Emmanuel-Théodose de La Tour d'Auvergne, qui fut fait cardinal de Bouillon à l'âge de 26 ans, était fils de ce duc de Bouillon qui avait reçu le comté d'Auvergne en échange de la principauté de Sedan.

          

Or, le cardinal, dont l'orgueil était immense, se mit en tête d'obtenir le dauphiné d'Auvergne pour l'un des ses neveux. C'était pourtant un bien petit territoire, encore plus petit que le comté. Mais il offrait l'avantage de permettre à ceux qui le détenaient de porter le titre de "prince-dauphin." Voici toute l'affaire contée avec malice par Saint-Simon :

"... ... Le dauphiné d'Auvergne était échu à Monsieur par la succession de Mademoiselle ( 1 ), et aussitôt le cardinal en avait conçu une envie démesurée de l'avoir. Il en parla à Béchameil, qui était surintendant de Monsieur, au chevalier de Lorraine ( 2 ), et à tous ceux qui pouvaient avoir part à déterminer Monsieur à le lui vendre. A la fin, et à force de donner gros, le marché fut conclu, et Monsieur en parla au Roi, qui s'était chargé de son agrément comme d'une bagatelle* ; mais il fut surpris de trouver le Roi sur la négative. Monsieur insista et ne pouvait la comprendre : "Je parie, mon frère, lui dit le Roi, que c'est une nouvelle extravagance du cardinal de Bouillon qui veut faire appeler l'un de ses neveux prince-dauphin. Dégagez-vous de ce marché." Monsieur, qui avait promis et qui trouvait le marché bon, insista ; mais le Roi tint bon, et dit à Monsieur qu'il n'avait qu'à faire mander au cardinal qu'il (= le Roi) ne le voulait pas.

Cette réponse lui fut écrite par le chevalier de Lorraine, de la part de Monsieur, et le pénétra de dépit. Ce nom singulier et propre à éblouir les sots dont le nombre est toujours le plus grand, et un nom que des princes du sang avaient porté, avait comblé son orgueil de joie : le refus le combla de douleur. N'osant se prendre au Roi, il répondit au chevalier de Lorraine un fatras de sottises, qu'il couronna par ajouter qu'il était d'autant plus affligé de ce que Monsieur lui manquait de parole, que cela l'empêcherait d'être désormais autant son serviteur qu'il l'avait été dans le passé. Monsieur eut plus envie de rire de cette espèce de déclaration de guerre que de s'en offenser. Le Roi d'abord la prit plus sérieusement ; mais, touché par les prières de M. de Bouillon, et plus encore par la grandeur du châtiment d'une pareille insolence, si elle était prise comme elle le méritait, il prit le parti de l'ignorer, et M. de Bouillon en fut quitte pour la honte et pour s'aller cacher une quinzaine dans sa belle maison de Saint-Martin de Pontoise, qu'il avait, depuis peu, trouvé moyen de séculariser par des échanges, et de faire de ce prieuré un bien héréditaire et patrimonial. ... ..."

( 1 ) : la Grande Mademoiselle, duchesse de Montpensier.

( 2 ) : grand favori et amant de Monsieur.

  • : On note l'usage très latin, qui prévalait encore, de rejeter la relative loin du nom repris par le pronom relatif. Il faut lire : "Monsieur, qui s'était chargé de son agrément comme d'une bagatelle, en parla au Roi." Ce sont des procédés de ce genre ou encore comme celui-ci, où se mêlent les pronoms : "Le Roi dit à Monsieur qu'il n'avait qu'à faire mander au cardinal qu'il ne le voulait pas", où le deuxième "il" est mis pour Louis XIV, qui rendent parfois la lecture de Saint-Simon un peu périlleuse.

Mais quelle mine d'or ! Passer tout près d'elle sans s'y arrêter serait un crime impardonnable. La prose de Saint-Simon mérite qu'on se donne la peine d'aller à sa rencontre.