Si tous les amateurs du genre connaissent la "Christine" de Stephen King, qui reprend le thème de la hantise en l'appliquant à une vieille Plymouth bonne pour la casse et en l'assortissant d'un esprit haineux, dévoré par la jalousie et quasi démoniaque, la britannique Ann Bridge - alias lady Mary Dolling Sanders O'Malley - nous a laissé, avec "La Limousine Bleue", l'une des meilleures nouvelles sur les voitures hantées. Mais ici, point de gore, point de Roland D. LeBay bien décidé à survivre à la mort en "possédant" le pauvre Arnie. Rien qu'une limousine mise au service des notables anglais du Quartier des Légations à Pékin, tel qu'il était aux alentours des années 20.

Mrs Bowlby, épouse du directeur d'une grande banque londonienne nommé à la succursale de Pékin, ne peut rejoindre son mari qu'à l'issue d'une longue maladie. On lui assure un moyen de locomotion décent - une belle limousine bleue - ainsi qu'un "boy" qui lui sert de chauffeur. Et, fidèle à la tradition, elle s'en va distribuer ses cartes de visite un peu partout, chez les autres notables occidentaux. Ce faisant, elle commence à entendre s'exprimer une voix - une voix féminine qui ne parle qu'en français - qui semble tour à tour parler de ou à un amant.

D'abord effrayée, Mrs Bowlby finit par s'habituer à cette voix qu'elle tient pour celle d'un fantôme. Mieux : elle s'intéresse à la romance que, au gré de ses déplacements à Pékin, lui dessinent les diverses phrases prononcées par la voix. Une passion profonde mais malheureuse, assurément.

"(...) La Voix qui hantait la voiture devint presque quotidienne, conférant une dimension secrète et insolite à la routine mondaine de ses visites et des réceptions. La Voix parlait toujours en français, toujours à "Jacques", ou de lui, l'être cher, passionnément aimé. Parfois, Mrs Bowlby comprenait clairement qu'elle n'entendait qu'une partie du dialogue, comme le témoin d'une conversation téléphonique. Elle n'entendait jamais la voix de l'homme mais, comme au téléphone, parvenait souvent à deviner ce qu'il disait. La conversation, le plus souvent, était banale : des rendez-vous étaient pris pour le déjeuner ou pour le polo ; des week-ends à Pao-ma-chang dans le temple d'un tel ou d'une telle. Entendre ainsi des projets concernant des gens qu'elle connaissait semblait étrange à Mrs Bowlby. "Alors, dimanche prochain, chez les Milne." Rencontrant les Milne peu après, elle les regardait fixement, d'une façon bizarre, comme pour trouver en eux quelques traces de la présence, qui lui était plus familière que ses gens. La Voix transformait en fantômes tous les êtres vivants. (...)"

Très vite, Mrs Bowlby réalise qu'elle est seule à entendre cette voix mystérieuse, comme si celle-ci ne parlait que pour elle ... Un jour, sans réfléchir, elle reprend ce qu'elle vient d'entendre et donne à son chauffeur l'ordre de se rendre à une certaine adresse. Il lui semble bien voir passer une fugitive lueur d'étonnement sur les traits de l'Asiatique mais ne s'interroge pas plus avant. A l'adresse indiquée, ils trouvent une maison vide mais qui, le gardien le lui confirme, a été habitée par "une dame française." A partir de là, Mrs Bowlby va tout faire pour apprendre le nom de cette dame ...

Nouvelle d'un raffinement rare, où une femme (l'auteur) contemple une autre femme (l'héroïne), laquelle entend une troisième femme vraisemblablement morte (la Voix), "La Limousine Bleue" fait déplorer une fois de plus que Ann Bridge ait si peu écrit de nouvelles fantastiques.

Bien évidemment, il est difficile de trouver un site francophone qui l'évoque. Voir donc ici pour les anglophones.

La Limousine Bleue- Ann Bridge - Anthologie du Fantastique : Histoires de Fantômes - Jacques Goimard & Roland Stragliati - Presses Pocket.