Oui, qu'allait-elle devenir ? ...

Ma foi, depuis trois ans et vaille que vaille, elle survit. De temps en temps, elle se plaint parce que la vie lui a pris trois de ses enfants. Comme elle n'est plus à un paradoxe près - tu la connais aussi bien que moi, sinon mieux puisque tu as vécu pratiquement dix ans seul à seule avec elle - il lui arrive, sans avoir l'air d'y toucher, de me reprocher d'avoir survécu. Mais pour être honnête, il suffit que j'aie un problème de santé pour qu'elle s'en veuille de pareille chose, terrifiée à l'idée que je puisse, moi aussi, retirer définitivement ma mise et l'abandonner à un monde qui, pour elle (du moins je le suppose mais je n'en suis pas sûre) deviendrait alors totalement vide.

De temps en temps, notamment quand des élections se précisent ou que nous parlons politique, nous t'évoquons. Notre mère est toujours aussi consternée de voir que, sur ce plan, nous sommes restés frère et soeur. J'irai même jusqu'à dire que ta mort lui a au moins apporté un soulagement : celui de ne plus avoir à se déplacer pour aller aux urnes.

"Maintenant, je ne vote plus," me déclare-t-elle avec satisfaction. "J'allais voter pour ton frère parce que, si je m'étais abstenue, il m'aurait fait toute une vie. Mais je ne crois pas à tous ces politiciens : je n'ai jamais cru en eux!"

Dieu merci, elle continue à aimer lire. Il y a même du changement sur ce plan, ce changement que toi et moi avons souhaité si souvent mais en vain : elle consent enfin à lire des auteurs non policiers.

En revanche, elle a cessé de regarder la télévision dans les jours qui ont suivi ton départ. J'aimerais bien qu'elle acceptât un petit téléviseur dans sa chambre mais elle s'y refuse, arguant du fait (imparable, hélas !) que les programmes actuels sont idiots.

Je tente alors de biaiser en lui faisant remarquer que certaines émissions passant tard le soir sont en revanche de bonne qualité et que cela se marierait à merveille avec ses insomnies. Mais elle ne veut rien entendre. Enfin, je ne désespère pas.

Pour le reste, David s'occupe bien d'elle même si, bien entendu, elle ne lui en est en rien reconnaissante. En bonne logique, notre mère devrait être à l'heure qui l'est dans l'une de ces maisons de retraite médicalisées où les vieillards attendent une Mort qui semble bien les avoir oubliés. Ses revenus (bien modestes pour plus de 40 ans de bons et loyaux services) d'ancienne fonctionnaire des PTT ne lui permettraient d'ailleurs pas une maison correcte.

En lieu et place, elle a un "aide ménager" d'un style assez particulier puisqu'il s'agit du meilleur ami de sa fille. Le jour, il s'occupe de la maison et la nuit, il est encore là pour veiller sur son sommeil - pardon ! sur ses insomnies. Il lui fait de bons petits plats qu'elle s'empresse de critiquer une fois qu'elle a fini de les absorber. Il se rend régulièrement à la bibliothèque pour lui en ramener des livres - et elle critique aussi son choix tout en lisant ce qu'il lui a apporté! Il lui fait ses courses, va lui chercher son courrier et son journal... De temps en temps même, ainsi que cela se passait avec toi, ils se disputent tous les deux : pour elle, le transfert en tous cas est fait et que demandait-elle d'autre, si ce n'est un "fils" pour l'accompagner jusqu'au bout ?

Bien sûr, elle se plaint de tout et de tous. Elle estime la vie injuste et cruelle. Elle se lamente sur le manque de chance qui a marqué son existence. Du passé, elle ne retient que ce qui peut la présenter comme une victime - et elle nie tout le reste. Elle, dont la mémoire est prodigieuse en dépit de ses quatre-vingt-deux ans, déclare froidement ne plus se rappeler ce qui, dans son passé - dans notre passé - la dérange ou la représente comme le monstre d'égoïsme qu'elle fut bel et bien.

Les jours où le passé revient en force chez moi, cet "oubli" si providentiel m'irrite d'ailleurs tellement que je lui dis son fait par téléphone. Puis je n'appelle plus pendant plusieurs jours : que veux-tu, je dois surveiller ma tension désormais et tu conviendras avec moi que notre mère a toujours eu le chic pour faire grimper la tienne comme la mienne !

La seule chose qui la chiffonne encore de temps en temps, c'est l'"après." La Mort lui ferait moins peur si elle ne la soupçonnait pas de dissimuler un Au-delà bien réel et bourré à craquer de chers disparus prêts à lui poser pas mal de questions sur pas mal de choses.

En somme, si toi, tu as certainement changé en gagnant un autre plan, RM, quant à elle, demeure fidèle à elle-même et à sa politique des Trois Petits Singes. Elle n'a rien vu, elle n'a rien entendu, elle n'a rien dit, elle n'a jamais rien fait : les Autres, ces Autres sans visages, sont les seuls responsables.