Parfois, chez mes parents, il n'y avait rien dans le réfrigérateur.

Ma mère était pourtant fonctionnaire (des PTT, comme le petit Besancenot) et mon père avait une pension d'invalidité tout ce qu'il y avait de plus normale. Cela se passait avant mai 1968 et les prix étaient ... ce qu'ils ne sont plus.

C'est dire que ma mère et mon père avaient de quoi nourrir leurs enfants - nous étions deux. Ce n'était pas le luxe bien sûr mais c'était plus que correct. Il y a des gens aujourd'hui qui ne possèdent pas ces revenus-là.

Seulement voilà, mon père - qui "souffrait des nerfs" selon ma mère et qui était aussi d'une avarice prodigieuse - mon père cachait sa pension je ne sais plus où et refusait de la donner pour le bien du ménage.

Voilà pourquoi le réfrigérateur était parfois si vide qu'un jour, je n'y trouvais plus qu'un reste de boîte pour chien - car nous avions à l'époque un petit chien, nommé Moïse, que mon père ne supportait absolument pas et que nous finîmes par donner à des maîtres plus dignes de ce nom.

Qu'eussiez-vous fait à ma place de petite fille de sept-huit ans ? Moi, j'ai mangé, je n'ai honte ni de le dire, ni de l'écrire.

D'autres jours, dans le réfrigérateur de mes parents, il y avait des légumes. Pour un pot-au-feu. Un pot-au-feu que je n'ai plus jamais retrouvé de ma vie - il faut dire que je n'ai jamais cherché à le faire.

Dans son pot-au-feu, ma mère jetait des carottes, des poireaux, de gros oignons et deux ou trois gousses d'ail non pilées. Cuites, celles-ci avaient des hideurs livides que je reverrai sans doute jusqu'à ma mort - j'espère qu'au-delà, je pourrai enfin m'abreuver aux sources du Léthé et purifier ma mémoire. Les oignons étaient d'un brun douteux qui virait vite au gris. Les poireaux, eux, ressemblaient - et, pour moi, ils ressemblent toujours d'ailleurs - à des cheveux de noyés. Quant aux carottes ...

Un soir, dans une carotte cuite, on découvrit ... un ver. Ben oui, un pauvre petit ver dans une carotte, dont ma mère n'avait pas dû suspecter la présence de squatter avant la lettre. Soumis à la chaleur de la cuisson, le malheureux était mort et j'espère que son agonie fût courte. Pour ceux qui se demanderaient à quoi ressemble un ver cuit, qu'ils apprennent donc ici que cela a beaucoup à voir avec un serpentin de cervelle de porc. Et ça a la même consistance étrange, qui cède comme en infimes granules sous la dent.

Bien sûr, moi, un pot-au-feu comme ça, je le jette carrément dans l'évier. Mais c'est vrai :

a) que je n'ai pas connu la guerre

b) et que je ne pense pas avoir d'instincts sadiques.

Mais mes parents

a) qui avaient connu la guerre - nés l'un en 1917 et l'autre en 1924, oui, ils l'avaient connue

b) et qui avaient des instincts sadiques latents dont je puis attester - j'ai des raisons autres que ce malheureux ver, mort ébouillanté dans la carotte dont il rêvait de se nourrir, pour l'affirmer bien haut ;

mes parents non seulement conservèrent le pot-au-feu mais nous firent manger la carotte incriminée avec son contenu.

C'est affreux, n'est-ce pas ? et je sais que, désormais, même si vous êtes, comme Fabius, un fanatique des carottes Vichy, vous ne les regarderez plus jamais du même oeil.

Cependant, c'est aussi une expérience utile. Brutale, dure et nauséeuse, soit. Mais utile, très utile. Ca vous plante au coeur une telle rage de survivre, une telle haine de ceux qui vous font subir ça - et tant d'autres choses - que, immanquablement, vous survivez.

Oh ! vous survivez bancal, moche, avec tout plein de cicatrices sur le coeur, un esprit très porté sur le cynisme et - hélas ! - un rapport à la nourriture complètement dénaturé, brouillé, massacré.

__Mais vous survivez.

C'est toute la différence entre vous et le ver qu'on vous a contraint à ingurgiter.__