De l'"Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut", Montesquieu déclara qu'il ne fallait pas s'étonner qu'elle eût rencontré le succès puisque, bien qu'elle eût pour héros "une catin et un fripon", elle ne parlait en fait que d'amour. Mais même avec pareille caution et même si son auteur lui donne une fin édifiante, le récit, quoique parfaitement écrit en une langue élégante et souple, est frappe surtout par sa parfaite amoralité.

Certes, Des Grieux - que l'on nomme chevalier car il envisage d'entrer dans l'Ordre de Malte, comme d'ailleurs le Danceny des "Liaisons dangereuses" - est jeune et sans expérience. Certes, Manon est tout aussi jeune, jolie, gracieuse et sans grande cervelle. Certes, il l'aime d'un amour entier et exclusif tandis qu'elle, elle ne l'aime, dirait-on, que par à-coups, quand elle y songe.

Mais tout cela ne suffit pas à masquer l'incroyable égocentrisme dont ils sont animés.

Si l'on peut comprendre qu'une Manon Lescaut, née pauvre, soit fascinée par la richesse ; si l'on peut admettre qu'elle use, pour obtenir celle-ci, du seul moyen qui reste souvent aux femmes lorsque les autres leur manquent ; si l'on devine que, tout en ne mettant pas en doute la passion de Des Grieux à son égard, elle se défie de sa constance puisque, après tout, il lui est si supérieur par la position sociale que jamais il ne pourra la présenter à sa famille et lui garantir une stabilité sociale définitive, en revanche, on comprend mal le cynisme absolu avec lequel, dès lors qu'il a rencontré la jeune femme, Des Grieux ment à ses proches, leur mendie des secours non pour se refaire une santé, ainsi qu'il le leur promet, mais bel et bien pour récupérer sa maîtresse, se fait tricheur aux tables de jeu, feint plus d'une fois un repentir qu'il n'éprouve pas, s'échappe de Saint-Lazare en menaçant de mort le supérieur qui l'a pourtant beaucoup aidé dans cette prison, enfin n'a de cesse que sa volonté, avoir Manon pour lui, n'obtienne gain de cause en toute occasion.

En un sens, n'était la sincérité de l'amour qu'il porte à Manon, Des Grieux aurait beaucoup de points communs avec Don Juan. Don Juan, si amoral qu'il soit, n'est pourtant pas un faible. Alors que le héros de l'abbé Prévost, lui, l'est sans conteste. Manon le joue deux, trois fois mais, comme il le dit lui-même : "Elle pèche sans malice." Comme aveuglement (masochiste ?), on a rarement fait mieux. Du coup, Don Juan s'efface au profit d'un enfant gâté qui n'a aucune conscience de l'Autre.