mais selon des angles différents et aboutissant à un livre plutôt épais – plus de 650 pages chez 10/18.

Vous me direz que ce n'est pas là un procédé très original. Le thème du roman, qui pourrait être grandeur et décadence de la famille Chase, n'est pas non plus réellement nouveau. Mais le traitement qui en est fait et la magie avec laquelle l'auteur accroche son lecteur, eux, valent le détour.

Au point de départ, à la fin du XIXème siècle, les Chase constituaient l’une des familles les plus en vue de Toronto. Mais la Grande guerre va faucher trois des fils et renvoyer au logis un cadet fracassé. Celui-ci n’aura à son tour que deux filles, Iris et Laura. La mère des petites mourra des suites d'une fausse couche et les deux enfants grandiront dans un monde un peu à part, la résidence d'Avalon - nom choisi par leur grand-mère paternelle - entre un père neurasthénique et une servante-gouvernante dévouée : Reenie.

Si Iris garde toujours les pieds sur terre, Laura est plus évanescente, plus lunaire. C'est l'originale, l'excentrique, la fragile de la famille, pour laquelle son père ne cessera de s'inquiéter. Comme la fortune familiale n'est plus qu'un souvenir et qu'il redoute de voir ses filles - et surtout la cadette - affronter un monde peu charitable aux déclassés, Norval Chase demande à Iris d'épouser Richard Prior, un nouveau riche pesant et sûr de lui. En se dévouant, Iris assure non seulement sa propre sécurité mais aussi celle de sa soeur. En outre, Richard a fait la promesse de ressusciter les usines Chase. Il ne la tiendra évidemment pas ... Encore un lâche : le monde en est plein ...

Voilà pour les bases de l'intrigue. Voyons maintenant la façon dont tout cela est traité.

Le récit principalest le fait d’Iris,désormais octogénaire et qui entreprend de rédiger d’officieux mémoires dans l’espoir que sa petite-fille, Sabrina, les lise un jour et apprenne ainsi toute la vérité et rien que la vérité sur sa famille. La vieille dame prend son temps : sa mémoire est intacte et, en attendant la mort, elle goûte une certaine satisfaction à mettre par écrit toute cette histoire.

Le deuxième récit nous relate les rencontres amoureuses de deux amants dont on ne connaîtra l’identité qu’à la fin. Lors de la première rencontre qui nous est rapportée, l’amant entreprend de conter à sa maîtresse une étrange histoire de science-fiction qui prendra un jour, faute de mieux, le titre de « Le Tueur Aveugle. » De rencontre en rencontre, l’histoire et ses personnages gagnent en épaisseur et en sensibilité. Mais, par l’imbrication des deux fils, on finit par conclure que l’histoire en question a été éditée sous le nom de Laura Chase, après le suicide de celle-ci à 25 ans. Et l'amant, dant tout ça, alors ? ... Qu'est-il devenu ? ...

Enfin, le troisième fil intercale entre les deux autres des articles de presse, très souvent issus de la chronique mondaine des quotidiens locaux et qui présentent, eux aussi, une certaine vision de la famille Chase et de ses malheurs.

Avec « Captive », Margaret Atwood réussissait le tour de force de dévoiler son coup de théâtre final sans que le lecteur, si averti qu’il pût être, ne soupçonnât où elle voulait l’emmener. Avec « Le Tueur Aveugle », on flaire la vérité un peu plus tôt mais ce roman n’en présente pas moins quelque chose d’envoûtant et d’impitoyable. Le destin fait à Iris au nom du devoir familial est en effet épouvantable – je vous rassure, il n’a rien de misérabiliste : c’est l’absence d’amour dont elle pâtit que je trouve intolérable. Le style est alerte et, peu à peu, on finit par devenir prisonnier de l’intrigue et par vouloir, comme dans un bon roman policier, savoir comment elle se dénoue. Pour ma part, je n’ai pas été déçue. ;o)