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Tag - littérature germanique

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samedi, juin 23 2012

Effi Briest - Theodor Fontane (Allemagne)

Effi Briest Traduction : André Coeuroy Préface : Joseph Rovan

Extraits Personnages

Si le premier roman publié de Theodor Fontane se distinguait, paraît-il, par sa mièvrerie et par tout un ensemble de défauts dont le peu de stature des personnages et le style plat, "Effi Briest", l'un de ses derniers, constitue à l'opposé une vraie merveille de construction et de réalisme. A l'époque de sa parution, c'est-à-dire en 1894, le monde littéraire européen et américain était encore sous le choc du Naturalisme, que Zola, son créateur, avait pourtant baptisé ainsi près de trente ans auparavant. Fontane, comme tout un chacun à cette époque, a lu l'épopée des Rougon-Macquart - le roman "Nana" est même évoqué dans "Effi Briest". Mais les excès du Naturalisme ne sont pas pour lui. Il va simplement lui emprunter le regard sévère qu'il porte sur la société et, en en gommant la tendance au paroxysme, l'adapter à la raideur et aux conventions prussiennes. On en revient au réalisme, la base même du Naturalisme.

"Effi Briest" ressemble à un cours d'eau serpentant, avec douceur et tranquillité, à travers la Marche du Brandebourg et la Poméranie. Au début, ce modeste ruisseau est d'une clarté chantante. Mais, au fur et à mesure que l'héroïne avance dans sa découverte de la vie, des sentiments amoureux et de leurs conséquences, il se fait de plus en plus sombre avant, dans sa dernière partie, de retourner peu à peu à sa pureté originelle. Quand on évoque ce livre, on pense souvent à la "Mme Bovary" de Flaubert. Mais restons attentifs. L'univers dans lequel évolue la malheureuse Emma est beaucoup plus noir et peint d'un trait plus chargé, qui, avec un personnage comme Homais, peut même prétendre à la caricature. A se demander, après avoir lu le roman de Fontane, si Flaubert était si "réaliste" que ça ... Ou si sa recherche frénétique du mot juste ne relevait pas d'un désir profond d'éradiquer en lui les velléités flamboyantes et baroques qui font la grandeur et la faiblesse de "Salammbô."

Si réalisme il y a, celui de Flaubert est en tous cas marqué - nul ne pourra le nier - au coin d'un pessimisme puissant, qu'explique le caractère de l'homme. Celui de Fontane au contraire refuse de faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre. Pour le premier, le monde ne peut être sauvé (en vaut-il la peine, d'ailleurs ?), pour le second, on ne perd rien à essayer ... Quoi qu'il en soit, le Français et le Prussien se rejoignent en ceci que tous deux prennent fait et cause pour leur héroïne - Flaubert avec certainement plus d'agressivité.

L'héroïne de Fontane n'a que dix-sept ans quand elle épouse un ancien soupirant de sa mère, le baron von Innstetten, de vingt-et-un ans son aîné. J'aimerais pouvoir vous dire que cette différence d'âge, la rapidité avec laquelle se nouent les fiançailles - vingt-quatre heures - le fait aussi que le baron, jeune homme, ait courtisé la mère d'Effi, causent problème à un moment ou à un autre. Mais non : c'est admis dans les moeurs. Or, Effi est une jeune fille docile, élevée dans l'idée de faire un "bon" mariage, si possible avec un fonctionnaire impérial doté d'un bel avenir - et c'est le cas de son prétendant, qu'on voit déjà finir ministre. Elle l'épouse donc et le suit en Poméranie, dans une petite ville de province.

C'est un début banal, pour une histoire banale. La suite, bien sûr, c'est la liaison adultère entre Effi et le capitaine von Crampas. Une liaison aussi passionnée que secrète, à laquelle met fin la mutation de von Innstetten à Berlin. Puis vient la découverte, par le mari, de quelques billets doux conservés par la sentimentale Effi dans sa boîte à ouvrage et alors, le drame éclate ...

Six ans après, alors qu'il y a pour ainsi dire prescription, parce que le baron a des principes et tient à les faire respecter. Résultat : une vie gâchée, humiliée - renvoyée au néant.

L'intrigue, comme on le voit, est simple, pour ne pas dire classique. Les personnages s'incarnent lentement mais sûrement sans que l'auteur éprouve le besoin d'approfondir leurs états d'âme (Fontane suggère, il ne dit pas). Pour calmer les bien-pensants, il joue avec habileté avec la culpabilité qui mine la malheureuse Effi et la mène à sa perte - laquelle est aussi, à ses yeux comme pour ceux qui l'observent, sa rédemption. Mais au-delà, le lecteur ne manque pas de saisir la critique sévère portée sur une société capable non seulement de marier une innocente de dix-sept ans à un homme qui pourrait être son père, mais aussi de proposer ce genre d'unions comme LE modèle parfait. Le sacrifice que fait Innstetten de sa femme au nom des principes édictés par la société et pour conserver son rang, est aussi appelé au banc des accusés. Fontane n'oublie pas enfin de blâmer les parents d'Effi qui, en un premier temps, se refusent à donner asile à leur fille désormais divorcée : eux non plus ne veulent pas perdre leur rang et voir se détourner d'eux leurs amis. Ce n'est que lorsque la Mort est là, lorsqu'elle s'installe, bien décidée à ne pas repartir sans Effi, que les von Briest acceptent de reprendre leur fille.

Cet acte d'humanité, pour tardif qu'il soit, permet à l'auteur de poser une ultime question : ces parents pourtant affectueux et pour qui Effi avait tant d'amour ne sont-ils pas les premiers coupables de tout ce gâchis ? La question résonne d'autant plus juste que c'est celle qui, justement, semblait avoir en cette histoire un aussi grand amour des principes que le baron von Innstetten, la mère d'Effi, qui finit par l'exprimer devant la tombe de sa fille.



En fait, "Effi Briest" est l'histoire d'une jeune fille que ses parents eux-mêmes préférèrent immoler sur l'autel des conventions et des règles édictées par la bonne société prussienne. Avec un tel programme et les circonstances atténuantes que l'auteur prête (de très bon coeur) à son héroïne - en particulier la note terrible par laquelle il signale que "Innstetten n'était pas un amant" - on comprend que le livre ait paru subversif à nombre de ses contemporains.

lundi, juin 18 2012

Trame d'Enfance - Christa Wolf (Allemagne)

Kindheitmuster Traduction : Ghislain Riccardi Postface : Danièle Sallenave

Extraits Personnages

Voici l'un des ouvrages les plus complexes que j'aie jamais lus. Non en raison de son style, qui demeure, en dépit de la traduction de l'allemand, largement accessible au lecteur moyen, mais en raison de ses thèmes principaux : la mémoire individuelle face à l'Histoire d'une part et, de l'autre, le choix de l'intervention chez l'être humain confronté à la dictature et enfin, bien sûr, la culpabilité. ("Trame d'Enfance" est même si complexe qu'il nécessitera certainement, à un moment ou à un autre, une relecture.)

Ce livre éveille chez son lecteur une profonde fascination. Fascination pour l'intelligence de celle qui écrit mais aussi fascination pour l'impossibilité dans laquelle Christa Wolf s'est trouvée, en dépit (ou à cause de) son intelligence, d'éviter la chape de plomb de la culpabilité qui s'est abattue sur l'Allemagne de l'après-guerre.

Avec ce sûr instinct de l'écrivain qui entend exprimer ce qu'il ressent avec un maximum d'intégrité, Wolf souligne - consciemment ou non, il est difficile de l'affirmer sans se tromper - cette contradiction en utilisant tour à tour les trois premières personnes du singulier pour évoquer son propre personnage. L'enfant qu'elle fut, celle qui vécut sous le nazisme puisqu'elle avait eu la malchance de naître en 1929 et dans une petite ville proche de la frontière germano-polonaise, elle l'habille d'une nouvelle identité et la baptise d'un nouveau prénom : Nelly. Et quand elle raconte Nelly, ses parents qui, comme tant d'Allemands, préféraient ne rien voir parce qu'ils ne pouvaient pas faire grand chose, et le cours de leur existence trop paisible si l'on considère les malheurs qui s'abattaient à l'époque sur tant de malheureux, Wolf préfère utiliser le "elle" : c'est la seule façon qu'elle a trouvée, nous explique-t-elle, pour avoir un recul acceptable.

Lorsqu'elle parle de son incarnation actuelle, c'est-à-dire la Christa Wolf écrivain, l'un des plus connus de la République démocratique allemande, elle n'a par contre aucune difficulté à utiliser le "Je". Mais le plus troublant - et ce que certains lecteurs jugeront déstabilisant - c'est le "Tu" qu'elle emploie pour s'adresser au fantôme de sa jeunesse et, de temps à autre, au "Je-Christa Wolf", ce qui lui arrive par exemple quand elle analyse son travail d'écrivain sur le présent manuscrit.

La forme de "Trame d'Enfance" n'est donc pas simple et risque d'occasionner quelques maux de tête à certains.

Le fond, maintenant : Christa Wolf, citoyenne de R. D. A. probablement revenue de certains aspects parmi les plus rebutants du communisme stalinien mais plaçant encore tous ses espoirs dans les théories socialistes, met en parallèle un voyage qu'elle fit dans les années soixante-dix, en compagnie de son mari et de leur fille, dans sa ville natale entretemps redevenue polonaise (Landsberg-an-der-Warthe, actuelle Gorzów Wielkopolski), et les souvenirs qu'elle a conservés de sa jeunesse sous les aigles nazies. La question centrale est, on le devine : pourquoi ?

Vu le contexte, ce serait une question banale si Wolf ne s'interrogeait en fait non seulement sur les motifs qui ont permis au national-socialisme de prendre son envol mais aussi - mais surtout et l'on est tenté d'écrire hélas ! - sur les raisons qui l'ont empêchée, elle ou plutôt Nelly, petite fille, puis adolescente et toute jeune fille, de s'opposer au régime totalitaire.

Le lecteur en reste ébranlé. Il aimerait pouvoir saisir l'écrivain par les épaules, la secouer et lui dire : "Mais vous n'étiez qu'une enfant ! "

Qu'est-ce qu'un enfant pouvait comprendre au monde des adultes ? Pour un enfant, si intelligent soit-il, les adultes détiennent la Vérité et l'enfant accepte leurs conclusions sans broncher : il se soumet - il ne peut rien faire d'autre. Et pour ce qui est de l'adolescence, bien sûr, bien sûr, Nelly-Christa aurait pu se révolter. A cela près que, de manière assez paradoxale, l'adolescence, c'est aussi la période de sa vie où l'on veut être le plus en phase avec les gens de son âge. Or, dans l'univers de l'époque, tous les jeunes appartenaient aux "Jeunesses Hitlériennes" et l'endoctrinement était puissant - tout-à-fait comme il l'était chez les Soviétiques, soit-dit en passant. Sophie Scholl elle-même appartenait au mouvement. Ce qui faisait la différence, c'était la solide éducation religieuse reçue par Scholl, éducation dont l'humanisme lui permit de réfléchir et de passer à l'acte, et bien entendu sa maturité : elle était de huit ans plus âgée que Nelly-Christa.

De ce "soutien passif" au régime national-socialiste, Christa Wolf ne s'est visiblement jamais remise. Cette femme, dont nul ne niera ni la profondeur de pensée ni les facultés de réflexion, a conservé, envers cette "faute", ce "péché" évidemment capital, le même sentiment ambivalent et trouble, fait de nausées et de jouissances, qui préside à la destinée de ceux qui aiment à se savoir coupables. Pas forcément coupables de quelque chose de déterminé d'ailleurs : rien que coupables.

Doit-on y voir la conséquence d'une enfance durant laquelle Nelly accompagna ses parents très régulièrement à l'église ? (Aller régulièrement à la messe ou au culte n'est pas toujours garant d'une bonne compréhension des valeurs premières du christianisme. Bien souvent, cela garantit même le contraire ... ) Ou du discours, culpabilisateur à outrances, qui, après la Défaite allemande, succéda à l'embrigadement hitlérien - discours qui, rappelons-le, est malheureusement toujours de rigueur pour trop de gens de nos jours ? Le passage sous la férule communiste de la République démocratique allemande, aux ordres de Staline et de l'URSS, y a-t-il tenu un rôle ? Y a-t-il un quelconque rapport avec cet incomparable esprit de discipline et de groupe qui reste l'une des caractéristiques du peuple allemand ?

Toujours est-il que "Trame d'Enfance" est LE roman de la Culpabilité allemande post-hitlérienne. Une culpabilité qui s'exerce essentiellement, et c'est en cela qu'elle est doublement inique, envers des innocents. Une culpabilité obtenue au prix d'une sorte d'effarant "lavage de cerveaux" qui n'aurait retenu que l'adage de l'Ancien Testament sur la malédiction du prétendu Eternel se déchaînant sur sept fois sept générations. Une culpabilité enfoncée dans le coeur et le cerveau pour paralyser, déprécier, humilier et faire souffrir au maximum en particulier ceux "qui n'y étaient pas." Une culpabilité contre laquelle Christa Wolf, convaincue pour on ne sait quelle raison du bien-fondé du châtiment, n'a pas cherché à se défendre.

Pour cette femme sensible et particulièrement intelligente, ce dut être un martyre. Mais toute médaille à son revers. Et cela nous permet, à nous, ses lecteurs, de réaliser combien cette manière de déclarer le peuple allemand, dans sa totalitéet, attention ! dans sa totalité passée, présente et à venir, coupable du nazisme revient à le charger d'une malédiction à vie - une malédiction à laquelle, comme visait à le dire Martin Walser|fr]dans le discours si controversé qu'il prononça à Francfort le 11 octobre 1998, il serait grand temps de mettre un terme.

Quoi qu'il en soit, lisez "Trame d'Enfance" et penchez-vous sur le reste de l'oeuvre de Christa Wolf : vous ne devriez pas le regretter.

mardi, janvier 24 2012

A l'Ouest Rien de Nouveau - Erich-Maria Remarque (Allemagne)

Im Westen nichts Neues Traduction : Alzir Hella & Olivier Bournac

Extraits Personnages

L'art de Remarque, c'est la simplicité - ce qui n'est pas sans étonner ceux qui ont vu les adaptations, plutôt marquées au coin du mélodrame, de nombre de ses romans. Il écrit à tous petits points, pourrait-on dire, mêlant les détails les plus réalistes de l'horreur des tranchées et personnages romancés ayant des allures d'archétypes.

Ce n'est sans doute pas par hasard si le narrateur d'"A l'Ouest Rien de Nouveau" se prénomme "Paul", second prénom de l'écrivain. De même, ce n'est pas non plus un hasard si sa mère décède d'un cancer. Pourtant, avec une étonnante maîtrise, Remarque parvient à établir et conserver avec ses personnages et les faits qu'il raconte le recul suffisant pour, justement, ne tomber ni dans la démonstration pacifiste enflammée, ni dans le mélo qui fera pleurer Gretchen et Margot dans leurs chaumières.

Toute la force d' "A l'Ouest Rien de Nouveau" est là, dans cette alchimie subtile entre la vie et l'imaginaire.

Le ton n'est ni froid, ni impersonnel mais il n'est pas non plus très lyrique. Seules les descriptions d'une Nature qui, dans son éternelle renaissance, demeure somme toute assez indifférente à la guerre, laissent affleurer une poésie douce. L'utilisation systématique du présent de l'indicatif fait entrer de plain-pied le lecteur dans le quotidien du soldat allemand de la Grande guerre, un soldat mal nourri, toujours en quête d'un petit quelque chose pour améliorer son ordinaire, un soldat qui se terre dans les tranchées envahies par les rats pour éviter le feu cinglant des obus, un soldat qui ne peut opposer aux attaques chimiques que la protection d'un masque et aussi son expérience personnelle - surtout, conserver son masque le plus longtemps possible, ne pas l'enlever trop tôt, ainsi que l'ont fait tant de jeunes recrues, sinon c'est la mort, noire et bleue, assurée ...

En face, il y a l'ennemi. Un ennemi mieux nourri et mieux armé - quand il évoque les boîtes de "corned-beef", on voit presque le soldat Remark et ses camarades en train de saliver à cette vision qui, pour leurs estomacs délabrés, équivaut au plus voluptueux des fantasmes - un ennemi plus frais, plus dispos, un ennemi que l'arrivée des troupes américaines à soulager de la pression des fronts multiples. Ce qui n'empêche pas l'ennemi de partager, lui aussi, les tranchées que la pluie incessante transforme en marécages ocre et sang, les entonnoirs creusés par les obus, le désir de plus en plus dévorant de voir s'achever une guerre dont il ne perçoit plus la raison première.

Omniprésente même si son nom est rarement prononcé, la Mort plane sur tout et tous, accomplissant pour ainsi dire machinalement la tâche qui est la sienne. Certes, la victoire, comme l'a dit un jour Napoléon Ier, sera du côté du bataillon le plus fort, c'est la loi, mais la victoire comptera aussi ses blessés, ses morts et ses disparus. La Faucheuse, quoi qu'on en dise, n'a pas vocation de partialité. Et ceux qui s'esquivent aujourd'hui, encore bien vivants, la retrouveront demain, au détour du chemin. Pour les "gueules cassées" et les amputés, pour ceux qui agonisent des heures dans les pires souffrances, ne se montre-t-elle pas, d'ailleurs, plus miséricordieuse que la vie ? ...

Au-delà le message pacifiste qu'il véhicule, "A l'Ouest Rien de Nouveau" constitue également une réflexion - quelque peu perplexe - sur la soif de Mort qui caractérise l'être humain, la guerre ne représentant à la fois que le prétexte et le moyen de l'étancher au maximum.