Adorateurs du Grand Victor, hugolâtres énamourés capables de prôner sans ciller la supériorité de la prose de votre dieu sur celle de Voltaire, c'est dès maintenant qu'il vous faut suspendre votre lecture. Car ce que j'ai à écrire dans ce billet ne vous plaira pas.

Non que Henri Gourdin se montre impartial envers le Poète auto-proclamé Génie Universel. La nature unique de notre Victor Hugo national, il ne la conteste absolument pas. Simplement, à cette stature de penseur à la Rodin enfermé dans un univers dont il est à la fois le créateur et la créature, le biographe d'Adèle Hugo oppose les faces moins connues de cette écrasante entité : le mari volage, le père absent, le dramaturge en vogue qui se fait surprendre en flagrant délit d'adultère et qui ne doit d'éviter la prison qu'à sa qualité de pair de France, enfin le littérateur engagé et exilé dont l'égocentrisme vampirise tous les membres de son entourage et façonne, avec quelques années d'avance, la légende de cette folie dans laquelle Adèle ne basculera en fait qu'assez tard.

Tant qu'ils furent dans leur âge tendre, ses enfants ne posèrent guère de problèmes au poète. Nul ne s'avisera de le nier : Hugo s'est toujours plu à jouer avec les petits et les tout-petits. On trouve même, chez lui comme chez sa femme, une manière extrêmement moderne de considérer les premiers jeux de l'enfance. Dès cette époque pourtant, il semble manifester une préférence - à vrai dire légère - envers l'aînée de ses filles, Léopoldine. Le drame (ou plutôt l'un des aspects du drame), ce sera que Léopoldine, morte noyée au lendemain de son mariage, sera donc portée en terre avec toutes ses qualités intactes et que l'amour que l'on voue en général aux disparus, surtout s'ils sont partis trop jeunes, empêchera à tout jamais Victor Hugo et sa femme de lui reconnaître le moindre défaut. Pas plus qu'Adèle ou ses frères, ils ne feront jamais le deuil de Léopoldine. Et un jour viendra où, sans même s'en rendre compte, l'écrivain intègrera tout naturellement cette mort à sa propre légende.

La première fêlure peut-être entre le père et les filles survient lorsque se pose pour elles la question de l'éducation. Sur ce plan, Hugo n'a rien du progressiste auquel on pouvait s'attendre : si ses garçons reçoivent une excellente instruction, celle des filles est limitée. C'est l'esprit du temps, l'esprit aussi de leur classe et le poète n'a pas encore à soigner son image de Penseur Universel tendance égalité pour tous, même pour les femmes.

La seconde fêlure, elle, ne concerne pas Adèle. Elle se montre lorsque Léopoldine décide d'épouser Charles Vacquerie, le frère d'Auguste, "fan" du poète avant la lettre que l'on suppose aussi avoir été l'amant de Mme Hugo mère, puis celui d'Adèle. Pour Victor Hugo, ce mariage symbolise l'éloignement inéluctable de sa fille préférée et, qui pis est, avec un homme autre que lui. (Oui, la famille Hugo aurait beaucoup intéressé Sigmund Freud. :wink: ) Cette réaction qui, dans le fond, est banale et se manifeste chez la plupart des pères, se complique chez le poète des exigences de son ego - un ego aussi formidable que son génie.

Après l'accident qui coûte la vie à Léopoldine et son époux, se précise la troisième fêlure : dans un transfert là aussi normal, Hugo va évidemment se rejeter sur Adèle. Mais Adèle, si elle aime son père, est d'une tout autre trempe que sa mère et sa soeur. A vrai dire, c'est elle qui, de tous les enfants Hugo, semble avoir hérité la force de caractère paternelle. Ses frères en effet ont tous fini par "se coucher" devant le patriarche et Léopoldine, elle, n'a pas eu le temps de se révolter. Adèle, elle, aura non seulement le temps de le faire mais aussi la volonté nécessaire pour y parvenir.

C'est durant l'exil de Hugo dans les îles anglo-normandes qu'éclatera la crise. La biographie de Henri Gourdin détaille crescendo les mille petits faits qui, à force de s'accumuler, vont acculer Adèle à la fuite loin d'un père psychopompe. Cela va de la solitude entretenue par le poète aux maximes typiquement "hugoliennes" - et parfois grotesquement solennelles - inscrites sur les murs de la salle à manger de Hauteville House, en passant par les fameuses "tables tournantes" où les esprits s'expriment comme écrit le maître des lieux.

Mais - et on ne peut en douter après avoir lu ce livre - lorsque Adèle quitte sa famille avec l'idée d'épouser le lieutenant Pinson, elle a toute sa tête. Seulement, pour son père, le coup est si terrible et surtout si inacceptable - quoi ! l'un de ses enfants (une fille, qui plus est) ose l'abandonner, lui, le Poète, l'Exilé sublime, l'Ennemi irréductible de Napoléon le Petit, lui, la Voix de la France républicaine - qu'il refuse de voir la vérité en face et que, à partir de ce jour, il parle, écrit et agit comme si Adèle s'était enfuie sous le coup d'une maladie mentale.

Ainsi, selon un schéma que l'on retrouve couramment chez les parents narcissiques dans leurs rapports avec leurs enfants, la situation se retourne : la Victime n'est plus Adèle mais bel et bien son père, que la mort de sa première fille avait déjà notoirement affecté. L'immense talent du poète et son narcissisme monstrueux vont faire le reste ...

Une biographie qui passionne et attriste tout à la fois. Elle passionne car son auteur, tout en s'attachant à son sujet, a veillé à se montrer impartial et à étayer ses dires. Elle attriste car les lecteurs - et plus encore les lectrices - ne peuvent que compatir à la sinistre destinée d'une femme qui fut jeune, qui fut belle, qui fut intelligente, qui se voulut, en parfait accord avec les idées professées par Hugo lui-même, une femme libre ... et qui, tout au long de son existence, se vit contrainte de rester toujours un pas derrière ses frères et deux derrière leur père.

Quand enfin, elle décida de briser effectivement les tabous que son père, ses frères et leur entourage n'entendaient en fait briser que symboliquement, la vie qu'elle avait menée jusque là l'avait déjà à demi brisée. De très longues années avant Zelda Fitzgerald, Adèle Hugo s'est peut-être laissée glisser dans la folie parce que, quelque part, la folie est aussi libération. ;o)