Madame,

Vous me voyez comblé de pouvoir enfin, après une si mortelle éclipse, vous donner de mes nouvelles. Ce matin, quand la nouvelle me fut portée, j'en eus, oserai-je l'avouer ? comme une faiblesse, je me dis même qu'on cherchait peut-être à me tromper. Mais l'on insista, l'on me prouva la réalité de la chose et je n'eus plus qu'un seul désir : vous revoir.

Eh ! bien, non, Madame, que le Ciel en soit béni mais je ne suis point mort. Il y a même longtemps que je ne m'étais aussi bien porté. Tout, en cette nouvelle vie, m'enchante et me fascine et je m'émerveille chaque jour de constater que, tant que la descendance d'Adam et Eve tracera son sillon sur la Terre, je survivrai en nombre de ses représentants à défaut de survivre dans les hardes miteuses dont m'affubla ce méchant Molière.

Si nous n'étions entre nous, je vous dirai les chansons habituelles : que Dieu seul m'a soutenu, que c'est Lui Qui m'inspire en ce moment où je vous écris, que je L'ai prié tous les jours pour qu'Il me secourût, que je Le prie encore à deux genoux pour Lui demander le juste châtiment des faquins qui cherchent à me nuire et que j'use toujours autant de la haire et de la discipline.

Mais ce billet que je vous mande, je l'écris en premier lieu pour vous rassurer. Je vous dis donc que je n'ai point changé. Je suis toujours le sombre parasite qui guette dans l'ombre l'indécis ou le trop indulgent, le vampire au teint vermeil tout prêt à s'abattre sur l'innocent et l'utopique.

La religion - hélas ! Madame et chère amie, la très sainte Eglise romaine et apostolique a beaucoup baissé depuis ces temps où elle refusait la terre consacrée au tombeau de l'histrion - la religion, disais-je, demeure cependant l'un des mes champs d'action préférés mais ce n'est point le seul. Au reste, je vous en reparlerai un autre jour : il y a beaucoup à dire sur le sujet.

Et j'en reviens, Madame, à la destination première de ce billet : vous redire ma joie de monter à nouveau sur scène et d'y retrouver des compagnons tels que vous. J'ai su (puis-je espérer que vous m'en direz quelques mots prochainement ?) que nous serons contraints de partager la place avec quelques fâcheux des deux sexes, certains qui nous sont déjà connus et d'autres, nés bien après nous (et qu'il nous faudra étudier en conséquence) mais enfin, l'essentiel n'est-il pas de pouvoir deviser à nouveau, d'une âme élevée à une autre âme tout aussi pure ?

Vous le voyez bien, Madame et si chère amie, je n'ai point changé et vos inquiétudes étaient vaines. Ne manquez pas de me faire savoir que je vous ai rassurée et à votre tour, rassurez-moi en me répondant que je puis toujours signer

Votre fidèle et tout dévoué :

Tartufe.