10 mai 2006.

Tu le sais, ils ont transporté notre mère dans une unité de soins spéciaux où, aujourd'hui, elle a eu droit à sa troisième fibroscopie pour la semaine. Tu le sais aussi, elle est toujours transfusée (1 kg de sang, ce qui n'est pas rien), elle est sous oxygène et elle est couverte d'électrodes. A part ça, elle reste lucide. Si lucide qu'elle s'est montrée vraiment gentille avec David et l'a, par trois fois, remercié de "tout ce qu'il avait fait pour elle."

Mauvais signe, tout ça.

Je crois bien que l'Ankou s'est installé et a allumé sa pipe d'os pour y brûler quelques herbes cueillies dans nos enclos paroissiaux. Bonasse, patient, presque indifférent, il l'attend, telle une version celtique de la Mort si chère à Terry Pratchett. De l'autre côté, attendant également, David et moi nous préparons, lui sur qui elle a fait le dernier transfert de son fils-victime, moi qui ne suis toujours pas parvenue à savoir si j'arriverai un jour soit à la haïr à jamais, soit à l'aimer pour l'éternité.

Je ne suis même pas sûre, Daniel, que cette part de moi-même, qui la hait pourtant jusqu'à ne plus supporter sa voix, ne ressente pas de l'affliction au moment où je t'écris.

J'aimerais - nous aimerions - qu'elle ne souffre pas et surtout que son esprit se libère au plus tôt. Car ce doit être horrible, avec l'existence qu'elle a menée, de rester lucide jusqu'au bout.

L'autre jour, quand je lui ai téléphoné, elle a enfin reconnu l'hydrocéphalie de Jean-Luc. "Mais on ne disait pas ces choses-là, comprends-tu ? ... Et puis, quand il est né, je t'assure que rien ne se voyait ... C'est quand il est revenu de l'hôpital qu'il était ... que j'ai vu qu'il était ..."

Doucement, avec précaution, je lui ai expliqué que, en règle générale, rien ne se voyait à la naissance - sauf, je crois, pour les petits trisomiques. Je lui ai dit aussi qu'elle aurait dû en parler avec son médecin, avec ma grand-mère, qu'ils auraient dû crever l'abcès tous ensemble et bien faire sortir le pus, même au prix toujours sanglant de la douleur.

__En cet instant, très brièvement, j'ai eu pitié. Pas de notre mère, non. De toute cette souffrance traversée mais refoulée sous le poids de la soumission qui lui a été enseignée, de tous ces non-dits qui criaient pourtant haut et fort - je les entends comme si j'y étais - que si Jean-Luc était différent, c'est parce qu'elle avait osé se marier civilement et que "le doigt de Dieu ..." etc, etc ... Dans cette affaire-là - et en admettant qu'elle ne m'ait pas menti - elle peut passer pour une co-victime même si, là encore, il lui a fallu se transformer en bourreau levant son épée au dessus de ses futurs petits-enfants.

Quel gâchis, bon Dieu, quel gâchis !!!! Quel monstrueux gâchis !!!!!!__

Pour ce qui est de l'inceste de mon père et de cette scène en 1970, je n'ai pas insisté. Je ne voulais pas forcer mon "ça" à effectuer son apparition coutumière, brûlant de haine et de révolte avant de finir par se tordre et se consumer dans ses blessures. Mon "ça" n'est que mal, aux deux sens du terme. Il est douleur, il est haine, il est blessures faussement cicatrisées et qui suppurent au moindre prétexte - il ne veut, il ne peut être autre chose.

RM sait bien qu'elle est tombée avec mon père dans des abîmes qu'elle ne comprend pas mais dont, par contre, elle a eu, j'en suis persuadée, une conscience aiguë : jalousie féminine, jouissance sexuelle personnelle, complicité avec l'homme qu'elle a adoré comme un dieu ... Dans sa voix, j'ai senti l'horreur avec laquelle elle contemplait tout ce passé qui, lui, n'a pas pris une ride alors qu'elle s'acheminait vers la vieillesse. Et j'ai senti combien cette horreur était différente de celle que j'éprouve, moi, parce que, dans cette histoire, RM fut bourreau et non pas victime.

Même aujourd'hui où je sais que la fin ne tardera plus, je ne puis m'empêcher de jauger cet incroyable fond sadique que possédait notre mère et qui jouissait lorsque notre père te poursuivait avec sa hache ou ses ciseaux ou lorsqu'il ... Mais parlons d'autre chose, comme l'aurait chanté Brel.

A-t-elle seulement lutté contre cette tendance ? Je ne le pense pas. Elle s'est laissée porter et son égocentrisme a fait le reste. __Pour notre malheur, à toi, à moi, aux petits ...

La différence entre notre mère et nous, c'est que, chacun à notre façon, de manière peut-être plus agressive pour moi, nous avons lutté. Nous sommes allés plus loin en ce bas-monde qu'elle n'est jamais allée : nous nous sommes dépassés. Ce fut dur - ça l'est toujours pour moi certains jours et ça va être terrible dans les jours qui viennent, c'est certain - mais au moins, nous l'avons fait.__ Sans doute n'en as-tu pris vraiment conscience qu'à l'instant de ta mort tandis que moi, je le sais depuis déjà un certain temps. N'empêche, c'est à notre actif.

RM, elle, s'en va avec un passif terrible, sans que je puisse lui pardonner. Tout au plus ai-je réussi à obtenir qu'elle admette la réalité de ses "erreurs." Mon ami l'Ankou m'y a d'ailleurs beaucoup aidée : sans lui ... ;)

Le problème, c'est que le soulagement là-dedans, si soulagement il doit y avoir, sera pour elle. Moi, je resterai avec mes interrogations, mes révoltes, mes fureurs et mes cynismes.

Mais finalement, c'est sans doute mieux comme ça : après tout, le pilier de la famille, c'était moi.